Les Idées modernes sur les enfants/V.3

La bibliothèque libre.


III

l’éducation de l’intelligence


Après le mal, le remède ; après la constatation des défaillances intellectuelles de toutes sortes, passons au traitement. Nous supposons, pour poser la difficulté dans toute son ampleur, que nous avons découvert avec certitude chez un de nos élèves une incapacité désolante à comprendre ce qui se dit en classe ; l’enfant ne peut ni bien comprendre, ni bien juger, ni bien imaginer ; si ce n’est pas un anormal, il est tout de même en retard scolaire très accentué. Que faire de lui ? Que faire pour lui ?

Si on ne fait rien, si on n’intervient pas activement et utilement, il va continuer à perdre son temps, et, constatant la vanité de ses efforts, il finira par se décourager. L’affaire est très grave pour lui, et comme il ne s’agit pas ici d’un cas exceptionnel, mais que les enfants qui ont une compréhension défectueuse sont légion, on peut bien dire que la question est grave pour nous tous, pour la société ; l’enfant qui perd en classe le goût du travail risque fort de ne pas l’acquérir au sortir de l’école.

J’ai constaté souvent, et avec bien des regrets, qu’il existe une prévention fréquente contre l’éducabilité de l’intelligence. Le proverbe familier qui dit : « Quand on est bête, c’est pour longtemps » semble être pris au pied de la lettre par des maîtres sans critique ; ceux-ci se désintéressent des élèves qui manquent d’intelligence ; ils n’ont pour eux ni sympathie ni même de respect, car leur intempérance de langage leur fait tenir devant ces enfants des propos tels que celui-ci : « C’est un enfant qui ne fera jamais rien… il est mal doué… il n’est pas intelligent du tout. » J’ai entendu trop souvent de ces paroles imprudentes. On les répète chaque jour dans le primaire, et le secondaire n’est pas exempt. Je me souviens qu’à mon baccalauréat ès lettres l’examinateur Martha, indigné par une de mes réponses (j’avais donné à un philosophe grec, par confusion de mots, un nom emprunté à un personnage des Caractères de La Bruyère), me déclara que je n’aurais jamais l’esprit philosophique. Jamais ! Quel gros mot ! Quelques philosophes récents semblent avoir donné leur appui moral à ces verdicts déplorables en affirmant que l’intelligence d’un individu est une quantité fixe, une quantité qu’on ne peut pas augmenter. Nous devons protester et réagir contre ce pessimisme brutal ; nous allons essayer de démontrer qu’il ne se fonde sur rien.


Il y a cinq ou six ans, si j’avais été obligé de traiter cette question, j’aurais eu peu de moyens d’argumentation. J’aurais montré que l’instruction et l’éducation vont souvent de pair et se confondent ; que recevoir des idées justes profite à la conduite ; que l’exemple, l’imitation, l’émulation ouvrent des horizons ; j’aurais cité les exemples que je connais de gens qui ne sont arrivés à l’esprit critique, à la libre discussion que par le secours d’autrui ; des jeunes gens sont devenus moins naïfs, plus débrouillards, plus actifs, après un voyage à l’étranger ou une année de service militaire ; des femmes intelligentes, que je connais, seraient restées dans la pratique des dévotions les plus étroites sans la suggestion de quelqu’un, un homme le plus souvent, qui leur a ouvert les yeux. Puis, après avoir épuisé les exemples, les observations et même les anecdotes de ce genre, je crois bien que j’aurais tiré parti surtout des enseignements fournis par la psychologie expérimentale. C’est une science un peu sèche, mais qui devient éloquente quand on sait interpréter ses chiffres. Elle nous démontre certainement que tout ce qu’il y a de pensée et de fonction en nous est susceptible de développement. Toutes les fois qu’on a pris la peine de répéter méthodiquement un travail dont les effets sont mesurables, on a vu que les résultats s’inscrivent dans une courbe caractéristique qui mérite le nom de courbe du progrès. Si on apprend à se servir de la machine à écrire, le nombre de mots écrits par heure va croissant ; chez un sujet, par exemple, il a passé de trois cents mots par heure à onze cents, après cinquante-six jours d’exercice où l’on ne faisait qu’une séance d’une heure par jour[1]. Si on s’applique à barrer d’un trait noir certaines lettres dans un texte, la rapidité du travail augmente de telle façon qu’après deux cent cinquante épreuves journalières, espacées sur deux ans, la même quantité de travail qui demandait au début six minutes ne demanda plus que trois minutes[2]. Cette croissance est générale ; jusqu’ici, elle ne s’est démentie dans aucune expérience bien faite et il y en a des milliers de concordantes. Bien entendu, il ne s’agit pas d’une croissance indéfinie et on ne peut pas croire non plus que son importance et sa vitesse soient indéterminées. Ce sont des progrès qui dans leur ensemble sont réglés par une loi d’une fixité remarquable ; les progrès d’ordinaire grands au début diminuent ensuite peu à peu ; ils finissent même par devenir insignifiants et malgré les plus grands efforts il arrive un moment où ils deviennent pratiquement égaux à zéro. À ce moment, on a atteint sa limite, car il y en a une, c’est incontestable ; elle varie de position suivant les personnes et pour chacune d’elles suivant la fonction considérée. Parfois il faut plusieurs années pour l’atteindre, et, de plus, les gains ainsi acquis peuvent persister pendant plusieurs années de repos ; Bourdon les a vus se conserver pendant sept ans. Maintenant, si l’on considère que l’intelligence n’est pas une fonction une, indivisible et d’essence particulière, mais qu’elle est formée par le concert de toutes ces petites fonctions de discrimination, d’observation, de rétention, etc., dont on a constaté la plasticité et l’extensibilité, il paraîtra incontestable que la même loi gouverne l’ensemble et ses éléments, et que par conséquent l’intelligence de quelqu’un est susceptible de développement ; avec de l’exercice et de l’entraînement, et surtout de la méthode, on arrive à augmenter son attention, sa mémoire, son jugement, et à devenir littéralement plus intelligent qu’on ne l’était auparavant, et cela progresse ainsi jusqu’au moment où l’on rencontre sa limite. Et j’aurais encore ajouté que ce qui importe pour se conduire de manière intelligente, ce n’est pas tant la force des facultés que la manière dont on s’en sert, c’est-à-dire l’art de l’intelligence, et que cet art doit nécessairement s’affiner avec l’exercice.

