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Les Ignorés/Texte entier

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Attinger (p. 1-253).

FAUSSE ROUTE




I


On vint appeler Suzanne Roy au moment où elle allait se mettre à table. Valentin Maubraz la priait de passer chez lui tout de suite pour une communication pressante. Sans prendre le temps de réfléchir, elle renvoya le messager avec la promesse de le suivre immédiatement, et elle alla en hâte mettre son chapeau.

Cependant, lorsqu’elle se trouva prête à partir, elle hésita quelques secondes. Ce n’était pas à la soupe fumante, qui allait se refroidir pendant son absence, qu’elle songeait avec cette ride soucieuse au front, non, — froid ou chaud, ce qu’on mange nourrit le corps de la même façon et elle n’avait jamais eu le palais gourmand, — elle pensait tout à coup à l’étrangeté de la démarche qu’on lui demandait au nom de Valentin.

Aller chez Valentin au vu et au su de tout le monde quand, dans la petite ville où après un long séjour à l’étranger elle était revenue attendre la mort, personne, non, personne n’ignorait qu’autrefois ils avaient été promis l’un à l’autre pendant plus de deux ans ! Était-ce possible ?

Une pudeur de vieille fille restée très jeune par le cœur, pudeur que des années et des années de célibat n’avaient pas éteinte, la tint un moment là… là…, sur le point de manquer à sa récente promesse. Cependant, en s’assurant une dernière fois devant la glace que ses cheveux blonds, grisonnants, toujours prêts à dresser au vent leurs frisons volontaires, étaient bien retenus par le peigne, elle aperçut en même temps son visage. Il était resté rondelet, la peau était rosée et saine partout, mais il avait l’air vieillot quand même, avec ses deux auréoles de rides autour des yeux et les autres plissures chiffonnant légèrement le bas des joues et le menton.

Comme si elle était faite à cette résistance d’un autre âge à des choses devenues pour elle sans conséquences, elle murmura :

— C’est égal… Quand on ne sait pas ce qu’il y a, il faut aller voir.

Et sans même penser à remettre la soupière à la cuisine, près du feu, elle sortit.

En face de sa demeure, un magasin de fruiterie étalait une marchandise de seconde qualité. Fruits, légumes, conserves, et quelques touffes de giroflées se mourant étranglées dans un verre sans eau, composaient l’étalage. Derrière le comptoir une grosse femme aux chairs pâles et molles, trop pesante pour imposer à ses pieds, disposés à l’enflure, le fardeau constant de sa personne, se tenait presque toujours assise. Elle avait constamment la tête tournée du côté de la rue où, de loin, elle percevait la venue des pratiques quotidiennes et les signalait aussitôt à son mari.

Lorsque c’était absolument nécessaire le petit homme grêle et hâve, aux yeux perçants et moqueurs, quittait à regret l’escabeau où, avant d’en faire des cornets, il dévorait des piles de journaux achetés au poids, et il servait le monde avec des flots de paroles, mielleuses ou froidement polies, selon la qualité de l’acheteur ou l’importance de l’achat.

En voyant sortir Suzanne Roy de chez elle à l’heure de son dîner, la fruitière héla son mari :

— Charpon, regarde donc : la Suzanne qui sort !

L’homme leva les yeux et dit :

— Eh bien !… et puis ?

— Où est-ce qu’elle peut bien aller à cette heure ?

— Qu’est-ce que ça me fait, à moi, où elle va ? Elle va jouer à la dame dans la rue, pour changer ; voilà ce qu’elle fait. Une vieille sans cœur qui n’achète jamais pour un sou de marchandise et qui ne te salue même plus en passant, comme si on ne valait pas autant qu’elle.

La grosse femme rit d’un long rire silencieux qui la secouait toute. Elle se calma enfin et dit :

— Si fait qu’elle me salue quand je suis dehors et qu’elle ne peut pas passer sans me voir.

Et elle resta un instant les lèvres pincées avec tout à coup de la colère sur sa figure pâle, puis elle ajouta :

— Avec ça que personne ne sait où elle l’a amassé, son argent. Elle est partie pauvre comme un rat, ça, je m’en souviens très bien. Elle est partie le jour où Valentin Maubraz l’a remerciée. On a même dit que c’est pour ça qu’il l’avait remerciée, parce qu’elle était pauvre comme un rat.

Charpon ne répondit pas. Il était retourné à ses paperasses et, bon gré mal gré, Mme Charpon ravala son envie de causer. Cette manie de lecture qu’avait prise Charpon depuis qu’ils s’étaient mis au commerce des fruits, la contrariait tous les jours, à tout moment, mais il n’y avait pas moyen de l’en guérir. Elle haussa ses larges épaules dodues, tendit la main vers la caisse à côté d’elle, l’y plongea tout entière et en retira une figue sèche, qu’elle se mit à déchirer de ses dents canines, aiguës et solides, sans cesser un instant de surveiller la rue pour y surprendre le retour de Suzanne Roy.

Suzanne Roy et Rose Charpon avaient été jadis assises côte à côte sur le même banc d’école, et plus tard, quand elles avaient atteint leur dixième année, M. le curé les avait reçues ensemble à la première communion. Ensuite elles s’étaient un peu perdues de vue. Suzanne avait continué ses études jusqu’à la fin des classes, tandis que Rose, — alors Rose Jacquelin, — avait dû rentrer à la maison pour aider à la besogne domestique.

Le dimanche, cependant, les amies avaient continué de se voir quelquefois, mais de plus en plus rarement. Suzanne ayant, à cette époque, perdu sa mère du jour au lendemain, d’un coup de sang au cœur, l’enfant était restée longtemps grave après ce chagrin, sérieuse comme la tombe, tellement changée par sa peine qu’elle avait mal pris les efforts de Rose pour l’en distraire. Elle s’était tenue depuis ce moment presque sur la défensive, vis-à-vis de son amie, comme si celle-ci cherchait à lui prendre de force son chagrin, et Rose ayant la même année rencontré Charpon, avait laissé son amie ruminer à son aise ses regrets et ses idées noires sans la perdre tout à fait de vue pourtant, comme si elle pressentait la suite de hasards invraisemblables qui beaucoup plus tard rapprocheraient forcément leurs destinées. À peu près à la même époque, Suzanne s’était fiancée à Maubraz. Orpheline de père et de mère, ce mariage était pour la jeune fille un port de salut inespéré. L’engagement avait duré deux ans, et puis tout à coup on avait appris que le jeune homme, obsédé par les sollicitations et les railleries de son parentage, quittait brusquement Suzanne pour épouser sa cousine éloignée, Victorine Goulard, plus âgée que lui de sept ans, mais qui avait du bien et que son père et sa mère avaient toujours convoitée pour lui. Suzanne avait disparu du pays pendant vingt-cinq ans.

À son retour, après ce long exil, trouvant la maison habitée jadis par son père et sa mère vide et à vendre, elle l’avait achetée dare-dare, sans regarder autour d’elle, avec, au cœur, la tristesse des choses passées, tristesse si douce à faire revivre quand il n’y a plus rien d’autre à attendre de la vie.

Ce n’était que quelques jours plus tard qu’elle avait reconnu, sous son épaisse masse de chair, Rose Jacquelin, devenue Mme Charpon, trônant derrière son comptoir.

C’était trop tard pour revenir en arrière. D’ailleurs toute sa jeunesse frémissait autour d’elle dans ces lieux restés les mêmes, et elle ne s’était jamais repentie de sa précipitation.

Avec Rose Charpon elle était restée scrupuleusement polie, mais la fruitière avait fini par comprendre l’impossibilité de renouer les fils rompus de leur ancienne intimité. De son séjour prolongé à l’étranger, où son travail d’enseignement et un contact quotidien avec un autre monde l’avait affinée, Suzanne rapportait une autre façon d’être, d’autres goûts, d’autres idées que celles que pouvait avoir une femme restée toute sa vie dans l’enceinte d’une même commune. Cela ne l’aurait pas empêchée, pourtant, de reprendre ses relations avec Rose, si elle avait pu oublier l’attitude de son amie lors de son premier grand chagrin. À ce moment-là, elle avait jugé une fois pour toutes la nature banale, triviale et vide, de Rose, et en la retrouvant après tant d’années épaissie de graisse et affalée derrière un comptoir, elle avait tout de suite décidé qu’elle se tiendrait le plus possible à l’écart du couple Charpon, dont les intérêts ne pourraient jamais s’allier aux siens. Il avait fallu quelques semaines pour faire saisir à Rose cette décision. Elle n’y serait même pas parvenue si vite sans le secours de son mari, dont l’œil de lynx, au service d’une intelligence plus ouverte, avait dès la première rencontre démêlé la froideur et les réticences de Suzanne.

Beau parleur, ayant l’esprit farci de théories politiques et sociales puisées par-ci par-là au hasard de lectures médiocres et incomplètes, il avait essayé d’éblouir d’éloquence cette visiteuse entrée un jour à contre-cœur chez lui pour obéir à l’appel direct de Rose. Sa femme était si courte d’idées qu’il comprenait l’ennui d’un entretien à deux avec elle. Mais ses efforts non plus n’avaient pas abouti. Suzanne, épouvantée du langage violent, exagéré et venimeux de Charpon, s’était sauvée chez elle. Elle avait eu de gros chagrins et de cuisantes déceptions dans sa vie, mais elle n’avait jamais entendu siffler la haine aussi près d’elle, et elle était restée plusieurs jours enfermée dans son logis, de crainte d’entendre de nouveau la voix de Rose l’appeler du fond de la fruiterie.

Ensuite elle s’était composé une attitude ; elle s’était fait une loi de ne plus jamais franchir ce seuil. Elle ne parlait à Rose que lorsque celle-ci venait jusque sur le pas de la porte, exprès pour la saluer, et elle s’attardait le moins possible, voyant luire, au fond de la boutique, les yeux perçants de Charpon qui, ne trouvant plus digne de lui de se déranger pour un bavardage de femmes, écoutait le colloque de son escabeau, l’air railleur.

À la fin pourtant, blessé de se voir tenu pour rien dans sa propre boutique, — car, redoutant de déchaîner de nouveau cette effrayante éloquence, Suzanne ne faisait jamais mine de le voir, — Charpon interdit à sa femme d’appeler sa voisine.

— Quand on est bête comme toi, lui dit-il, on se laisse conduire par ceux qui voient clair. Cette Suzanne te traite comme sa semelle et tu la caresses sur le dos. On a sa dignité, parbleu, même si on n’a rien dans la boîte du crâne. Où est-ce que tu la mets, ta dignité ? Moi, j’en ai assez de toutes vos parlottes, ça m’empêche de lire.

À partir de ce moment Suzanne et Rose ne se saluèrent plus que lorsque la fruitière, dans les jours chauds de l’été, venait s’asseoir un moment dans la rue, le soir, pour prendre le frais. À cause de sa corpulence, elle souffrait beaucoup de la chaleur.

Suzanne, sans s’expliquer ce changement d’attitude, l’accepta joyeusement. Elle pouvait désormais aller et venir sans avoir cette crampe d’inquiétude d’entendre la voix mince de Rose l’appeler à travers la rue. Cependant,bien qu’il n’y eût plus de trappe ouverte pour la happer au passage, elle sentait très bien que ses faits et gestes ne passaient jamais inaperçus pour le ménage Charpon, et que les yeux luisants du fruitier et la face pâle de la fruitière guettaient toutes ses allées et venues sans en perdre aucune.

Aussi, pour se rendre, ce jour-là, à l’appel de Valentin Maubraz, se fit-elle aussi mince et fuyante-que possible. Elle se glissa dehors et rasa les murs du côté de l’ombre, mais elle n’avait pas fait trois pas qu’elle entendit l’exclamation de Rose : « Regarde donc, la Suzanne qui sort. »

Cela l’ennuya de penser aux commérages qui allaient se donner carrière dans la boutique à son sujet, à la langue venimeuse de Charpon s’exerçant à ses dépens. Cela l’ennuya d’autant plus qu’elle gardait une sorte de gêne sur l’esprit de s’en aller ainsi sans vergogne voir son ancien fiancé, veuf depuis très longtemps. Ne pourrait-on pas l’accuser d’aller le relancer pour son propre compte. Depuis son retour au pays, elle avait mis beaucoup de réserve à ses rencontres avec lui, bien qu’elle eût cessé de lui en vouloir de la trahison de jadis. Dès qu’elle avait été au courant des vicissitudes de la vie de Valentin, elle lui avait pardonné. Il n’avait jamais eu des jours faciles avec Victorine Goulard. Sa femme lui avait fait sentir lourdement le poids de son argent et lorsqu’après les premières années de mariage, elle avait vu qu’il ne lui venait point de famille, elle avait fait de la dépense comme à plaisir. L’argent avait fondu entre ses mains comme la neige au soleil. Plus vieille que son mari et menacée, selon les lois naturelles, de mourir la première, elle avait déjà rogné une grande partie de sa fortune, lorsque, tout à coup, après dix années de vie conjugale, du jour au lendemain, elle ferma brusquement toutes les sources de la dépense, pour se faire économe jusqu’à l’avarice.

Quelques mois plus tard un garçon naissait à Valentin, un gros garçon robuste qui coûtait la vie à sa mère.

En repassant toutes ces choses dans sa mémoire, Suzanne Roy marchait pensive le long des rues, désertes et silencieuses à cette heure de midi où toutes les familles étaient à table. Elle se disait que des jours et des jours s’étaient entassés sur les événements du passé et que personne n’y pensait plus. Ce qui brûlait autrefois son propre cœur en lui faisant si mal, cela aussi s’était éteint comme un feu qui meurt doucement quand il a consumé son combustible, et que rien du dehors ne vient plus l’alimenter. Tout le long du chemin, elle se répéta :

— Personne n’y pense plus, non, personne, autrement Rose Charpon me l’aurait assez dit.


Tout l’après-midi se passa sans que Rose aux aguets derrière son comptoir vît reparaître la silhouette de Suzanne. Elle commençait à croire qu’en servant ses pratiques elle l’avait laissée échapper à son étroite surveillance, quand elle l’aperçut tout à coup tournant le coin de la rue. Elle fut si étonnée, qu’elle se leva et transporta sa pesante masse jusqu’à l’escabeau de Charpon. Absorbé dans sa lecture, le fruitier ne l’aperçut que lorsqu’elle lui toucha l’épaule.

— Viens donc voir, Charpon, murmura-t-elle, Suzanne qui revient avec le fils à Valentin.

— Tu m’embêtes avec ta Suzanne, dit-il. On dirait qu’il n’y a qu’elle au monde. Tu ferais mieux de t’occuper d’Angélique et de ne pas la laisser courir avec on ne sait qui dans la rue. Tu sais bien que je n’aime pas que la petite se lie ainsi avec toute sorte de gens. Elle est trop grande à présent.

Pourtant, tout en grondant, il posa son journal à côté de lui, se leva et marcha jusqu’à la porte où Rose le suivit pesamment. Suzanne arrivait justement en face de l’étalage. Elle fut forcée de voir le couple sur le seuil et de le saluer. Mais elle entra si vite et ferma si prestement la porte derrière elle que Charpon, qui avait déjà ouvert la bouche, — trouvant les circonstances assez étranges pour rompre son long silence, — la referma brusquement.

Il resta un moment immobile, les lèvres minces pincées, l’œil bleu lançant des éclairs de dessous les paupières flasques et plissées, puis il dit :

— Ta Suzanne, je voudrais la piler ; tiens, l’écraser comme ça !

Et il broya sous son talon une coquille de noix qui traînait à terre avec beaucoup d’autres.

Rose se mit à rire de son rire silencieux. La colère de Charpon contre Suzanne l’amusait. Ça excitait en elle quelque chose d’agréable qu’elle savoura longtemps, toute secouée par son hilarité muette.

Charpon reprit enfin d’un ton sec :

— Si je n’étais pas ici pour faire rentrer ta fille, tu la laisserais dehors la nuit, aussi vrai que je vis. Tu es vraiment d’une bêtise à impatienter un mort, toi.

Rose reçut l’apostrophe sans broncher. Elle était faite au vocabulaire de Charpon et ses bourrades ne l’effrayaient pas. La supériorité de son mari étant un fait indiscutable, elle se tenait pour satisfaite de le voir se plaire chez lui avec ses journaux, au lieu de hanter les cabarets du voisinage. D’ailleurs, malgré de vives rebuffades, il s’associait toujours à ses curiosités et à ses rancunes, et il en tirait, pour elle, toutes sortes de jouissances piquantes que, seule, elle ne savait pas y découvrir.

Charpon s’était penché dehors et son œil perçant fouillait la rue. Il appela enfin :

— Angélique, Angélique.

Aussitôt une petite fille d’un âge indécis entre douze et seize ans parut. Elle avait l’air malade, et dans l’œil quelque chose de triste ; elle était mince, fluette et jolie.

Charpon la regarda entrer. Il était fier de la finesse maladive de sa fille. Avec d’autres habits que ceux dont Rose Charpon la fagottait, on l’eût prise pour une petite fille de riche, mais à part ce point qui chatouillait son amour-propre, l’enfant était trop sérieuse pour son goût. Quand elle était dans la boutique, il éprouvait comme une gêne dans ses paroles et dans ses mouvements. La petite n’avait hérité ni des traits ni de la bêtise de sa mère. Ce qui aurait pu crever les yeux de Rose Charpon pendant des années sans l’éclairer, l’enfant le saisissait au vol. Cela se voyait dans le regard, où passait comme dans un miroir un constant travail de la pensée ; mais la petite fille parlait très peu. Elle pouvait rester des heures assise sur une borne au coin de la maison à regarder devant elle sans penser à se joindre aux jeux des autres enfants. Charpon savait mieux que personne que sa fille se tenait d’elle-même à l’écart, et ce qu’il en avait dit à sa femme était pour épancher un mécontentement général, toujours latent et amer. Il aurait, au contraire, préféré la voir se mêler davantage aux autres enfants, quitte à surveiller ses connaissances, car la rue était la rue. Oui, il aurait préféré qu’elle fût plus liante et moins silencieuse. On ne savait jamais à quoi cette enfant songeait dans ses interminables rêvasseries, et la présence de cette fillette muette pesait à son père et à sa mère comme celle d’un étranger.

Aussitôt qu’elle avait fini ses devoirs d’école, on l’envoyait dans la rue.

— Va jouer, va.

Et elle allait s’installer sur la borne jusqu’à ce que son père, le soir, avant de fermer la boutique, la rappelât.

Ce soir-là, comme toujours, elle obéit à l’appel immédiatementet elle alla s’asseoir au fond du magasin, à côté de l’escabeau où tout le iong du jour Charpon lisait. C’était sa place quand elle rentrait de la rue. Elle resta là comme toujours sans rien dire, plus immobile encore qu’à l’ordinaire, comme si elle flairait dans l’air une odeur d’orage.

De l’impolitesse de Suzanne, Charpon gardait, en effet, un reste de colère qui lui travaillait la bile. Il s’adressa à la petite fille directement.

— Quand tu dirais bonsoir en entrant, cela ne te fatiguerait pas la langue et ce serait convenable envers des parents qui peinent du matin au soir pour te nourrir et t’habiller. Est-ce que cela te fait mal à la langue de parler, voyons ?

Effarée, car les attaques de son père qu’elle avait constamment vues dirigées contre sa mère s’adressaient très rarement à elle, la petite balbutia :

— Bonsoir.

Charpon alla se placer devant elle, la considéra un moment sans parler, puis il dit :

— Tu n’as pourtant pas l’air d’une oie comme ta mère. Je voudrais savoir pourquoi tu ne dis jamais, jamais rien. C’est agaçant à la fin, d’avoir autour de soi une ombre qui tourne, tourne sans jamais parler. Ta mère n’est pas muette, certes non, et moi, dans un genre différent, non plus. Alors où est-ce que tu as pris cette manie de te taire ?

L’enfant resta un instant silencieuse, ses grands yeux intelligents levés sur son père, puis elle dit :

— J’ai vu Mlle Suzanne Roy qui rentrait avec Michel… Avec Michel Maubraz. Ils pleuraient tous les deux, elle et lui.

Charpon resta bouche bée d’étonnement. Presque toujours lorsqu’il forçait ainsi Angélique à secouer son mutisme, l’enfant trouvait une réponse assez adroite pour détourner d’elle l’attention paternelle, mais jamais l’à propos de ses paroles n’avait été si extraordinaire. Rien absolument rien ne motivait dans ce moment la remarque d’Angélique. C’était si inexplicable qu’elle eût ainsi perçu l’objet des pensées de son père que cette fois, au lieu de pousser Charpon dans le sens de ses préoccupations, cette divination l’inquiéta.

— Je commence à croire, murmura-t-il, que cette gamine nous espionne.

Et s’adressant à Angélique, il poursuivit :

— Où est-ce que tu as rôdé tout l’après-midi ?

— Je n’ai pas rôdé, dit l’enfant brièvement.

— Enfin, qu’as-tu fait ?

— Je suis restée sur la borne.

Charpon fit un tour dans la boutique, écrasant sous son talon toutes les coquilles qu’il trouva errantes sur son chemin. Le bruit de ce bois sec broyé sous la lourde semelle de Charpon remit un vague sourire aux lèvres de Rose. Cela lui rappelait une sensation agréable. Elle s’accouda sur le comptoir et tourna vers la rue sa face blanche sans expression.

— C’est bon, tu peux aller te coucher. Et à l’avenir ne te mêle plus de choses qui ne te regardent pas. Si je t’attrapais à m’espionner… !

Angélique se leva. Ses lèvres étaient blanches et tremblantes, mais elle sortit sans répondre. Charpon la suivit des yeux.

— Si cette petite était mieux arrangée, dit-il, elle aurait l’air d’une fille de roi. Ne pourrais-tu pas l’habiller plus convenablement, toi.

— Ce qui est bon pour moi est bon pour elle, dit Rose tranquillement.

Quelques minutes plus tard Charpon fermait la fruiterie pour la nuit et l’obscurité régnait subitement dans la boutique pleine d’odeurs fades d’herbages et de fruits.

Tandis que Rose transportait les choses délicates à la cave pour la nuit, Charpon alluma la lampe et reprit sa lecture.

Quand Mme Charpon en fut à son dernier voyage, elle demanda essoufflée :

— Qu’est-ce qu’on entend ?

Ils écoutèrent un moment tous les deux, puis Charpon dit :

— C’est la petite qui dort.

Angélique, la tête cachée sous les couvertures, tâchait d’étouffer le bruit. Suffoquée elle sanglotait à perdre haleine.


II


Le soir où, après avoir fermé les yeux à Valentin Maubraz, Suzanne avait ramené chez elle, pour la nuit, le fils de son ancien fiancé, orphelin de père et de mère, elle avait obéi à un mouvement de pitié, sans s’imaginer un moment que cet acte si simple représentait pour elle le début d’une nouvelle existence, et qu’elle allait rester, presque sans avoir voix au chapitre, chargée de l’enfant de Valentin et de Victorine. Tout cela s’était arrangé pour elle sans qu’elle s’en mêlât.

À l’heure de la mort, Valentin n’avait appelé qu’elle à son chevet, et elle s’était trouvée seule auprès du moribond avec Michel, rappelé en toute hâte du séminaire où il se préparait à la prêtrise vocation choisie pour lui par son père longtemps avant qu’il eût l’âge de discuter cette décision. Pourquoi Valentin avait-il fait de son fils unique, seul dépositaire de son nom, un prêtre, contrairement à la tradition de sa famille ? Pourquoi ne lui avait-il pas permis d’être, comme lui, un simple paysan, paysan propriétaire, libre de ses mouvements, et en quelque sorte, roi d’un tout petit royaume où personne ne contestait son autorité ? Ce ne fut que lorsqu’elle apprit le désordre d’argent où Victorine Goulard avait jeté son mari que Suzanne comprit le motif caché de cette décision.

Valentin n’avait pas voulu que là où il avait commandé en maître, son fils servît, et, longtemps avant que l’enfant fût en âge de connaître et d’exprimer ses goûts, il avait choisi pour lui une destinée où il fût à l’abri des dédains et conservât, sous une autre forme, l’autorité que depuis toute une suite de générations, les Maubraz s’étaient passée de père en fils.

Il y avait eu pour Suzanne quelque chose de très amer dans cette découverte, sans qu’elle comprit bien d’où lui venait, après tant d’années où elle avait vécu l’œil ouvert et désabusé, ce regain de chagrin pour une cruelle déception qu’elle croyait usée jusqu’à la corde.

Retrouvait-elle dans cette décision arrêtée de Valentin de faire de son fils un prêtre, ce goût des satisfactions de l’amour-propre qui jadis avait poussé le jeune homme à la sacrifier du jour au lendemain à une femme riche qu’il n’aimait pas ? À mesure qu’elle apprenait à mieux connaître Michel, elle sentait s’éveiller et s’accentuer en elle, en songeant au passé, un ressentiment qu’elle n’avait jamais connu. Tant qu’elle n’avait cru Valentin que faible, elle lui avait pardonné sans rancune, d’autant plus facilement qu’elle l’avait retrouvé triste et inquiet dans son veuvage, mais lorsque quelques jours après l’enterrement, elle avait vu Michel retourner récalcitrant à son séminaire, elle avait senti l’illusion, conservée à son insu dans quelque coin secret de son cœur, se dissiper tout à coup. Ce n’était pas une paresse d’écolier, c’était une répugnance réelle que Michel avait manifestée à travers ses larmes d’orphelin, pour la carrière choisie par son père.

Le chagrin que Suzanne avait ressenti à découvrir, entre elle et Valentin, des distances ignorées d’idées et de sentiment lui avait montré tout à coup la place qu’occupaient encore dans sa vie les souvenirs de sa jeunesse. Ce qu’elle avait de meilleur, de plus fort, de plus tendre, tout cela avait-il été prodigué, jeté, vilipendé pour un être que n’enivraient que les joies de la vanité ?

Quelques jours après la mort de Valentin un conseil de famille avait été tenu entre les parents de Michel, et en attendant qu’on fixât un plan définitif à son sujet, on avait prié Suzanne Roy de le garder chez elle, puisque c’était elle que Valentin avait appelée à son lit de mort pour le lui confier.

Aux vacances d’hiver, les comptes de succession, très embrouillés, n’étaient pas encore liquidés.

Tout naturellement, sans même qu’on la consultât, l’enfant avait été renvoyé à Suzanne.

Au milieu des vacances suivantes qui tombaient en juillet, le conseil de famille s’assembla de nouveau. Deux oncles de Valentin et la sœur aînée de Victorine Goulard se réunirent chez Suzanne. Les affaires de Valentin étaient enfin débrouillées. D’une fortune jadis solide, il ne restait qu’une épave insuffisante à conduire jusqu’à sa première messe, les études du jeune garçon. Après beaucoup de tiraillements de part et d’autre, on se cotisa pour parfaire la somme nécessaire et indemniser aussi Suzanne des frais d’entretien que lui occasionnait la présence de Michel pendant les temps de vacances. Il ne vint à l’idée de personne de la débarrasser de ce souci qui, au fond, ne la regardait pas. C’était elle que Valentin, de préférence à tout autre, avait appelée à son lit de mort. On prit cet acte du moribond comme une indication de sa volonté. Suzanne resta chargée de l’enfant.

Le troisième trimestre venait d’échoir lorsque, du séminaire, arriva à l’adresse de Suzanne Roy, un large pli jaune, pesant. Bien qu’elle s’intéressât déjà à l'enfant que la destinée lui avait jeté dans les bras, ce qu’il y avait d’amer dans sa mémoire au sujet de Valentin la troublait encore un peu lorsqu’elle s’occupait de Michel. Sachant le jeune garçon sans goût pour la vocation qui lui avait été imposée, elle se sentit sûre, en brisant le large cachet rouge, de trouver, sous cette enveloppe gigantesque, quelques plaintes au sujet du séminariste. Mais pourquoi lui adressait-on ce pli à elle et non aux véritables parents du jeune homme ?

Elle fut vite détrompée, l’enveloppe contenait des comptes, très précis, de pension, d’instruction et de menus frais d’écolage. Embarrassée de cet envoi qui ne la concernait pas, elle l’expédia, après quelques réflexions, à la sœur de Victorine, plus riche que le reste du parentage de Michel, et elle ne pensait plus du tout à l’incident lorsque quinze jours plus tard, le même pli lui fut remis contenant, cette fois, à côté des comptes, une injonction polie de liquider sa dette sur-le-champ, sous peine de voir Michel exclu du nombre des élèves.

Elle écrivit tout de suite aux trois associés qui s’étaient engagés à mener à bien les études de Michel, s’étonnant auprès d’eux de la persistance de ce malentendu. Elle s’aperçut en même temps qu’elle n’avait pas encore touché un centime de ce qui lui était dû et ses yeux s’ouvrirent tout à coup.

Elle passa toute une nuit sans sommeil à réfléchir. Pendant son exil à l’étranger elle avait amassé une petite fortune, suffisante à assurer un bien-être modeste. Elle n’avait jamais pensé à la grever de l’entretien complet d’un enfant. Michel avait encore devant lui cinq années de séminaire. Cela représentait un gros sacrifice pécuniaire qui la forcerait à une vie presque chétive. Elle restait libre, sans doute, de refuser le fardeau qu’on lui glissait si adroitement sur les épaules, mais que deviendrait alors Michel ? Un simple manœuvre, comme son père l’avait tant redouté pour lui !

Comme si l’influence occulte de Valentin eût secrètement agi sur son esprit, cette idée de faire du jeune garçon un ouvrier de peine, gagnant au jour le jour un salaire médiocre, lui sembla tout à coup inadmissible.

Elle se leva de grand matin, compulsa des chiffres jusqu’à midi et adressa vers la soirée une réponse au séminaire.

Quand la nuit fut tout à fait venue, elle ouvrit une fenêtre du côté de la campagne où l’œil des Charpon ne pouvait pas l’épier, et elle regarda dans le ciel scintiller les étoiles.

Elle se sentait apaisée. Il y avait dans son âme une plénitude douce, jusque-là inconnue, et toutes les voix de la nuit l’ensorcelaient. Son acte avait comme anéanti la distance qu’elle avait découverte naguère entre elle et Valentin. Elle avait épousé sans aucun effort sa susceptibilité paternelle. Elle n’y voyait plus d’élément offensant pour son chagrin d’autrefois, elle n’y voyait qu’une sollicitude naturelle pour un orphelin dépouillé de patrimoine, et n’ayant d’autre appui dans la vie que l’égoïsme féroce d’un parentage malveillant.

À la place où jadis avait fleuri toutes ses espérances, elle démêlait déjà, sous la moisson avortée et sèche du passé, un sourd travail de vie, l’éveil d’un sentiment nouveau, différent de l’ancien, mais qui allait s’en nourrir comme la plante d’aujourd’hui s’alimente de la pourriture des végétations passées.

Dans la nuit profonde où personne ne pouvait la voir, ni l’entendre, elle murmura :

— Ton fils sera mon fils.

En même temps sur sa peau de blonde froissée, une rougeur si chaude courut qu’elle rejeta derrière elle le châle qu’elle avait mis à la hâte sur ses épaules avant d’ouvrir la fenêtre.


III


Quatre ans s’étaient écoulés sans incidents. Michel était revenu passer toutes ses vacances chez Suzanne, sans plus jamais manifester, depuis qu’il était dépendant de cette étrangère, l’antipathie que plus d’une fois jadis il avait laissé voir pour la vocation choisie par son père.

