Les Idées modernes sur les enfants/VII.4

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IV

aptitude particulière et culture générale.


En terminant l’exposé de ce qu’on sait actuellement sur les aptitudes des enfants, je pense utile d’examiner rapidement une question d’intérêt général, que nous avons négligée dans notre exposé, et qui cependant le domine. C’est la question de l’utilisation qu’il faut faire des aptitudes particulières à un enfant. Deux opinions tout à fait différentes peuvent être soutenues et l’ont été en fait. D’après l’une, il faut toujours donner à n’importe quel enfant une culture générale, conformément à ce principe déjà ancien qui veut qu’un honnête homme ait des lumières de tout. Si un enfant a de la mémoire, surtout visuelle, on ne négligera pas de cultiver sa mémoire auditive. S’il est né praticien, on ne le dispensera pas d’exercices littéraires. À l’appui de ce système de l’éducation intégrale, on invoque deux arguments, l’un pratique, l’autre théorique. Pratiquement, nous dit-on, on rendrait un mauvais service à l’enfant, en faisant de lui un être incomplet, un spécialisé avant l’heure ; car si, pour pousser les choses à l’extrême, il n’est plus capable que d’un métier, par exemple, comment fera-t-il pour se tirer d’affaire le jour où les conditions économiques changeront, et où ce métier lui fera défaut ? Le second argument repose sur cette idée qu’un enseignement même inutile n’est jamais perdu, parce qu’il sert de gymnastique à l’esprit, et qu’il étend nos facultés. On peut citer à ce propos l’excellent exemple qui est fourni par l’enseignement de la philosophie. Il est douteux que cet enseignement trouve des applications pratiques indéniables dans la vie de ceux qui ne seront pas plus tard des philosophes de profession. Les discussions sur le matérialisme et le kantisme ne servent ni dans l’industrie ni dans le commerce. Et cependant beaucoup d’élèves reconnaissent qu’ils ont tiré de la philosophie un bénéfice moral ; leurs idées se sont élargies, ils ont eu la révélation de problèmes dont ils ne se doutaient pas ; ils ont acquis deux qualités, qui à elles seules suffiraient à légitimer le temps passé dans une classe de philosophie. Ces deux qualités sont un peu plus d’esprit critique et un peu plus d’esprit de tolérance.

Nous croyons ces idées très justes, à la condition expresse qu’on ne les exagère pas. Dans la réponse que nous allons faire, il y a d’abord une partie banale sur laquelle nous passerons rapidement, car je pense que c’est un point sur lequel tout le monde est d’accord. D’une part, dirons-nous, il est bon de viser à faire des esprits complets, afin de donner à chaque individu une plus grande puissance d’adaptation ; le milieu actuel est instable, les métiers et les besoins auxquels ils correspondent changent tous les jours ; la machine-outil fait des progrès à la fois bienfaisants pour la collectivité, et menaçants pour certains intérêts individuels. Il est donc utile que chaque élève ne soit pas parqué d’avance dans un métier précis dont il ne pourrait plus sortir. Mais d’autre part, il est certain qu’on ne peut pas négliger les aptitudes des enfants, car l’aptitude est un moyen remarquable d’économiser l’effort, c’est un instrument naturel de progrès ; elle permet de faire mieux avec moins de travail. Il y a donc lieu de faire une part à la culture générale, si du moins l’élève est d’une nature telle qu’il soit capable d’en profiter, et il y a lieu aussi de prendre l’aptitude particulière, quand elle est bien caractéristique, comme le levier de l’instruction. Si quelqu’un est né dessinateur, non seulement il est ridicule de ne pas le faire beaucoup dessiner, mais encore on doit se servir du dessin pour l’intéresser à l’histoire, à la géographie et même aux sciences, peut-être aussi à la littérature ; en dessinant des cartes, des scènes historiques, des appareils de physique, il arrivera ainsi par la voie indirecte de son aptitude spéciale à obtenir une culture générale. Tout cela me paraît banal, connu, démontré, définitivement acquis, et je pense qu’il est oiseux d’insister plus longtemps.

Ce qui est plus important, c’est de dire très franchement ce que nous pensons des études qui sont par elles-mêmes complètement inutiles et surannées, mais que l’on conserve jalousement, parce qu’on les considère comme constituant une gymnastique intellectuelle. C’est pour cette raison-là qu’on veut souvent imposer le latin à tous les élèves. L’idée paraît très séduisante, à première vue. Tout le monde reconnaîtra qu’il vaut mieux former son esprit que le remplir ; il vaut mieux acquérir un bon jugement que d’avoir appris par cœur les rudiments d’une science particulière ; l’écolier n’a pas perdu son temps au lycée s’il y a pris l’habitude de travailler ; l’étudiant n’a pas à regretter d’avoir suivi des cours de droit romain, si ces cours, bien inutiles pour la pratique du droit, ont formé en lui l’esprit juridique.