Voilà à peu près l’idée la plus scientifique que j’aurais pu trouver pour encourager les maîtres à l’éducation de l’intelligence de leurs élèves les moins bien doués, et, sans doute, avec ces considérations-là on arrive à considérer comme hautement probable le pouvoir de développer une intelligence. Mais ce n’est encore qu’une probabilité et nous voudrions bien avoir une certitude.


La création récente de ces classes pour enfants anormaux, dont je parle si souvent avec plaisir parce que j’y ai beaucoup appris, nous a apporté la démonstration, la certitude dont nous avions besoin. Ici, point de raisonnements discutables, mais des faits tangibles. Nous admettons dans ces classes des enfants qui ne sont pas seulement en insuffisance d’instruction, mais qui ont réellement l’intelligence débile, car pour se mettre en retard de trois ans dans ses études, pour ne savoir qu’à douze ans ce qu’en général les enfants savent à neuf ans, il faut manquer d’attention ou de compréhension. Les épreuves les plus sévères défendent la porte des classes spéciales on n’y admet que les retardataires avérés, ceux qui ont fréquenté régulièrement l’école. On pouvait supposer que ces enfants ne profiteraient en rien de l’enseignement spécial et que ces nouvelles classes seraient un « bluff », ajouté à tant d’autres.

On pouvait supposer aussi que comme il n’existe point à proprement parler de pédagogie spéciale, et que la pédagogie est la même pour tous, le maître le meilleur ne pourrait pas faire plus pour ces anormaux qu’on ne fait d’ordinaire pour les normaux. C’est exactement ce que m’objectaient tout au début les professeurs d’anormaux. Ils me disaient « S’il y a des méthodes nouvelles, originales, montrez-les-nous »… Et nous étions obligés de leur répondre que non, qu’ils devaient faire dans ces classes comme dans les classes ordinaires ; et cette réponse les décourageait. Puis, nous avons eu la surprise et la joie de constater que toutes ces craintes du début étaient vaines. Au bout d’un an, nous avons repris l’un après l’autre tous ces écoliers anormaux, nous connaissions leur degré de savoir à leur entrée dans les classes, nous avions conservé leurs anciens cahiers de devoirs. Nous avons mesuré leurs connaissances nouvelles, et nous avons vu leurs progrès. Ces progrès, ils étaient déjà visibles dans l’aspect extérieur de leur personne ; leur attitude était moins sournoise, leur mine plus éveillée et plus attentive, leur manière de s’habiller plus soignée ; mais ce ne sont là que des apparences, et elles peuvent être trompeuses. Ce qui nous convainquit, c’est que dans des dictées rigoureusement équivalentes, ils faisaient moins de fautes ; c’est que dans la lecture, ils mettaient plus d’expression et déformaient moins les mots difficiles ; et enfin, c’est surtout que dans les calculs, pour lesquels ils étaient si faibles au début, ils avaient fait des progrès énormes ; certains problèmes pour lesquels ils avaient échoué piteusement d’abord, il y a un an, étaient maintenant résolus avec aisance. Charmé de ces résultats, mais me défiant encore de moi-même et de mes collaborateurs immédiats, j’ai voulu faire appel au contrôle d’autres personnes, j’ai prié un directeur d’école d’aller tous les six mois dans nos classes d’anormaux, afin de mesurer à sa manière les progrès réalisés dans l’instruction. Ses appréciations et ses mesures ont confirmé les nôtres. Décidément, le progrès est net, incontestable, et même très grand. Veut-on un chiffre ? Admettons que tous les enfants d’une classe d’anormaux y sont entrés avec un retard de trois ans dans leurs études. Au bout d’un an de stage, mesurés à nouveau, ils ne montrent plus qu’un retard de deux ans. Qu’est-ce que cela signifie ? Analysons un peu, pour bien nous rendre compte. Si ces enfants étaient restés pendant l’année qui vient de s’écouler dans leurs classes ordinaires, où ils perdent si joyeusement leur temps, leur retard se serait aggravé ; il serait devenu par exemple égal à trois ans et demi. S’ils s’étaient comportés comme des normaux dans leurs études, ils auraient pendant un an avancé tout juste d’un an ; mais ils n’auraient pas rattrapé le temps perdu, et leur retard serait resté égal à trois ans, comme au début. S’ils ont diminué leur retard, c’est qu’ils ont profité plus que des normaux ; s’ils n’ont plus que deux ans de retard, au lieu de trois ans, c’est qu’ils ont fait deux étapes au lieu d’une.