Il était devenu un grand garçon, fort d’épaules et bien membré, avec des mains blanches, affinées et longues, des mains qui ne connaissaient ni l’outil, ni la peine, ni le contact de la rude terre de labours.

Jamais Suzanne n’avait regretté une seconde l’élan qui l’avait poussée à accepter le rôle qu’on lui avait presque imposé. En même temps qu’un amour de mère, elle éprouvait pour Michel, futur serviteur de l’église, un respect presque craintif. S’il n’avait pas son sang dans les veines, il était son œuvre selon l’esprit. Lorsqu’elle sortait à son bras, dès qu’elle était à l’abri de l’œil moqueur et du persiflage à peine déguisé des Charpon, elle était fière de lui comme s’il eût été son propre fils.

Le fruitier et la fruitière, tous les deux, chaque fois qu’elle ouvrait sa porte, si doucement qu’elle s’y prît pour la faire glisser sur ses gonds, l’entendaient, et ils venaient sur le seuil, ricanant, lui, presque haut, elle, bas, par soubresauts silencieux. Suzanne sentait leur regard gluant attaché à ses pas, jusqu’à ce qu’elle eût tourné le coin de la rue.

La persistance de cette attention, devenue pour elle une véritable persécution, la troublait quelquefois, mais elle avait trop rudement souffert de la vie pour s’exagérer l’importance de ce tourment. Cela l’ennuyait, voilà tout ; cela l’ennuyait surtout quand Michel était avec elle, bien qu’il ne prît pas garde à l’attitude des Charpon, ou peut-être ne s’en aperçût même pas.

Pour patienter, elle se disait que dans un an, lorsque Michel serait prêtre, elle abandonnerait l’antique maison où elle avait cru s’installer pour mourir et accompagnerait, où que ce fût, le jeune curé dans sa première paroisse : la vue de Rose Charpon et de son mari ne l’obséderait donc plus longtemps. Elle irait dans des lieux nouveaux, où personne n’ayant connu son passé, ne pourrait voir, dans sa tendresse pour Michel, un souvenir trop vivant du père. N’avait-elle pas plus d’une fois entendu le ménage Charpon, à son passage devant la boutique, parler très haut de Valentin Maubraz, avec un persistant désir de lui rappeler le passé ? Elle s’était sentie mortifiée jusqu’à l’âme de découvrir ce souvenir vivant chez d’autres, chez Rose et Charpon surtout, redoutables entre tous à cause de leur proximité, de leur vulgaire façon de traduire les choses, et surtout de leur venimeuse envie de la vexer.

Depuis qu’Angélique, devenue grande, remplaçait sa mère au comptoir, Suzanne, en rentrant comme en sortant, était obligée de saluer presque tous les jours sa voisine. Installée sur une chaise à côté du seuil, dans la rue, Rose prenait l’air pendant de longues heures, avec, sur les genoux, un tricot grisâtre traînant des semaines entre ses doigts dodus et paresseux.

Suzanne saluait et passait vite, sans regarder à l’intérieur, devinant, à un léger froissement de papier, que Charpon avait quitté un moment sa lecture pour la suivre des yeux.

Derrière la vitre, elle voyait aussi la figure ovale et jeune d’Angélique tournée de son côté, comme si, elle, Suzanne, eût été pour l’attention du trio Charpon un aimant puissant et persistant. Cependant le regard d’Angélique ne la brûlait pas, elle ne le redoutait pas comme celui de son père et de sa mère…

Plus d’une fois dans le temps où la fillette se tenait constamment assise sur la borne, Suzanne, intriguée par la taciturnité et l’immobilité de cette petite fille, lui avait dit quelques mots en passant, sans deviner, n’ayant jamais vu Angélique ni entrer dans la fruiterie ni en sortir, qui elle était. Un jour enfin, prise tout de bon de pitié pour cette créature, fine et fluette jetée dans la rue d’une façon si permanente, et dont l’œil intelligent et triste la suivait jusqu’à ce qu’elle eût disparu, elle avait voulu la questionner sur ses circonstances et, d’abord, elle lui avait demandé son nom.

— Angélique Charpon !

En entendant ces syllabes tomber des lèvres anémiques de la petite fille, Suzanne avait eu un si brusque sursaut d’effroi, elle avait reculé d’un élan si instinctif que l’enfant n’avait pas pu s’y tromper. D’ailleurs Suzanne Roy s’était sauvée tout de suite, sans poursuivre son interrogatoire, et longtemps, longtemps le sourire pâle et fin d’Angélique l’avait hantée comme un remords.

Elle s’était contentée depuis cet incident de la saluer d’un signe de tête amical en passant devant la borne. Dans l’état de ses relations avec les Charpon, bien qu’elle devinât que leur enfant souffrait de négligence et d’isolement, et peut-être d’autre chose, elle ne pouvait pas intervenir.

Angélique, comme si elle eût saisi sans peine la nature de ce scrupule, avait continué à adresser à sa voisine le même sourire éteint qui, au lieu d’égayer sa figure délicate aux tons fins de nacre et d’églantine, y mettait une ombre d’expérience trop précoce, trahissant la présence de quelque scepticisme latent établi au fond de son cœur comme un ver rongeur et y flétrissant avant leur éclosion toutes les joies saines, vivaces, bruyantes, naturelles à son âge.

Depuis qu’Angélique avait pris place derrière le comptoir, Suzanne n’avait presque plus jamais l’occasion de la saluer. Chaque fois pourtant qu’elle le pouvait, sans être aperçue de Rose, elle lui adressait un sourire amical que la jeune fille lui rendait de la même manière furtive.

Avec son goût d’ordre et de propreté Suzanne appréciait, à leur juste valeur, les changements survenus dans la boutique sous la régence d’Angélique. L’étalage était devenu méconnaissable. Les fleurs de la saison ne séchaient plus dans des verres à moitié remplis d’une eau jaune et fétide, et l’odeur de moisissure qu’exhalait jadis la fruiterie les jours chauds avait complètement disparu.

Un soir, par sa fenêtre entr’ouverte, Suzanne avait entendu la voix perçante de Charpon dire à Rose pendant qu’Angélique était allée chercher les planches pour fermer la devanture pour la nuit :

— Ta fille ne te ressemble en rien. Elle est fine, jolie et alerte. Le dimanche elle a l’air d’une fille de riche, et pour faire partir la marchandise, elle est plus avisée encore que je ne l’aurais cru, et elle tient les choses propres et rangées, mais pourquoi, diable, est-ce qu’elle ne parle jamais ? Elle ne fait pas plus de bruit qu’une mouche, et ce silence m’agace les nerfs, à la fin. À quoi est-ce qu’elle peut bien penser tout le long du jour ?

— Bah, dit Rose, à son âge, moi je ne pensais à rien.

— Oh ! toi, avait commencé Charpon, s’il n’y avait que toi, nous ferions mieux de fermer boutique, mais…

Rose étant rentrée avec sa chaise, le reste de la phrase avait échappé à l’oreille tendue de Suzanne, mais de cette bribe de causerie surprise par la fente d’une fenêtre, elle avait gardé le cœur un peu lourd. Elle s’expliquait si bien le silence d’Angélique, elle. Ce silence, fait surtout de peur autrefois, était devenu une habitude, à mesure que les années avaient passé sans que l’enfant sentît de la tendresse autour d’elle. En vérité, c’était une singulière idée du bon Dieu d’avoir jeté dans ce vulgaire bourbier cette petite fleur pâlotte, et de l’avoir à ce point privée de soleil, mais il y a tant de choses dans la vie des hommes qu’ils ne s’expliquent pas, et que, ne pouvant pas changer, il faut prendre comme elles viennent. Elle se promit, aux vacances approchantes, de consulter à ce sujet Michel qui, étant déjà presque un prêtre, saurait mieux qu’elle débrouiller ce qu’il y avait de juste dans les scrupules de conscience qu’elle se faisait quelquefois au sujet d’Angélique.

On était à la mi-juillet, et Michel devait arriver dans une semaine. Suzanne avait passé ces jours d’attente à préparer la bienvenue de son fils adoptif, en glissant comme toujours dans sa chambre quelque objet nouveau.

Du sang qui coulait dans ses veines et de sa première enfance, Michel avait gardé le goût des choses de la nature : le jour venu, Suzanne partit de grand matin pour la campagne et, sur l’ancien territoire de Valenlin, elle alla butiner une brassée de fleurs fraîches dont elle bourra tous les verres de son ménage. Son ancien amour pour Valentin et sa tendresse maternelle pour son fils se combinaient de plus en plus dans un sentiment exquis, qui dorait ses souvenirs de jeunesse. Elle n’avait pas du tout l’impression amère d’avoir traversé la vie sans expérience personnelle des joies de l’amour et de la maternité. Elle avait été amante et mère comme les autres femmes et on l’eût fort étonnée en lui rappelant qu’elle avait jadis, — il n’y avait pas bien longtemps, — chicané dans sa mémoire l’amour-propre de Valentin au sujet de l’avenir de son fils. Faire de Michel autre chose qu’un prêtre, l’asservir à des maîtres, comme un manœuvre à la tâche, elle eût été stupéfaite d’avoir pu y songer.

Michel devait arriver dans la soirée. Entre la dernière gare et la petite ville escarpée, sise dans une contrée montagneuse, au milieu de champs et de forêts, il avait un trajet d’une heure à faire à pied. Suzanne, selon son habitude, partit à sa rencontre et comme elle se trouvait en retard, elle prit une coupure à travers champs pour atteindre plus vite la route que devait prendre Michel. Ce raccourci la faisait côtoyer le cimetière où Valentin dormait depuis cinq ans au milieu de rêves inconnus. Elle passa sans entrer. Elle avait dans ce moment le cœur trop plein de joie pour pénétrer dans ce lieu de larmes ; elle passa vite, avec sur le front comme une rougeur de honte de se sentir si profondément heureuse d’un bonheur qui appartenait à Valentin et dont elle était seule à jouir.

Cependant, quand elle eut dépassé d’une vingtaine de pas l’enclos fermé du cimetière, elle entendit venir à elle, de dessous le feuillage, comme un bourdonnement de voix qui la surprit à cette heure tardive, et elle s’arrêta pour écouter.

C’était comme une lente prière sans cesse finie et reprise, une sorte d’invocation courte, sourde et monotone. Personne à sa connaissance n’était mort dans la ville pendant le dernier trimestre. Qui donc avait le désespoir si tenace ?

Elle revint sur ses pas sans savoir pourquoi, poussée par une force invicible qui semblait lui dire : « Va. »

Quand elle se retrouva devant la grille, le bruit avait cessé, et au moment où elle ouvrait la porte, elle aperçut dans l’avenue de platanes déjà pleine d’ombre, une silhouette masculine.

Elle eut au cœur un brusque arrêt de tout son sang, tant sa surprise fut grande. Elle s’écria :

— Michel, c’est toi ?

Lui aussi eut une secousse d’étonnement en voyant inopinément devant lui sa mère adoptive, mais il se remit tout de suite et il dit tranquillement :

— Mais oui,… c’est moi. Ne vous voyant pas comme à l’ordinaire sur la route, je suis allé voir la tombe en passant.

Et comme toujours à l’arrivée, il l’embrassa sur les deux joues.

— Et comment cela va-t-il, tante Suzanne ?

Elle lui rendit son bonjour, un peu distraite, puis elle dit :

— C’est toi, qui parlais tout seul, tout à l’heure ?

Il rougit jusqu’à la naissance de ses cheveux courts, touffus, dressés en brosse au-dessus du front, et il dit :

— Je ne savais pas que je parlais haut.

Après une pause, il ajouta simplement :

— Oui,… je priais.

Ils cheminèrent un moment en silence. Il n’y avait rien d’étrange à ce que Michel visitât la tombe de son père, ni, étant à la veille d’être prêtre, à ce qu’il priât sur le gazon d’un cimetière ; cependant Suzanne ne l’avait pas su enclin à ces sortes de manifestations. Le son étouffé de cette prière saisie au vol lui restait dans l’oreille. Elle dit enfin, préoccupée :

— Je ne reconnaissais pas ta voix.

Michel passa sous le sien le bras de sa mère adoptive, respira un moment à pleins poumons l’air du soir tout saturé de parfums, et dit :

— Si vous saviez, tante Suzanne, comme j’aime la campagne, la terre, les plantes et jusqu’aux mauvaises herbes qui poussent timidement entre les pavés de la rue.

Elle réfléchit et dit :

— Quand j’étais à l’étranger, dans les grandes villes pleines de bruit et de poussière, je pensais comme toi. Oh ! j’ai si souvent pleuré en songeant à nos forêts !

Il se turent un moment, puis Michel reprit :

— Lorsque vous avez connu mon père autrefois, il n’était pas marié, tante Suzanne ?

— Non, nous nous sommes connus tout enfants. Pourquoi me fais-tu cette question ?

— Vous êtes si bonne pour moi. Je me demande quelquefois pourquoi vous êtes si bonne.

— Moi aussi, je veux te faire une question, dit-elle en le regardant dans les yeux. Qu’est-ce que tu demandais au bon Dieu, tout à l’heure, dans le cimetière ?

Il détourna brusquement la tête et la tint un moment baissée vers le sol. Dans le crépuscule son profil droit rappelait d’une façon étonnante les traits de Valentin à son âge. Seulement Valentin n’avait pas l’air réfléchi que les études du séminaire avaient mis au front de son fils. Il dit enfin d’un ton bas :

— Je demandais à être délivré de la passion du mouvement, de la campagne,… de la chaîne de toutes les passions de la vie !

Suzanne marcha un moment muette. Elle se repentait d’avoir arraché à Michel le secret de sa pensée, et elle ne savait pas exactement ce qu’il convenait de lui répondre. Si c’était déjà le prêtre qui parlait, son rôle à elle était le silence, mais si c’était l’enfant de Valentin tel qu’il l’avait engendré, il y avait plus de vingt ans, si c’était son fils adoptif, à elle, qui lui confiait quelque angoisse inconnue, elle devait parler. Elle dit enfin :

— Si ta as quelque chose sur le cœur, quelque chose qui te pèse, et qui soit de nature à être confié à quelqu’un sur la terre, dis-le moi.

Il tarda quelques secondes à répondre, puis il dit :

— Je n’ai que l’ordinaire lutte de chacun contre le mal natif, tante Suzanne. Ne vous inquiétez pas à mon sujet, surtout maintenant que j’ai six semaines à vivre ici, avec vous, au milieu de nos champs et de nos forêts. Il me semble que je retrouve un peu de mon âme d’enfant accrochée à tous les buissons.

Suzanne resta de nouveau silencieuse. Jusque dans la joie de Michel à se sentir de retour dans son lieu natal, elle trouvait l’écho d’une tristesse cachée. Pour la première fois depuis qu’elle avait adopté le fils de Valentin, elle se souvenait nettement de l’ancienne répulsion du jeune garçon à rentrer autrefois au séminaire. Pendant les quatre années qui avaient suivi la mort de son père, il n’avait plus rien laissé soupçonner de cette répugnance et Suzanne, dans sa satisfaction de le voir embrasser une carrière qui le lui laisserait tout entier, avait aidé sa propre mémoire à oublier, Maintenant c’était une affaire faite, irréparable ; seulement la joie qu’elle éprouvait tout à l’heure en venant à sa rencontre le cœur plein de projets d’avenir, s’était évanouie brusquement. Il lui semblait qu’ils marchaient tous les deux dans une ombre froide où leur silence même devenait pesant.

Ce ne fut que lorsqu’ils aperçurent la première lumière de la ville brillant derrière une fenêtre que Suzanne reprit la parole, mais en dirigeant obstinément la causerie sur d’autres sujets comme pour se distraire de ses propres pensées.

Au moment où ils quittaient la campagne, une ombre les croisa, une rapide silhouette de femme qui disparut du côté des champs. Suzanne se retourna et dit :

— C’est Angélique !

Elle ajouta :

— Elle va, sans doute, cueillir des fleurs fraîches pour demain. Elle court toujours seule comme ça, la nuit.

Michel répondit les yeux à terre sans se retourner :

— Oui, c’est Angélique Charpon.

— Pauvre enfant, reprit Suzanne, elle a père et mère, et elle est plus orpheline que si elle était seule au monde.

— On ne devrait pas la laisser courir ainsi la nuit, murmura Michel ; elle est trop… Mais il s’interrompit, et tout le reste du chemin il garda le silence.

Sur le seuil de la fruiterie les Charpon, debout tous les deux, guettaient l’arrivée du voyageur. En voyant Suzanne saluer en passant, Michel souleva son chapeau sans relever la tête.

Un bruit de rire à peine déguisé éclata aussitôt accompagnant fidèlement les efforts de Suzanne à introduire la clé dans la serrure. Sa main tremblait si fort qu’elle n’y parvenait pas. Elle frémissait d'indignation et d’irritation, sentant bien que cette fois Michel ne pouvait pas ignorer l’agressive malveillance des Charpon et qu’il allait s’en révolter.

En effet, dès qu’ils furent derrière la porte le jeune homme éclata !

— Cet homme… et cette femme… je voudrais les…

Mais comme tout à l’heure, il s’interrompit et se tut.

Quand Suzanne eut allumé la lampe, elle alla poser ses deux mains sur les épaules de son fils adoptif, cherchant comment lui expliquer ce qu’elle voulait lui dire. Enfin elle murmura :

— Longtemps, longtemps avant ta naissance, alors que nous étions libres tous les deux, j’ai aimé ton père de tout mon cœur, Michel. Ses désirs, depuis sa mort, sont restés des lois pour moi. C’est lui qui a choisi ta vocation.

— Je le sais, tante Suzanne, murmura-t-il, et maintenant qu’il n’est plus avec nous, c’est mon devoir de lui obéir.

Elle eut une bouffée de joie égoïste de le sentir pris dans des liens qu’il ne dépendait pas d’elle de briser, et elle l’embrassa en lui disant :

— Tu auras une cure à la campagne près d’ici et nous vivrons ensemble tranquilles et heureux ; tu verras.


IV


Avant de se consacrer au service de l’église, c’était le dernier long congé que Michel devait passer hors du séminaire.

Cette idée qui accompagnait cette fois chacune des péripéties ordinaires de ses vacances planait comme une ombre immobile sur sa liberté, pénétrant les plus insignifiants détails de la vie d’une solennité imprévue.

Il n’avait plus été question, entre Suzanne et lui, du thème touché à leur récente rencontre au cimetière. Michel, comme s’il se blâmait tout bas d’avoir ouvert ce coin d’âme à un œil étranger, et qu’il voulût se préserver de nouvelles défaillances, était devenu taciturne et concentré sur tout ce qui concernait ses études et ses perspectives d’avenir. Suzanne, respectant un silence où elle devinait une lutte qui voulait se poursuivre sans témoin, n’osait plus y faire allusion.

Cependant la pensée constante qui occupait leur esprit, si elle ne se traduisait d’aucune façon ouverte, était devenue l’âme occulte de leur foyer. Sa présence se faisait sentir dans l’échange même des plus banales remarques. Ils parlaient prudemment du ton qu’on prend lorsqu’on craint d’éveiller dans le voisinage quelque dormeur inquiétant.

La gaîté ordinaire de Michel lorsque, autrefois, il se sentait libre de courir les bois et les champs, avait fait place à de longues méditations silencieuses. Debout à une des fenêtres ouvertes du côté de la campagne, il pouvait rester indéfiniment à regarder les bœufs tirer la charrue, ou les meules de foin s’entasser dans les prés.

Quelquefois aussi Suzanne le surprenait à regarder du côté de la fruiterie, mais furtivement et sans jamais s’y attarder.

Elle lui avait raconté dans tous ses détails l’histoire de ses relations avec Rose, mais à sa grande surprise, le souci manifesté ensuite au sujet d’Angélique n’avait suggéré à Michel aucun conseil utile.

Plusieurs jours de suite elle était revenue à la charge essayant d’apitoyer le jeune homme sur le sort malheureux de la fille des Charpon, espérant vaguement, en le forçant à comparer sa destinée à celle d’autres êtres, la lui faire trouver plus désirable, mais Michel balbutiait à peine quelques mots d’ordinaire pitié et, comme si le retour de ce sujet l’eût fatigué, il passait et repassait sa main blanche sur son front soucieux. Elle avait fini par renoncer à faire devant lui allusion aux Charpon, et très vite elle avait eu l’intuition que Michel lui savait gré de cette réserve.

En y réfléchissant mieux, elle s’était expliqué l’attitude de son fils adoptif. Michel traversait une époque sérieuse qui prenait toute son attention. Il ne voulait pas être distrait par des propos, bien intentionnés sans doute, mais qui cependant frisaient de près un commérage vide, mesquin et oiseux. Plus tard, quand il aurait franchi la dernière étape et aurait revêtu la soutane du prêtre, ce serait autre chose.

Elle avait tellement hâte de voir le fait accompli que le temps des vacances au lieu de s’envoler comme toujours sur les ailes du vent, lui paraissait ramper à quatre pattes à travers les heures.

Michel n’avait pas son allure ordinaire, ni son élasticité, ni son entrain. Le visage même avait changé. L’expression en était toujours inquiète ou absente, et de ses longues promenades dans la campagne, il ne rapportait ni l’appétit dévorant des anciens temps, ni les couleurs de la santé. Sous toutes les excitations extérieures, sa peau, rasée de frais tous les jours, gardait la pâleur mate du séminaire et au trouble évident qui le tourmentait, Suzanne ne voyait que ce remède qu’elle hâtait de tous ses vœux : une prompte et définitive admission dans la prêtrise. À l’abri dans ce port sûr, Michel, elle en avait la certitude, retrouverait le repos et la sécurité.

Un soir, en attendant le retour de son fils adoptif avant de fermer la maison pour la nuit, elle songeait vaguement à toutes ces choses sans aller ni très loin, ni très profond dans sa propre pensée, avec l’instinctive prudence de gens dont la conviction est faite une fois pour toutes, et qui la font louvoyer, sourde et muette, au milieu de toutes les objections.

Il était passé dix heures quand Michel rentra enfin. Il tenait son chapeau à la main et son front pâle était ruisselant. Suzanne, qui avait commencé à s’inquiéter de son absence, lui dit :

— Tu t'es attardé ce soir, Michel, j’allais aller à ta recherche.

— Je me suis trompé d’heure… et de chemin, dit-il. Dans la forêt, il faisait une nuit noire. Je suis fâché que vous m’ayez attendu, tante Suzanne.

— Dans la forêt, dit elle, qu’allais-tu faire dans la forêt à cette heure ?

Il réfléchit quelques secondes, puis il dit :

— J’avais vu Angélique Charpon entrer sous les arbres. J’ai eu peur de la sentir seule dans ces ténèbres et j’ai voulu la suivre. Mais elle m’a échappé.

— Elle allait sans doute cueillir des champignons, dit Suzanne. C’est son habitude tous les soirs, des fleurs ou des champignons.

Michel ne répondit pas tout de suite. Enfin il dit :

— Je l’ai connue autrefois à l’école. Elle était dans les petites, mais elle était toujours la première. Nous jouions ensemble. Elle était toujours triste. Je crois qu’elle ne me reconnaît plus.

Il ajouta :

— Ne trouvez-vous pas, tante Suzanne, que c’est imprudent de laisser une jeune fille s’en aller ainsi par les chemins et les forêts, la nuit ?

Elle fut surprise de l’entendre introduire un sujet que, pour lui plaire, elle avait banni de leurs entretiens. Elle voulut le laisser libre de le poursuivre ou de l’abandonner à son gré.

— Puisque sa propre mère y consent, dit-elle simplement, personne n’y peut rien.

Michel garda un moment le silence, puis il dit :

— C’est vrai.

De nouveau, il réfléchit quelques secondes, préoccupé. Il reprit enfin d’un ton bas :

— Regardez, tante Suzanne, comme le ciel est beau de ce côté. Les nuages sont comme de l’or. C’est la lune qui va se lever. Si nous éteignions un moment la lampe ? Voulez-vous ?

Ce désir d’obscurité étonna Suzanne Roy, l’inquiéta. Elle dit très bas :

— Si tu veux… éteins-la… Pourquoi pas ?

Michel souffla au-dessus du verre.

À l’orient, une clarté rousse teignait l’horizon. On distinguait, à travers les nuages légers, le disque énorme, tout rond, qui s’élevait lentement. Des champs et des champs, des prés et des prés se déroulaient grisâtres. Plus loin les forêts formaient de larges étendues d’un noir d’encre, traînant au fond des vallons ou grimpant les côteaux abrupts jusqu’au sommet.

Suzanne avait passé son bras sous celui de Michel et ils regardaient tous les deux du côté de la lune. Peu à peu, l’astre s’échappait de ses voiles. Déjà le sommet du globe montrait, au-dessus de la bande des nuages, une coupole d’argent, éclatante. Bientôt la grande lumière blanche inonda toute la campagne. Michel murmura d’une voix sourde, contenue :

— Une semaine ! Plus qu’une semaine !

Suzanne tressaillit, mais elle n’osa pas le regarder ; il y avait dans la voix une vibration, un trémolo, qui trahissait trop d’émotion. Sans cesser de fixer droit devant elle le grand rond étincelant de lumière, cette lune qui avait l’air gigantesque, elle répondit :

— Je pense à ton père, Michel, et à la joie qu’il aurait de te voir arriver au but qu’il a choisi pour toi. Est-ce que cette pensée ne te suffit plus ?

Il hésita comme si son cerveau était la proie de trop d’idées et que trop de choses contradictoires eussent longtemps ballotté dans sa conscience sans y prendre pied. Enfin, du même ton vibrant, il dit :

— Un souvenir arme la volonté, mais ne change pas le caractère. J’aime trop les choses de la vie, et il me semble quelquefois que, pour obéir à mon père, je risque de mentir à la vérité. Je n’ai pas l’âme d’un prêtre.

Et sentant trembler sur son bras la main de Suzanne, il ajouta vivement :

— Tante Suzanne, dites-moi la vérité. Pourquoi, vous aussi, désirez-vous si ardemment m’exclure des joies honnêtes, des joies de la f… de l’existence ?

— Mais, mon enfant, balbutia-t-elle, suffoquée. Est-ce à présent que tu devrais me dire ces choses ?

Il balbutia :

— C’est vrai… je suis fou… Je ne sais pas ce que j’ai ce soir. Je suis fou de vous parler ainsi ce soir.

Et la quittant, il fit quelques tours dans la chambre puis il revint se placer à côté d’elle. Sous la lumière vive de la lune, son visage paraissait plus blanc que jamais.

— C’est la dernière défaillance que vous aurez à me reprocher, tante Suzanne, murmura-t-il. Oubliez ce que je vous ai dit. Et maintenant, bonsoir… J’ai besoin d’être un moment seul.

Avant qu’elle trouvât rien à lui dire pour le retenir, il l’avait quittée.

Elle resta longtemps immobile à la même place, le cœur déchiré de doute et d’appréhension. Depuis qu’elle avait adopté le fils de Valentin, c’était la première fois qu’il la faisait souffrir ainsi. Elle ne pouvait plus décemment fermer les yeux à la vérité ; la responsabilité qu’elle avait cru abdiquer entre les mains du père disparu, lui revenait tout entière après de longues années de quiétude. Tout l’édifice d’une vie future à côté de Michel, d’une vie paisible à deux craquait sur sa base. Elle murmura enfin, les yeux perdus dans l’espace :

— Tu vois mieux les choses que moi. Qu’est-ce qu’il faut faire ?

Et à force de penser au mort et à son désir si précis, elle retrouva peu à peu l’habituelle direction de son esprit.

Michel traversait une crise que bien d’autres avaient traversée avant lui. Il ne trouverait la paix que lorsque, entre le monde et lui, l’infranchissable barrière serait irrévocablement fermée. Jusque-là il fallait aider son courage, le pousser, le soutenir et ensuite… ! Ensuite lui prodiguer tous les trésors d’une inépuisable tendresse !


V


Lorsque Michel n’eut plus qu’un jour à passer avec elle, les heures, lentes jusque-là au gré de Suzanne, semblèrent tout à coup se précipiter. Elle avait encore tant de choses à dire au fils de Valentin avant de le retrouver revêtu du caractère solennel du prêtre ! Et cependant elle avait laissé glisser les jours sans trouver d’occasion propice à une dernière franche explication. Ses idées, quand elle voulait les exprimer, devenaient confuses, ou bien, elle leur trouvait un ton pédant, étranger, jusque-là, à ses relations avec Michel. D’ailleurs le jeune homme paraissait avoir retrouvé l’équilibre de son humeur et, en touchant mal à propos à ses récentes confidences, elle craignait de réveiller sa sensibilité.

Elle laissa passer toute la journée sans oser faire allusion au départ de Michel, mais, le soir venu, voyant que le jeune homme tardait à rentrer, elle se décida à aller à sa rencontre du côté de la forêt où d’ordinaire il dirigeait ses promenades nocturnes.

En l’apercevant, Rose, assise à sa place ordinaire devant la porte, héla son mari avec une vivacité où vibrait une joie sauvage, une joie de bête fauve qui vient de poser sa griffe sur sa proie.

— Charpon ! Charpon !

Charpon jeta son journal à terre et il vint tout de suite sur le seuil, comme s’il savait ce dont il s’agissait et qu’il eût été convenu entre les époux que, le cas échéant, il abandonnerait sa lecture. Il promena ses yeux de lynx dans la rue à droite et à gauche, puis il dit :

— Où peut bien être Angélique ? On ne sait jamais où cette petite va se fourrer tous les soirs.

— Elle sera allée à la forêt, dit Rose, en soulignant les mots, tandis qu’un large sourire éclairait sa figure bouffie et stupide.

Instinctivement, Suzanne ralentit le pas et prêta l’oreille. Tout ce qui touchait à Angélique lui remuait le cœur.

— Si j’étais sa mère, moi, dit Charpon, je la surveillerais mieux. On sait où ça mène de laisser les filles courir seules la nuit.

— Ça, dit Rose placide, c’est son affaire, c’est pas la mienne.

Suzanne eut un haut le cœur. Ce cynisme dans la bouche d’une mère la révoltait, la bouleversait. Elle hâta le pas et, sans regarder, ni saluer, elle passa à côté de la boutique.

Charpon continuait à parler, il apostrophait sa femme avec impatience.

— Ne pouvais-tu pas dire ça autrement ? Tu dépasses vraiment les bornes de la bêtise, toi ! Tu es une sorte d’animal, une méchante bête, voilà ce que tu es.

Et s’irritant au bruit de ses propres paroles, il continua :

— Je veux que tu la surveilles, tu entends. Avec celui-là ou avec un autre, qu’est-ce que cela me fait ? Ce que je ne veux pas, c’est qu’elle se compromette.

— Bah ! dit Rose sans s’émouvoir, c’est trop tard, il s’en va demain.

Suzanne eut un coup au cœur, un éblouissement, elle fut sur le point de revenir sur ses pas, pour souffleter ces deux êtres hideux, cette femme surtout, ce monstre ! Mais non ; elle ne voulait pas se commettre avec ces deux natures basses et méchantes. Il aurait fallu pouvoir les écraser comme des vipères et les jeter au fumier. Elle poursuivit son chemin le cœur bondissant, outrée de l’insulte, visant Michel, contenue dans les paroles de Rose, et avec, au fond de son être, une toute petite inquiétude naissante qui la poussait en avant toujours plus vite, comme une force s’accumulant de plus en plus.