Mais rendons-nous compte des abus auxquels peut donner lieu un bon principe. Il n’est pas de matière, si inutile, si ingrate, si futile qu’elle soit, dont on ne puisse dire qu’elle servira de culture à l’esprit. L’argument est extrêmement dangereux, parce qu’il est tendancieux, et se dispense de toute constatation précise. Quelle est la preuve que tel enseignement, malgré son inutilité reconnue, a fortifié mon esprit ? Cette preuve, on ne la donne jamais, et on serait fort en peine de la donner.

Citons un exemple à l’appui.

Je viens de terminer une enquête avec le Dr Simon sur ces malheureux sourds-muets auxquels, par suite d’une méthode actuellement en faveur, on cherche à enseigner la parole et la lecture sur les lèvres. Il faut huit ou dix ans d’études extrêmement fatigantes, démoralisantes pour le sujet, et soit dit en passant, très coûteuses, pour amener un être qui est complètement sourd, et sourd de naissance, à prononcer des sons articulés qu’il n’entend pas, ou à deviner, par les mouvements des lèvres de son interlocuteur, quelques-uns des mots que celui-ci prononce. Lorsqu’on visite une école de sourds-muets, les professeurs de l’établissement vous présentent avec empressement des enfants sourds-muets qui prononcent d’une voix rauque quelques mots à peu près intelligibles, et peuvent lire sur certaines lèvres, celles de leur professeur, des questions élémentaires et toujours les mêmes, qui roulent sur leur nom et sur leur âge. Mais il est permis de soupçonner que ces élèves qui servent à la démonstration et à l’exhibition ne sont que des demi-sourds, ou des enfants qui ont entendu autrefois ; car dans ces deux conditions, ce qu’on appelle une « démutisation » est plus facile. Nous avons voulu savoir si, quelques années après avoir quitté l’École, des sourds-muets, choisis avec soin parmi ceux que l’Administration elle-même considère comme ayant profité dans une mesure moyenne de l’enseignement oral, peuvent causer oralement avec des étrangers. En d’autres termes, le problème que nous nous étions posé était le suivant : cet enseignement oral, si pénible à acquérir, si coûteux à donner, présente-t-il une utilité sociale ? Après être allé examiner chez eux, à leur domicile particulier, une quarantaine de sourds-muets, nous sommes arrivés à la conviction suivante : Il n’y a pas moyen qu’un étranger entretienne une conversation sérieuse, utile, avec un de ces sourds-muets ; dès qu’on sort des banalités sur le nom, l’âge, dès qu’on ne s’aide plus du geste et de la mimique, dès qu’on veut avoir un renseignement précis, un nom propre, une adresse, un chiffre, un mot technique, il faut écrire. Notre conclusion a donc été : essayer de démutiser le sourd-muet complet et congénital, c’est donner un enseignement de luxe, qui peut procurer à ces malheureux et à leurs parents une satisfaction morale, mais ne leur sert pratiquement à rien pour trouver un métier, ni pour l’exercer ; car mis en présence d’étrangers, ils sont impuissants à les comprendre et à s’en faire comprendre par la parole.

Quelle conclusion devait-on tirer de notre enquête ? Que l’enseignement oral des sourds-muets est à supprimer ? Sans doute, c’est la première idée qui vient.

Mais pour sauver la démutisation, on a objecté qu’à tout prendre, et malgré la pauvreté de ses résultats pratiques, elle a tout de même une vertu éducative. C’est là l’erreur ; et sans vouloir prendre trop au sérieux cette argumentation qui n’est qu’une défense personnelle pour des traditions menacées, nous dirons simplement ceci. Il est inexact et imprudent de soutenir que tout enseignement, quel qu’il soit, peut servir de culture à l’esprit. Il faut au moins que cet enseignement remplisse une condition fondamentale, celle d’être adapté aux aptitudes de l’individu. Mettre huit ans pour apprendre la parole et ne pas arriver à l’acquérir ne peut pas être une bonne gymnastique. C’est encore une de ces erreurs de pédagogie qui ont fait le plus de mal ; et il semble pourtant qu’avec un peu de bon sens on aurait pu se l’épargner.