Il faut prévoir une objection. On va nous dire : « Ce que vous augmentez-là, ce que vous mesurez avec une méthode de précision, ce n’est pas l’intelligence des enfants, c’est leur degré d’instruction. Vous démontrez assez bien la possibilité d’instruire rapidement des ignorants, vous ne démontrez pas que leur intelligence ait augmenté ». Pardon. Ce ne sont pas seulement des ignorants tous avaient une tare mentale, faiblesse d’attention, faiblesse de compréhension ou autre insuffisance et c’était cette tare qui les empêchait de profiter de l’enseignement donné dans les classes ordinaires et par les méthodes ordinaires. Maintenant, cette instruction est assimilée ; voilà le fait ; des habitudes de travail, d’attention, d’effort sont prises ; c’est encore un fait, et ce second fait est même plus important que le premier. Quelle est la part exacte de l’instruction et celle de l’intelligence dans ce résultat acquis ? Il serait extrêmement difficile de le savoir, et peut-être inutile de le chercher, car le rendement de l’individu, son utilité sociale, sa valeur marchande dépendent à la fois de ces deux facteurs. L’esprit de ces enfants est comme un champ pour lequel un agronome avisé a changé le mode de culture ; résultat au lieu de friches, nous avons maintenant une récolte. C’est dans ce sens pratique, le seul accessible pour nous, que nous disons que l’intelligence de ces enfants a pu être augmentée. On a augmenté ce qui constitue l’intelligence d’un écolier, la capacité d’apprendre et de s’assimiler l’instruction.

Devant ce résultat si encourageant, nous sentons grandir nos espérances et nos ambitions. Nous sommes heureux de nous être si longtemps occupé des anormaux. Si avec tant de gens de bonne volonté nous nous sommes intéressés à ces malheureux, c’est d’abord par un sentiment de pitié, c’est aussi par un sentiment de défense sociale, pour chercher à diminuer le nombre de ceux qui plus tard seront des inutiles et pourront devenir des nuisibles ; mais c’est surtout parce que nous avons le ferme espoir que l’étude des anormaux servira aux normaux, de même que nous voyons dans un autre domaine l’étude de l’aliéné servir à la psychologie de l’individu normal. Nous ne nous trompons pas. Les méthodes bonnes pour l’éducation des anormaux rendraient aux normaux, avec quelques variantes, les plus grands services. Un des meilleurs maîtres de classes spéciales que je connaisse, M. Roguet, me disait un jour, avec un éclair dans les yeux : « Qu’est-ce que je n’aurais pas obtenu autrefois de mes élèves, des enfants intelligents, si je les avais traités comme ceux-ci ! »


Comment donc, par quel procédé a-t-on pu arriver à fixer toutes ces attentions débiles et errantes, à ouvrir, à forcer toutes ces intelligences fermées ? C’est à cette explication-là que nous voulons en venir, car elle est capitale, tout le monde le comprend. Mais il ne faut pas croire que nous allons avoir à inscrire ici des principes inédits d’éducation. Pour expliquer les succès de ces classes, il suffira de remarquer qu’on a été conduit, un peu volontairement, un peu par la grâce du hasard, à éviter quelques-unes des erreurs les plus dangereuses qui vicient la pédagogie actuelle. Et ce que nous allons en dire paraîtra si simple, si terre à terre qu’il faudra peut-être un peu de temps et de réflexion pour en saisir l’intérêt.

Le premier souci des maîtres a été de mettre l’enseignement à la portée de leurs élèves. Ils ont parlé de manière à être toujours compris. Si beaucoup de ces retardés n’avaient pas profité des leçons de leurs anciennes classes, c’est un peu par inattention, c’est surtout parce que les leçons passaient par-dessus leur tête ; elles étaient trop compliquées pour eux, trop abstraites ; elles impliquaient trop de notions préalables qu’ils ne connaissaient pas. Supposons que nous écoutions une leçon de géométrie, et qu’on nous explique le centième théorème ; eussions-nous l’esprit d’un Pascal, nous ne serons pas capables de le comprendre, si nous n’avons pas la moindre idée des quatre-vingt-dix-neuf théorèmes précédents sur lesquels on appuie sa démonstration. C’est là une comparaison qui explique bien l’état de confusion où serait l’esprit d’un anormal, s’il cherchait à comprendre la leçon qui le dépasse de cent coudées.