Elle arriva jusqu’à la lisière de la forêt sans rencontrer âme qui vive. Sous la futaie épaisse et déjà, par place, jaunissante, régnait une si dense obscurité, qu’y pénétrer en vue d’y découvrir quelqu’un eût été une tentative insensée. Elle se mit à marcher le long des arbres sur la route directe que Michel, pour rentrer à la ville à cette heure tardive, prendrait certainement.

Au bout d’une centaine de pas à peine elle entendit, en effet, nettement la voix du fils de Valentin. Bien qu’elle ne le vit pas, Michel était tout près d’elle, et il parlait à quelqu’un…

Elle se glissa sous les arbres, si saisie d’émotion, de surprise et de chagrin que son premier mouvement fut de se cacher de son fils adoptif comme il se cachait d’elle. Quand Michel se taisait, elle entendait le murmure d’une autre voix semblable à un grelot argentin, à un lointain bruit de clochette.

À en juger par le bruit grandissant des paroles, les deux promeneurs devaient approcher rapidement, comme s’ils avaient, enfin, conscience de s’être attardés trop longtemps sous l’ombre épaisse et mystérieuse de cette sombre forêt.

Leurs voix devinrent très distinctes, puis tout à coup elles cessèrent. Suzanne fit quelques pas à tâtons dans l’obscur taillis, et elle allait crier, appeler, quand elle les vit passer tout près d’elle. Angélique allait devant, Michel suivait portant le panier plein de champignons. Ce fut Angélique qui reprit la parole :

— Est-ce que vous ne pouvez pas comprendre que j’ai besoin de penser quelquefois toute seule sans entendre parler autour de moi ? Si je trouvais comme vous Mlle Roy pour m’attendre, je n’aurais pas envie non plus de sortir la nuit, moi. Mais…

Elle s’interrompit et ajouta plus bas :

— Et puis j’aime la forêt et comme je n’ai pas le temps d’y aller le jour, j’y vais la nuit.

— Il faut renoncer à cette habitude, Angélique, dit Michel sourdement. À votre âge, cela vous fera mal juger des gens.

Angélique se récria :

— Des gens ! Est-ce qu’ils ne disent pas du mal quoi qu’on fasse ; alors, à quoi bon s’en inquiéter ?

Ils étaient sortis tous les deux de l’ombre et Suzanne les voyait distinctement sur la route blanche. Dès qu’elle eut jeté les yeux sur son enfant d’adoption, elle sentit le calme rentrer dans son âme. Il était impossible que Michel fût capable d’une action basse ni d’un mensonge, mais… qu’il était pâle ! Il était d’une pâleur effrayante ! Il regarda un moment le ciel où scintillaient toutes les étoiles de la nuit, puis il dit :

— Il est tard ; il faudrait rentrer !… Pourtant asseyons-nous un moment, Angélique : je ne veux pas partir d’ici avant que vous m’ayez promis de ne plus y revenir seule, le soir.

Elle s’assit à côté de lui sur une pente de gazon et après un moment de réflexion, elle dit, les yeux baissés :

— Eh bien, oui, je promets… mais… dites-moi une chose ? Qu’est-ce que cela peut bien vous faire, à vous, quand vous êtes, là-bas, au séminaire, qu’Angélique Charpon aille quelquefois chercher la solitude le soir, dans la forêt, quand toute la journée, elle…

Comme tout à l’heure, elle s’interrompit et ajouta rapidement :

— D’ailleurs il faut que je gagne mon pain… il le faut absolument, et je ne sais pas ce que je vais faire d’autre.

Michel garda un moment le silence, puis avec, dans la voix, cette même vibration qui naguère avait fait tressaillir Suzanne, il dit :

— Le premier soir… quand vous vous êtes sauvée. … vous ne m’aviez pas reconnu, n’est-ce pas ?

— Je ne savais pas ce que vous me vouliez, dit Angélique. J’ai eu peur.

— Peur de moi !

Il répéta, amer :

— Peur de moi !

Et il ajouta sans la regarder :

— Est-ce que je suis un homme, moi ?

Et un instant il regarda devant lui, fixement, durement, sans parler, puis, tout à coup, frissonnant de la tête aux pieds, il se leva comme si un souffle subit d’épouvante le secouait et il s’écria :

— Qu’est-ce que nous faisons ici, vous et moi ? Allons nous-en. Venez. Allons-nous-en vite. Déjà dix heures qui sonnent… oh ! entendez-vous, déjà dix heures.

Suzanne laissa les dix coups vibrer et s’éteindre avant de quitter son abri.

À l’entrée de la ville, elle vit les deux jeunes gens se séparer, et elle hâta le pas pour arriver en même temps que Michel afin de ne pas le laisser s’inquiéter devant une porte muette. Elle marchait très vite dans une sorte de rêve. Toutes ses idées allaient et venaient dans sa tête, s’entrechoquant, ballottées et confuses. Il n’y en avait qu’une qui fût très distincte. C’était plus qu’une idée, c’était un fait qui lui crevait les yeux à l’aveugler. Coûte que coûte, il fallait compter avec lui.

Quand elle eut atteint sa demeure, la boutique des Charpon était déjà close, barricadée pour la nuit dans son armure de planches, mais à travers les joints de la boiserie on voyait un filet de lumière filtrer, et à l’intérieur on entendait des voix.

Suzanne regarda un moment la devanture fermée, rassurante, et elle balbutia le cœur serré :

— Une Charpon !

Et elle s’expliqua l’attention qu’avait toujours prêtée Angélique à tous ses mouvements, à elle. Peut-être un sentiment latent avait-il préservé cette enfant de la contamination d’un vulgaire entourage.

Au moment où elle introduisait la clef dans la serrure, Michel la rejoignit.

Ayant trouvé la porte close, il avait erré aux environs, le cœur bourrelé de regrets, se figurant sa tante Suzanne courant seule au hasard des routes à sa recherche ; mais ne sachant de quel côté la trouver, il était resté dans le voisinage de la boutique où il entendait aller, venir, parler.

— Tante Suzanne, murmura-t-il, confus. Me voici ? Je suis revenu beaucoup trop tard. Je vous ai inquiétée !

Elle le regarda un moment au fond des yeux, très attentivement, sans parler, puis elle dit :

— Non… Je suis allée à ta rencontre… du côté de la forêt… J’avais encore beaucoup de choses à te dire, mais à présent il me semble que je ne sais plus bien ce que c’était.

Il la suivit dans l’escalier obscur et ils se trouvèrent bientôt dans la chambre où quelques jours auparavant, ils avaient vu la lune abandonner son rideau de brumes.

Suzanne alla ouvrir les deux fenêtres et elle dit :

— Veux-tu de la lumière ?

— J’aime beaucoup l’obscurité, dit-il. Au séminaire, quand tout le monde dort, je me relève quelquefois et je vais m’accouder à la fenêtre pour regarder du côté de nos monts. La nuit, la pensée franchit mieux les distances.

Suzanne ne répondit pas tout de suite. Elle s’assit à côté de lui et ils restèrent quelques minutes silencieux. Enfin d’une voix basse, incertaine, tremblante, elle demanda :

— Est-ce que tu n’as rien à me dire ?

Il réfléchit, hésita, puis il dit :

— Oui, tante Suzanne… j’ai une prière à vous faire.

— Fais-la. Pourquoi ne la fais-tu pas tout de suite ?

Il sourit d’un sourire pâle et dit :

— C’est comme un testament !

Et il continua :

— Je voudrais être sûr, quand je ne serai plus ici, que vous veillez sur Angélique Charpon. Cette enfant se perdra si personne ne s’occupe d’elle.

— Autrefois, dit Suzanne, j’ai essayé plusieurs fois de te consulter à son sujet, mais tu ne voulais pas.

Il balbutia :

— Oui… je sais… je sais… Mais j’y ai pensé depuis. Il ne faut pas l’abandonner, ou elle sera la proie du mal.

Suzanne reprit :

— C’est tout ce que tu as à me dire.

Il se leva, marcha jusqu’à la fenêtre et s’y tint un moment immobile, les bras croisés sur sa poitrine, puis il revint lentement et murmura :

— Encore ceci. Avant de me rendre à la cure qui me sera désignée, je voudrais ne pas revenir ici. Je voudrais ne plus revenir ici, jamais.

— Pourtant, dit-elle, c’est ici qu’est la tombe de ton père.

Il ne répondit rien, pas un mot.

Elle reprit :

— C’est tout ce que tu as à me dire ?

Michel ensevelit sa tête dans ses mains comme pour mieux réfléchir. Il tint longtemps sa figure ainsi cachée. Quand il la découvrit elle était pâle, mais tout à fait tranquille, et il dit d’un ton calme :

— C’est tout.

Suzanne tressaillit.

C’était donc vrai qu’il aurait le courage d’aller jusqu’au bout, de jeter, derrière lui, pour complaire au souvenir d’un mort et à ses propres exigences, à elle, tout ce qu’un cœur jeune, passionné, avide de joies honnêtes, réclamait de la vie. Il piétinerait sur sa propre existence pour satisfaire des vanités étrangères, en brave, sans regarder en arrière et sans un mot de reproche à personne.

Elle le prit brusquement par les deux épaules et le secoua :

— Pourquoi mens-tu ? dit-elle suffoquée, ce n’est pas vrai… ce n’est pas tout !

Il se dégagea, détourna la tête et balbutia :

— Moi… je… je… Non…

Il continua d’une voix vibrante, douloureuse :

— Qu’est-ce que vous faites, tante Suzanne ? Je n’ai plus rien à désirer ni à demander à présent, non. Mais j’ai besoin de tout mon courage et vous me l’ôtez.

— Du courage, dit-elle, pourquoi faire ? Tu ne comprends donc pas ?

Et comme il la regardait sans répondre mordu d’une espérance aiguë qui l’effrayait par sa violence, elle ajouta sourdement :

— Je ne veux pas, moi, que tu t’immoles tout vivant, comprends-tu ? J’ai mal interprété les secrets désirs de ton père et mal accompli ma mission. Ce que je te dis, je te le dis de sa part. Prends-la puisque tu l’aimes. Je te la donne, je te la donne, entends-tu ?

Michel resta un moment assommé, muet, stupide, puis doucement il glissa à terre devant elle, l’entoura de ses bras et roula sur les genoux maternels sa tête aux cheveux ras et touffus. Des sanglots sans larmes l’étranglaient. Il murmurait d’un ton saccadé :

— Tante… tante Suzanne !

Et tout à coup, comme un tout petit enfant sur les genoux de sa mère, il pleura de vraies larmes, chaudes et abondantes.

D’un souffle le prêtre avait disparu, et un homme aux passions fortes, libéré brusquement de ses liens, avait pris sa place.

Suzanne, d’une main légère, apaisante, lui caressait les cheveux sans parler, tandis que son esprit actif regardait déjà du côté de l’avenir.

Il y avait une chose qu’elle ne pouvait absolument pas accepter : le voisinage intime de Rose et de Charpon. Elle voyait clairement l’œil méchant de Charpon luire de triomphe sous la paupière froissée, et la face pâle de Rose s’allumer d’une joie bête et bavarde. Elle pouvait tout supporter sauf la proximité de ces deux êtres.

Et tout de suite son parti fut pris. Elle vendrait la maison de ses pères, où elle avait cru jadis s’établir pour mourir, et de sa modeste fortune elle acquerrait pour Michel une petite terre qu’il pourrait, à force de travail, agrandir et enrichir. Elle la choisirait loin de leur lieu natal, pour arracher Angélique à son milieu et créer, entre elle-même et Rose, une définitive séparation. Hâtivement, elle cassait un à un tous les fils qui l’attachaient au passé, sentant à chaque rupture, un appel sourd de tous ses instincts l’attirer vers ces choses finies qu’il fallait quitter.

Sa main s’arrêta tout à coup sur le front de Michel, et elle murmura à mi-voix :

— Si seulement ce n’était pas une Charpon, nous aurions pu…

Michel se leva brusquement :

— Tante Suzanne, balbutia-t-il, je suis un lâche d’accepter votre sacrifice ; il est trop grand pour vous. Laissez-moi accomplir ma destinée.

Malgré l’obscurité, elle vit nettement, debout devant elle, le jeune homme à la taille grande, droite et flexible comme une tige de peuplier. Dans cette pénombre, il était si semblable à son père, qu’autour de la vieille cicatrice, une douleur sourde et complexe travailla un moment. Oui, il ressemblait à s’y méprendre à Valentin, mais il était plus fort, plus noble, plus généreux !

— Comment dis-tu, s’écria-t-elle. Un sacrifice ? Un sacrifice ? Mais ce n’est qu’à partir d’aujourd’hui que tu es vraiment mon fils ?

En même temps, maternelle, elle lui ouvrit ses bras.

Il s’y blottit comme un enfant et il resta quelques secondes suffoqué d’émotion, étranglé, incapable d’émettre un son. Enfin, il articula péniblement :

— Une mère, oh ! oui, tante Suzanne, plus qu’une mère !

Cette fois, jusqu’au fond de l’âme, Suzanne se sentit heureuse !




VIVRE À PARIS




I


Micheline était partie pour Paris le lendemain de son altercation avec Jules.

Longtemps avant de la connaître, la grande ville merveilleuse l’avait attirée, mais depuis le jour où, toute jeune mariée, elle avait circulé au milieu de la cohue des boulevards et respiré à longs traits l’atmosphère ensorcelante, pleine de tapage et de poussière, elle avait pris tout bas la résolution de vaincre coûte que coûte la résistance probable de Jules à ses projets d’avenir. Elle s’était juré de venir établir un jour son ménage dans quelque coin de cette capitale adorée, où, cédant à d’instantes sollicitations, son mari l’avait conduite au sortir de la mairie.

Cette idée fixe, avec le désordre jeté dans leurs finances par l’escapade à Paris, avait, dès le début de leur installation, suscité quelques tiraillements entre les nouveaux mariés.

À satisfaire les curiosités et les éblouissements insatiables de Micheline, Jules Carpier, fermier aisé, propriétaire d’un lopin de terre suffisant à le faire vivre, d’une vie réglée et modeste, se trouva avoir plus dépensé pendant une courte semaine de vie conjugale que pendant les vingt dernières années de son célibat. En considérant sa bourse plate et en songeant à ses économies écornées, il avait eu des mouvements d’humeur. Mais, dès qu’il se retrouvait auprès de Micheline, qu’il voyait tout près de lui, la bouche rieuse aux dents intactes, le buste plein, la peau fine de camélia au blanc solide, et les deux petites narines un peu ouvertes et toujours frémissantes de sa jeune femme, sa mauvaise humeur se traduisait à peine en conseils timorés, tout ouatés de précautions.

C’était plus fort que sa raison, cette frayeur qu’il avait de contrarier Micheline, et cet attrait puissant qui l’avait poussé jadis à la courtiser en dépit de l’avis unanime de toute sa parenté, de tous ses amis, en dépit même d’une petite protestation intérieure l’avertissant que cette jolie fille, à la peau satinée, n’éprouvait rien à son endroit, pas même la curiosité d’une vie nouvelle, et qu’elle le prenait uniquement pour s’affranchir du travail de la campagne qui hâle le teint, déforme les mains et avale d’une seule bouchée la jeunesse en fleur.

Escomptant l’avenir qui offrait à ses espérances un plus solide appui que le présent, il s’était dit : « Le temps l’assagira. Quand elle aura sa maison à tenir, elle pensera moins à aller courir les rues de Paris ; quand elle sera mère, elle n’y pensera plus du tout. Sa fantaisie s’endormira dans le berceau de son premier garçon. »

Tous les soirs de l’été précédent, il avait donc continué à courtiser Micheline à l’ombre du pommier qui ombrageait la maison isolée qu’elle habitait avec sa mère. Veuve d’un employé de commerce d’une maison de Paris, celle-ci jouissait d’une toute petite rente viagère suffisante à l’empêcher de mourir de faim, mais non à préserver Micheline du travail de la campagne qu’elle détestait.

Le mariage avait eu lieu au commencement de l’automne, et quelques semaines après la cérémonie la mère était morte subitement comme si, sa fille casée, elle n’avait plus rien à faire ici-bas.

Contre la ferme attente de Carpier, il n’était point né de garçon dans le jeune ménage. À sa place, une petite fille chétive, un vilain poupon ratatiné et ridé avait élu domicile dans le berceau de bois qui servait de père en fils depuis des générations et des générations aux nouveau-nés de la famille Carpier. Micheline, avec son goût de beauté, d’élégance, de luxe, trouva hideux ce petit être mal venu, pleurant au fond d’une couchette de bois, et elle le cacha avec obstination à tous les visiteurs du dehors.

Jules Carpier rentra un jour hors de lui. Il avait surpris, au sujet de son enfant, des bruit étranges circulant dans le pays. Les mots de monstre et de honte pour le village avaient même été prononcés tout bas.

Tout ce que son pauvre cœur déçu avait amassé d’amertume depuis son mariage fit une formidable explosion qui éclaboussa de reproches à la fois la femme, la mère et la ménagère.

Les lèvres pâles et serrées, Micheline l’écouta stupéfaite, tandis que ses grands yeux d’un gris sombre considéraient attentivement sa propre image de femme outragée dans la glace qu’elle avait forcé Jules de lui acheter à leur passage à Paris. Mais quand Jules, impatienté de son apparente inattention, la prit par le bras pour la forcer à l’écouter, elle le secoua brusquement :

— Laisse-moi. Ce que tu m’ennuies, toi !

Jules fut subitement dégrisé de sa colère. Il balbutia :

— Ne te fâche pas, Micheline. Je suis trop violent Mais, tu comprends, cela me rend fou d’entendre dire de la petite… de ces choses… de ces choses… Aussi, pourquoi la cacher à tout le monde comme tu fais ? Ça n’a pas de sens commun, la mignonne !

Micheline se mit à rire d’un rire perlé en répétant entre ses dents éblouissantes :

— La mignonne ! Ah ! que tu es drôle, toi, non !

Carpier sentit un frisson lui glisser le long de l’échine et sa colère lui revint plus violente. Il reprit sa femme par le poignet, mais durement cette fois, et il la tint ferme, lui soufflant sur la nuque une haleine pressée :

— Laisse ce miroir, entends-tu ?

Suffoquée de surprise, Micheline se retourna prestement, tandis qu’avec la véhémence outrée des êtres faibles, qui parviennent à se libérer un moment de l’esclavage, Carpier lui jetait à la face tout un flot d’outrages. Elle était une sans cœur, un chiffon de vanité, une mauvaise femme, une mauvaise mère, une créature à attirer la malédiction sur ses talons partout où elle irait. Tout ce qu’on lui avait dit dans le temps pour l’empêcher de la prendre, c’était vrai, c’était vrai, on n’en avait pas dit assez…

Micheline laissa passer le torrent sans l’arrêter. Quand il fut épuisé, elle dit, glacée :

— Dans ce cas, moi, je suis bien sotte de rester à m’ennuyer ici. Si tu crois que je m’amuse dans ce trou où l’on ne voit rien passer que des bêtes ! Et s’il faut encore s’entendre insulter chez soi ! Merci, j’en ai plus qu’assez, moi, de cette existence-là. Je te délivrerai de moi, puisque je te pèse sur les épaules ; je saurai assez me tirer d’affaire seule, là-bas, et j’aurai au moins la paix.

Jules Carpier tressaillit. Depuis que la petite fille était née, il croyait que, Micheline trouvait enfin chez elle de quoi satisfaire son amour de changement et que, tout en n’étant pas une mère caressante ni démonstrative, ce qui n’était pas dans sa nature, elle se sentait désormais attachée à son foyer par d’imbrisables liens. Chez ce campagnard de vieille race l’idée de la famille, le respect d’une tradition de devoirs, clairs et précis, où la conscience n’avait pas à intervenir tant il semblait impossible d’hésiter, ce legs du passé accepté simplement comme une nécessité indiscutable occupait une place si inattaquable que, depuis la naissance de son enfant, il n’avait plus un seul instant songé à la fantaisie ridicule de Micheline de vendre la terre et d’aller s’installer à Paris.

Elle y songeait donc encore à cette folie, mais non, c’était à autre chose qu’elle songeait à présent. Elle songeait à aller mener, dans cette ville maudite, une vie d’indépendance. Elle songeait non seulement à le quitter lui, — cela ce n’était rien, il savait bien qu’elle ne l’avait jamais aimé, — mais, sans un sursaut d’émotion, elle songeait à quitter la petite fille dans son berceau, car c’était bien cela que signifiaient ces paroles : « Je saurai assez me tirer d’affaire seule là-bas. » C’était si monstrueux, qu’il restait sans voix, bouche close.

Il lâcha enfin le poignet de Micheline, qu’il avait tordu jusque-là dans ses doigts durs d’homme en colère, et, se laissant tomber sur une chaise à côté du berceau où l’enfant commençait à geindre à travers ses gencives violettes, il se prit la tête entre les mains et balbutia :

— Mon Dieu, mon Dieu… après douze mois en arriver là !

Et machinalement, pour faire taire la petite qui pleurait en grimaçant, il mit le pied sur la bascule de bois et fît osciller le berceau, tandis que Micheline laissait couler de ses lèvres un déluge de paroles amères. Pourquoi donc l’avait-il prise contre le gré de tout le monde ? Est-ce elle qui l’avait jamais relancé, par hasard ? Pourquoi l’avoir poursuivie de son offre obstinée pendant plus de deux ans quand elle ne songeait pas plus à lui qu’à la lune, pour aller se plaindre d’elle ensuite partout, au dedans comme au dehors ? Ce qu’elle en avait assez de cette vie là, non !

Quand elle s’arrêta, à bout de souffle, Jules Carpier resta un temps très long sans lui répondre. Pendant les quarante années de son existence, il avait vu bien des fois naître et mourir autour de lui, et, à tour de rôle, la joie et le deuil franchir le seuil de la vieille maison dont aujourd’hui il était légitime propriétaire, mais jamais ni la joie, ni le deuil n’étaient entrés chez lui avec fracas. Les choses se passaient sans bruit, avec la même stricte décence, et personne ne lui avait enseigné l’art de batailler avec la langue. Si la colère ne lui soufflait pas ses mots, ils arrivaient lentement à sa bouche, et sa colère venait de se dissiper pour faire place à une angoisse du cœur qui lui collait les lèvres. Aucune des objections qui se pressaient dans sa tête, l’honneur du foyer, l’enfant, le devoir, ne serait assez puissante pour combattre la folle fantaisie de Micheline ; il les sentait sans valeur, tandis que l’impossibilité où il était de se passer d’elle se précisait de plus en plus.

L’honneur, l’enfant, le blâme extérieur de ceux qui lui avaient crié gare avant le mariage et dont chaque parole dissimulerait désormais un sourire de pitié, toutes ces blessures du cœur et toutes ces humiliations de l’amour-propre n’étaient rien auprès de la disparition de Micheline du foyer conjugal. Même si sa femme avait là-bas un sort assuré, un gagne-pain avouable, il ne consentirait pas à la laisser partir. Jamais !

La voix brève, cassante, il l’interrogea :

— Et pour vivre là-bas, qu’est-ce que tu feras ?

— Je gagnerai mon pain comme une autre.

— Comment ? Qu’est-ce que tu feras ?

Elle le regarda fixement, avec un éclair dans sa prunelle sombre :

— C’est ça qui t’inquiète ? Tu y tiens tant que ça à ton nom de paysan ? N’aie pas peur, je n’ai pas le goût des vilenies, moi. Je n’y ferai pas un seul petit accroc à ton nom. Es-tu content ?

Il se tut de nouveau, arrangeant dans sa tête les mots qui s’y battaient en désordre. Enfin, il lui jeta à la figure sa volonté tout d’une haleine :

— Tu resteras ici, comprends-tu, à ta place, entre ton mari et ton enfant. En voilà assez de bêtises pour aujourd’hui !

Et quittant le berceau qu’il n’avait pas cessé de balancer du pied, il se leva pour en finir. Du fond de la couchette aussitôt des cris s’échappèrent, des cris aigus d’enfant en proie à d’obscures souffrances, la plainte désolée d’un être malingre protestant de toute son énergie contre des lois méchantes et incompréhensibles l’accablant sans pitié.

Le père se pencha sur le berceau et enleva dans ses bras le poupon grimaçant. Jusqu’à ce qu’il fût calmé, il le berça doucement. Lorsqu’il le vit tout à fait apaisé, il vint se placer en face de Micheline, restée depuis la déclaration nette et décisive de son mari muette, blanche et rigide, et il murmura :

— Il ne faut pas m’en vouloir, Micheline, si je ne puis pas me passer de toi, ni la petite non plus. Si seulement tu pouvais nous aimer un peu tous les deux, nous pourrions être si heureux !

Et plaçant brusquement l’enfant entre les bras de sa mère, il répéta sourdement :

— Nous pourrions être si heureux tous les trois !

Micheline ne répondit rien. Elle reçut le dépôt sans prononcer une syllabe. La voyant garder contre sa poitrine la petite fille et la balancer doucement les yeux baissés, Carpier eut un élan d’espérance, une bouffée de joie folle. Il saisit la mère et l’enfant dans ses bras, les enveloppa d’une même étreinte et tout tremblant d’émotion, il balbutia :

— Ce n’était donc pas sérieux ce que tu disais tout à l’heure ? Mais pourquoi, alors, pourquoi me faire inutilement tout ce mal ?

Un sourire énigmatique se dessina sur les lèvres de Micheline, mais elle continua de se taire.

Ce soir-là, sans opposer son ordinaire résistance, elle se laissa cajoler, gâter, traiter comme une femme chérie qui revient après une longue absence. Jules Carpier fut aussi heureux qu’aux premiers jours de son mariage, lorsque, Micheline pendue à son bras, il arpentait les rues encombrées et tapageuses de Paris.

Il ne s’expliquait pas bien comment l’affreux cauchemar qui venait de le torturer s’était envolé si facilement ; il ne se rappelait pas nettement ce qu’il avait pu dire d’assez puissant pour retourner tout d’une pièce l’idée fixe de Micheline. Il avait l’âme d’un simple et il acceptait ce qui était honnête et juste sans chercher des causes à un fait, à ses yeux, naturel.

Le lendemain, avant que la cloche de l’église eût sonné midi, pressé de revoir Micheline seul à seul, Jules quitta les champs à la hâte, devança l’escouade de ses travailleurs, et arriva le beau premier. Endormie sur le dos au fond de sa couchette, il trouva la petite fille seule dans une maison absolument silencieuse. Micheline avait disparu.


II


— Micheline, eh ! Micheline ! Vous vous endormez aujourd’hui. Apportez-nous le café, s’il vous plaît.

Micheline se secoua :

— Voilà, voilà.

Il lui arrivait depuis quelque temps d’avoir ainsi des distractions subites et d’oublier son service.

Elle se faufila entre les tables du restaurant encombré de monde, circulant adroitement à travers les obstacles, apporta deux verres et les remplit jusqu’au bord du liquide bouillant. Les deux hommes, l’un noir à la barbe touffue légèrement givrée, l’autre, plus jeune, blond avec un œil d’acier, froid et scrutateur, tous deux la dévisageaient.

Comme elle s’en allait sans s’attarder une seconde, le plus âgé l’interpella :

— Décidément, Micheline, vous devenez maussade.

Elle sourit à peine, découvrant le bas de ses dents de neige et elle s’éloigna sans répondre.

Désappointé, son interlocuteur s’accouda sur la table et interrogea à demi-voix :

— Eh bien, qu’en penses-tu ?

— Elle a le teint trop blanc, malsain. Quant à cette tache dans la joue…

— Une misère, n’est-ce pas ? Si tu savais comme cela la tourmente. Cela devient une obsession et si je t’ai demandé de venir aujourd’hui, c’est pour pouvoir la rassurer à fond. Elle me fait pitié, cette femme, car, à part sa vanité du diable, elle est honnête comme de l’or.

Il se renversa sur sa chaise, réfléchit un moment, les yeux au plafond, puis, comme ils avaient fini leur repas, les deux hommes se levèrent et allèrent décrocher leurs manteaux.

Tout en boutonnant le sien d’une main pressée, le jeune homme blond reprit sa phrase interrompue :

— Quant à cette tache qu’elle a dans la joue, il faut qu’elle se fasse enlever ça le plus tôt possible. Ça… une misère !… C’est tout simplement…

Il s’arrêta net. Micheline venait de les frôler. Elle passa comme une flèche à côté d’eux sans les regarder, et tandis qu’ils s’éloignaient, elle alla s’appuyer à la fenêtre, le dos à la rue.

À droite, à gauche, en face d’elle, partout, de grandes glaces éblouissantes de propreté séparées les unes des autres par des moulures, des enjolivures de plâtre badigeonnées d’or, occupaient tous les panneaux.

Autrefois, si pressée qu’elle pût être par son service, Micheline ne passait jamais devant ces glaces sans y jeter un coup d’œil rapide, tandis que l’ivresse de se sentir un objet d’admiration pour des messieurs de Paris, de vrais messieurs aux mains blanches, l’affolait d’une joie froide mais profonde. Ce jour-là, dès que les deux amis eurent refermé la porte, ce fut un regard craintif, presque épouvanté, qu’elle risqua du côté de la glace.

Il y avait bientôt quatre ans que Micheline vivait à Paris. Protégée par une amie d’enfance placée dans la même maison et à qui elle s’était adressée à son arrivée, tout de suite, sur sa bonne mine, son air délibéré, son sourire engageant, elle avait été prise à l’essai, et malgré son inexpérience, elle avait eu vite fait de conquérir définitivement son poste. Bien que le service du restaurant, très couru, fût dur, que la fatigue physique lui cernât parfois les yeux d’un trait bleu, que l’air épais de ce local toujours plein de monde lui parût par moments irrespirable, elle trouvait, dans certains regards admiratifs et dans la jalousie mal déguisée de ses compagnes, une compensation amplement suffisante à pallier les inconvénients de la servitude. Il lui arrivait rarement de penser à sa première étape d’existence, non que celle-ci fût absolument effacée de sa mémoire, mais parce qu’elle éprouvait, en y songeant, un sourd malaise, et comme une obscure curiosité pénible. Un remords ? Non. Elle n’avait jamais interrogé suffisamment sa conscience pour lui laisser le temps de formuler un remords. À qui faisait-elle du mal en suivant honnêtement ses goûts, qui n’étaient pas tournés vers le travail de la terre ni vers les soucis de la maternité ? Avait-elle abandonné son enfant sans protection ou son mari sans consolation ? S’était-elle permis un pas ailleurs que dans le chemin de la plus stricte vertu ? Un remords, en vérité, mais de quoi ?

C’est ainsi qu’elle avait repoussé, les premiers temps, la pensée importune de la petite fille et du foyer désert. Peu à peu ce pâle souci s’était noyé dans des intérêts nouveaux, si différents des anciens qu’ils semblaient lui créer une existence entièrement détachée de celle du passé.