En maintenant un enfant dans une classe trop forte pour lui, on méconnaît le grand, le plus grand principe de la pédagogie ; il faut procéder du facile au difficile. Cette méconnaissance est universelle, elle donne lieu à des erreurs déplorables, commises par des maîtres qui sont fort intelligents, mais qui ignorent complètement la pédagogie. Car, on ne saurait assez le dire, l’ignorance de la pédagogie atteint aujourd’hui des proportions fantastiques. À chaque instant, je constate qu’un élève est mis aux prises avec un travail trop difficile pour lui ; mais le maître s’en console facilement avec cette supposition toute gratuite que « cela le fera toujours travailler ». Je voyais dernièrement une jeune fille à qui, pour ses débuts dans l’art plastique, on faisait copier un buste d’un mouvement compliqué « Vous aurez du mal, lui dit son professeur, mais vous apprendrez beaucoup. » Pourquoi ne pas envoyer un ignorant entendre des leçons de calcul différentiel ? Ce serait absolument le même genre d’erreur. Un peu de difficulté est une bonne chose, c’est un stimulant pour l’élève ; mais trop de difficulté décourage, dégoûte, fait perdre un temps précieux, et surtout fait prendre de mauvaises habitudes de travail ; on est obligé de faire des essais inexacts, dont on ne se corrige pas, car on n’est pas capable de les juger, on prend son parti de ne pas les comprendre, et on travaille à l’aveugle, c’est-à-dire fort mal. Il en résulte une désorganisation de l’intelligence, alors que le but précis de toute éducation est d’organiser. J’ai vu faire la même erreur à des parents trop zélés qui s’indignaient qu’un jeune enfant eût peur et voulaient le guérir de ce honteux défaut. Ils avaient raison de vouloir l’en guérir. Mais ils s’y prenaient bien mal ! La vraie méthode consiste à aller du facile au difficile ; il faut donc donner à l’enfant l’occasion de peurs d’abord très légères qu’il sera capable de dominer, car tout est là, il faut lui apprendre le contrôle de soi-même ; puis à mesure que ce pouvoir de contrôle augmentera, on rendra les expériences plus pénibles, mais par degrés très lents, avec beaucoup de circonspection de cette façon-là, le succès est presque toujours assuré au bout de l’apprentissage. Mais si on veut agir brusquement, brutalement, sans s’adapter aux forces de l’enfant, on lui fait plus de mal que de bien ; si on lui fait éprouver une peur pénible, atroce, qu’il est incapable de dominer, alors on lui donne l’habitude du trouble mental, du déséquilibre on lui apprend à ne pas réagir, à être peureux. Un de mes amis, timide à l’excès dans son enfance, avait eu un père médecin qui, pour le rendre brave, le conduisit dans une chambre mortuaire, lui montra un cadavre, le lui fit toucher ; l’enfant en eut un émoi dont il garde encore la trace ; dix ans après, à Paris, il ne put pas entrer à l’amphithéâtre et renonça à faire de la médecine. On le voit, c’est toujours la méconnaissance du même principe élémentaire de méthode et de prudence.

Aussi, on comprend pourquoi les enfants anormaux qui ont été admis dans les classes spéciales ont si bien profité de l’enseignement. Un maître attentif était là, qui, n’ayant que peu d’élèves, au nombre de quinze environ, pouvait connaître individuellement chacun d’eux. Ce maître veillait sur eux, il s’assurait si l’élève avait bien compris la leçon ; dans le cas contraire, on recommençait, au lieu de passer outre. On demandait à chaque élève un petit effort, mais on proportionnait l’effort à sa capacité, et on exigeait qu’il fût fait réellement. On leur apprenait peu de chose, mais ce peu, toujours très élémentaire, était bien appris, bien compris, bien assimilé. Ne demander à chaque enfant que ce qu’il est réellement capable de faire, quoi de plus juste, quoi de plus simple ?


Voilà pour le programme des choses à enseigner. Il reste à définir la méthode par laquelle on enseigne. Sur ce dernier point aussi, nos classes d’anormaux nous ont beaucoup appris. Ayant des enfants qui ne savaient pas écouter, ni regarder, ni se tenir tranquilles, nous avons deviné que notre premier devoir n’était pas de leur apprendre les notions qui nous semblaient le plus utiles pour eux, mais qu’il fallait d’abord leur apprendre à apprendre ; nous avons donc imaginé, avec l’aide de M. Belot et de tous nos autres collaborateurs, ce qu’on a appelé des exercices d’orthopédie mentale ; le mot est expressif, et a fait fortune. On en devine le sens. De même que l’orthopédie physique redresse une épine dorsale déviée, de même l’orthopédie mentale redresse, cultive, fortifie l’attention, la mémoire, la perception, le jugement, la volonté. On ne cherche pas à apprendre aux enfants une notion, un souvenir, on met leurs facultés mentales en forme.