Un jour, il y avait environ trois semaines de cela, en se regardant au vol comme d’habitude dans les glaces pleines de lumière, Micheline aperçut sur sa joue droite une petite tache rouge inaccoutumée. Deux ou trois fois, ce jour-là, les habitués de la salle l’arrachèrent à d’insolites stations devant la glace où, de tout près, son souffle jetant sur le verre une fugitive vapeur, elle s’oubliait à considérer cette rougeur dont le centre accusait une légère enflure. À plusieurs reprises elle la frotta avec son mouchoir de poche, impatientée, et bientôt, tandis que sa joue gauche gardait sa pâleur froide de camélia, la droite se couvrit d’un rouge éclatant.

Le soir de ce jour-là, lorsqu’elle se retrouva seule enfin dans sa chambre louée au mois, vite, vite elle appliqua sur cette joue en feu une compresse d’eau glacée et elle s’endormit promptement pour faire avancer le temps, bercée de l’espoir que six heures de bon sommeil, avec cette compresse mouillée, rafraîchiraient suffisamment sa peau pour en chasser toute irritation. De minuit à six heures elle dormit tout d’un somme, mais tout de suite, en ouvrant les yeux, elle sentit, sous la compresse desséchée, la brûlure de la veille avivée par l’application du linge durci. Bon gré mal gré il fallait supporter cette petite misère qui allait l’enlaidir pendant plusieurs jours, il fallait se résigner et prendre patience !

Deux semaines entières s’écoulèrent sans amener de changement sensible, bien que Micheline, pour activer le travail de la nature, essayât toutes les nuits l’application d’un remède différent, les variant à l’infini, soutenue par l’espérance tenace de découvrir enfin celui qui conviendrait à son mal.

Et peu à peu l’immobilité même de cette tache mystérieuse lui tortura l’esprit. Cela devint une obsession de toutes les minutes. Elle aurait mille fois préféré la voir grandir, s’envenimer, avoir le cours ordinaire des choses : la croissance, le déclin et la fin, que s’éterniser dans un état stationnaire sans issue apparente.

Elle ne savait plus qu’inventer pour stimuler la lenteur incompréhensible de la nature, et un soir enfin, pour tirer coûte que coûte ce mal mystérieux de son apathie, le forcer à activer son travail, elle piqua du bout d’une aiguille le bord de la tache. Elle ne ferma pas l’œil de toute cette nuit-là. Elle se tournait et se retournait sans savoir pourquoi, la tête en feu.

Le lendemain, quand elle arriva de grand matin faire son service, Julie Dupont, l’amie à qui elle devait l’entrée de la maison, la regarda longtemps stupéfaite. Enfin, elle lui dit :

— Qu’est-ce que c’est que cettè tache que tu as dans la joue ?

De toutes ses compagnes, Julie était la seule avec qui Micheline eût gardé quelques rapports affectueux. Ce n’était plus tout à fait l’intimité d’autrefois. Toute bonne fille qu’elle fût, Julie avait eu, par-ci par-là, des moments de vexation à côté de cette superbe Micheline à qui tout le monde souriait. Un rien de rivalité, glissé dans les relations des deux amies, avait agi comme dissolvant. Julie, d’ailleurs, n’avait jamais pu, malgré les explications plausibles de Micheline, excuser tout à fait la désertion de l’épouse et de la mère. Il lui en restait dans l’esprit un blâme d’autant plus solide que Micheline ne lui avait jamais permis de l’exprimer tout entier. Les deux amies ne se faisaient plus que de loin en loin leurs confidences, en ayant soin d’envelopper le récit de leurs expériences de sous-entendus expressifs pleins de mystérieuses possibilités.

Ce matin-là, pourtant, en voyant à la lumière grise du grand matin, la joue échauffée de Micheline et cette tache plus sombre à côté du nez, le cri de surprise de Julie sortit aussi spontanément de son bon cœur que de ses lèvres. Au milieu de l’affolante besogne de ses journées, elle n’avait pas eu l’occasion de regarder autrement qu’en courant le visage de Micheline ; c’était la première fois que cette joue malade, irritée par la piqûre d’aiguille, la frappait. Elle reprit :

— Mais qu’est-ce que c’est ?

D’une main nerveuse, Micheline avait caché sa joue sous son mouchoir et elle pesait sur la place sensible avec impatience. Elle répondit enfin d’un ton bref :

— Une stupide petite misère qui vient comme exprès se planter au beau milieu du visage. Est-ce que ça se voit beaucoup ?

— Mais, dit Julie, hésitant un peu, quand on te regarde du côté droit. Du côté gauche on ne voit rien. Tu devrais mettre de la poudre.

Micheline courut à la glace. Folle qu’elle était, en vérité, elle avait oublié de se poudrer la joue ! La place malade, privée du léger duvet de neige, paraissait plus écarlate que jamais ; cependant, en la considérant attentivement de tout près, elle eut un petit soulagement. Au milieu de la tache, un point dur, une petite tête se montrait. Enfin, enfin, cela allait pousser, grandir et puis sécher ! Chargeant Julie de prévenir quelle s’était sentie indisposée et qu’elle resterait deux jours absente pour se remettre, elle se sauva.

Elle passa les deux journées qui suivirent la joue cachée sous une compresse adoucissante. Enfermée dans une réclusion absolue, touchant à peine aux provisions qu’elle s’était achetées, elle se promenait de long en large avec une sensation d’isolement, de vide, de froid qu’elle n’avait jamais connue.

Par la fenêtre ouverte, elle voyait fourmiller toute la cité fumeuse et triste des cheminées de Paris, tandis que, par la même ouverture, l’âcre odeur de la suie entrait à flots mêlée à l’air attiédi d’une fin d’avril pluvieuse.

Elle regrettait de n’avoir pas prié son amie de taire la nature de son indisposition où plus d’un, déjà, avait vu un thème à plaisanterie. Ce badinage l’avait blessée jusqu’au fond de l’âme, comme si, en dépit de ses efforts constants pour la déloger, une inquiétude, une ardente inquiétude la rongeait sournoisement à cette place.

Dès qu’elle se trouva livrée à la solitude, ses appréhensions, jusque-là vagues et indéfinies, prirent d’autres allures. Elles se formulaient en questions précises qu’elle n’osait pas résoudre. Chaque fois qu’un élancement douloureux à la joue lui rappelait que le mal, momentanément caché à ses yeux, était toujours à la même place, elle se demandait avec un spasme au cœur ce que c’était que cette misère, si vraiment ce n’était qu’une misère, ou si quelque mal sérieux couvait ainsi sous sa peau dans le mystère, un mal grave menaçant de détruire sa fraîcheur et sa beauté.

Pendant les deux nuits séparant ses longues journées d’inaction ; elle dormit peu. Quand tout bruit avait cessé dans la maison et qu’elle n’entendait plus que le roulement presque ininterrompu des voitures attardées de la nuit, ou des véhicules devançant l’aurore, elle songeait au grand silence apaisant de la campagne, où le sommeil est un véritable repos, une halte sans fièvre entre les heures du travail. Elle restait des éternités les yeux grands ouverts, exaspérée pour la première fois par le tapage énervant de la rue, et, au milieu de cette insomnie épuisante, des lambeaux du passé traversaient comme de demi-rêves son esprit fiévreux. Elle voyait Jules Carpier s’en aller de grand matin au travail, elle entendait distinctement le bruit de ses gros souliers dans la chambre ; elle revoyait le petit être ridé et rougeaud s’endormant sur le dos au fond de sa couchette après avoir été longtemps, longtemps bercé ; elle se voyait elle-même, enfin, courir comme une voleuse dans les sentiers, courir à toutes jambes pour atteindre le train de Paris à son passage…

Le jour de sa rentrée venu, fatiguée de se tourner et de se retourner sans trouver le sommeil, elle se leva de grand matin. Une pâle lueur, l’aurore froide d’une journée sans soleil, commençait à pénétrer dans la chambre. Sa bougie allumée à la main, elle s’approcha du miroir pendu à côté de la fenêtre, enleva le pansement appliqué sur sa joue l’avant-veille et tout de suite elle soupira soulagée. Il y avait un mieux, un mieux sensible que la fraîcheur de l’air matinal accentuait.

Elle badigeonna de poudre la joue malade avec un soin particulier, l’étira et la gonfla tour à tour pour se mieux convaincre d’une diminution de raideur, sans cesser d’être travaillée par de sourdes inquiétudes, par de vagues appréhensions de différente nature au fond desquelles passait, par moment, une vision éclatante de la toute petite place qu’elle occupait au milieu du brouhaha de la grande ville, de son absolue insignifiance même auprès de ceux dont les quotidiennes flatteries de quelques instants avaient suffi à la faire vivre contente.

Depuis le misérable accident de sa joue n’avait-elle pas lu dans plus d’un œil une surprise amusée ? N’avait-elle pas éprouvé ailleurs un changement de voix et de manières, un désintéressement immédiat, cruel, qui ne trouvait pas même nécessaire de s’expliquer ? Seul, un homme l’avait questionnée avec intérêt et lui avait témoigné de la pitié. Mais ce même homme n’avait jamais voulu ajouter foi aux récits qu’elle lui avait faits de son passé. Une femme qui abandonne foyer, mari et enfant, pour la joie de vivre à Paris dans un servage éreintant, lui avait paru une fable si insoutenable que plus d’une fois, sans prendre la peine de la contredire, il en avait ri ouvertement devant elle.

Et pourtant c’était vrai, qu’elle avait un foyer, un mari, un enfant Et c’était vrai qu’elle s’était détournée avec une horreur instinctive de tout ce qui pouvait l’obliger à subir sans révolte des paroles humiliantes, de tout ce qui pouvait la distraire du culte absorbant de sa personne, de sa stature de reine, de sa peau blanche et fine de fleur de serre.


III


En descendant ce matin-là le boulevard Saint-Denis et le boulevard Poissonnière pour se rendre à son poste, Micheline songeait avec une acuité inaccoutumée aux choses du passé, comme si la crise douloureuse qu’elle traversait secouait à fond son cœur et sa mémoire et amenait à la surface des dessous inconnus. C’était une songerie très lucide, sans regrets ni désirs, une sorte de fascination inconsciente tournée vers le temps où son cœur orgueilleux ne prévoyait pas d’humiliation possible.

Tout d’abord, l’accueil de Julie la réconforta. Plus amicale qu’elle ne l’avait été depuis longtemps, son amie s’informa de la joue malade, avec intérêt, et, après un examen attentif, elle déclara enfin qu’il y avait, en effet, un mieux, un léger mieux.

Mais quelques minutes plus tard Micheline vit cette même Julie chuchoter quelque chose à l’oreille d’une de ses compagnes de service, et tout de suite les deux femmes la regardèrent en même temps. Il sembla alors à Micheline que la voix de Julie, en lui parlant tout à l’heure, avait une note de condescendance, quelque chose qui sonnait comme de la pitié. Dès qu’elle se sentit sûre de n’être observée par personne, elle se regarda à la dérobée dans une des grandes glaces limpides et elle resta suffoquée devant son visage changé, méconnaissable. Fuyant le contact de Julie avec l’effroi d’une bête blessée qui a peur d’être touchée à la place de son mal, elle travailla toute cette matinée-là comme un automate ; mue par l’intense désir de dissimuler sa brûlante inquiétude, et, en même temps, dévorée d’impatience de voir arriver les habitués de midi, dont l’un lui avait promis d’amener un ami, un jeune docteur d’avenir, qui d’un coup d’œil saurait discerner la nature de son mal.

Ils étaient venus, en effet, et elle les avait servis tous les deux, le noir et le blond. Incapable de desserrer les dents devant le mutisme de ce jeune homme inconnu dont le regard aigu lui était entré dans le cœur comme un scalpel, elle avait rôdé autour de la table pour surprendre ses paroles, mais il n’avait parlé d’elle qu’au moment où il se croyait sûr de n’être pas entendu, et ce qu’il avait dit, elle l’avait saisi au vol, mot à mot.

Appuyée le dos à la fenêtre, elle se le répétait avec un toc-toc sourd dans la poitrine qui la secouait tout entière. « Il faut qu’elle se fasse enlever ça le plus tôt possible ; ça… une misère ? c’est tout simplement… »

Avant de terminer sa phrase, le jeune docteur l’avait aperçue, il s’était tu instantanément sans prononcer le nom de ce mal odieux qu’elle avait dans la figure. Mais qu’importait le nom ? Le fait, le fait terrible était là, suffisant à l’assommer. La souffrance, l’attirail hideux des opérations, l’horreur d’un séjour entre des murs d’hôpital, toutes ces répugnances physiques qu’elle avait crues insurmontables ne lui semblaient plus rien auprès de la probabilité de rester défigurée, de devenir pour ceux qui l’avaient connue un objet de pitié, et pour les nouveaux venus un être indifférent sur qui le regard glisse inattentif.

La salle s’était vidée peu à peu. Dès que Micheline se sentit assez maîtresse de sa voix pour parler sans trahir son angoisse, elle appela Julie et elle lui dit à la hâte :

— Je ne sais pas ce que j’ai, je me sens tout à coup très malade. Je m’en vais un moment ; si on s’aperçoit de mon absence, tu diras que…

Julie l’interrompit, la voix compatissante :

— Ma pauvre Micheline, en effet, tu as l’air d’une morte. Tu es d’une pâleur, mais d’une pâleur… Oui, va-fen, va-t’en vite, le grand air te remettra ; on étouffe ici aujourd’hui.

Elle l’accompagna quelques pas et elle ajouta d’un accent vrai, sincère :

— Et tu sais, si je puis t’être utile en quoi que ce soit, tu n’as qu’à dire.

Cette fois, l’attitude et le ton de Julie ne blessèrent pas Micheline. Depuis quelques minutes le soleil avait changé d’orientation pour elle, et ce phénomène lui bouleversait le cœur et les idées. Elle murmura :

— Merci… merci ! Oh ! oui… ne m’abandonne pas, toi. Je t’écrirai.

— Tu m’écriras ? Mais nous nous verrons demain, n’est-ce pas ?

— C’est vrai… Nous nous verrons demain. La tête me tourne tellement que je ne sais plus ce que je dis. Adieu, je m’en vais.

Elles échangèrent une poignée de main chaleureuse d’où avait disparu toute trace de rivalité, et Micheline s’en alla.

£lle se retrouva au milieu de la banale cohue qui longe, affairée, les luxueux étalages des grands boulevards, et elle se fraya un chemin à travers le monde, son mouchoir de poche appliqué sur la joue malade. Le soleil, qui ne s’était pas montré de toute la journée, parut un instant jetant sur ce coin de vie mouvementé et brillant, un brusque jet de lumière ; puis il se recacha hâtivement sous l’épaisse couverture de brumes et continua à circuler derrière le brouillard comme un astre mort.


IV


Un mois s’était écoulé lorsque la porte de l’hôpital, où Micheline était restée enfermée pendant quatre longues semaines, s’ouvrit de nouveau devant elle, et qu’elle se retrouva seule dans une rue inconnue d’un quartier absolument nouveau pour elle.

Un mois ! Elle avait fait un séjour d’un mois entre les murs de cette grande maison silencieuse où tant de cruelles misères avaient coudoyé la sienne, où tant d’idées effrayantes avaient assailli sa tête affolée et fiévreuse.

Le jour même de son arrivée, dès qu’elle eut subi l’examen médical, à côté de son angoisse ordinaire, elle en sentit se dresser une autre, plus effrayante que l’ancienne.

À peine le chirurgien, à l’air bourru, eut-il jeté les yeux sur elle, qu’il murmura :

— Oh ! oh ! ce sera pour demain matin.

À cette exclamation, toutes les questions brûlantes que Micheline avait préparées lui retombèrent sur le cœur. Les lèvres tremblantes, elle articula péniblement :

— Est-ce que c’est dangereux, ce mal ?

Un non bref, impatient, le non d’un homme pressé, habitué à couper court à toute explication par ce monosyllabe indiscutable, lui ferma la bouche. On l’avait emmenée à la hâte, tandis que dans la chambre étouffante du docteur le long cortège des misérables se continuait

L’idée de la mort, l’épouvante de la mort s’était emparée d’elle avec une telle violence qu’elle passa toute la longue journée sans pouvoir rien avaler et l’interminable nuit sans réussir à s’endormir une seconde.

Auprès de la possibilité de mourir, la pensée de sa beauté détruite la laissait tout à coup presque indifférente. Elle découvrait mille autres raisons de vivre qui jusque-là lui avaient paru sans valeur. Comme si, au premier contact d’une douleur vraie, le faux clinquant de son existence passée tombait en poussière et qu’aussitôt d’autres germes de vie sortissent de couches plus saines et plus profondes, elle aspirait à vivre avec une ardeur plus passionnée que jamais. Toute la nuit, tandis qu’autour d’elle se poursuivait la respiration du sommeil, entrecoupée, de ci, de là, de plaintes et de gémissements, elle resta, les yeux grands ouverts, seule en face de l’effroi de cet anéantissement possible qui l’avait prise à la gorge à l’improviste et l’étranglait.

Des bribes de prière retrouvées au fond de sa mémoire lui montaient aux lèvres et elle les marmottait tout bas, les reliant à son épreuve présente par des lambeaux d’invocation passionnée où l’ardeur suppliante s’alliait à une impatience pressante et presque impérieuse d’être entendue.

Pas une fois sa pensée ne se tourna vers la salle dorée où naguère son image passait et repassait dans les glaces. L’idée de la mort la séparait de ce temps si proche, et ce récent passé se trouvait relégué, perdu au fond d’immenses distances, tandis que les choses anciennes se rapprochaient et prenaient pour se mouvoir tout près d’elle des figures attirantes qu’elle ne leur avait jamais connues. Oh ! si seulement elle pouvait traverser, saine et sauve, cette horrible crise qu’elle avait acceptée sans bien la comprendre et que personne n’avait pris la peine de lui expliquer ! Si elle pouvait vivre et retourner là-bas où elle avait laissé la petite fille endormie au fond de sa couchette ! Tous les sacrifices, tous les efforts, toutes les humiliations lui semblaient un jeu auprès de cette angoisse de mourir qui avait renversé d’un souffle toutes ses précédentes notions de la vie et du monde.

De grand matin, on vint la chercher et elle suivit ses guides avec une sorte d’empressement fiévreux. Tout valait mieux que cette horrible attente, tout. Une heure plus tard elle se réveilla la figure emprisonnée de linges et la tête pesante, mais consciente que la vie lui était rendue et qu’une nouvelle perspective d’années, toute une existence inconnue s’ouvrait devant elle, indéfinie et mystérieuse.

Julie vint la voir à quelques jours de là. Gênée en face de ce visage masqué de linges, ne sachant quelle consolation offrir, n’osant risquer aucune question touchant le mal de Micheline ni ses projets d’avenir, l’amie essaya de la distraire en lui racontant ce qui se passait là-bas, au restaurant. Un tel et un tel s’étaient informés d’elle. Quant à son ami particulier, il n’avait reparu qu’une fois, toujours accompagné de ce grand blond à l’air dur. Ils l’avaient questionnée au sujet de Micheline, et depuis on ne les avait plus revus ni l’un ni l’autre. Ne se souvenait-elle pas de ce grand blond à l’air dur qui était venu le jour où elle s’était tout à coup sentie si mal ?

Micheline, qui n’avait pas encore quitté sa couche d’hôpital, resta longtemps les yeux au plafond sans parler. Toute sorte de choses cruelles passèrent dans son esprit avant qu’elle formulât sa réponse. Enfin elle dit simplement :

— Je me souviens.

D’une voix un peu altérée, elle ajouta :

— J’aurai une cicatrice dans la joue, de là jusqu’ici.

Et comme Julie ne trouvait rien à répondre, elle reprit du même ton :

— Qui sait ? Peut-être que je reviendrai ici. Servir pour servir ; le costume sera différent ; voilà tout.

Julie se récria. Allons donc, Micheline sœur de charité, jamais de la vie ! On s’accoutume à tout ; avec le temps on ne l’apercevrait même plus, cette cicatrice. D’ailleurs, avec tout ce qui lui restait, elle n’était pas à plaindre, elle pouvait se présenter hardiment partout.

Ce fut le tour de Micheline de se taire. Quelque. chose dans les paroles de Julie la froissait sans qu’elle eût pu dire exactement quoi. Elle éprouvait un malaise d’esprit intense d’entendre exprimer à côté d’elle une de ses anciennes pensées devenue étrangère à son sentiment actuel, et elle ne découvrait aucun moyen de rétablir l’accord entre le passé et le présent.

Agitée, elle se retourna sur son matelas d’hôpital, inclina son visage malade du côté de la fenêtre et elle regarda longtemps dehors en silence ; enfin, elle dit :

— C’est le printemps.

En effet, c’était le printemps. Déjà les hirondelles plongeant des hauteurs fendaient l’air en zigzags capricieux, puis remontaient et retournaient se perdre dans le bleu lointain et pâle.

Micheline, sous les fortes émanations de cette salle d’hôpital saturée de désinfectants, percevait l’air tiède et pur de la saison nouvelle, et elle songeait que les lilas de la ferme, là-bas, ouvraient leurs premiers boutons, allaient d’heure en heure s’épanouissant…

Julie se leva. Ses minutes étaient comptées ; d’ailleurs, malgré toute sa pitié de bonne fille, elle ne trouvait rien à dire qui fût de nature à adoucir l’épreuve de Micheline.

En la voyant debout, Micheline se récria :

— Comment, tu t’en vas déjà ?

Julie allégua l’heure qui la talonnait, et les deux amies restèrent un instant silencieuses la main dans la main.

Enfin Micheline murmura :

— Dès que je serai guérie, je m’en irai là-bas… chez nous.

— Ah ! s’écria Julie avec un élan presque joyeux, tu as raison, c’est cela, c’est cela qu’il faut faire.

Et, l’œil humide, elle se pencha et mit sur la joue libre de bandages un baiser amical comme autrefois quand, toute petite fille, elle embrassait sa jolie Micheline derrière les haies fleuries avec cet appétit de tendresse, resté inassouvi au fond de son cœur, au milieu du tapage de sa vie vide et étourdissante. Elle continua d’une voix basse :

— Toi qui as un mari, un enfant, tu n’aurais jamais, jamais dû les quitter ! Pourquoi les as-tu quittés ?

C’était la première fois depuis que Micheline et elle travaillaient ensemble qu’elle avait osé aborder si franchement ce point délicat. D’ordinaire, Micheline lui imposait silence aux premiers mots ; ce qui la regardait ne regardait qu’elle. Cette fois, contrairement aux habitudes du passé, elle écouta le reproche sans se révolter. Après quelques secondes de rêverie, elle dit sourdement :

— C’est vrai je n’aurais jamais dû… Mais dans ce temps-là je ne savais pas… je ne savais rien de rien.

Et elle rêva de nouveau un moment, cherchant à traduire par des paroles les amertumes que, depuis son mal, elle avait dévorées tous les jours en silence, et aussi le conseil que l’effroi de la mort lui avait soufflé tout bas à l’oreille, mais elle ne put pas. Tout cela était encore confus dans son âme endolorie, cela se mouvait au milieu de trop d’incertitudes. Il n’y avait qu’une chose qu’elle sentait nettement : le désir de s’en aller, de ne plus voir la scène de ses cruelles expériences, de ne plus entendre le vacarme de Paris, de se retrouver au milieu des choses d’autrefois…


Et la porte de l’hôpital venait de se fermer sur elle.

Elle se retourna et embrassa d’un coup d’œil le massif bâtiment qu’elle quittait presque à regret. On avait été bon pour elle, dans cette maison de souffrance, les sœurs surtout, comme si l’instinct féminin, resté intact sous leur habit de religieuses, leur avait fait deviner que le sacrifice fait par elles, spontanément, avait été, pour cette malheureuse, un arrachement brutal et douloureux.

Une profonde cicatrice partant de l’aile du nez coupait la joue droite de Micheline d’une ligne oblique. L’expression de la physionomie était changée, l’harmonie des traits gâtée, l’irritante beauté détruite.

Son petit paquet à la main, elle glissait dans les rues hâtivement, avec une crainte folle et absurde d’apercevoir dans ce quartier inconnu un visage familier, d’entendre des exclamations de surprise, d’avoir des explications à donner ! Mais jusqu’à l’omnibus qui devait la conduire à la gare, elle passa absolument inaperçue.

Ce ne fut que lorsque le train eut dépassé les trois ou quatre premières stations que commença à la mordre l’inquiétude de l’accueil qui l’attendait à son foyer.

Si elle revenait telle qu’elle était partie quatre ans auparavant, Jules, avec sa folie d’amour, suffisante à triompher jadis de tous les obstacles du dehors, l’aurait peut-être reprise sans trop d’amertume ; mais avec cette balafre au travers du visage, défigurée, sans autre motif pour légitimer son retour que la perte de sa beauté, sans excuse pour expliquer son abandon, son long silence d’indifférence, comment allait-elle être reçue ? À mesure que le train courait à travers la campagne et dévorait l’espace, sa tentative de tomber à l’improviste au milieu d’habitudes prises sans elle, entre ce père, consolé, sans doute, après ce laps de quatre années de solitude, et une petite fille inconnue, qui n’avait jamais posé des yeux conscients sur sa mère, cette tentative hardie, caressée là-bas à l’hôpital, pendant ses rêves fiévreux, lui semblait tellement irréalisable que la cicatrice de sa joue se tendit, se tendit jusqu’à ce qu’enfin toute son énergie d’espérer se fondit en un flot de larmes brûlantes.


V


De la terre, fraîchement remuée, une vapeur lourde commençait à monter et elle se traînait presque immobile à ras du sol. Ce n’était pas encore le soir, mais le crépuscule ne tarderait pas à venir. Par la porte, restée entr’ouverte après la sortie de la servante qui tous les soirs, sa soupe avalée, s’en retournait soigner les bêtes, un parfum de lilas entrait. L’arbuste du jardinet était en pleine floraison ; jusqu’au faîte des grappes pâles, les derniers boutons retardataires avaient éclaté pendant la journée.

Jules Carpier, resté seul avec sa petite fille, rêvait. Assis en face du jour, il suivait de l’œil les légers nuages qui allaient s’effaçant sans laisser dans l’air aucune trace de leur passage. La nuit achèverait de les dissiper, et, à son lever, le soleil n’en trouverait plus un seul à avaler. Il songea un moment aux travaux pressants à expédier le lendemain pour profiter de cette belle journée certaine, puis il se retourna vers l’enfant et l’appela :

— Viens ici, Mariette.

En accourant vers son père, la petite fille joyeuse se mit à rire, découvrant deux rangées de dents toutes neuves, à rire sans cause appréciable, à rire d’un rire frais d’enfant heureux qui ne craint rien.

Il la prit sur ses genoux et tourna le visage rose vers sa propre figure bronzée et assombrie. Le rire de cet enfant venait de lui faire mal. Sous cette cascade de sons argentins, il y avait quelque chose du rire de Micheline lorsqu’il la courtisait chez sa mère, autrefois, sous le grand pommier devant la maison isolée. Oui, c’est ainsi qu’elle riait sans qu’il sût pourquoi. Il interrogea l’enfant à voix basse :

— Pourquoi ris-tu ?

La petite ouvrit tout grands les yeux, la bouche, et resta un moment stupéfaite sans répondre, puis elle dit :

— Pour ça.

Jules Carpier la garda sur ses genoux. Il la tenait ainsi tous les soirs jusqu’au retour de la servante chargée de la mettre au lit. Mais presque toujours à ce moment-là, il lui montait au cerveau des bouffées d’amertume, et quand l’enfant riait de ce rire argentin, tous ses souvenirs, bannis pendant le jour par l’effort et le souci du travail, revenaient tous, à tour de rôle, planter à la même place un dard empoisonné. Si, au lieu de déserter son foyer, Micheline était morte, il aurait trouvé la séparation moins cruelle. Il aurait souffert, pleuré, oui, mais différemment. Peu à peu, le temps, en jetant sur sa peine sa poussière d’heures, de jours et d’années, l’aurait enfouie sous le sol du passé déjà si plein de débris. Il en avait vu beaucoup d’autres se consoler ainsi de malheurs plus récents que le sien, tandis que sa plaie, à lui, se rouvrait à tout moment. Il suffisait du rire de la petite fille pour rendre vivante l’image de Micheline et le rejeter lui-même dans la perplexité insupportable de savoir sa femme errante dans cette grande ville pleine d’embûches, de menaces, de pièges pour l’honnêteté.

Il avait fait, en vain, pour la retrouver, plusieurs voyages à Paris. Sans s’adresser à personne, avec l’horreur tenace du campagnard pour toute intervention étrangère dans ses affaires, il avait erré des journées entières dans les rues et sur les grands boulevards où Micheline se plaisait jadis, espérant toujours qu’un heureux hasard la lui ferait enfin rencontrer.

La tête cassée par le bruit, éreinté, il rentrait au logis au bout de quelques jours, le cœur plus malade qu’auparavant et la conscience agitée de doutes. En brusquant Micheline la veille de sa fuite, ne l’avait-il pas poussée lui-même à cette lamentable extrémité ? Avec plus de patience, en la prenant d’un autre côté, peut-être aurait-il réussi à déraciner cette singulière envie d’aller vivre au milieu de la poussière et du tapage de Paris. Ce n’était pas ainsi qu’il fallait parler à une femme de cette espèce, qui n’avait rien ni au dehors ni au dedans de la rudesse du paysan.

Tandis qu’il rêvait une fois de plus à toutes ces choses amères et irréparables, la petite fille, blottie immobile contre lui, s’engourdissait. Un commencement de sommeil pesait sur ses paupières et, les yeux mi-clos, elle semblait rêver, elle aussi, à des choses lointaines. Elle avait un teint de pêche, des yeux noirs, une robustesse saine d’enfant des champs toujours à l’air et au soleil.

— Non, non, Mariette, murmura le père, il ne faut pas t’endormir. Voilà Suzon qui revient.

En effet, la porte s’était ouverte très doucement et sur le seuil une forme féminine avait paru. Mais, au lieu d’entrer avec la vivacité un peu brusque de la servante, la nouvelle venue restait clouée à la même place. Surpris de cette lenteur insolite, Carpier leva enfin la tête et demanda :

— Eh bien… Suzanne… qu’est-ce qu’il y a ?

Il se trouva aussitôt debout les deux mains appuyées à la table, tandis que la petite fille, arrachée brusquement à sa somnolence, s’accrochait à lui en poussant des cris aigus. Était-ce un spectre, un spectre qui répondait à l’appel constant de sa pensée ? Le cœur bondissant d’anxiété, Jules Carpier fit un geste instinctif pour écarter l’apparition :

— Va-t’en, va-t’en !

Sans souffler mot, le fantôme fit volte-face, retourna du côté où il était venu et il s’en alla. Par la porte restée grande ouverte, Jules vit la silhouette bien connue de Micheline cheminer lentement sur la route. Elle s’en allait sans se retourner, avec l’allure courte qu’il lui avait toujours vue, mais avec, dans l’attitude, quelque chose de lassé, d’affaissé, qu’il ne lui connaissait pas.

Il courut à la porte, et comme la voyageuse allait tourner le coude de la route et disparaître, il appela d’une voix forte :

— Micheline, Micheline !

Micheline s’arrêta brusquement puis elle revint lentement sur ses pas.

C’était bien la véritable Micheline en chair et en os qui se dessinait en masse sombre sur le ciel éteint. Elle approchait, elle approchait… Quand elle fut tout près de lui, Jules vit trouble, il étendit les bras vers elle et balbutia :

— Micheline, est-ce toi, est-ce vraiment toi ?

Mais Micheline s’était reculée vivement avec l’horreur de cette balafre à la joue qui donnait à son retour une si poignante incertitude. Elle murmurait :

— Non, non, tu ne m’as pas encore regardée. Regarde-moi.

Il jeta sur elle un regard aigu. Le passé, un instant oublié, l’abandon, la souffrance, le rongeant mystère de cette vie menée, là-bas, il ne savait ni où ni comment, tous ces soucis, fidèles compagnons de ses loisirs, venaient, aux paroles de Micheline, de le ressaisir avec une intensité nouvelle. Il la regardait l’œil sombre et tout à coup, à la lumière crépusculaire, il aperçut la coupure, la grande cicatrice blanche, le cruel sillon partageant la joue. Un frisson de surprise et d’effroi le secoua. Il s’écria :

— Qu’est-ce que tu as à la joue ? Qu’est-ce que c’est que cette coupure, dis ?

Aussitôt le cœur gonflé de Micheline éclata. Tout ce qu’il renfermait de douloureux s’en échappa tumultueusement. Elle raconta tout, sa vanité insatiable, ses joies, ses fatigues, son oubli volontaire du passé et puis… ce mal qui lui était venu dans la figure et tout ce qu’elle avait souffert de l’indifférence du monde dès qu’elle avait eu cette tache dans la joue, tout ce qu’elle avait dévoré en secret de larmes et d’humiliations. Et puis elle narra son séjour à l’hôpital et l’idée de la mort qui l’avait prise à la gorge à l’improviste, et la honte du passé qui lui était venue quand cette affreuse angoisse s’était éloignée, et le rêve caressé dans la fièvre de revenir et de racheter sa faute.

Jules Charpier la laissa tout dire sans l’interrompre. Quand elle s’arrêta, il demanda :

— Et c’est tout ce que tu as à me raconter ? C’est tout ?

Il y eut un court silence. Elle le regardait avec le même éclair dans sa prunelle sombre que lorsqu’il l’avait interrogée autrefois sur ce qu’elle comptait faire à Paris pour vivre. Enfin elle dit sourdement sans cesser de le regarder :

— C’est tout.

Il la considéra longtemps avec une attention poignante. L’avenir ne pouvait plus lui offrir de joie complète. C’était une Micheline défigurée qui venait lui offrir une réparation presque forcée, une nouvelle Micheline qu’il faudrait apprendre à aimer autrement. Non, il n’y avait plus pour lui de félicité enivrante, mais de son ancienne passion mutilée une pitié saine et féconde se dégageait peu à peu. Les traces de souffrance visibles partout, dans l’effrayante maigreur, dans l’attitude humiliée, et surtout dans l’expression amère de cette bouche qu’il avait vu rire si souvent autrefois, le poignaient.

Il se retourna tout à coup et appela :

— Mariette !

La petite fille se cramponna à lui avec un cri. Trop effrayée par cette étrangère pour oser pleurer, elle était restée oubliée à côté de son père, tiraillant son habit sans qu’il y prît garde. Il lui montra Micheline et lui souffla à l’oreille :

— C’est la maman !

Et comme l’enfant ne bougeait pas, il la poussa doucement vers sa mère en ajoutant, d’une voix rauque d’émotion :

— Va l’embrasser, va !

Mais la petite fille, obstinée, se raidissait :

— Non ! Non !

Et le dos collé aux jambes de son père, les mains accrochées à son vêtement, elle ajouta défiante :

— Qu’est-ce qu’elle a dans la figure ? C’est vilain !

Micheline tressaillit. Elle se ressouvenait du poupon ridé qu’elle trouvait si laid dans sa couchette de bois. La petite fille transformée, devenue robuste et jolie, se vengeait inconsciemment du dédain maternel. Elle était cruelle d’instinct.

Des larmes ruisselèrent sur le visage couturé. Il ne suffisait plus aujourd’hui à Micheline de paraître pour voir aussitôt des visages souriants. Aimer et se faire aimer, elle entrevit devant elle un long et patient apprentissage.

D’un air sérieux, la petite fille considéra longtemps le chagrin causé par sa résistance. Elle se détacha enfin de son père, s’approcha à petits pas craintifs de Micheline et brusquement, enfermant dans ses bras tout ce qu’elle put embrasser de la jupe maternelle, elle dit :

— Ça ne fait rien. Quand même c’est vilain, tu vois, je t’aime bien.

Micheline enleva l’enfant comme une plume, la serra contre sa poitrine, la couvrit de baisers brûlants. Elle balbutiait, la voix entrecoupée :

— Non… cela ne fait rien… que je sois… vilaine… pourvu que toi, tu sois… tu sois jolie… Il vaut mieux que je sois… vilaine… moi… et toi… mignonne… Cela vaut mieux parce que… parce que…

Elle n’acheva pas. Ce qu’elle éprouvait était trop complexe pour être expliqué clairement. Il n’y avait qu’une chose qu’elle comprenait bien. C’est qu’en même temps que le monde nouveau, objet de ses ardentes convoitises pendant son séjour à l’hôpital, s’ouvrait devant elle, une vie nouvelle commençait aussi pour son cœur malade, une vie pleine d’efforts et de luttes, mais qui peut-être un jour lui apporterait la guérison et la joie.




LE GARDE-VOIE




I


Sur le fond opaque de neige tombante, la haute silhouette de Jérôme ne paraissait plus qu’un imperceptible point noir s’estompant dans du gris. Le papillonnement des légers flocons que versait, depuis le matin, un ciel invisible s’immobilisait à distance en un mur de brumes laiteuses ; mais autour de la maisonnette du garde, bâtie au bord de la voie ferrée, Catherine voyait distinctement l’essaim léger descendre de très haut, traverser l’espace en se dandinant et s’affaisser sans bruit sur le sol. Déjà la terre disparaissait sous une lourde couche blanche, sans que le ciel, toujours aussi chargé, aussi sombre et aussi fermé, parût se vider. Cela s’entassait, cela s’entassait. Étouffé derrière cet épais rideau de neige, le soleil envoyait à la terre une lumière blafarde à peine suffisante à indiquer, comme une ombre plus dense, la masse sombre de grandes forêts. De la longue file des poteaux télégraphiques courant le long de la voie on ne distinguait nettement que le premier, très grand, tout près de la demeure du garde.

Aussi longtemps qu’elle put l’apercevoir, Catherine, les yeux écarquillés, suivit du regard le point mouvant s’enfonçant, là-bas, dans une région désolée. Quand elle ne le vit plus du tout, elle s’assura pour la forme que la barrière était bien fermée, comme elle le restait presque tout l’hiver dans ces parages solitaires ; puis, après avoir considéré un instant les innombrables mouches blanches, au vol incertain, tourbillonnant autour de sa tête, sondé la voûte grise impénétrable, jeté les yeux sur la campagne muette et morte, elle se dirigea vers son petit domaine à l’abri de cette neige dont sa chevelure blonde frisée, son fichu, ses gros souliers, étaient déjà couverts. Elle riait à pleines dents en secouant sur le seuil cette froide moisson d’hiver, elle riait toute seule en sentant la chaleur de sa chambrette lui souffler des bouffées tièdes sur la nuque, et elle se sentait très heureuse dans cette solitude absolue où personne ne viendrait se mettre entre elle et Jérôme.

Elle avait trop souffert du voisinage des hommes pour considérer leur présence comme une sécurité ; l’idée d’avoir peur de son isolement ne lui venait même pas. Peur de quoi ? Maintenant que Jérôme avait eu le courage de la prendre pour femme, qu’il avait tenu tête à l’opposition de sa famille, à la colère de son fils, aux moqueries méchantes et empoisonnées, elle ne demandait qu’à vivre isolée, à l’abri de la critique du monde et des petites chicanes de la parenté. Elle avait assez d’ouvrage pour occuper ses mains, et, après les tourments de sa jeunesse, son esprit se reposait délicieusement dans le bien-être inespéré d’un foyer où quelqu’un avait besoin d’elle. Cette conviction la remplissait d’une joie ardente. Elle goûtait, entre les quatre murs de sa maisonnette, une paix si profonde que jamais les longues heures de sa solitude ne lui devenaient insupportables. Seulement, quand Jérôme était forcé de s’en aller de nuit, elle restait éveillée jusqu’à son retour. L’été elle guettait, au petit jour, l’approche du pas pesant sur la terre sèche de la voie, et l’hiver, quand la neige étouffait les bruits, elle devinait au battement de ses tempes que la longue nuit d’attente atteignait l’heure du chant du coq. Mais aucun coq ne chantait dans le voisinage. Il n’y avait que le silence, le silence écrasant des solitudes nocturnes, coupé brusquement, de temps en temps, par le passage sifflant des trains. Toute la maison branlait sur sa base à ces moments-là, et, au commencement, il semblait à Catherine que ce monstre qui s’avançait dans la nuit allait l’emporter, elle, sa demeure et son bonheur ; son bonheur surtout, cet incroyable bonheur qu’elle ne pouvait pas encore accepter comme un état définitif.

Peu à peu le bruit strident du train avait cessé de l’effrayer. Il lui servait à compter les heures de la nuit. Elle se disait :

— Il est une heure, il est trois heures, il est cinq heures.

Et sa pensée cherchait Jérôme, là-bas, dans la cahute de bois où, à tour de rôle, les gardes-voie de la région se relayaient pour passer la nuit.

D’autres fois, pelotonnée sous la chaleur molle des couvertures, elle songeait au passé. Ses réminiscences se réveillaient une à une, et peu à peu son sang se refroidissait dans ses veines. Elle frissonnait malgré le poids des épaisses couvertures d’hiver, et, les dents serrées, elle revivait, avec une extraordinaire crudité de détails et de sensations, une scène hideuse, restée gravée dans sa mémoire d’enfant en traits profonds, ineffaçables. Un gros sanglot étouffant lui montait au gosier et s’y arrêtait comme une pierre, tandis qu’elle revoyait la nuit lugubre où, sous ses yeux, son père avait été arraché à son repos, et, les mains attachées derrière le dos, entraîné dehors sous la pluie battante. Il était parti sans la regarder ; elle avait vu son visage blafard se détourner d’elle obstinément, et elle était restée blottie dans son lit, terrifiée, et glacée jusqu’au cœur par cet oubli, cet abandon absolu.

Il n’était jamais revenu. Elle n’avait jamais su avec exactitude pour quel forfait il avait été condamné, mais l’ombre de ce désastre avait désolé toute sa vie. Depuis ce moment jusqu’à l’apparition de Jérôme sur sa route, elle n’avait pas connu une heure de véritable joie. La brûlure d’une tare était restée vivace sur son front au travers des longues années de sa jeunesse, et, tandis que ses mains travailleuses abattaient l’ouvrage, son esprit, demeuré libre de songer, ruminait sans cesse sur l’opprobre attaché à sa vie. Elle le portait dans son cœur comme un péché personnel, tant la honte lui en demeurait sensible et constante. Jamais aucun des plaisirs des jeunes filles de son âge ne l’avait tentée ; elle s’en écartait en frissonnant, pour vivre d’une vie renfermée et sauvage où les affronts du dehors ne pouvaient pas l’atteindre.

Peu à peu pourtant, le souvenir du scandale s’était effacé des mémoires, et, sans se mêler davantage aux causeries et aux divertissements des autres, Catherine avait eu des heures de songerie moins amère ; cependant elle n’attendait rien de l’existence, et les jours vécus s’en allaient grossir, derrière elle, la somme des années sans qu’elle s’en inquiétât. Elle se croyait vieille, tant le temps lui avait semblé lent et lourd à traîner, quand Jérôme vint tout à coup briser le cercle d’isolement où elle s’enfermait. Ce fut si brusque, l’irruption de cette joie dans sa vie, cette surprise d’amour qui lui tombait des étoiles, qu’avant d’avoir eu le temps de se reconnaître, elle en fut grisée à fond. Son cœur et son sang réveillés en même temps frémirent de vie, de jeunesse ; elle tendit vers le bonheur inespéré deux mains avides.

Mais à peine avait-elle entrevu l’aube de cette existence nouvelle et jeté sur l’avenir un regard étonné, que brusquement le souvenir du déshonneur de son père, dont personne ne parlait plus depuis longtemps, sortit tout vivant de l’ombre.

Avec des détails nouveaux, inouïs, l’ancienne histoire circula de bouche en bouche, et les enfants de la rue, en voyant passer Catherine au milieu d’eux, commencèrent à lui jeter des pierres. Ils la poursuivaient en lui criant : « Hou… hou… la voleuse. »

La famille de Jérôme refusa tout accueil à cette malheureuse, dont le sang charriait du vice et que le mépris de la rue salissait.

Catherine courbait la tête sous l’insulte. Ce crime, qu’elle n’avait pas commis, elle en sentait tellement le poids sur sa conscience qu’elle en restait écrasée. Il ne lui venait pas à l’idée de se révolter contre un sort injuste, et encore moins d’implorer la pitié du monde. Elle était si habituée à porter son fardeau qu’elle le reprit, après ce court repos, sans proférer un mot de plainte.

Lorsque Jérôme, après deux mois d’absence, se fit relever de sa garde pour venir la chercher, il la trouva aussi résolue au célibat qu’il l’avait vue naguère prompte à accepter son affection. Il avait passé deux mois de solitude, avec la pensée toujours présente de cette jeunesse qui allait partager sa vie isolée. La défection incompréhensible de Catherine fouettait sa passion jusqu’au délire. Bien qu’il fût d’ordinaire d’humeur pacifique, il éclata en reproches si violents, si cruels que Catherine, tremblante, lui avoua ses raisons. Un honnête homme ne pouvait pas épouser la fille d’un voleur. Tôt ou tard ce souvenir le brûlerait. S’il avait des enfants, il leur chercherait dans le visage la trace de ce péché, et les petits innocents pâtiraient pour le passé, comme elle-même l’avait fait : depuis le jour de son malheur. La famille de Jérôme ne voulait pas d’elle, et puis il avait son fils, déjà un homme, que ce lien de parentage déshonorerait. Tous les jours, dans la rue, quand elle passait sans regarder personne, les enfants lui criaient : « Hou, hou… la voleuse ! » C’était une honte, ça ! Il fallait être raisonnable et se soumettre, puisqu’on ne pouvait pas échapper à son sort. En tentant de s’y soustraire, elle n’avait fait que déchaîner contre elle des paroles brutales et amener au jour une méchanceté qu’elle ne soupçonnait pas. Jamais, jusque-là, personne n’avait eu l’idée de l’insulter. Elle ne pourrait pas se faire à l’outrage du monde, s’il fallait l’entendre siffler à ses oreilles tous les jours, et cela même de la bouche des petits enfants.

Jérôme écouta le long discours amer en silence, puis il se leva, sans rien dire, et sortit. Elle le laissa s’en aller sans le retenir, mais tout le reste de la journée elle pleura, avec une grande déchirure au cœur, comme si, en dépit de ses paroles et de sa raison, en dépit de sa volonté et de sa soumission, elle avait espéré autre chose.

Malgré la résistance de sa fierté, qui ne voulait pas laisser paraître sa souffrance, son visage en portait les traces quand, deux jours plus tard, Jérôme reparut inopinément accompagné d’un grand garçon de vingt ans, qu’il poussa vers elle en disant :

— Embrasse-la.

Secoué d’une joie profonde, le cœur de Catherine bondit ; en même temps elle sentit sur sa joue le glissement de deux lèvres froides, récalcitrantes. Elle n’osa pas rendre à ce grand jeune homme son baiser, mais, dès qu’elle eut jeté les yeux sur lui, elle eut l’intuition qu’avec le temps elle désarmerait cette hostilité de jeunesse, alimentée par l’entourage. L’enfant de Jérôme avait de grands yeux gais, et dans le regard comme une flamme qui annonçait un cœur prenable. Malgré ce baiser glacial, où la révolte intérieure perçait sous l’obéissance passive, la grande frayeur qu’elle avait eue de la colère du jeune homme se dissipa. En même temps les autres objections opposées au désir de Jérôme perdaient leur importance. Pour ne pas couvrir d’ignominie le nom de Jérôme, elle aurait eu le courage de souffrir seule, mais elle ne pouvait infliger à cet homme généreux la moitié de son propre sacrifice. Puisque Jérôme la voulait malgré tout, elle se donnait. Elle se donnait tout entière avec une sorte de dévotion religieuse. Elle vouait à cet homme sa chair, son cœur, toutes les heures de sa vie, toutes les pensées de son esprit, le travail de ses mains, tout ce qui était en elle, tout ce qui viendrait d’elle, la plénitude de son être pour l’éternité.

Depuis quatre ans elle goûtait, à côté de Jérôme, une félicité complète, rehaussée par le souvenir de son existence précédente. Elle ne cherchait pas à oublier le passé ; au contraire, souvent elle agitait ses souvenirs, les remuait, les secouait jusqu’à ce que la possession de son bonheur actuel prît, par ce rapprochement, une réalité assez solide pour défier les craintes que son âme scrupuleuse attachait à l’ancienne dégradation de son père. Pourtant, pendant les absences nocturnes de Jérôme, lorsqu’elle repassait cette vieille histoire dans son cœur, il lui arrivait parfois, au fond des ténèbres, de douter de l’avenir. Elle se dressait effrayée sur ses oreillers avec la brusque certitude que, tôt ou tard, le lien qui l’attachait au passé se manifesterait. Il fallait, pour dissiper cette crise d’inquiétude, le bruit lointain de pas faisant crier le sol rugueux de la voie. Dès qu’elle percevait l’approche de Jérôme, sa fièvre d’anxiété tombait. Elle attendait, le cœur battant, de le voir paraître sur le seuil, et, tout de suite, elle disait :

— Ah ! te voilà ! enfin !

La voyant très pâle sous ses cheveux blonds frisés, Jérôme la grondait d’une grosse voix contente. Pourquoi ne dormait-elle pas ? S’ennuyait-elle du bruit de la ville ? Avait-elle peur de rester seule la nuit ? Là-bas on lui avait offert un chien, mais il avait refusé à cause de l’impôt. À cette idée d’avoir un chien, ils avaient ri plus d’une fois de bon cœur, comme si c’était très drôle à penser, cette annexion d’un chien à leur ménage ; mais Catherine avait toujours refusé. Elie n’avait peur que des rêveries de son imagination. Personne, si ce n’est Jérôme, ne pouvait la garantir de cette persécution-là et elle lui avait soigneusement tu des inquiétudes, que sa présence seule suffisait à dissiper. De leurs bouches, inhabiles à exprimer les sentiments profonds, leur amour se traduisait en niaiseries, sans que jamais la répétition des mêmes scènes ou des mêmes mots leur devînt fastidieuse ou leur semblât bête. Au milieu de cette solitude absolue, ces deux vies confondaient leur trame dans un tissu si serré que rien, rien au monde, ne semblait plus pouvoir les séparer.

Plusieurs fois pendant les longs jours d’été, où la lumière s’attardait longtemps sur l’immense campagne plate, Jules, le fils de Jérôme, était venu passer avec eux le dimanche. Depuis la dernière gare où s’arrêtait le train venant de la ville, il avait deux heures de marche en pleine campagne avant d’atteindre la demeure de ses parents.

Comme Catherine l’avait pressenti, l’enfant de Jérôme s’était accoutumé à elle. Dans ce désert où personne ne l’observait, où il se sentait à l’abri des quolibets et du blâme, il s’était vite défait de son air froid et il acceptait les gâteries de sa belle-mère avec entrain. Il l’embrassait à pleines lèvres et, pour la faire rire, il lui racontait des histoires drôles de beau garçon. Mais elle devenait grave à ces confidences, elle secouait sa tête frisée et le grondait sans rire. Les choses du sentiment lui semblaient sacrées. Cela lui faisait mal de les voir servir de passe-temps et d’entendre cette profanation confessée sans honte. Elle avait, dans sa vie d’isolement, tant médité sur la conséquence des actes mauvais que des craintes sourdes s’éveillaient en elle, lorsqu’elle entendait cette vantardise malsaine sortir de lèvres encore presque imberbes. Cela lui faisait d’autant plus mal que, pour faire parade de ses peccadilles, Jules choisissait toujours les moments où son père n’était pas présent, forçant ainsi Catherine à une sorte de complicité involontaire.

Pourtant elle aimait le jeune garçon, sa gaîté, sa vivacité, son courage au travail, et elle voyait bien que le bon vouloir qu’elle montrait au fils agréait au père. Très souvent, quand le jeune homme était parti, elle percevait dans l’œil noir de Jérôme, sous l’arc épais des sourcils ébouriffés, un rayon satisfait. Cette lumière luisait longtemps comme un flambeau alimenté par une substance invisible.

Jalouser l’enfant de Jérôme de la part d’amour que son père lui donnait, elle n’y avait jamais pensé, mais parfois son cœur se serrait en rapprochant la confiance tendre et aveugle du père de la légèreté souple et rusée du jeune garçon. Plusieurs fois, sous la poussée de ce vague malaise, elle avait ouvert la bouche pour parler à Jérôme de son fils. Mais les paroles qui lui venaient sur les lèvres avaient, en l’absence de Jules, un mauvais son de médisance, et elle les avait ravalées précipitamment, haïssant d’une haine profonde ce travers d’esprit dont elle avait eu tant à souffrir.


De précoces ténèbres d’hiver couvraient depuis longtemps la campagne, et Catherine, les yeux ouverts, attendait le passage du premier train de la nuit. Elle avait dormi toute une heure. Engourdie par la lourde tombée de neige, contre son habitude lorsque Jérôme était absent, elle s’était laissée aller au sommeil sans s’en apercevoir. À son réveil brusque une sensation de frayeur tout à fait inconnue la paralysait. Quelque mauvais rêve avait troublé son court repos, lui laissant les membres lourds et l’esprit inquiet. Pour dissiper ce malaise, elle s’assit sur son séant et ouvrit tout à fait les yeux.

Derrière les petits rideaux de mousseline, le givre couvrait d’épaisses arabesques les vitres de la fenêtre. La neige avait cessé. Tamisé par la dense couche de glace appliquée sur le verre, un vif rayon de lune entrait dans la chambre. Aussi nettement qu’en plein jour, Catherine distinguait tous les angles de sa demeure. Il faisait froid, très froid. Là-bas, Jérôme devait grelotter à côté de son mauvais petit poêle fumant, et elle réfléchit qu’il fallait qu’il trouvât à son retour, pour se dégourdir, un feu nourri dans l’âtre.

Un instant, elle écouta si elle n’entendait pas dans la distance la rumeur du train, mais elle ne discernait aucun bruit si ce n’est, derrière sa tête, le tic tac accentué d’une grande horloge de bois qui marquait les heures sans les sonner. Elle avait l’impression que son sommeil avait été très bref, mais, quand on dort, les minutes s’accumulent sans qu’on s’en doute. Ne pouvant pas, de son lit, voir le cadran de l’horloge, elle se leva, s’habilla sommairement avec l’intention de refaire le feu de manière à ce qu’il durât jusqu’au matin, et, tout d’abord, elle se dirigea vers l’horloge.

Une heure ! Il était une heure, pas davantage ! Le grand express de la nuit allait passer. En effet, presque aussitôt, un sifflement se fit entendre, un sifflement aigu qui déchira l’air comme un cri, puis le roulement sourd s’approcha, gronda, frôla la maisonnette, la secoua sur ses assises peu profondes avec un fracas de tonnerre. Les murs, les vitres, les meubles, tout trembla, puis le vacarme s’éteignit dans la distance.

Catherine s’était approchée de la fenêtre pour voir passer le train. Elle l’avait regardé se dérouler avec la souplesse d’un serpent au contour de la voie, se précipiter ensuite vers elle à travers la campagne comme s’il voulait la dévorer, puis passer inoffensif à côté de sa porte. Les vitres étaient si obscurcies par leur voile de glace qu’elle n’aperçut qu’indistinctement la lueur rousse des compartiments éclairés, mais l’œil rouge de la locomotive, au milieu de l’éblouissante pureté de la neige, avait une couleur de sang plus prononcée qu’à l’ordinaire. Elle resta un moment le front collé à la vitre, regardant dans la direction où avait disparu le train. Comme elle, Jérôme allait le voir passer et fuir en sifflant vers des choses et des lieux inconnus. Elle n’éprouvait aucune curiosité de ces contrées étrangères et lointaines. Son univers, son présent, son avenir, tout ce que le sol de ce monde pouvait donner d’espoir et de joie tenait pour elle dans l’étroit espace où Jérôme, attentif aux devoirs de sa charge, veillait. Elle compta sur ses doigts.

— Une à deux, deux à trois, trois à quatre, quatre à cinq : dans quatre heures il pourra être ici !

En même temps, elle fît un mouvement pour quitter la fenêtre, où ses membres, raidis de froid, s’engourdissaient, mais, juste au moment où elle éloignait son visage de la vitre, elle crut voir, par le petit coin de verre que le contact de son front avait dégelé, des traces de pas sur le tapis immaculé de la neige. Cela la saisit jusqu’au cœur. Elle resta quelques minutes enracinée à la même place, considérant, d’un œil agrandi, les creux profonds trouant l’épaisse couche de neige. Ces traces, toutes fraîches, semblaient s’être dirigées d’abord directement vers la porte, puis un coude brusque les faisait obliquer du côté du jardin, derrière l’habitation. Depuis la tombée de la nuit, quelqu’un était venu rôder autour de la demeure solitaire. À quelle intention ? Il était impossible de le deviner.

Elle quitta la fenêtre et, sans faire de bruit, elle alla pousser le verrou, puis elle acheva de s’habiller d’une main maladroite, les doigts engourdis de froid. Quand elle fut prête, elle resta debout au milieu de la chambre sans savoir que faire. Au lieu de la peur fiévreuse qu’elle avait ressentie naguère à son réveil, elle éprouvait une inquiétude sérieuse qu’elle tâchait de raisonner calmement.

Quelque danger qui pût la menacer, il lui sembla plus sage de s’étendre sur son lit et d’y rester dans l’immobilité du sommeil jusqu’au retour de Jérôme, si, comme elle essayait de se le persuader, rien d’insolite ne survenait jusque-là. Auparavant cependant il fallait enlever la clef de l’armoire où, dans une tirelire de métal, Jérôme déposait, une à une, ses économies. Elle n’avait jamais eu la curiosité de regarder dans cette boîte. Quelquefois, pour le plaisir de la voir se boucher les oreilles au cliquetis éclatant des grosses pièces, Jérôme secouait le coffret tout près de sa figure, mais il n’avait jamais pensé à compter devant elle sa petite fortune. Ne la laissait-il pas libre, si elle le désirait, de vider le contenu de la boîte à toutes les heures de la journée ? Elle alla jusqu’à l’armoire, mais la clef, qu’on n’enlevait jamais, grinçait dans la serrure. Elle eut peur de faire trop de bruit en la retirant. Dans le cas où quelqu’un serait aux aguets autour de la maison, une rumeur quelconque venant de l’intérieur servirait peut-être de signal. Il valait mieux qu’on la crût endormie.

Elle se glissa tout habillée dans son lit et y resta immobile, les yeux fixés sur la fenêtre, où des forêts et des clairières, de fines broussailles dentelées et de grosses plantes massives ornaient, de paysages exotiques et bizarres, le verre des vitres. Au dehors, elle ne distinguait rien de précis, elle ne voyait que l’éclat cru de la lune sur la neige, et, bien qu’elle prêtât une oreille attentive, elle n’entendait, dans le silence absolu de cette nuit pleine de lumière, que le va-et-vient de son sang bourdonnant à son tympan. Elle ne percevait rien d’autre que ce bruit sourd et confus persistant dans sa tête, tandis que dans sa mémoire les souvenirs de son enfance, entretenus vivants, se pressaient en la torturant. Elle revoyait entrer les gendarmes ; elle revoyait sortir de l’ombre la haute silhouette de son père, les mains attachées derrière le dos, elle revoyait son visage blafard d’homme perdu. Et, tandis que son cœur sautait dans sa poitrine en bonds désordonnés, il lui semblait que toutes les années écoulées depuis cette époque lointaine étaient anéanties, qu’elle se trouvait tout à coup revenue à ce moment hideux de son existence.

Au bout d’un quart d’heure pourtant les habitudes d’esprit de sa nouvelle vie reprirent le dessus. Elle se raidit contre cette inquiétude rétrospective où ses notions de la réalité s’embrouillaient avec les sensations du passé. La volonté précise de défendre son bonheur et le bien de Jérôme rentra dans ses veines comme un viatique puissant.

Elle s’assit sur son lit, décidée à une attente calme, libre de tout vagabondage d’imagination, et, en ce même moment, elle vit glisser sur le fond blanc des vitres une ombre noire, une grande silhouette masculine qui passa sans s’arrêter.

Catherine bondit aussitôt sur ses pieds. Une sueur glacée perlait à ses tempes, et cependant elle éprouvait une sorte de soulagement d’échapper enfin à l’angoisse vague qui la torturait. Tout valait mieux que de se ronger l’esprit, en proie à cette mortelle inaction.

Elle fit un pas du côté de la porte et cria d’une voix stridente :

— Qui va là ?

Autour du loquet, une main travaillait avec une excessive précaution, comme si le visiteur nocturne, au courant des habitudes de Jérôme et de Catherine, s’attendait à voir la porte céder sans résistance.

Il y eut quelques secondes de silence absolu, puis une voix jeune mais étoufiée, répondit :

— C’est moi !

Catherine courut tirer le verrou. Elle se trouva face à face avec son beau-fils, trempé jusqu’aux os après sa longue course pénible au travers de la neige. Elle le regarda un moment, tellement stupéfaite et encore si tremblante de sa récente frayeur, qu’elle ne trouvait rien à lui dire. Elle murmura enfin :

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

Et tout de suite, elle eut la pensée que Jules désirait lui parler secrètement en l’absence de son père. Cela lui déplut. Elle reprit :

— Tu viens, parce que tu sais que ton père n’est pas ici ! Au milieu de la nuit, tu viens pour m’épouvanter !

— Si je viens par ce temps du diable, dit le jeune homme froidement, c’est que j’ai de bonnes raisons pour venir.

Elle le vit frissonner dans ses habits mouillés et sa sollicitude pour le fils de Jérôme se réveilla.

— Avant tout, dit-elle, il faut te sécher, te réchauffer. Je vais faire cuire un verre de vin, tu parleras après.

— Non, dit-il d’un ton moins étouffé, comme si la bienveillance de sa belle-mère lui redonnait courage. Ce que j’ai à dire, je le dirai tout de suite.

Il se redressa de toute sa haute taille d’homme jeune et vigoureux, approcha sa figure imberbe du visage de Catherine et lui souffla dans l’oreille :

— Il me faut de l’argent ! Voilà !

Catherine recula, étourdie comme si elle eût reçu un coup sur la tête, et elle balbutia, la voix haletante :

— Tu n’as pas honte de venir la nuit t’attaquer à une femme seule comme un…

Elle s’interrompit et ajouta froidement :

— Je n’ai pas un sou, entends-tu, rien, pas un centime à te donner.

Et une appréhension affreuse lui tordit le cœur tandis qu’elle pensait à Jérôme, pâle de sa patiente veillée, là-bas, dans la neige, fidèle à son poste, toujours respectueux de son devoir.