Nous avons commencé par des exercices d’immobilité. Il fut convenu que dans chaque classe, le maître, une fois par jour, inviterait tous ses élèves à prendre une attitude et à la garder, comme une statue, pendant quelques secondes d’abord, puis toute une minute ; l’immobilité devait être prise par tous brusquement au signal, puis cessée brusquement à un second signal. Au premier essai, on n’obtint rien de bon ; toute la classe fut secouée par du fou rire. Puis, peu à peu, on les calma ; l’exercice perdant son caractère de nouveauté, les enfants s’y accoutumèrent. L’amour-propre s’en mêla. Ce fut à qui maintiendrait le plus longtemps l’attitude. J’ai vu des enfants turbulents, bavards, indisciplines, qui étaient le désespoir de leur maître, j’ai vu, dis-je, pour la première fois ces enfants faire un sérieux effort, et mettre toute leur vanité à rester immobiles ; ils étaient donc capables d’attention, de volonté et de contrôle personnel. Ce qu’on appelait l’exercice des statues devint si agréable que les enfants le demandaient. Encouragés par ces premiers résultats, nous fîmes faire des exercices de pression au dynamomètre ; chaque enfant venait tour à tour serrer l’instrument, écouter son chiffre de pression, et l’écrire sur son cahier. Le dynamomètre provoqua une émulation générale ; on l’a employé une fois par semaine pendant une année entière, et jamais les enfants ne s’en sont désintéressés. D’autant plus que le maître avait soin de dessiner, sur une grande feuille de papier fixée au mur, la courbe totale des efforts à chaque séance, et rien n’était intéressant comme de voir cette courbe qui montait, montait graduellement, de semaine en semaine, indiquant par là que toute la classe faisait son éducation motrice et surtout volontaire. Puis, on a introduit des exercices de vitesse consistant à marquer à la plume, en un temps très court, de dix secondes, le plus grand nombre de petits points sur le papier. C’est un excellent travail pour les somnolents. Dans tous ces exercices, l’essentiel est d’obliger l’élève à donner un effort intense ; il faut provoquer une émulation générale. On y est parvenu, en recommandant au maître une parole chaleureuse d’encouragement, et surtout en faisant connaître aux élèves tous leurs résultats, au moyen de notes individuelles et moyennes qui sont affichées régulièrement chaque fois sur les murs de la classe.

Je citerai encore, dans l’ordre des actions, les exercices d’habileté motrice ; ils ont été variés ; on a commencé par un transport de gamelles pleines d’eau ; il fallait les porter d’une table à l’autre sans renverser la moindre goutte d’eau dans la soucoupe, et c’était fort difficile, car la distance était longue et les gamelles étaient pleines jusqu’au bord puis, on a imaginé des exercices compliqués avec des bouchons. Tout cela est bien peu scolaire, dira-t-on ; et peut-être un père mal averti, qui n’envoie son fils à l’école que pour lui faire apprendre l’orthographe et le calcul, serait-il surpris de constater qu’à certains moments on le fait jouer à la statue, et qu’un autre jour, on le fait jouer au bouchon. Ne plaisantons pas ; et derrière l’apparence, qu’il est souvent nécessaire de rendre intéressante, gaie et même comique, devinons la réalité. La réalité, c’est que ces jeux ne sont pas autre chose que des leçons de volonté ; leçons modestes, appropriées aux capacités de l’enfant, mais qui bien réellement mettent la volonté en exercice ; car il en faut pour maintenir une attitude prolongée, le regard fixe, la main étendue sans trembler ; si on n’avait pas de volonté, on céderait à la moindre sensation de fatigue et d’ennui, on cesserait d’être immobile. De même, faire un effort vigoureux de pression au dynamomètre est pénible ; plus on serre, plus on se fait mal à la paume de la main ; mais aussi, plus on serre, plus on amène un chiffre élevé. Et ainsi de suite pour les autres exercices. Donner des leçons de volonté, apprendre l’effort, enseigner le dédain d’une petite souffrance physique, le plaisir de la maitrise de soi, c’est bien une instruction qui vaut une leçon d’histoire et de calcul !

Nous étions en trop bonne voie pour nous arrêter. Le hasard nous avait suggéré une nouvelle méthode ; nous avons cherché à l’étendre, à la perfectionner, et nous avons fait un plan général d’orthopédie mentale, embrassant toutes les facultés de l’esprit. Nous rappelant d’anciennes prouesses dont parlait Robert Houdin, nous avons voulu que nos élèves apprissent à percevoir rapidement un grand nombre d’objets, rien que par un coup d’œil et pour cela, on leur a montré de grands tableaux sur lesquels on avait collé plusieurs objets ou plusieurs images ; en un temps très court, l’élève devait regarder, contempler, ramasser dans son esprit tous ces objets, puis, le tableau caché, écrire de mémoire les noms de tout ce qu’il avait vu. On arrangea, d’après les prescriptions toujours précises de M. Vaney, une longue série de ces tableaux, avec un nombre croissant d’objets. Puis nous voulûmes donner aux enfants des habitudes d’observation ; on les dressa à répondre à des questions sur ce qu’ils avaient vu dans la rue, dans le préau, ou en classe. Puis vinrent des exercices de mémoire, par la répétition immédiate de mots, de chiffres, ou de phrases, qu’on augmentait chaque fois de nombre ; et enfin des exercices d’imagination, d’invention, d’analyse, de jugement… Je passe. Petit à petit, nous en sommes arrivés à posséder un plan complet d’orthopédie mentale, avec des exercices variés pour chaque jour de classe ; ces exercices se font régulièrement dans nos classes d’anormaux ; on en recueille les résultats avec le plus grand soin, et on voit que les élèves ainsi entraînés font des progrès inattendus, si on les compare à ce qu’ils donnaient aux premières séances. Un exemple dans une classe d’enfants anormaux, les élèves entraînés sont arrivés à percevoir en cinq secondes, neuf objets et à pouvoir en écrire les noms de mémoire ; tous n’y parviennent pas, mais les deux tiers y parviennent. N’est-ce pas surprenant ? Il faut bien se figurer la difficulté. Neuf objets quelconques ont été fixés sur un carton ; ce carton est regardé pendant cinq secondes ; il faut ensuite que l’enfant retourne à sa place et qu’il écrive de mémoire le nom de ces neuf objets, sans en oublier un seul, et sans inventer le nom d’un objet qui n’aurait pas figuré sur le carton.