— Pas vous, dit le jeune homme nettement sans quitter son air agressif, mais mon père, oui.

Catherine jeta un coup d’œil du côté de l’armoire. Si Jules connaissait la cachette de la boîte, nomme cela paraissait probable, pourrait-elle la sauver ? Il y avait dans les yeux du jeune homme une expression si ardente, une telle flamme de désir qu’elle ne songeait pas même à le raisonner. Une bataille de mots avec ce fiévreux ne ferait que l’affoler davantage. Elle le prit par les épaules, cherchant à le faire revenir à lui sans l’exaspérer. Malgré son indignation, elle était saisie de pitié pour ce malheureux qui était le fils de Jérôme. Elle le secoua par les deux épaules :

— Jules… Jules… n’as-tu pas honte ?

Et croyant voir les traits crispés du jeune homme se détendre légèrement, elle se mit aussitôt à le cajoler de mots tendres :

— Voyons, mon petit Jules. Qu’est-ce qui t’arrive ? Quelque chose de bien vilain pour te rendre si mauvais. Dis-moi ce que c’est. Dis-le moi comme si j’étais ta vraie mère. Mon Dieu, qu’est-ce qui peut bien t’arriver pour te donner ce regard-là ?

Le jeune homme resta silencieux. Il avait baissé les yeux et il continuait à frissonner sous ses habits mouillés. Catherine dit avec autorité :

— Avant tout, je veux que tu sèches et que tu te réchauffes.

Et l’entraînant, elle le força à s’asseoir près du feu, remua les cendres endormies, jeta sur les braises du petit bois et une grosse bûche sèche, puis elle s’assit vis-à-vis de lui. Un silence prolongé s’établit, tandis que le tic-tac de la grande horloge accomplissait sa cadence régulière en battant l’air très fort d’un ton de défi. Tout à coup le petit bois prit feu, craqua et enveloppa de flammes la grosse bûche, l’attaquant de tous les côtés à la fois. Jules releva la tête et, le visage soucieux, incendié par la lueur du feu, il murmura :

— J’aime une femme, moi, il me la faut.

Catherine balbutia :

— Ah ! c’est cela !

Et elle réfléchit, se ressouvenant de toutes les folies d’amour que Jules, dans son juvénile besoin d’expansion, venait lui conter derrière le dos de son père. Misérables petites amourettes où il jetait son cœur au vent, ou plutôt sottes aventures où son cœur n’entrait pour rien. Elle reprit :

— Tu vois qu’il ne fallait pas jouer avec ces choses-là.

— Jouer, répéta-t-il d’un ton irrité, est-ce que je parle de jouer. Jouer… moi ! Si je n’ai pas de l’argent ce soir… je…

Rencontrant le regard effrayé de sa belle-mère, le jeune homme s’interrompit brusquement :

— Pourquoi me regardez-vous ainsi, vous ? N’avez-vous pas langui d’amour pour mon père, vous aussi ? Pour vous, c’est sérieux ; pour moi, c’est un jeu.

Et il se mit à rire d’un rire strident qui sonna lugubrement dans la chambre à demi-éclairée. Catherine se leva et vint se mettre à côté du jeune homme. Elle était remuée jusqu’au fond du cœur, mais bien que sa vie méditative eût développé et aiguisé ses facultés, son sentiment actuel était si complexe qu’elle hésitait à parler. Elle dit enfin :

— On ne mêle pas l’amour et l’argent. Ce sont deux choses qu’on ne doit pas mêler. Pour que tu les mêles ces deux choses, que tu viennes de nuit effrayer ta mère quand tu es sûr de la trouver seule, cette femme dont tu parles doit être une pas grand’chose.

Il ne nia pas. On eût dit, au contraire, que le jugement de sa belle-mère le soulageait de quelque torture intérieure, comme s’il éprouvait, à entendre mal parler de cette créature qui l’avait dépouillé de sa gaieté et de son insouciance, une subtile volupté. Un instant Catherine put croire qu’elle aurait raison, sans trop de peine, de ce jet de folle passion. Mais son illusion fut de courte durée.

— Qu’elle soit ce qu’elle veut, reprit Jules, après un court silence, cela ne regarde personne que moi. Telle qu’elle est, je l’aurai.

Et pour couper court à toute récrimination subséquente, il poursuivit d’un ton provocant :

— Je la prendrai comme mon père vous a prise, s’il le faut ; contre l’idée de tout le monde. D’ailleurs on n’a rien à lui reprocher, à elle.

Catherine resta muette. La parole malveillante avait touché le point sensible de son être et un dégoût lui venait pour ce qu’elle devinait de bas, de pervers, d’incorrigible dans l’esprit de ce garçon qui était le fils de Jérôme. Les yeux fixés sur le feu, elle demeura pensive.

Jules reprit d’un ton moins agressif :

— Je n’ai pas dit ça pour vous offenser, non, vrai. Mais je m’attendais à vous trouver plus complaisante pour moi qui, malgré ce que je savais, vous ai toujours bien traitée. Vous me voyez malheureux à devenir fou, et vous allumez du feu en me disant : « Sèche-toi. »

Et il se remit à rire de son rire forcé et strident, mais il s’arrêta net et reprit :

— Au lieu de chercher à m’aider, vous me dites que je joue. Moi ! jouer !

Sa figure s’assombrit de nouveau et elle redevint menaçante. Cependant il resta longtemps silencieux comme s’il espérait que la pitié de sa belle-mère, en s’éveillant tout à fait, lui épargnerait la vilenie d’un acte brutal. Mais Catherine, très pâle, sous son abondante chevelure blonde et frisée, restait impassible. Elle était allée se rasseoir à côté du feu, elle regardait la flamme se tordre et se déchirer, tandis que le jeune homme, l’œil mauvais, la considérait avec attention. La voyant se détourner de lui avec obstination, à bout de patience, à la fin, il se leva résolu. Il s’approcha d’elle sans bruit et balbutia d’une voix étouffée :

— C’est vous qui m’y forcez, oui, c’est vous !

En même temps, avant que Catherine eût le temps de prévoir son intention, il lui saisit le poignet, l’enferma dans sa main forte et, les dents serrées d’émotion, lui souffla au visage :

— Je ne veux pas le voler, moi, entendez-vous… je rapporterai tout… jusqu’au dernier centime… entendez-vous… mais donnez-moi vite cette boite, ou bien… ou bien, je la prendrai moi-même. Voilà.

D’un geste énergique, Catherine s’était dégagée ; d’un bond, elle alla se placer devant l’armoire. Adossée à la porte de bois, elle articula péniblement, tandis que ses dents claquaient entre ses lèvres blêmes :

— Ce serait un crime. Non, tu ne feras pas cela. Voler ton père ! C’est ton père !

Jules l’avait suivie et ils se dévisageaient de tout près, les yeux hagards.

— Écoutez-moi, vous, disait Jules haletant, vous ne devriez pas faire tant la difficile, vous. Écoutez-moi… Donnez-moi de bonne volonté la boîte et je vous jure que je vous rapporterai le tout, oui, je vous le jure. Je ne suis pas un voleur, moi. J’ai besoin de cet argent parce que, autrement, elle m’échappe, comprenez-vous. Il y en a d’autres qui la veulent. Vous voyez bien que je vous explique les choses calmement. Donnez-moi cette boîte, et personne ne s’apercevra de rien.

De son bras tendu, Catherine l’éloignait d’elle de toutes ses forces :

— Non… non.

Alors il employa sa vigueur toute neuve d’homme jeune et bien portant ; il la tint à distance d’une main de fer, tandis que de l’autre, hâtivement, il faisait grincer dans la serrure la clef rouillée et, sans hésiter, d’un geste sûr, allait fouiller à la place où la boîte, glissée derrière un tas de linge, se dissimulait.

Dès qu’il sentit sous ses doigts le froid du métal, il lâcha le bras de Catherine. Il respirait encore à souffle court et précipité, mais sa physionomie détendue perdait, peu à peu, son expression menaçante. Quand il eut mis la boite en sûreté sous son bras, l’équilibre de ses idées se rétablit tout à fait. Il aperçut les traits bouleversés de sa belle-mère, et il s’apostropha d’un ton grondeur :

— Monstre que tu es ! Tu lui as fait peur !

En même temps, il approcha du visage effaré de Catherine sa propre figure blême et ajouta :

— Je vous ai fait peur, hein !

Catherine se détourna. Le souffle de ce voleur sur sa joue lui faisait horreur ; elle le repoussa rudement des deux mains.

Il poursuivit :

— Quand je vous répète que je rapporterai le tout ; quand je le jure. Je le jure sur la sainte Vierge, sur Jésus mis en croix, sur…

Catherine l’interrompit, épouvantée. Ces noms saints s’échappant de ces lèvres de voleur, c’était un sacrilège, un crime aussi grand que le vol.

— Tais-toi… tais-toi !

Sans l’écouter, le jeune homme continuait :

— Je le jure sur l’âme de ma mère !

Cette fois sa belle-mère ne répondit pas. Elle se souvenait tout à coup qu’avant elle, Jérôme avait eu une autre femme que, sans doute, il avait aimée davantage, puisqu’elle lui avait donné un fils. Ce fils là ! Elle le regardait avec de grands yeux épouvantés, cherchant dans les traits juvéniles où, peu à peu, le rose de la jeunesse remplaçait la livide pâleur, une ressemblance de femme et, à son indicible consternation, elle la trouvait. Pour la première fois, depuis quatre ans qu’elle habitait la maisonnette, l’amour de Jérôme pour ce misérable la poignait d’une douleur personnelle, intense. Elle aurait voulu crier au père le crime du fils, traîner dans la boue et la poussière tous les souvenirs d’un passé où elle n’avait point eu de place, mais en même temps, elle sentait nettement que jamais l’acte hideux qu’elle avait vu s’accomplir sous ses yeux ne devait sortir du silence. Non, jamais Jérôme ne devait connaître les tortures qui avaient broyé sa propre jeunesse !

Jules avait remis à sa place la boîte allégée de son contenu. L’expression d’ardente angoisse avait tout à fait disparu de son visage, et il répétait du ton câlin que Catherine avait aimé autrefois sans jamais pourtant s’y laisser prendre tout à fait :

— Quand je vous jure que je vous rapporterai le tout ; sur l’âme de ma mère que je jure ! Que voulez-vous de plus ? Vous, qui savez ce que c’est que le sentiment, vous aurez bien un peu de complaisance, hein ? Quand je vous répète que je rapporterai jusqu’au dernier centime. Dites, c’est entendu, vous m’aidez un peu, comme autrefois, quand je vous racontais mes petites affaires et que cela vous faisait rire.

En même temps, il essaya de nouveau d’approcher sa joue du visage de sa belle-mère, mais elle le repoussa, l’œil étincelant :

— Et où trouverais-tu de quoi rapporter ce que tu as pris ? Tu mens, tu ne rapporteras jamais rien. Va-t’en.

Elle avait ouvert la porte, et elle lui montrait du doigt son chemin dans la nuit éblouissante. La lune, toute ronde, descendait du côté du couchant ; solitaire au milieu du ciel vide, elle inondait la plaine ensevelie sous la neige d’une lumière éclatante et glacée. Ici et là des ombres marbraient de taches bleuâtres le sol blanc ; quelque squelette d’arbre aux branches dénudées et noires ou quelque pierre aux angles aigus soulevant l’épaisse couverture de neige, projetait ainsi sur le sol une silhouette découpée ou massive.

À côté de la demeure du garde le poteau télégraphique allongeait sur la neige une ligne svelte, interminable qui créait une coupure nette entre ce coin du monde et la distante région, où Jérôme, l’esprit tranquille, veillait.

Catherine regarda le jeune homme franchir l’espace qui le séparait de la voie en se servant de l’empreinte profonde laissée par ses pas dans la neige. Il s’en allait vite, sans se retourner. Elle le suivit un instant des yeux sans souffler mot, puis brusquement, elle l’appela d’une voix aiguë qui déchirait l’air comme tout à l’heure le sifflet de la vapeur :

— Jules… Jules… !

Il n’était pas possible qu’elle laissât le fils s’en aller avec ce crime sur la conscience et qu’elle accueillît le père avec son ordinaire sérénité. Qu’est-ce qu’elle lui dirait à son retour ?

Elle répéta son appel de toutes les forces de ses poumons :

— Jules… Jules…

Sans cesser de s’éloigner, le jeune homme tourna légèrement la tête.

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Écoute !

— Il fait trop froid pour causer sous la lune. Vous me direz ça une autre fois.

Et il se mit à courir pour tout de bon, plongeant dans la neige jusqu’aux chevilles.

Catherine retourna à pas lents vers la maisonnette où, sans orage ni choc, elle avait vécu tant de jours heureux.

Le feu qu’elle avait allumé pour sécher et réchauffer le fils de Jérôme brûlait en crépitant Elle s’assit à côté du brasier, fit un suprême effort pour rassembler ses idées bouleversées et se mit à réfléchir.

Que fallait-il faire ? Deux partis se présentaient à sa pensée. Cacher l’événement à Jérôme en mentant, ou lui avouer la vérité. Avouer la vérité, c’est-à-dire dévoiler à ce père, face à face, que le fils qu’il chérissait était venu de nuit le dépouiller lâchement.

Non, jamais elle ne pourrait se décider à cet acte cruel.

Il fallait mentir alors ?

Au lieu d’attendre Jérôme avec son impatience ordinaire, elle regardait l’aiguille avancer sur le cadran de l’horloge et il lui semblait que les minutes volaient tandis que son esprit alourdi restait inactif, incapable d’aucun effort.

Une heure passa, puis deux, sans apporter de solution à ce tourment intérieur, où le vague souci d’appréhension que sa jeunesse malheureuse avait semé dans sa vie, flottait confusément.

Tout à coup, tout près d’elle, le sifflet strident du dernier train de nuit déchira l’air. Catherine sursauta sur sa chaise comme si c’était la première fois qu’elle entendait ce bruit aigu traverser la paix nocturne. Le roulement approcha, grandit, menaça, puis s’enfonça dans la distance et s’y éteignit.

Dans l’àtre, le feu consumé couvait sourdement sous la cendre ; dehors, l’éclat cru de la lune avait disparu ; autour de Catherine régnait l’obscurité transparente d’une belle nuit d’hiver. Elle se leva. Dans moins d’une heure, Jérôme rentrerait. S’il la trouvait sur pied à cette heure matinale, il soupçonnerait quelque chose. Elle se dévêtit dans l’obscurité et se coucha. Le visage tourné du côté de la fenêtre, elle resta longtemps les yeux ouverts, regardant à travers le givre des vitres, luire le clair-obscur du dehors. Malgré ses efforts pour conserver la pleine possession de son inquiétude, celle-ci, par moment, lui échappait. Une invincible fatigue l’engourdissait, et peu à peu ses paupières sèches s’appesantirent…

Lorsque Jérôme rentra avant l’aurore, il trouva la maison obscure et muette. Catherine, ses cheveux frisés en désordre autour de la tête, dormait d’un si lourd sommeil qu’elle n’entendit rien. Même sous le rayon de la lampe, elle ne s’éveilla pas. Son visage, encadré de sa toison claire et crépue, avait une pâleur inaccoutumée, un air d’excessive fatigue, et Jérôme, après avoir espéré un moment la voir ouvrir les yeux, se décida à la laisser dormir. Bien que, pour éviter l’amas de la neige, il eût marché tout le temps le long de la voie, il était très en retard et, lui aussi, sentait un pressant besoin de repos. L’atmosphère tiède de la chambre l’enveloppait de bien-être. Une joie de vivre, instinctive et puissante, circulait dans ses veines. Il regretta un moment de ne pas pouvoir, comme il l’aurait voulu, questionner Catherine sur les traces de pas qu’il avait vues dans la neige autour de la maison, mais il ne s’attarda pas à s’en tourmenter. Il se dit tranquillement :

— Qui serait bien venu par un temps pareil ? C’est quelque bête.

Dix minutes plus tard, il dormait d’un sommeil sain, sans rêve, tandis qu’au dehors la longue nuit d’hiver s’achevait sous le fourmillement des étoiles. Il y en avait partout, à la surface de la coupole bleue du ciel, plus loin dans l’infini mystérieux et jusque tout au fond du vide, où elles brillaient comme de petits points d’or, perdus et tremblotants dans le néant.


II


Catherine fut la première à s’éveiller. Il faisait grand jour et elle se leva vite sans bruit, retenant jusqu’à son souffle pour ne pas troubler le repos de Jérôme. En ouvrant les yeux, elle avait repris conscience de son chagrin, et tout en ranimant le feu, balayant la chambre et vaquant à tous les soins ordinaires de son ménage, elle songeait à la scène de la nuit avec un frémissement d’horreur et d’indignation.

Il faisait toujours très froid. Les vitres, couvertes de givre, ne laissaient voir que l’éclat blanc de la neige, mais on devinait la présence du soleil quelque part à l’horizon, d’un soleil inactif qui ferait son voyage autour du ciel sans entamer la blanche parure de la campagne.

Catherine entr’ouvrit la porte. Autour du seuil, la neige foulée trahissait les allées et venues du visiteur nocturne. Elle jeta un regard attentif sur le visage tranquille de Jérôme. Il dormait du profond sommeil que donne la fatigue physique. Armée de son balai, elle se glissa dehors et, vite, sous l’air piquant du matin, elle dispersa la neige de ci de là, avec une hâte fiévreuse, jusqu’à ce que la trace des promenades de Jules autour de la maison eût complètement disparu. Jusque dans le jardinet où Jules avait achevé de mûrir son projet, elle balaya la neige, l’entassa soigneusement et créa un enclos propre où l’on pouvait circuler à sec.

De l’autre côté des rails, très loin dans le champ de neige, les empreintes profondes restaient visibles, mais Catherine les laissa subsister. Ce qui s’était passé si loin d’elle sur ce tapis de neige, où les bruits s’étouffaient, elle pouvait paraître l’ignorer, tandis qu’elle ne trouverait aucune explication à l’étrange fantaisie d’aller promener son balai à travers la campagne.

Elle rentra furtivement comme elle était sortie, et elle resta un moment debout au milieu de la chambre avec, au front, la sueur de son labeur précipité et, au cœur, l’angoisse d’une faute. Pendant quelques minutes, elle porta la responsabilité du forfait de Jules comme si elle l’eût commis de ses propres mains tant il lui semblait impossible de se dégager, pure de reproche, de l’aventure de la nuit. Si longtemps la responsabilité d’une faute étrangère avait écrasé sa vie qu’elle retrouvait dans son esprit tous les vieux plis du passé. Elle les acceptait d’ailleurs comme autrefois sans combat. Toute son attention était prise par autre chose. Elle songeait, avec la ténacité opiniâtre d’un instinct, à éviter à Jérôme la souffrance et le déshonneur. Comment ? Elle ne savait pas, mais ce qu’elle saisissait nettement, c’était la nécessité immédiate de faire disparaître tout ce qui pourrait donner à Jérôme l’idée d’une recherche dans son domicile. D’abord gagner du temps, elle aurait le loisir de réfléchir ensuite. Elle remit en ordre la pile de linge que la main brutale de Jules avait dérangée, tâta la boîte de métal du bout des doigts en frémissant, essuya par terre, autour de l’âtre, les petites flaques d’eau que les habits ruisselants de Jules y avaient laissées, et se redressant, elle aperçut dans la petite glace verdâtre pendue à côté de la fenêtre, une toison de cheveux clairs et crépus ébouriffés et une figure livide. Quand elle aurait eu les mains tachées de sang, son visage n’aurait pas été plus décomposé. Que Jérôme ouvrit les yeux et la regardât, il soupçonnerait aussitôt un malheur. Elle passa à plusieurs reprises ses mains brûlantes sur ses joues blêmes et murmura :

— Mais je n’ai rien fait de mal, moi. Rien !

Quand Jérôme s’éveilla dans le courant de la matinée, il trouva comme à l’ordinaire son déjeuner préparé.

De son pas vif et léger de femme active, Catherine allait et venait dans la chambre. Son visage avait repris son expression habituelle, mais deux cercles noirs meurtrissaient ses paupières et son teint de blonde avait un dessous terreux tout à fait inaccoutumé. Bien qu’elle ne la vît plus, cette altération de ses traits lui restait sensible. Elle murmura, dès que Jérôme ouvrit les yeux :

— C’est incroyable ce qu’il y avait de neige à balayer ce matin. Des tas et puis des tas. Maintenant tout est propre, mais je n’en peux plus.

Le garde la contemplait avec le sourire approbateur qu’il avait toujours lorsqu’elle lui racontait l’emploi de son temps. Son œil content luisait sous l’arc épais de ses sourcils et sa bouche entr’ouverte laissait voir ses dents robustes plantées à distance les unes des autres comme celles d’un animal. Toute sa personne respirait la force, la santé, la vigueur physique d’un homme mûr qu’aucun excès n’a débilité. Il dit enfin :

— Ça tombait, ça tombait là-bas ! C’était comme un rideau de linge devant les yeux ; puis la nuit, il a fait clair comme à midi.

Il ajouta au bout d’un instant :

— Quand je suis rentré, la lune était couchée, mais grâce au ciel bleu et à la neige, on voyait son chemin. Est-ce qu’il est venu quelqu’un hier ?

Catherine demeura quelques secondes silencieuse, le souffle coupé par cette question si prompte qui déroutait toutes ses précautions.

— Par ce temps, murmura-t-elle enfin précipitamment, bon Dieu, qui serait bien venu ? Il faudrait être fou !

— Il y avait des trous dans la neige tout près de la maison et loin dans les champs, des trous comme des pas d’homme. Ce sera quelque bête.

Elle répéta d’un ton vide :

— Ce sera quelque bête.

Et comme Jérôme allait prendre sa casquette de poil et se dirigeait vers la porte, elle le suivit :

— Où est-ce que tu vas ?

— Je m’en vais voir ces traces sur la neige. Si c’est des pas d’homme, j’irai jusqu’en ville, plus tard, chercher le chien.

Elle comprit avec un sursaut de joie intérieure que c’était à cause d’elle qu’il était inquiet. Inquiet de la laisser seule la nuit exposée à des surprises désagréables, inquiet d’un imprévu quelconque qui la concernait, elle.

Elle murmura :

— Un chien ? Bah ! à quoi bon ?

Et elle l’accompagna dehors, redoutant de l’abandonner à un solitaire examen des lieux.

En voyant l’entourage de la maison entièrement débarrassé de neige, Jérôme s’écria :

— Ça, c’est dommage !

Et se retournant pour attendre Catherine qui marchait à quelques pas derrière lui, il remarqua enfin l’excessive pâleur de sa femme, son air las, la meurtrissure des paupières gonflées. Cela le frappa brusquement. Dès qu’elle l’eut rejoint, il s’informa :

— Qu’est-ce que tu as ? Tu as l’air malade.

— Moi !

Elle rit un moment d’un rire clair comme si elle voyait, dans la question de Jérôme, une de ces plaisanteries sans malice, familières à leur long tête à tête, puis elle se calma subitement et dit sérieuse :

— Qu’est-ce que j’aurais ? Rien. C’est le froid qui m’a saisie. Un froid pareil, ça saisit, ça pique la peau. On serait mieux dedans, près du feu. Ce qui est passé est passé. À quoi bon se geler le sang pour rien ? Il vaut mieux rentrer.

Du doigt, Jérôme indiqua l’empreinte profonde des pas de Jules sur la neige :

— Je veux d’abord aller voir de près ce que c’est que ça, mais j’irai seul. Jamais je ne t’ai vu cette couleur-là. Tu es plus blanche qu’un cierge d’église.

En même temps, il posait sur Catherine un regard expressif, un de ces longs regards qui remuaient en elle, jusqu’au fond, les sources mystérieuses de la joie. Dans ce moment d’angoisse, elle était incapable d’y répondre. Se sentant plus effrayée tout à coup d’accompagner Jérôme que de le laisser seul poursuivre ses recherches, elle se détourna et dit simplement :

— Oui, moi, je rentre ; j’ai trop froid.

Et elle retourna rapidement sur ses pas. Une fois en sûreté derrière la porte fermée de sa maisonnette, elle murmura :

— Est-ce que cela va toujours durer ainsi ? C’est impossible. Je ne pourrais pas.

Et se plaçant devant la glace où, tous les jours, sans penser à considérer son image, elle allait tordre la masse épaisse de ses cheveux blonds, elle se regarda, attentive, jusqu’à ce que son sang circulât de nouveau librement dans ses veines. Dès que son teint eut reprit une apparence presque ordinaire, elle alla à la fenêtre, souffla son haleine brûlante sur une des vitres, débarrassa un coin du verre de son voile de givre et regarda dehors.

Jérôme marchait dans la plaine de neige, suivant pas à pas les traces du passage de son fils. De temps en temps, il se baissait et regardait longtemps le sol, puis il se relevait, mettait sa main en abat-jour devant ses yeux et questionnait la distance. Il alla ainsi devant lui jusqu’à l’endroit où Jules avait commencé de courir. Arrivé à ce point, il s’arrêta, hésita, puis revint hâtivement du côté de la maison. Catherine quitta la fenêtre au moment où il rentrait. Le sourire qu’elle avait ébauché avec effort s’effaça de ses lèvres dès qu’elle eut jeté les yeux sur son mari. Son air inquiet, soucieux, absorbé, la poignait.

Un instant l’envie de dire la vérité, d’avouer au père la faute du fils, de sortir à temps de ce marécage de tromperies, où elle allait s’embourbant, lui traversa le cœur. Un instant, elle hésita entre les deux chemins ouverts devant elle, dont l’issue lui était également inconnue, mais l’horreur de ce rôle de bourreau à jouer vis-à-vis de Jérôme raffermit sa résolution. Non, jamais Jérôme ne recevrait de sa main, sans nécessité absolue, cette blessure sans guérison.

Déjà Jérôme l’interrogeait : N’y avait-il pas eu de bruit autour de la maison pendant la nuit. N’avait-elle rien entendu ?

Elle répondit, sans le regarder :

— J’ai entendu le train d’une heure et celui de trois. Après ça j’ai dormi. Toute cette neige dans l’air, ça assomme.

Jérôme murmura :

— C’est étrange que tu n’aies rien entendu. Quelqu’un est venu de là-bas, il a du rôder tout près de la maison. C’est très étrange que tu n’aies rien entendu.

Elle parut se souvenir tout à coup d’une chose oubliée, importante, elle reprit précipitamment :

— C’est vrai, je me rappelle à présent. Au milieu de la nuit, j’ai eu un mauvais rêve. Je me suis réveillée en sursaut et j’ai eu très peur. Des choses, ici et là, craquaient comme cela arrive par le grand froid. Je n’ai pas pensé que ce pouvait être quelqu’un. Pourtant mon rêve m’avait fait si peur que j’ai mis le verrou.

— Ah ! voilà, dit-il, on t’aura entendue pousser le verrou, on ne te savait pas seule, on s’est sauvé.

Il reprit après un silence :

— Il fallait avoir un chien plus tôt, je savais bien, moi ! Maintenant c’est bon, j’irai le chercher aujourd’hui.

Contre son habitude, Catherine ne fit pas d’objection. La présence d’un chien semblait tout à coup un secours très utile pour les jours de contrainte qu’elle sentait venir. Jérôme s’en occuperait, et pendant ce temps elle aurait le loisir de se tracer un plan de conduite assez complet pour se mettre à l’abri du danger de se couper. Son ignorance absolue de la feinte, des subterfuges, des détours habiles et calculés l’exposait à se contredire trop ouvertement. Il s’agissait d’apprendre à fond la science du mensonge. Cette abominable science, qu’elle avait considérée jusque là comme un premier pas dans le chemin du mal, elle allait s’en imprégner religieusement pour éviter à Jérôme un déchirement trop douloureux.

Elle engagea son mari à s’en aller de façon à rentrer avant la nuit, et elle l’accompagna jusqu’à la limite où la neige amoncelée clôturait l’espace balayé devant la maison. Avant de la quitter, Jérôme lui dit :

— En passant, j’irai voir ce que fait Jules. Qu’est-ce qu’il peut bien devenir, ce garçon ? On ne le voit plus.

Catherine tressaillit. Les yeux fixés sur les traces de pas où le forfait de Jules restait écrit pour elle en lettres éclatantes, elle répondit d’une voix vide et basse :

— Ton fils n’a rien de toi, ni le visage, ni le caractère, ni… C’est à sa mère, qu’il ressemble, n’est-ce pas ?

La figure de Jérôme s’assombrit brusquement, et, de dessous l’arcade des sourcils ébouriffés, un éclair jaillit, très douloureux. Un instant les dents espacées se montrèrent à travers les lèvres charnues qui restaient entr’ouvertes, sans intention de sourire, de vraies dents de fauve aiguës et menaçantes. Il articula enfin :

— Ressembler à sa mère… lui… ce serait un…

Il s’interrompit sans achever sa pensée et après un court silence, il ajouta, les traits détendus :

— Le passé c’était l’enfer… Tandis qu’aujourd’hui, Catherine…

Catherine acheva d’une voix mal assurée :

— Aujourd’hui… aujourd’hui….

Et une bouffée de joie inattendue l’inonda. Il n’y avait plus d’ombre féminine entre Jérôme et elle. Quoiqu’il eût pu éprouver dans le temps pour une autre femme, rien n’en subsistait aujourd’hui qu’un souvenir lointain et amer. Qu’elle découvrît seulement un moyen de cacher au père la visite nocturne du fils jusqu’à ce qu’elle eût trouvé à la disparition de l’argent une explication quelconque, et, à travers l’épais nuage menaçant qui planait sur leur toit, des rayons de soleil filtreraient de nouveau plus chauds et plus vifs qu’autrefois !

Elle rentra chez elle l’esprit un peu détendu et jusqu’au soir, dans la solitude et le silence, elle songea à l’avenir avec des hauts et des bas d’espérance, un va-et-vient de joie et de tristesse, une sorte de remous incessant faisant, tour à tour, avancer et reculer les sensations anciennes de sa jeunesse, l’effroi de sa nuit de lutte avec Jules et les récentes émotions éprouvées en face de Jérôme.

La nuit tombait lorsqu’elle entendit enfin les souliers ferrés de Jérôme frapper le sol durci pour se débarrasser de leur garniture de neige. Elle prit aussitôt sa lanterne et sortit à sa rencontre. Tout de suite, elle l’aperçut clairement de l’autre côté de la voie dans la pénombre blanche des soirs de neige, et elle allait traverser les rails pour le rejoindre quand le sifflet de l’express du soir éclata tout près d’elle. Avec sa courte file de voitures éclairées, le train rapide passa comme un ouragan entre elle et Jérôme. Cela fit un frou-ou brusque dans le silence de la campagne, une déchirure d’air nette et sèche, puis les ondes invisibles se refermèrent et le bruit fugitif s’éteignit.

Jérôme tirait derrière lui une bête poilue, couleur de feu. À l’approche de l’étrangère le chien découvrit des crocs aigus, cruels, annonçant des instincts féroces. Mais déjà Catherine le flattait de la main.

— Oh ! le beau chien, le beau chien !

Et heureuse de la présence d’un tiers, utile sans être gênant, elle poursuivit :

— Où as-tu trouvé cette belle bête ?