L’adulte, qui est témoin de cet exercice, en reçoit une grande surprise. Je me rappelle que lorsque les députés, au moment où l’on vota la loi sur les anormaux, vinrent visiter nos classes, ils assistèrent à cet exercice quelques-uns, intrigués, demandèrent à faire eux-mêmes l’expérience ; et ils réussirent beaucoup moins bien que nos petits anormaux. De là étonnement, rires, moqueries des collègues, et tous les commentaires qu’on peut imaginer. Être député et se montrer au-dessous d’un petit anormal ! En réalité, malgré le piquant de l’aventure, tout s’explique. Nos députés ne tenaient pas compte de l’entraînement intensif que nos élèves avaient subi.

De l’avis de tous, ces exercices sont excellents ; ils favorisent non pas une faculté en particulier, mais tout un ensemble ; ils facilitent la discipline, apprennent aux enfants à mieux regarder le tableau noir, à mieux écouter, à mieux retenir, à mieux juger ; il y a de l’amour-propre en jeu, de l’émulation, de la persévérance, le désir de réussir et toutes les sensations excellentes qui accompagnent l’action ; et surtout on apprend ainsi à vouloir, à vouloir avec plus d’intensité ; vouloir, c’est bien la clef de toute l’éducation ; et l’éducation morale se fait par conséquent en même temps que l’éducation intellectuelle. Mais ce n’est pas tout encore ; et je crois qu’en étudiant avec quelque persévérance ces modestes exercices imaginés pour donner un peu de ton à de pauvres anormaux, on s’apercevra que la méthode, dont ces exercices sont inspirés, n’est point une méthode spéciale pour quelques inattentifs, débiles et abouliques, c’est une méthode qui conviendrait à tous les normaux ; je dirai même, plus ambitieusement c’est la méthode unique de tout enseignement. Mais sur ce point, il faut bien s’expliquer et éviter toute équivoque.


Ce qu’on a surtout reproché aux vieilles méthodes universitaires, qui, bravant les critiques les plus justes, continuent à régner en souveraines, c’est de consister en leçons verbales, que le professeur prononce, et que les élèves écoutent passivement. La leçon ainsi conçue a deux défauts : elle n’impressionne l’élève que dans sa fonction verbale, elle lui donne des mots, au lieu de le mettre en commerce avec les choses réelles ; et de plus, elle ne fait fonctionner que sa mémoire, elle le réduit à l’état de passivité ; il ne juge rien, il ne réfléchit à rien, il n’invente pas, il ne produit pas, il n’a besoin que de retenir ; l’idéal pour lui est de réciter sans faute, faire fonctionner sa mémoire, savoir ce qui est dans le manuel, et le répéter à l’examen avec habileté. Là, on le juge par les effets de sa parole, de son bagout, par le paraître. Le résultat de cette pratique déplorable, c’est d’abord un défaut de curiosité pour tout ce qui n’est pas le livre, une tendance à chercher la vérité uniquement dans le livre, la croyance que l’on fait des recherches originales en feuilletant un livre, un respect exagéré de l’opinion écrite, une indifférence aux leçons du monde extérieur, dont on ne voit rien, une croyance naïve à la toute-puissance des formules simples, un abaissement du sens de la vie, un embarras pour s’adapter à l’existence contemporaine, et surtout, par-dessus tout, un esprit de routine, bien déplacé à une époque où l’évolution sociale se fait avec un train d’enfer.

Dernièrement, dans une enquête que je faisais sur l’évolution de l’enseignement philosophique dans les lycées et les collèges, je recevais de plusieurs de mes correspondants de curieuses confidences sur la mentalité des jeunes gens qui composent la classe de philosophie. Ils ont, me disait-on, le goût inné pour la discussion, non pas la discussion des faits, mais la dialectique ; ce qui les prend, c’est le désir de la joute oratoire, pour le plaisir de défendre une opinion quelconque, avec des arguments purement théoriques, et sans se soucier, au fond, d’être dans la vérité. N’est-il pas absolument certain que le goût de la dialectique vide, l’ergotage et l’abus des raisonnements et des idées a priori sont favorisés par ce verbalisme que l’Université fait de son mieux pour propager ?

Devenus étudiants, les élèves gardent le pli qu’ils ont acquis au collège. Si un étudiant a le choix entre une heure de cours et une heure de travaux pratiques, il préfère résolument aller s’asseoir au cours ; si, à la fin d’un cours, on fait appel à ceux qui veulent apprendre à manier un appareil, ou étudier une préparation, on les embarrasse ; la plupart, ayant écrit leurs petites notes, ne demandent qu’à s’en aller, et si on insiste, on les voit qui s’éparpillent comme un cercle de badauds devant la sébile du jongleur qui fait la quête. Aux plus intelligents on a beaucoup de peine à faire comprendre que ce qui s’entend dans un cours se retrouve, même avec une forme meilleure, dans le livre, tandis que la leçon du laboratoire ne se remplace jamais.

Que demandons-nous donc comme réforme, et de quelle manière pensons-nous qu’on doit faire la guerre au verbalisme ?

Certes, nous n’irons pas jusqu’à cet excès de défendre au maître l’usage de la parole. Mais sa parole ne doit pas être l’essentiel, la substance de la leçon ; elle ne doit être qu’un accompagnement, un guide, une aide. L’esprit de l’élève doit être mis directement en contact avec la nature, ou avec des schémas, des images, reproduisant la nature, ou plutôt avec les deux choses à la fois, nature et schéma, et la parole ne doit intervenir que pour commenter l’impression sensorielle. Surtout, il faut que l’élève soit actif. Un enseignement est mauvais s’il laisse l’élève immobile et inerte ; il faut que l’enseignement soit une chaîne de réflexes intelligents, partant du maître, allant à l’élève, et revenant au maître ; il faut que l’enseignement soit un excitant, déterminant l’élève à agir, et créant en lui une activité raisonnable ; car il ne sait que ce qui a passé non seulement par ses organes des sens, et par son cerveau, mais encore par ses muscles ; il ne sait que ce qu’il a agi. Philosophiquement, toute vie intellectuelle consiste dans des actes d’adaptation ; et l’instruction consiste à faire faire à un enfant des actes d’adaptation d’abord faciles, puis de plus en plus compliqués et parfaits. Voilà pourquoi les leçons de choses, les promenades, les travaux manuels, les exercices de laboratoire sont aujourd’hui tellement à l’ordre du jour ; ils répondent à ce besoin de mise en activité des élèves. Entrez dans une classe ; si vous voyez tous les élèves immobiles, écoutant sans peine un maitre agité qui pérore dans sa chaire, ou encore si vous voyez ces enfants, copier, écrire le cours que le maître leur dicte, dites-vous que c’est de la mauvaise pédagogie. J’aime mieux une classe où je verrais des enfants moins silencieux, plus bruyants, mais occupés à faire le travail le plus modeste, pourvu que ce soit un travail où ils mettent un effort personnel, un travail qui est leur œuvre, qui exige un peu de réflexion, de jugement et de goût.

Et c’est ainsi que j’en reviens à nos exercices d’orthopédie mentale car ils donnent un exemple très net, très clair, très saisissant, de cette nouvelle pédagogie, qui fait de l’écolier un actif, au lieu de le réduire à n’être qu’un écouteur. Nos plans et méthodes ne sont qu’un exemple ; et, bien entendu, cet exemple est tout particulier, conçu pour des enfants d’un certain âge, d’un certain développement intellectuel, d’une certaine culture ; dans son détail technique, il ne convient qu’à eux. Mais c’est le principe de la méthode qui me paraît à recommander.

On va nous faire une objection. Sans doute, nous dira-t-on, voilà des méthodes excellentes pour faire, à domicile ou même en classe, l’éducation de l’esprit d’un enfant. Au lieu de lui expliquer des idées, il vaut mieux les lui faire trouver ; au lieu de lui donner des ordres, il vaut mieux lui laisser la spontanéité de ses actes, et n’intervenir que pour contrôler. Il est excellent de lui faire prendre l’habitude de juger par lui-même le livre qu’il lit, la conversation à laquelle il assiste, l’événement du jour dont tout le monde s’entretient ; excellent qu’il apprenne à parler, à raconter, à expliquer ce qu’il a vu, à défendre clairement, logiquement, méthodiquement les opinions qui sont siennes ; il est meilleur encore qu’il s’exerce à décider entre les partis à prendre, à s’orienter en voyage, à faire le plan de ses journées, à imaginer, à inventer, à vivre enfin pour son compte, et à sentir à la fois le mérite et la responsabilité de l’action libre. Tout cela, remarquera-t-on, est excellent dans la vie extrascolaire, à la condition bien entendu que l’éducation, réduite au rôle de contrôle et de frein, reste efficace pour redresser les erreurs. Mais cette méthode, où c’est l’élève qui est l’actif et le maître qui est le passif, cette méthode d’éducation générale, — va-t-on nous objecter — peut-elle être appliquée à l’instruction ? Quand l’élève aura forgé son attention, sa volonté, son jugement, il lui restera encore à apprendre tout l’ensemble des matières inscrites au programme ; il faudra bien en venir à s’assimiler la grammaire, le calcul, la géométrie et tout le reste. Ne doit-on pas, pour ces connaissances à acquérir, faire appel à la mémoire, et ne retombons-nous pas sous le coup de cette nécessité qui fait que la mémoire est la base de l’instruction ?