Jérôme esquissa un geste lointain indiquant la plaine de neige qu’il venait de traverser, la plaine blanche, interminable, fermée ce soir-là par une buée glacée et il répondit :

— Jules m’a indiqué un endroit.

Catherine n’ajouta rien. Ce nom sur les lèvres de Jérôme réveillait en sursaut toutes ses inquiétudes ; cela la poignait d’une angoisse intense où la peur, l’amour, la pitié et l’horreur s’alliaient indistinctement.

Ils marchèrent quelques secondes en silence, côte à côte, sans se regarder. Ce fut Jérôme qui reprit le premier la parole. Il dit brièvement :

— Il y a du nouveau là-bas.

Catherine tressaillit. Quelle part de la vérité Jules avait-il avouée à son père, et de quels mensonges avait-il enveloppé le reste ? Elle articula sourdement :

— Du nouveau ? Quoi donc ? Est-ce ton fils…

En parlant, elle avait relevé sa tête baissée. Ses yeux effrayés rencontrèrent le regard de Jérôme, un regard profond, si plein de passion qu’une autre émotion que celle de la peur fit aussitôt battre son cœur.

Jusqu’à ce qu’ils fussent enfermés entre les quatre murs de leur maisonnette, ni Jérôme, ni elle ne prononcèrent plus une parole, mais à peine la porte se fut-elle close sur la campagne solitaire et muette, que Jérôme saisit sa femme dans ses bras. Il la serra dans un élan si brutal, qu’effrayée elle se débattit : elle se raidissait essayant de se dégager :

— Non… Jérôme, non. Qu’est-ce que tu as ? qu’est-ce que tu as ? Réponds-moi d’abord.

Jamais elle n’avait vu son mari aussi violent dans ses démonstrations et ce nouveau l’inquiétait comme une menace. Ne s’emparait-il pas d’elle comme s’il avait cru pouvoir la perdre ? De nouvelles et obscures appréhensions surgissaient dans son esprit tendu. Elle continuait de protester sourdement :

— Non… non… Je veux savoir ce que tu as, tu n’es pas comme à l’ordinaire. Je veux savoir d’abord ce que tu as. On t’a dit, là-bas, des choses qui te tourmentent. Qu’est-ce que c’est ?

Il continuait à la tenir serrée, emprisonnée dans ses bras et son souffle pressé lui balayait la figure. Il dit enfin tout bas :

— Catherine, ma Catherine !

Et comme si ce mot eût suffi à rétablir l’équilibre de son esprit surexcité, il ajouta du même ton bas, sans cesser de la tenir pressée contre lui :

— Tu n’as pas besoin d’avoir peur de ce que les gens disent. N’y a-t-il pas quatre ans que nous sommes ensemble ? Est-ce que je ne sais pas bien aujourd’hui ce que j’ai fait en te prenant ? Aussi longtemps que je vivrai, personne ne te touchera, n’aie pas peur.

Catherine balbutia faiblement :

— Peur de quoi ?

Et sentant glisser de nouveau sous sa peau de blonde, une pâleur insolite et glacée, elle étendit la main vers la table où la lanterne allumée lui jetait en plein visage l’éclat réverbéré de sa flamme. Le rayon lumineux alla brusquement frapper le chien. Abandonné à lui-même, l’animal étranger furetait dans les coins avec de longs reniflements à ras du sol. L’éclat du feu lui passa devant les yeux comme un éclair. Il lança un aboiement strident et prolongé.

Jérôme et Catherine se séparèrent brusquement. Accoutumés au silence et à la solitude absolus de cette région déserte, une voix vivante éclatant à côté d’eux leur avait donné un choc imprévu. Ils restaient en face l’un de l’autre silencieux, éprouvant, mêlée à une étrange sensation de gêne, une fièvre qu’ils n’avaient jamais connue. C’était comme si, subitement, leur longue et pure union se trouvait soumise à la loi des passions de passage, hâtives et mauvaises.

Catherine fut la première à retrouver son sang-froid. La certitude que le fils était cause de l’étrange attitude du père la pénétrait d’une trop vive inquiétude pour s’en laisser distraire. Elle continuait à sentir le regard fixe et ardent de Jérôme attaché à tous ses mouvements et cette attention passionnée lui pesait, pour la première fois, comme une servitude mêlée de honte. Ce n’était pas ainsi que Jérôme l’aimait à l’ordinaire. Elle lui dit enfin, cherchant à dominer le tremblement intérieur qui secouait sa voix :

— Quelqu’un t’a mal parlé de moi, aujourd’hui, Jérôme. Et cette fois cela t’a chagriné. Cela t’a chagriné pour moi, mais aussi pour toi. Est-il possible que ce soit…

Elle s’interrompit, se ressaisit et ajouta :.

— Est-ce Jules qui t’a conté des histoires cette fois ?

Les yeux de Jérôme changèrent brusquement d’expression, ils prirent une couleur sombre, effrayante. Il articula froidement :

— S’il recommence, je le chasserai d’ici comme un chien.

Catherine réfléchit. Un fait lui devenait absolument clair. Jules, en découvrant que son père ignorait sa participation aux aventures de la nuit, s’était hâté de prendre les devants. Il avait inventé une histoire pour la noircir aux yeux de Jérôme et rendre, en cas de conflit, sa parole sans valeur. Mais quelle était cette histoire et comment avait-il pu lui donner une couleur de vérité suffisante pour inquiéter Jérôme ?

Un instant, elle hésita, tenant, entre ses mains inquiètes, la balance mystérieuse des événements. Devait-elle permettre à cet être pervers de se servir d’elle pour cacher sa vilenie ? Un instant elle songea à sa destinée qui avait été si sombre jusqu’à sa rencontre avec Jérôme, elle y songea avec une acuité si intense que la période de soleil qu’elle avait traversée depuis cette époque lui parut tout à coup confuse comme un rêve, puis elle dit tranquillement :

— Jules a le cœur léger et la langue souvent trop longue, mais ce qu’il dit, c’est sans méchanceté. On sait tous les deux ce que ça vaut.

Pendant que Catherine parlait, Jérôme avait capturé le chien au passage. Il s’était assis et il le tenait entre ses genoux, examinant d’un air préoccupé la mâchoire aux crocs méchants. Son examen fini il coucha l’animal sur le flanc et posa son pied pesant sur le pelage roux, touffu. La bête céda, resta immobile. Sans quitter des yeux l’animal dompté, Jérôme dit brusquement :

— Il voudrait se marier, ce garçon.

Catherine ébaucha un geste de surprise ; elle s’écria :

— Ah !

Mais il lui fut absolument impossible de rien ajouter.

— Une fille de par là, poursuivit Jérôme. Ca n’a pas le sou non plus. Mais Jules aura vingt-trois ans à la mi-janvier. Je n’ai rien à dire. Il est libre.

Et comme Catherine continuait de se taire, il ajouta :

— Tu as raison, il n’a pas le cœur mauvais ce garçon. C’est la langue qui l’entraîne. On le monte facilement et il ne sait rien garder pour lui.

Il y eut un moment de silence. Catherine approuvait de la tête.

Tout à coup repoussant le chien du pied, Jérôme se leva. Sa physionomie s’était éclairée. Il revint à Catherine :

— Dis-moi ce qui en est, toi-même, Catherine. Tu sais bien que je t’aime plus que tout au monde. Est-il vrai que ton père est libre et que tu l’as revu ?

Cette fois Catherine eut un sursaut de véritable stupeur. Elle entrevoyait une trame de mensonges si serrée qu’elle ne pourrait peut-être plus y échapper. Elle interrogea, à son tour, tremblante :

— C’est Jules qui t’a dit ça ?

— C’est un bruit qui court, il me l’a rapporté.

Il ajouta la voix brève, les dents serrées, l’œil sombre :

— Il n’y reviendra plus, sois tranquille.

Mais tout de suite, son visage reprit son air soulagé, il continua : — Dis-moi ce qui en est, toi, Catherine. Est-ce vrai qu’il est revenu ? Dis-le moi sans avoir peur que cela me fâche. Tu sais bien que je t’aime plus que tout au monde. Peut-être qu’il a besoin d’argent, il faut lui en donner. Est-ce que tu ne peux pas lui donner ce que tu veux sans me demander ? Mais pourquoi me laisser apprendre ça par ces sales langues de serpent au lieu de…

— On t’a menti, balbutia enfin Catherine blême, on t’a menti indignement et, toi, tout de suite, tu l’as cru.

Et elle pressentit tout à coup la vérité. C’était elle que Jules avait accusée d’avoir pris l’argent. L’histoire qu’il avait inventée pour se sauver en essayant de la perdre, c’était ça. Et pour rendre cette fable acceptable à Jérôme, il avait imaginé froidement le retour du malheureux disparu, le seul fait que sa vie de femme pure et solitaire permettait de supposer. Le soupçon éveillé de Jérôme, lui entrait plus avant dans le cœur que toutes les souffrances accumulées de sa longue jeunesse.

Elle répéta douloureusement :

— Et toi, tu l’as cru !

Jérôme l’attira brusquement à lui :

— Non, dit-il, je ne l’ai pas cru.

Et il la baisa coup sur coup sur les yeux, sur le front, sur la bouche ; il promenait ses lèvres sur ce visage décoloré avec un emportement presque brutal.

— Te soupçonner, toi, Catherine, de me cacher ce que tu fais ! Est-ce depuis hier que je te connais ? Croire à des racontars de vipère quand je te connais comme je te connais !

Il continua sans cesser de la tenir serrée contre sa poitrine :

— Et sais-tu ce que j’ai fait, moi, là-bas ? J’ai promis à Jules de lui donner, pour se mettre en ménage, la moitié de ce qui se trouve dans la boîte. C’est alors que… J’ai promis ça comme ça, sur le coup. Qu’est-ce que tu en dis ?

Tout en parlant il avait passé un bras autour de la taille de Catherine et il l’entraînait doucement du côté de l’armoire. Elle se taisait, opposant à l’effort qui la sollicitait, une résistance inerte. Le garde continua :

— Nous allons leur faire leur part tout de suite, à ces enfants. Ce sera une affaire finie.

Cette fois Catherine protesta faiblement :

— Ce soir… ? Non… Laissons ça pour demain. Voilà seulement que tu rentres. Nous compterons ça demain.

En même temps, elle colla sa joue livide au visage de Jérôme et elle l’enlaça de ses deux bras pour le retenir.

En face de l’horrible alternative de prendre sur elle le forfait de Jules ou de dénoncer au père la faute du fils, Catherine avait tout oublié, même la blessure d’un soupçon honteux. Elle ne pensait qu’à gagner une nuit de libre songerie pour se reconnaître dans la tortueuse aventure que la seconde trahison de Jules compliquait de difficultés nouvelles. Il lui fallait coûte que coûte quelques heures calmes pour se décider, choisir son chemin. Elle répétait :

— Pas ce soir… pas ce soir…

Et sa mortelle inquiétude se montrait à nu sans aucune précaution.

Jérôme s’arrêta surpris, il plongea dans les yeux de Catherine un regard aigu, et il murmura d’un ton sourd :

— Catherine !

En même temps, employant sa force brutale, il l’entraîna du côté de l’armoire.

De la main droite, comme Jules, l’avait fait pendant la nuit, il bouleversait la pile de linge ; il fouillait son propre bien avec la même hâte fiévreuse, éparpillant la toile propre remise en ordre, le matin, par Catherine.

Quand il posa la main sur la boîte, qu’il sentit sous ses doigts le froid du métal, il resta un instant immobile. Son impatience semblait se calmer, comme si la présence de cette boîte à sa place accoutumée détendait son anxiété.

Catherine avait cessé de résister. Elle se taisait. L’auréole de ses cheveux clairs accentuait sa pâleur de cire et, passive, elle attendait, les yeux mi-clos, la minute décisive, qui allait la forcer d’agir. Elle attendait, sans autre projet défini dans l’esprit que celui de se disculper en évitant, si possible, de trahir Jules. Toutes les cordes de sa volonté et de son amour se tendaient dans un suprême effort.

Une seconde passa ainsi, une seconde d’attente intense : elle passa brève comme l’éclair et Catherine se sentit libre. Jérôme tenait à la main la boîte vide et il la secouait stupéfait, tandis que d’une voix étranglée que Catherine n’avait jamais entendue, il répétait :

— L’argent n’y est plus !… l’argent n’y est plus !

— On t’a menti, balbutia Catherine éperdue. On a voulu me perdre auprès de toi. Celui qui a fait cela devait avoir un but. Il devait avoir un but !

En ce moment le chien, oublié dans un coin, se mit à gémir plaintivement, clameur effrayée d’une bête dépaysée, que son nouveau milieu inquiète.

Jérôme lui allongea un coup de pied brutal.

— Tais-toi.

L’animal poussa un cri bref, alla s’aplatir devant la porte et se mit à renifler bruyamment l’air froid qui passait sous le seuil. Jérôme reprit d’une voix pressante :

— Où est l’argent ?

Il restait la bouche entr’ouverte, découvrant les dents aiguës de son râtelier complet d’homme sain et vigoureux, les yeux fixés sur Catherine.

Catherine hésita. Nommer Jules dans ce moment, non, c’était impossible. Se pourrait-il que Jérôme ne la crût plus sans le secours d’une trahison ?

— Est-ce moi que tu accuserais d’avoir pris ton argent, demanda-t-elle enfin sourdement ? Moi, Catherine, je t’aurais volé, je t’aurais dépouillé ! Après ces quatre années passées ensemble, tu pourrais croire cela… tu pourrais croire cela ?… Non, ce n’est pas possible.

Jérôme la saisit par le poignet et l’attira sous le rayon de la lanterne. Une vive lumière inonda les traits pâles, les grands yeux bleus cernés, la toison blonde et frisée. Non, il était impossible que cette femme-là fût mêlée à d’hypocrites machinations ! Un instant, la souffrance aiguë qui lui tenaillait le cœur disparut ; mais elle le reprit presque aussitôt comme une griffe de fer qui se soulève et se replante.

L’histoire inventée par Jules lui repassait tout entière dans l’esprit, insidieuse et perfide. Exaspéré, il avait mis fin d’un mot aux confidences empoisonnées de son fils et il était revenu en courant, sûr que la vue de Catherine dissiperait, comme à l’ordinaire, les mauvaises vapeurs de calomnie dont on venait de l’envelopper.

Mais, cette fois, ce n’était plus le fantôme fuyant et oublié du passé qu’on avait fait danser devant ses yeux. C’était un fait précis, si solidement appuyé de vraisemblance et de justes prévisions, qu’en voyant Catherine suivre à la lettre le programme tracé par Jules, un doute imprévu venait de naître dans l’esprit de Jérôme, un doute horrible autour duquel tous les petits faits de la journée se groupaient avec une écrasante précision de détails.

La pâleur extraordinaire de Catherine, le soin qu’elle avait pris de balayer la neige autour de la maison, de grand matin, son silence absolu au sujet de la disparition de l’argent, qu’elle ne pouvait pourtant pas ignorer, sa visible inquiétude lorsqu’il s’était agi de toucher à la boîte ; tout cela se coordonnait, se consolidait, formait un ensemble si suivi que Jérôme, torturé, répéta sa question en la soulignant d’insistance :

— Où est allé l’argent, Catherine ? Je ne demande rien d’autre, mais, cela, dis-le moi. J’ai eu une autre femme avant toi. Elle me trompait de toutes les manières. J’ai souffert dix années avec elle, sans me plaindre à personne, dix longues années sans un jour de repos, et, maintenant, enfin, j’étais heureux avec toi ; si heureux ! Dis-moi seulement, où est allé cet argent, et je te croirai comme si la Madone, elle-même, descendait de l’autel pour me parler. Dis-moi seulement cela. Si tu l’as donné à ton père pour qu’il s’en aille et ne vienne plus jamais nous tourmenter par ici, dis-le. Pourquoi as-tu peur de le dire ? Est-ce que je ne t’aime pas plus que tout au monde ! Est-ce que ce qui est à moi, n’est pas à toi ? Mais je ne pourrais plus t’aimer comme autrefois avec ce secret entre nous. C’est ça qui me fait peur, c’est que je ne pourrais plus t’aimer tout entière comme autrefois.

— Je n’ai pas pris ton argent, balbutia Catherine, frémissante. Moi, te voler ! Je ne savais pas même ce qu’elle contenait, cette boite ! Pour personne au monde, pour personne, entends-tu, je n’y aurais touché. Est-il possible que du jour au lendemain tu ne puisses plus me croire ?

Entre les époux liés par une si étroite intimité, il y eut quelques secondes d’absolu silence. Jérôme reprit enfin d’une voix basse et pressante :

— Oui, je te crois, Catherine, mais ne me fais pas attendre plus longtemps. Dis-moi ce que je te demande. Où est l’argent ? Où est l’argent ?

Catherine demeura un instant silencieuse, les grands yeux bleus effrayés fixés sur les vitres gelées qui cachaient l’étendue de neige où tout le jour l’empreinte des pas de Jules était restée visible. Elle revoyait distinctement le jeune homme, souple et léger, bondir sous la claire lumière de la lune, en emportant son butin. Elle dit enfin, les dents serrées :

— C’est toi qui m’y force,… c’est toi.

Et, d’une voix rapide et basse, elle continua :

— Puisque tu veux absolument savoir où est ton argent, que c’est moi que tu accuses dans ton cœur, que tu ne me crois plus, va le demander à… à… ton fils. Lui seul…

Sans la laisser achever, comme si la proximité de cette femme tant aimée le brûlait tout à coup à vif, Jérôme la repoussa d’un geste énergique. En même temps des syllabes heurtées sifflèrent entre ses dents disjointes :

— Tu oses… tu oses ! La malheureuse, la malheureuse !…

Mais presque aussitôt sa colère s’anéantit dans l’intensité de sa douleur. Il se mit à pleurer entre ses mains avec des soubresauts violents. Depuis si longtemps étrangère au sanglot, sa poitrine se déchirait. Entre les sursauts de ses nerfs, il racontait tout haut sa peine, comme un enfant :

— Il m’avait bien dit que plutôt que de dire la vérité, tu l’accuserais, lui, lui, mon fils. Mais moi je l’ai fait taire d’un mot. Et voilà que tu l’accuses quand il n’y a plus d’autre moyen de me tromper, tu l’accuses comme il l’avait dit… Mais pourquoi me tromper ?… pourquoi me tromper ?

Longtemps, sans que Catherine sortît de son silence, il entrecoupa ses larmes de plaintes, de regrets, de reproches. Il pleurait la ruine de son bonheur, son passé détruit, son avenir empoisonné, tandis que la certitude de ne pas pouvoir se passer de la présence de Catherine se faisait peu à peu une place dans sa pensée, à côté de son désespoir. Pure de reproche ou souillée d’une faute, elle lui était aussi nécessaire que l’air qu’on respire. Il ne l’aimerait plus comme autrefois, mais elle continuerait à être à lui, elle lui appartiendrait même davantage depuis que, honteusement, dans les ténèbres, elle l’avait dépouillé de son bien.

Il découvrit tout à coup son visage désolé. Dans son œil noir une flamme mauvaise et inquiétante brillait. Il dit sourdement :

— Tu savais bien, que je ne pourrais pas vivre ici sans toi. C’est vrai, je ne peux pas.

Catherine, pâle et immobile, ne répondit pas un mot.

Jérôme poursuivit rapidement :

— Tu resteras ici et nous vivrons comme autrefois. Il n’y aura rien de changé. Seulement…

Il réfléchit quelques secondes sans trouver de terme correspondant à ce que serait cette nouvelle vie à côté d’une Catherine inconnue, d’une trompeuse, d’une voleuse, et brusquement le désespoir le reprit :

— Quand tu aurais pu d’un mot arranger les choses comme tu aurais voulu, me tromper ainsi ! Pourquoi as-tu fait cela, Catherine ?

— J’aurais dû te cacher jusqu’au bout toute la vérité, balbutia Catherine, voilà ce que j’aurais dû faire. J’ai eu tort de te dire la vérité, mais confesser une faute que je n’ai pas faite, je ne peux pas… Je resterai à côté de toi et nous vivrons la vie que tu voudras. Jamais je ne pourrai te rendre le bonheur de ces quatre dernières années. À quoi bon dire autre chose, tu ne me crois plus, d’un jour à l’autre tu ne me crois plus… Je resterai à côté de toi et tu feras de moi ce que tu voudras.

Les paroles de Catherine sonnaient claires comme de l’or. Jérôme hésita ; puis brusquement, il se dirigea vers la porte. Catherine le suivit pleine d’anxiété :

— Mais c’est la nuit… c’est la grande nuit qui vient. Où veux-tu aller si tard ?

Jérôme indiqua, par dessus son épaule, le côté de la campagne d’où il revenait à peine, et posant sur Catherine deux yeux fixes, ardents, il répondit :

— Je retourne là-bas.

La lune n’était pas encore levée. À peine voyait-on, à travers la brume opaque et rousse qui descendait jusqu’à la neige, la double rangée des rails luire faiblement ici et là en faisant courir sur le sol leurs quatre serpents d’acier.

Comme elle l’avait fait la veille, lorsque Jérôme s’en allait pour sa veillée solitaire, Catherine le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu, seulement la joie qui l’animait le soir précédent s’était évanouie. Quelques heures rapides avaient suffi pour lui enlever la tranquille possession de son bonheur. La tendresse de Jérôme, devenue le jouet d’un misérable, venait de chanceler sous ses yeux.

Par quels mensonges, par quelle tricherie, ce fils corrompu s’était-il, à ce point, emparé de la confiance de son père ? Jérôme croyait à la parole de Jules et doutait de la sienne à elle ! Il avait donc toujours, sans qu’elle s’en doutât, aimé ce fils pervers, plus qu’elle-même…

Elle souffrait affreusement de cette découverte et, en même temps, l’ancienne oppression de sa jeunesse lui revenait Elle sentait peser sur elle le poids, si connu, d’une responsabilité étrangère et, cette fois, le faix de cette vieille épreuve la brisait. Elle s’abandonnait à la fatalité sans résistance comme si le soupçon tenace de Jérôme avait détruit, à fond, le ressort de son énergie. Puisque Jérôme, sans la croire ! avait voulu revoir Jules, elle était perdue !

Quand elle ne vit plus devant elle que l’épais voile humide du brouillard d’hiver, elle rentra, et longtemps elle demeura songeuse. Elle s’efforçait en vain de retrouver son ancienne soumission passive vis-à-vis des caprices injustes de sa destinée. D’autres passions que celles de la résignation et du renoncement avaient habité son âme et la laissaient frémissante et révoltée. Jules lui inspirait une horreur où ne se mêlait plus aucune pitié. Ce sentiment nouveau s’alliait comme du fiel à sa douleur. Elle murmura enfin :

— Et c’est ce drôle, c’est ce drôle qui va décider de mon sort !

Son impuissance à dégager sa vie de l’engrenage compliqué où Jules l’avait enfermée, lui apparaissait clairement. En faisant surgir l’ombre oubliée de son père, à elle, il avait eu soin, sans doute, de peser sur la part de mal et de bien mêlée au sang que les parents lèguent à leurs enfants. Est-ce qu’elle ne connaissait pas depuis longtemps son adresse à tromper, sa souplesse hypocrite, ses ruses habiles ? Et, tout de suite, Jérôme l’avait cru ! Il avait donc toujours nourri, dans un coin secret de son cœur, l’obscure crainte de voir renaître en elle quelque vestige du passé ? Pas un moment, il n’avait songé que Jules aussi avait hérité du sang de sa mère ; c’était elle, Catherine, qui devait être la coupable ! Tout son bonheur passé n’avait donc été qu’une construction légère, sans autre assise qu’une fausse entente, une double erreur !

Elle se prit à gémir tout haut dans le silence et la solitude de sa retraite, si plongée dans sa peine qu’elle ne songeait pas même aux secours lointains de la religion. L’heure présente l’absorbait tout entière, la meurtrissant dans le passé, la menaçant dans l’avenir, et elle s’abandonnait au désespoir, la tête cachée dans ses mains.

Tout à coup elle tressaillit. Un souffle chaud venait de lui caresser la joue. Elle découvrit brusquement son visage. En face d’elle, les yeux luisants d’impatience, le chien couleur de feu la regardait fixement. Dès qu’il vit la figure de Catherine sortir de sa cachette, il aboya bruyamment en posant sur ses genoux une lourde patte jaune.

Catherine prit dans ses deux mains la tête intelligente et la pressa contre sa poitrine.

— Mon beau… mon beau…

La présence de cet animal, l’alliance tacite qui venait de se conclure entre eux, enlevait quelque chose à l’horreur de son attente solitaire. Ses larmes jaillirent enfin, pressées et bienfaisantes.


III


L’hiver s’acheva lentement et le printemps aussi passa.

Autour de la demeure du garde, des fleurs d’été, bigarrées et odorantes, commençaient à s’ouvrir. La clématite blanche grimpait le long des murs en s’accrochant aux aspérités de la pierre, et des capucines, aux tons crus, éclataient partout sur le fond éteint de leurs larges feuilles pâles. Au gré de leur caprice, elles projetaient jusque sur la terre dure des sentiers leur floraison envahissante. Aucune main n’avait, cette année-là, réprimé leur vitalité exubérante, personne n’avait pris soin de leur assigner des bornes définies ; elles fleurissaient librement sous la poussée de la sève d’été.

Dans la campagne, la solitude et le silence continuaient de régner. Pourtant, de loin en loin, un aboiement bref éclatait tout près de la maisonnette. L’oreille fine du chien avait saisi le passage de paysans venant travailler à la terre. Il allait flairer l’air du dehors en grognant sourdement jusqu’à ce que Catherine le rappelât auprès d’elle. La femme du garde et le chien étaient presque toujours seuls vis-à-vis l’un de l’autre et cet isolement absolu que Catherine préférait autrefois à toute autre condition d’existence, lui était devenu d’une tristesse insupportable. Dès que l’express de l’après-midi avait passé avec son bruit sifflant, elle appelait le chien, et ils s’en allaient ensemble rôder dehors dans le voisinage.

Le mouvement et le grand air la calmait un peu. Elle considérait d’un œil rêveur la patience obstinée de la nature qui recommence éternellement le même travail sans se décourager. Les bruits confus et incessants de la campagne, les bouffées d’air tiède, imprégnées du parfum fort de la marjolaine et du thym sauvage, toutes les harmonies subtiles de la terre leurraient sa peine. Elle se reprenait à espérer un miracle, toujours le même et elle envoyait vers la coupole fermée du ciel une supplication muette, ardente. Oui, un jour viendrait où Jules se repentirait de sa mauvaise action. Un jour elle reverrait face à face le fils de Jérôme, et il saurait alors ce que sa faute avait entraîné de conséquences. Il verrait de ses yeux que ce n’était pas son bonheur, à elle seule, mais aussi celui de Jérôme que le poison de paroles menteuses avait détruit.

Dès que le soleil descendait du côté des grandes forêts, que Catherine voyait son ombre s’allonger indéfiniment sur la blancheur du chemin, elle retournait rapidement sur ses pas, fouettée par la crainte d’arriver en retard et de trouver Jérôme installé avant elle devant une table non servie. Mais elle était toujours la première et dès qu’elle avait franchi le seuil de sa demeure l’oppression de sa vie nouvelle vis-à-vis de Jérôme lui écrasait le cœur. Elle attendait le retour du garde, l’esprit torturé d’appréhension.

Jérôme gardait avec elle un silence obstiné. Il mangeait les repas qu’elle lui préparait sans prononcer une parole puis, sans lever les yeux, il s’en allait.

Catherine avait en vain essayé de lui arracher le récit de son entrevue avec son fils. Il avait coupé court à son questionnaire d’un ton bref :

— Plus tard.

Une autre fois, elle lui avait offert en tremblant de le quitter, mais sans la regarder ni prendre le temps de réfléchir, il avait refusé d’un mot :

— Non, tu resteras ici.

Depuis ce moment, elle était la servante de son bon plaisir, l’esclave de toutes ses volontés. Il rentrait tard le soir, il sortait tôt le matin, et dès qu’il avait disparu, Catherine pleurait avec des frissons de dégoût qu’elle ne pouvait pas réprimer. Pourtant, malgré ses révoltes douloureuses, elle continuait de l’aimer. Son cœur battait encore à son approche, mais autrement qu’autrefois. L’attente joyeuse et impatiente des jours heureux avait fait place à une anticipation soucieuse et craintive. L’humiliant souci de sa jeunesse lui était revenu : l’opprobre d’une faute qu’elle n’avait pas commise l’enveloppait de nouveau de toute part, d’un réseau étroit, inextricable. Comme autrefois, elle cédait à la fatalité qui la condamnait à subir la peine méritée par un autre, mais son courage était mort et le chagrin la minait sourdement. Parfois, au milieu de ses courses vagabondes, elle voyait fuir le sol sous ses pieds et les nuages du ciel danser au-dessus de sa tête une ronde singulière. Elle s’asseyait alors un instant au bord du chemin et le chien, étonné, venait lui lécher les mains et la figure. Catherine caressait doucement le pelage touffu.

— Mon beau… mon beau…

L’attachement de cette bête était le seul réconfort qu’elle eût éprouvé depuis le commencement de son épreuve. Le chien ne la quittait jamais et souvent elle lui parlait tout haut de son chagrin. Tour à tour, comme Jérôme, cet animal savait être aimant ou cruel. Dans sa pensée Catherine les rapprochait inconsciemment. Elle prodiguait à l’un les paroles qu’elle n’osait plus dire à l’autre.

Jérôme ne s’occupait jamais du chien. Il ne le caressait ni ne le châtiait, il ne le regardait même pas. Il s’en allait les yeux baissés comme s’il craignait, en rencontrant le regard de Catherine, de faiblir dans sa résolution de silence.

Une fois dehors, quand le travail de son poste ne le réclamait pas, au lieu d’employer à la culture de son jardin ses heures de loisir comme autrefois, il allait s’enfoncer à quelque distance de sa maison dans un fourré d’arbrisseaux bas qui le cachait aux yeux de Catherine.

Il restait là de longues heures, couché sur le dos, le regard fixé sur l’étendue plate que le voleur de son argent avait traversée par la neige pour venir trouver Catherine au sourd de la nuit. Avec la patience tenace du chasseur à l’affût, jour après jour, il attendait le retour du père de Catherine, sûr de le voir poindre tout à coup au fond de la distance et prêt à lui faire payer coûte que coûte la perte de son bonheur. S’il ne se défendait pas, il le rendrait simplement à la justice ; s’il essayait d’échapper, alors, au prix de n’importe quel malheur, il le retiendrait et Catherine assisterait à leur lutte de tout près. S’il pouvait l’entendre gémir une seule fois tout haut de sa vilenie, peut-être qu’il pourrait lui pardonner.

Toutes les fois qu’il était obligé de s’en aller veiller à la cahute, Jérôme attachait le chien dehors à une chaîne d’acier fermée par un cadenas dont il emportait la clef. L’animal, habitué à une pleine liberté à côté de sa maîtresse, hurlait pendant des heures de suite, tandis que Catherine, tenue éveillée, l’écoutait attendant le passage des trains pour mesurer l’interminable longueur de la nuit. Et lorsqu’elle entendait le sifflet aigu traverser l’espace et le roulement brusque des voitures frôler sa maisonnette, il lui venait des envies, inconnues autrefois, de s’en aller, elle aussi, emportée bien loin par cette course rapide, de fuir ailleurs, dans des endroits nouveaux, où elle n’aurait pas goûté au bonheur.