Je ne le crois nullement ; et ceux qui ont compris le sens profond des exercices d’orthopédie devineront sans peine que des exercices analogues peuvent servir à s’assimiler n’importe quelle connaissance ; car toute connaissance se résume en une action qu’elle rend capable d’exécuter ; et il est par conséquent possible d’« apprendre en agissant », — learning by doing, — selon la formule favorite des éducateurs américains. Savoir la grammaire ne consiste pas à être capable de répéter une règle, mais à être capable de rendre sa pensée dans une phrase correcte, claire et logique ; savoir la multiplication ne consiste pas à pouvoir répéter la définition de cette opération, mais à combiner n’importe quel multiplicande et n’importe quel multiplicateur et à en donner le produit exact. Il est donc toujours possible de remplacer la formule par l’exercice, ou plutôt de commencer par l’exercice, et d’attendre qu’il ait produit un entraînement et une habitude, avant de faire intervenir la règle, la formule, la définition, la généralisation.

Le plan général d’une instruction ainsi conçue, par une méthode active, a été depuis longtemps dressé par de grands philosophes.

On trouve d’utiles indications dans Rousseau, des idées plus systématiques dans Spencer, et tout un plan méthodique d’exécution a été indiqué par Frœbel, pour les enfants d’école maternelle. De nos jours, tout cela a été dit, redit, mis au point pour la pratique, par les personnes les plus compétentes. Ce sont en France Belot pour le langage, Queniou pour le dessin, Laisant pour les sciences ; Le Bon pour les langues vivantes et pour l’ensemble des disciplines[3]. Ce sont en Amérique : Dewey, Stanley Hall et de nombreux pédagogues. Il n’y a qu’à répéter après eux. Enseignez la langue écrite en provoquant force récits, force lectures et force rédactions ; les insipides leçons de grammaire, au lieu de se dresser avant, comme des obstacles, n’interviendront qu’après, pour rendre conscientes des règles qui seront déjà apprises par l’usage. Enseignez l’arithmétique, en donnant à résoudre des problèmes la géométrie, en faisant faire des constructions le système métrique, en donnant à exécuter des mensurations ; la physique, en faisant construire et marcher de petits appareils rudimentaires ; l’esthétique, en montrant côte à côte des reproductions de chefs-d’œuvre et d’œuvres médiocres, et en faisant deviner, expliquer, goûter les différences ; le dessin en permettant le dessin libre, et en remettant à plus tard l’enseignement des lois de la perspective ; les langues vivantes en imposant l’habitude de les parler, et en facilitant celle de les comprendre.

En suivant cette marche, nous avons pour nous des avantages immenses ; au lieu de commencer par l’idée générale, qui est incompréhensible et vide pour ceux qui n’en connaissent pas le contenu, on commence toujours par l’expérience concrète, par le fait particulier, car un exercice est toujours particulier. On suit ainsi la marche la plus facile, la plus normale, celle qui monte du particulier au général. D’autre part, en faisant agir l’enfant, on le conduit à s’intéresser à son œuvre, on lui donne le précieux stimulant des sensations chaudes qui accompagnent l’action et récompensent le succès de l’effort ; et ce stimulant sera d’autant plus efficace qu’on tiendra un compte plus exact de ses activités naturelles et de ses aptitudes spéciales. Tous ou presque tous les enfants, avant toute éducation, montrent du goût à chanter, dessiner, raconter, inventer, manier les objets, les déplacer, les modifier, les employer dans des constructions ; en greffant l’éducation et l’instruction sur ces activités naturelles, on profite de l’élan qui est déjà donné par la nature ; elle fournit le mouvement, le maître n’intervient que pour le diriger. C’est à ce double point de vue que la méthode active affirme sa supériorité, et on peut dire qu’elle reproduit la loi fondamentale de l’évolution par elle l’esprit de l’enfant est amené à passer par les mêmes chemins qu’a suivis l’esprit de l’humanité.

  1. E. J. Swift. Memory of Skilfull Movements, Psychological Bulletin, juin 1906.
  2. Bourdon. Recherches sur l’habitude. Année Psychologique, XVIII, 1902, p. 327. Pour une étude d’ensemble, consulter Thorndike, Educational Psychology, p. 80.
  3. Herbert Spencer, De l’Éducation, pp. 98, 123. Je renvoie à Gustave Le Bon, Psychologie de l’éducation, qui a exposé de la manière la plus lumineuse l’ensemble des méthodes nouvelles d’enseignement. J’espère bien qu’il me sera possible de faire l’essai de ces méthodes dans une école primaire de Paris ou dans une école privée. Je suis persuadé, par le peu que j’ai vu déjà, que les résultats en seraient merveilleux. Je sais que comme ces expériences ont été déjà faites en Amérique, sur des millions d’individus, il peut paraître inutile de les répéter. Mais l’étude de ces méthodes reste constamment empirique tant qu’on n’a pas organisé des expériences témoin ; et c’est seulement avec ces expériences que l’étude en devient scientifique. Aussi, tout en accueillant avec une immense satisfaction ce qui a été fait en Amérique et admirablement décrit par Buyse dans son livre récent (Méthodes américaines d’éducation, Charleroi, 1908), nous ne pensons pas devoir nous dispenser de refaire tout cela en petit dans une école française, en vue d’un contrôle scientifique, et aussi d’une adaptation aux besoins de notre race, à nos traditions et à nos mœurs.