Après ces nuits-là, elle se levait pâle, étourdie, épuisée et elle préparait le déjeuner de Jérôme sans y toucher. La vue des aliments la dégoûtait. Pour éviter que Jérôme s’aperçût qu’elle ne mangeait pas, elle donnait au chien tout ce qu’elle pouvait lui glisser sous la table sans être vue et l’animal, tous les jours plus démonstratif, l’adorait. Il la suivait partout, s’arrêtait où elle s’arrêtait, se tenait collé à ses jupons, jusqu’à ce que d’un mot elle le libérât :

— Va t’amuser, va.

Les jours de pluie, où Catherine gardait la maison, le chien restait couché à ses pieds des heures durant sans impatience ni ennui, prêt à bondir au moindre signe.

Avec cette garde-là, personne ne pouvait s’aventurer de nuit autour de la maison pendant les absences de Jérôme. Quand il était présent la surveillance était son affaire. Il laissait, sans paraître s’en apercevoir, grandir la préférence du chien pour Catherine. Mais un jour où, comme à l’ordinaire, il sortait de table, sans avoir levé les yeux, il appela la bête et voulut l’emmener avec lui. Mécontent, l’animal se mit à grogner, se laissant tirer par son collier jusqu’à la porte. Jérôme, impatienté, le frappait, le maltraitait, le domptait tandis que Catherine, épouvantée, murmurait :

— Va t’amuser, va t’amuser !

Pendant plus d’un mois, jusqu’à ce que le chien eût appris à lui obéir sans marchander, tous les jours Jérôme le prit avec lui.

Restée seule, Catherine réfléchissait. Cette subite fantaisie qui la privait de son fidèle compagnon la surprenait profondément. À force d’y penser, elle se l’expliqua. Ce que Jérôme attendait dehors en compagnie de cette bête dangereuse, c’était le retour du visiteur nocturne qu’il croyait être son père, à elle. Chose étrange, au lieu de l’affliger, cette découverte lui fit du bien. La certitude que Jérôme était rongé comme elle par le regret du passé, qu’il ne pouvait pas mieux qu’elle s’accoutumer à une vie incomplète et humiliante, apaisait son angoisse solitaire. Lorsque le chien rentrait et, fou de joie, l’étourdissait de caresses, elle baisait à plusieurs reprises la tête intelligente.

— Mon beau… mon beau…

Et il lui semblait que cet animal, que Jérôme venait de châtier ou de flatter en pensant à leur bonheur perdu, lui devenait plus cher que dans le passé.

Des semaines passèrent ainsi lentement et enfin aux chaleurs ensoleillées et sèches de l’été succédèrent de courtes journées grises, mortes, où la lumière s’endormit au fond des brumes d’automne. Une humidité crue sortait de la terre. Elle s’élevait, ici et là, comme une fumée au ras du sol, roulait sur l’herbe brûlée des prairies des lambeaux d’écharpes diaphanes qui allaient se perdre dans l’atmosphère brumeuse.

Le grand silence d’hiver approchait. Jérôme et Catherine allaient y rentrer, comme ils en étaient sortis quelques mois auparavant, sans que ni l’un ni l’autre eût fait un pas pour franchir la distance qui les séparait.

Mais pendant ces longs mois de souffrance silencieuse, Catherine avait perdu sa fraîcheur de blonde. Ses joues s’étaient creusées, ses yeux aux paupières froissées avaient pris un éclat trop vif. La chevelure, crépue et abondante, qu’elle tordait derrière la tête, n’encadrait plus qu’une toute petite figure détruite.

Il lui arrivait quelquefois, tant sa fatigue était grande, de s’étendre tout habillée sur son lit, tandis que le chien la guettait d’un œil inquiet, et l’agaçait de sa grosse patte impatiente.

Un soir que, comme à l’ordinaire, le repas silencieux fini, Jérôme s’en était allé sans la regarder, elle se traîna jusqu’au lit et s’y jeta. Elle n’en pouvait plus. Avant de prendre un peu de repos, il lui était impossible d’achever le travail de la journée. Il faisait encore jour et, à travers les vitres, elle voyait le ciel gris, uni, étendre à perte de vue, sans trouée ni déchirure, sa couleur éteinte et triste.

D’ordinaire, quand elle demeurait ainsi étendue immobile sur son lit, son excessive fatigue se dissipait peu à peu, elle pouvait songer à son chagrin avec moins d’effort. Mais ce jour-la, elle ne pouvait pas même penser. Toute la nuit précédente le chien, attaché à sa chaîne, avait hurlé dehors bruyamment et, pas une minute, Catherine n’avait dormi. Une lassitude écrasante l’assoupissait. Les membres engourdis et les idées confuses, elle flottait dans un monde vague, où les choses cruelles de sa vie perdaient leur aiguillon acéré sans que ce changement lui donnât de la joie.

Tout à coup, arrachée à ce sommeil léger et incomplet, elle sursauta sur son lit. Près de la porte, le chien aboyait d’une voix furieuse en découvrant toutes ses dents féroces. Surprise, Catherine s’assit sur son séant et elle appela l’animal d’une voix sourde :

— Ici.

Et comme il continuait d’aboyer malgré ses caresses, elle le frappa sur la tête pour la première fois de sa vie. Le chien, étonné, se tut. Il se coucha à plat ventre, les pattes de devant allongées dans une attitude d’attente agressive.

Le cœur de Catherine s’était mis à battre ; elle ne pouvait presque plus respirer et elle murmurait les dents serrées :

— Mon Dieu, mon Dieu… Si c’était lui… si c’était lui… enfin…

Longtemps l’espérance de voir le fils de Jérôme revenir à elle, pénitent, l’avait possédée, mais depuis des mois Catherine avait cessé de croire à ce repentir. Elle ne conservait plus que l’ardent désir de revoir un jour le jeune homme, face à face, de pouvoir une seule fois lui faire toucher du doigt son crime et lui crier tout haut son infamie.

Au sortir de son somme maladif, sa pensée flottante avait tout de suite pris une forme et un son. Elle balbutiait, affolée, l’oreille tendue :

— Jules… Jules…

Et pour retenir le chien, elle avait passé son doigt à l’anneau d’acier. Il continuait de grogner sourdement, retroussant ses lèvres noires pour mettre à nu ses crocs méchants. Tout à coup, il fit un bond, échappa à Catherine et courut à la porte.

Catherine sauta vivement sur ses pieds et, chancelante, elle s’appuya au bois du lit. Au même instant la porte s’ouvrit. Jérôme entra. Il avait la figure rouge et échauffée. Il s’approcha de Catherine et, sur un ton d’ardente prière, il l’implora, le souffle court, haletant :

— Catherine, dis-moi que c’est toi !

Elle tressaillit jusqu’au cœur à ces paroles où l’amère et incurable douleur se trahissait tout haut, mais elle répondit sourdement :

— Ce n’est pas moi.

Sans la regarder, Jérôme siffla le chien et sortit. Aussitôt dehors, l’animal jeta un aboiement strident qui s’acheva dans un cri bref, puis Catherine n’entendit plus rien. Elle resta appuyée à son lit, regardant dehors le ciel morne qui s’éteignait de plus en plus. Elle avait les joues en feu, les membres glacés et, dans les oreilles, un bruit de tambour mêlé à une rumeur de cascade lointaine. Ses tempes battaient la mesure, une mesure sèche et précipitée.

Une heure passa lentement, toute une heure d’attente immobile et silencieuse, et le crépuscule acheva d’envelopper la campagne. Tout à coup le long du châssis de la porte une fente de lumière se dessina. Catherine poussa un cri sourd :

— Jérôme est-ce toi ?

Aussitôt l’ouverture s’agrandit, un homme se faufila à l’intérieur et referma vivement la porte derrière lui.

— Ah ! murmura une voix basse et étouffée, c’est bien ce que je croyais, mon père n’est pas ici. C’est ce chien du diable qui m’a fait peur.

Catherine, les lèvres blêmes, balbutia :

— Voilà ce que tu as fait… voilà ce que tu as fait…

Elle ajouta sans reprendre haleine :

— Tu m’as tuée, voilà ce que tu as fait.

Dans le jour mourant, elle distinguait très bien la haute taille droite, la membrure souple, la figure imberbe restée presque enfantine de son beau-fils, et, frémissante, elle regardait cet ouvrier de son malheur dont le premier mot n’exprimait ni regret, ni repentir. Toutes les espérances fondées sur cette rencontre lui échappaient brusquement. La présence de Jules, au lieu d’alléger son supplice, lui paraissait au contraire une source de nouvelles menaces. Elle reprit froidement :

— Viens-tu rapporter ce que tu as pris, où viens-tu achever ce que tu as commencé ? Qu’est-ce que tu viens faire ici ? Dis vite, je n’ai pas peur de toi.

— Vous êtes bien toujours la même, dit Jules, d’un ton agité. Vous ne pensez qu’à vous. Il n’y a que vos peines et vos joies qui comptent. Les autres peuvent se morfondre dans les difficultés, cela vous fait, ça.

Et il fit claquer le pouce et l’index d’un geste méprisant. Il reprit aussitôt du même ton inquiet.

— Cette femme que j’ai épousée est une guenille, une rien du tout. Voilà ce que j’ai à dire, moi. Il lui faudrait des mille et puis des mille pour se nipper à sa guise et elle ne serait pas encore contente. Et maintenant voilà ce qu’il y a ; je ne fais pas de grandes phrases, moi, je dis les choses comme elles me viennent, voilà ce qu’il y a. Si personne ne m’aide à sortir du bourbier où je suis, je n’ai plus qu’à m’en aller, comprenez-vous. Il faut que je m’en aille très loin dans les mauvais pays où la fièvre tue le monde.

Et brusquement son arrogance tomba. Il poursuivit d’une voix changée et suppliante :

— C’est vrai que je n’ai pas été très gentil pour vous, mais ça s’est arrangé tout seul presque sans que je m’en mêle. Mon père m’a fait peur… Il m’aurait écrasé… tandis qu’à vous il pardonne tout. Maintenant vous voyez bien que les choses ont tourné contre moi. Je suis cent fois plus malheureux que vous ; ça doit vous contenter. Tenez, soyez gentille comme autrefois, aidez-moi encore cette fois, cette seule fois, et je vous jure que ce sera la dernière : ça, je le jure.

Catherine écoutait, muette, couler ce flot de paroles, où pas une fois l’idée de repentir n’apparaissait. Pliée presque toute sa vie sous le faix d’une faute étrangère, cette insouciance vis-à-vis d’un mal réel, commis sciemment la bouleversait. Cela la troublait si profondément que toutes ses angoisses passées et présentes, son mépris et ses rancunes se noyaient dans un étonnement poignant. Elle commença d’une voix entrecoupée d’émotion :

— C’est là tout ton regret de ce que tu as fait, du mal que tu as fais volontairement à ton père et à…

Mais sans même achever sa phrase, elle s’interrompit net. Dans le carré clair que la fenêtre coupait dans l’ombre, elle venait de voir passer la silhouette de Jérôme. Distinctement elle l’avait vue apparaître un instant sur le fond gris de l’air et aussitôt la pensée que le père avait assisté, invisible, à son entretien avec le fils, qu’il avait reconnu la voix et saisi les paroles la glaça d’épouvante. Son horreur pour l’audace endurcie de ce drôle et son âpre désir de réhabilitation étaient balayés par la crainte d’une explication immédiate entre le père et le fils. Elle saisit le bras de Jules des deux mains et elle poussa le jeune homme du côté de la porte :

— Va-t’en, va-t’en…

Et comme il restait immobile avec un vague sourire de pitié sur ses traits anxieux, elle poursuivit en indiquant du doigt la fenêtre derrière laquelle Jérôme, tapi comme un chasseur à ï’affut, les surveillait, sans doute, elle poursuivit hâtivement :

— Ton père… ton père… je l’ai vu, il est là. Il ne faut pas qu’il te voie. Va-t’en… Laisse la porte ouverte… tout ouverte.

Jules pâlit affreusement et comme si les craintes de Catherine n’avaient rien d’exagéré à ses yeux, il courut à la porte, mais sur le seuil, il s’arrêta indécis. Il balbutiait haletant :

— Le chien… le chien…

— Passe devant la maison et laisse la porte ouverte, tout ouverte.

Jules se glissa dehors, laissa la porte ouverte et s’enfuit en courant. Catherine le vit bondir comme un écureuil par-dessus la double rangée des rails et le souvenir de la fuite nocturne du fils de Jérôme se réveilla. Tout ce qu’elle avait souffert depuis ce moment lui revint avec une intensité pénétrante. Quoi qu’il advint, désormais, le bonheur des anciens jours était perdu pour elle. Jamais l’opprobre où elle avait vécu à côté de Jérôme ne pourrait s’effacer de sa mémoire ; la trace en avait été gravée au fer rouge sur son âme. Jules continuait de courir sans se retourner et Catherine, le cœur plein d’amertume, le regardait fuir à travers champs. Mais tout à coup elle se redressa, fit quelques pas du côté de la porte et elle cria d’une voix aiguë, stridente :

— Ici… ici…

Le chien, lancé en pleine course, s’arrêta brusquement.

De la même voix perçante, Catherine répéta son appel :

— Ici… ici… ici…

La queue basse, l’animal revint sur ses pas, rampa à contre-cœur dans la maison et vint se coucher, docile, aux pieds de sa maîtresse.

Jérôme avait suivi le chien à la course. Au moment où Jules pour se défendre de cette bête furieuse qui allait l’attaquer, se retournait brusquement, le père et le fils se trouvèrent face à face.

Il y eut un silence de quelques secondes, un silence écrasant :

— Chien ! siffla enfin Jérôme entre ses dents disjointes, c’est toi qui es le chien !

Et du fouet qu’il employait à châtier l’animal, il frappa le visage de son fils.

Jules s’éloigna, affolé, trébuchant sur les obstacles, se rattrapant et se reprenant à courir. Jérôme retournait rapidement du côté de sa demeure. Il y entra vivement tout essoufflé :

— Catherine… Catherine…

Mais Catherine gisait inanimée à côté de la porte avec une figure de cire au milieu de son épaisse et ondoyante chevelure blonde.

Il l’enleva entre ses bras comme une plume et la posa sur le lit :

— Catherine… ma Catherine…

Agenouillé à côté d’elle, il roulait sa tête sur les couvertures de droite à gauche avec un mouvement inconscient de balancier.

— Ma Catherine… réveille-toi… Mon Dieu, mon Dieu… est-ce qu’elle est morte ? Catherine… Catherine…

Toute la nuit, il l’appela ainsi sans qu’elle l’entendit. Pas même le bruit grondant de l’express nocturne ne la tira de son insensibilité. Quand enfin elle ouvrit les yeux, l’aube naissait… Un nouveau jour était venu.


IV


En proie à une fièvre ardente, Catherine demeurait indifférente à ce qui l’entourait. Pendant le jour, plongée dans une torpeur pesante, elle recevait les soins de Jérôme sans s’en apercevoir ; dès que le soleil baissait à l’horizon, elle sortait de sa léthargie et divaguait, les joues en feu. Confondant ses chagrins passés, avec sa peine récente, elle interpellait tour à tour son père et Jules, les accusant tous les deux du vol nocturne. Elle ne prononçait jamais d’autre nom, et Jérôme, attentif à scruter les paroles incohérentes qui sortaient des lèvres fiévreuses, y cherchait en vain le sien.

Le chien, attaché jour et nuit à sa chaîne, hurlait presque sans cesse. Quelquefois, quand la plainte désolée devenait trop constante, Catherine s’agitait visiblement. Alors seulement, Jérôme allait détacher l’animal. Le chien se glissait dans la chambre et comme autrefois, lorsque Catherine épuisée s’étendait un moment sur son lit, il la harcelait de sollicitations. De sa langue chaude, il lui léchait la figure, il la tourmentait de caresses impatientes jusqu’à ce que, exaspéré de l’indifférence de sa maîtresse, il lui aboyât son chagrin en plein visage. Jérôme allait le rattacher à sa chaîne et, à son tour, il essayait de réveiller l’attention de sa femme :

— Catherine… Catherine…

Il l’appelait d’une voix tendre, rauque, timide. Pendant des heures, sans se lasser, il l’appelait, les yeux fixés sur le visage détruit. Tout ce qui n’était pas en rapport direct avec son inquiétude ardente, il l’effaçait de sa pensée comme un détail insignifiant. D’abord sauver Catherine, il songerait à son fils ensuite.

Sauf les nuits de veille réglementaire où, forcément, il devait s’absenter, personne que lui n’approchait de Catherine. Ces nuits-là, une femme venait de la ville veiller la malade. Elle s’installait au chevet du lit et jusqu’à ce que Jérôme s’en allât, elle lui racontait les petites nouvelles de son milieu. Il la laissait bavarder à son aise sans l’écouter et l’heure venue il s’esquivait sans lui répondre. Une seule fois, elle réussit à l’arracher à son mutisme.

Après avoir remis en ordre la chambre négligée et s’être installée à sa place ordinaire auprès de Catherine, elle dit d’un ton apitoyé :

— C’est vrai ce qu’on dit que votre fils est parti soldat en Afrique ? Un seul fils ! Ce serait tout de même trop dur, ça.

Jérôme, sur le seuil, prêt à sortir, se retourna. Son visage assombri s’était contracté. Il articula nettement, d’un ton sec, froid, cassant :

— Je n’ai pas de fils.

Et il s’en alla rapidement. Le visage banal et fatigué de la veilleuse s’alluma d’une intense curiosité. Elle alla ouvrir la porte derrière Jérôme et le regarda s’éloigner du côté des grandes forêts. Puis elle vint se rasseoir à côté de Catherine, en murmurant :

— Est-ce que le chagrin lui troublerait l’esprit à présent ? Il ne leur manquerait plus que ça.

Trois semaines s’écoulèrent lentement sans que Catherine sortît de son apathie. Un soir, enfin, que Jérôme avait détaché le chien et que la bête, impatiente, se livrait auprès de sa maîtresse, à ses démonstrations ordinaires, Catherine souleva sa main pesante et murmura :

— Mon beau !

Jérôme anxieux se pencha aussitôt sur elle :

— Catherine, Catherine… c’est moi !

Elle le regarda longtemps, attentivement, puis elle ferma les yeux et ne dit rien.

À partir de ce moment, la fièvre la quitta, mais elle restait languissante, refusait de se nourrir et ne parlait jamais de se lever. Des heures et des heures, Jérôme restait assis à côté d’elle à la regarder sans rien dire. La distance qui les avait séparés subsistait quoi qu’il fît pour la franchir ; elle subsistait malgré le bouleversement de ses convictions et, cette fois, elle venait de Catherine. D’une façon indéfinissable, mais certaine, Catherine avait changé. Lorsque Jérôme rencontrait son regard, elle ne le détournait pas, mais il n’y voyait plus les mêmes choses qu’autrefois et cette différence le poignait, le déchirait, lui rendait fidèlement les souffrances qu’il avait lui-même infligées naguère à sa femme. Sans s’apercevoir de sa figure flétrie, il s’était remis à l’aimer aussi ardemment que dans les jours disparus, où, bravant tous les obstacles, il l’avait voulue et épousée ; il éprouvait à côté d’elle une frayeur de tout jeune garçon qui n’a jamais parlé d’amour.

Ils ne se disaient presque rien, comme si le long silence où ils avaient vécu fût devenu une habitude impossible à briser, que le pli de tant d’heures écoulées fût désormais ineffaçable ou que le désaccord latent de leur pensée leur fût constamment sensible.

Un jour enfin Jérôme se décida à secouer le poids de cet éternel silence qui l’étouffait. En rentrant d’une de ses tournées d’inspection, encore tout imprégné d’air frais et stimulé par la rapidité de sa course, il s’approcha de Catherine.

Il faisait encore grand jour et la figure blanche s’enfonçait dans l’oreiller, perdue dans un creux, toute petite. Jérôme prit entre ses deux mains cette tête amincie, chétive, osseuse, et il demanda tout bas :

— Est-ce que tu ne pourras jamais me pardonner ?

Une rougeur fugitive colora le visage de Catherine ; elle s’agita un moment comme si elle cherchait, sans le trouver, un lien entre les choses passées et les choses nouvelles, puis elle dit doucement :

— C’est fini !

Et avant que Jérôme eut le temps de renouveler sa prière, elle lui posa la question que depuis des jours elle retournait dans son esprit sans oser la formuler :

— Où est ton fils ?

Jérôme lâcha la tête blonde embroussaillée. Pour la première fois, il venait d’apercevoir, à travers les traits changés, le masque effrayant de la mort. Comme le jour où il avait trouvé Catherine inanimée sur le sol, il s’abîma à côté du lit :

— Catherine, tu ne vas pas mourir ?

En tâtonnant, Catherine chercha la tête qui oscillait sur ses couvertures dans un balancement douloureux, inconscient, et sa main s’y posa, légère comme, une caresse maternelle :

— Jérôme… Jérôme.

Un instant, avec la fixité de croyance qui ne l’avait jamais quittée, même aux jours de sa pleine félicité, elle songea à l’opprobre à effacer de sa vie, à sa lointaine et triste jeunesse, à son père… puis, elle ajouta :

— Cette fois, j’ai tout payé.

Et elle réfléchit quelques secondes, rassemblant toutes ses forces pour accomplir un dernier acte difficile. Ce que Jérôme aurait voulu entendre, elle ne pouvait pas le lui dire. Elle n’avait plus le sentiment qu’elle avait eu. Si même elle revenait à la santé et à la vie, ce qui avait été ne serait plus. Toute une existence de soins ne ressuscite pas la fleur qu’un pied brutal a écrasée. Dans son âme fruste, mais délicate, elle sentait cela confusément et elle cherchait à laisser derrière elle un héritage de vérité, où aucun venin ne se mêlât.

Jérôme continuait à la questionner en gémissant :

— Est-ce possible, Catherine ? Tu ne pourras donc jamais me pardonner, jamais ?

Elle lui répondit enfin lentement :

— Je n’ai rien à pardonner, rien. Ton erreur m’a brisée, voilà tout. Cela m’a brisée jusqu’au fond. Et maintenant il me reste autre chose à te dire. Tu as quelque chose à faire quand je serai partie. C’est cela qu’il me reste à te dire.

Et avançant sa tête amaigrie, elle regarda Jérôme de tout près, en répétant sa récente question :

— Ton fils ?… Où est-il ?

Jérôme ébaucha un geste violent, un geste de menace, mais il ne répondit rien.

Catherine souligna sa demande d’un ton pressant :

— Dis-moi où il est ?

— Le menteur, balbutia Jérôme les dents serrées, fils de sa mère, le drôle !

— Et pourtant, dit Catherine sourdement, c’est pour lui que tu dois vivre.

Jérôme tressaillit. Que voulait-elle dire, Catherine ? Ah ! oui… c’était cela… elle voulait… Il la comprenait bien à présent. Il reprit, suffoqué :

— Oui, je te vengerai. Catherine, mais tu vivras, tu ne me laisseras pas seul, tu vivras !

Elle s’agita. Elle ne trouvait pas dans sa tête fatiguée les paroles nécessaires pour éclairer cette pensée qui si longtemps s’était mêlée à la sienne sans effort.

Elle dit enfin :

— C’est ton fils ; la chair de ta chair, ton sang, une partie de ton âme. Il faut le sauver, entends-tu. Promets-moi, promets-moi…

Elle s’interrompit, réfléchit quelques secondes et ajouta :

— Promets-moi que tu vivras jusqu’à ce que tu l’aies revu.

Ce que voulait Catherine, cette fois Jérôme le saisit confusément. Ce n’était pas seulement au fils qu’allait sa pitié, c’était aussi au père. Il s’écria douloureusement :

— Je promets… je promets… mais ne me quitte pas, Catherine, ne m’abandonne pas, ne me quitte pas encore.

Un silence tomba. Tout à coup dans la chambre où le jour mourait un hurlement de bête éclata, un long cri déchirant. Jérôme se leva, courut au chien et le châtia, mais Catherine l’appela d’une voix faible :

— Ici… mon beau.


V


Quelques jours plus tard, Jérôme rentrait de nuit de la ville. Il pleuvait à torrents et à travers son gros manteau de drap, la pluie l’avait trempé à fond. Sur ses talons le chien suivait, la tête basse, mouillé jusqu’aux os lui aussi, penaud et transi. Cependant, dès qu’il fut à l’abri sous le toit familier, l’animal secoua, joyeux, son pelage roux et courut au lit. Longuement il flaira avec bruit les couvertures en désordre, puis il se mit à chercher dans la chambre. Il courait partout, inquiet, fouillant les angles et les recoins.

Jérôme s’était assis. Il restait à côté de son foyer éteint, suivant d’un œil absent les allées et venues du chien.

La solitude de cette maison vide le pénétrait d’un froid glacial. Il n’avait pas prévu que ce pût être aussi horrible, non. Cela dépassait la somme de peine qu’il pouvait porter. Il grelottait dans ses habits mouillés, tandis que le chien poussait de longues plaintes de détresse. Fatigué de ses recherches vaines, l’animal avait fini par monter sur le lit et il grattait dans les couvertures en reniflant bruyamment. De temps en temps, il dressait la tête et hurlait la gueule ouverte. Dans le coin de la chambre, derrière le lit, l’horloge continuait à scander la fuite des secondes de sa voix sèche et menue, et son cadran d’émail fixait le vide d’un œil rond, indifférent et mort. Jérôme ne voyait ni n’entendait rien. Il restait abîmé dans la considération du fait brutal qui venait de s’accomplir dans la journée. Catherine était à jamais perdue pour lui.

Ce ne fut que lorsque le premier train de nuit passa qu’il sursauta sur sa chaise comme si ce bruit familier le ramenait enfin aux réalités nécessaires de son existence. Il sortit de son abattement, alluma le feu, puis il alla soulever le rideau de mousseline et regarda par la fenêtre. Il faisait une nuit noire, trempée, lugubre ; des nuages très bas, pesants, roulaient leurs masses sombres les unes sur les autres, comme si jamais cette provision d’eau ne pourrait tarir, mais les quatre sillons brillants tracés sur le sol par la double rangée des rails restaient visibles. Dans deux heures le grand express nocturne passerait là comme un ouragan !

Jérôme retourna s’asseoir auprès du foyer où la flamme, en pleine activité, faisait craquer le bois sec avec des éclats d’étincelles et de brusques sifflements. Toute la chambre s’était éclairée d’une lueur ardente et gaie. Des vêtements trempés de Jérôme, une buée s’élevait et l’enveloppait. Au milieu de ce brouillard des souvenirs se mouvaient avec une extraordinaire netteté. Pas à pas, Jérôme refaisait toute son histoire depuis le jour où Catherine l’avait aimé jusqu’à celui où Jules l’avait faussement accusée. Arrivé à ce point, il s’arrêtait et recommençait comme si le reste n’existait plus ou que sciemment il évitât d’y arrêter sa pensée.

Et tic tac… tic tac… les secondes continuaient à s’enfuir en emportant les minutes. L’heure aussi passait.

De temps en temps, Jérôme levait la tête et, attentif, il écoutait dans la nuit pluvieuse, mais l’eau qui continuait à tomber lourdement et les gémissements continuels du chien lui remplissaient les oreilles d’une rumeur trop proche pour distinguer un son à distance.

Une sorte de calme pesant lui était venu. Il murmura :

— Quand j’entendrai siffler…

Et il se remit à penser à sa vie heureuse du temps où Catherine l’aimait.

Tout à coup un son aigu perça les ténèbres, comme un cri d’appel.

Jérôme se leva d’un bond et se précipita dehors.

L’œil rouge de la locomotive avançait dans la nuit avec une vertigineuse rapidité. Le dernier coude tourné, le train accourait comme un monstre avide et cruel traînant derrière lui sa courte queue enflammée.

Encore quelques secondes et cette misère humaine que rien ne pourrait consoler, serait guérie, détruite, anéantie.

Jérôme, les bras ouverts, les yeux fermés, attendait debout, sans bouger. Ses lèvres entr’ouvertes murmuraient :

— Catherine… Catherine…

Tout à coup au milieu du bruit de la pluie, du grondement des roues, des aboiements furieux du chien, du sang qui lui martellait les tempes, Jérôme crut entendre, tout près de lui, deux mots qui se détachaient, brefs et clairs, du vacarme étourdissant ; cela sonnait dans sa tête comme un bruit tout proche de fanfare :

— Promets-moi… promets-moi…

Au même instant, fendant la nuit, le train passa comme un éclair et s’enfuit à travers la pluie.

Jérôme debout à côté de la voie, le front inondé d’une sueur froide, acheva les dents serrées :

— … que tu vivras jusqu’à ce que tu l’aies revu.

Il continua sans reprendre haleine :

— C’est ta chair, c’est ton sang, c’est une partie de ton âme !

Et à pas lents il rentra dans le domicile où, à tour de rôle, il avait connu, à côté de Catherine, le bonheur et le désespoir.

À travers la ruine de ses joies, il entrevoyait confusément autre chose que sa douleur, une raison de vivre que Catherine lui imposait comme un devoir. Il murmura à plusieurs reprises d’une voix étouffée :

— Sauve ton fils… sauve ton fils…

Comme Catherine avait bien deviné la lâcheté qui le terrasserait en face d’une vie sans elle ! Sa sollicitude lui avait préparé une tâche. Elle lui ordonnait de vivre pour son fils. C’était une existence nouvelle qu’il fallait commencer, terne et pesante, une longue suite de jours sans joie, remplis d’un effort, peut-être inutile, pour arracher une proie au vice et au crime ; c’était le sacrifice de sa colère et de sa rancune.

Sa tendresse paternelle, jadis si ardente, restait sourde et engourdie au fond de son cœur.

Il alla retomber à la place qu’il venait de quitter dans la ferme intention de fuir la solitude glacée où Catherine l’avait abandonné, et il s’écria douloureusement :

— Catherine… Catherine, si au moins tu m’avais aimé jusqu’à la fin comme au commencement !

Et il cacha sa figure entre ses deux mains, mais ses yeux restaient secs ; il ne pouvait pas pleurer. À la voix de Jérôme, le chien avait bondi jusqu’à son maître. Il lui balayait les mains et la figure de sa langue satinée. Depuis la brusque sortie de Jérôme au moment du passage du train, l’animal avait cessé ses recherches ; il s’était assis en face de Jérôme, surveillant tous ses mouvements.

Ainsi que Catherine l’avait fait le soir où elle était restée seule, livrée à l’angoisse d’une attente pleine de menaces, Jérôme découvrit son visage et regarda le chien.

Oh ! comme Catherine avait aimé ce fidèle compagnon de son épreuve ! Jérôme revoyait les caresses de sa femme, ses attitudes, ses soins pour cette bête associée à tous les détails de leur malheur. Il entendait la voix bienveillante appeler : « Mon beau »…

Tout à coup, il saisit la tête intelligente, l’approcha de sa figure et murmura :

— Sauver mon fils !

Et il ajouta d’un ton sourd :

— Mon beau… mon beau…

Et enfin son cœur éclata. Il pleura.




THÉRÈSE




I


Entre deux bouffées de tabac, Pierre dit son opinion. Il était devenu d’humeur taciturne, rêveuse, absente. Tous les soirs que Dieu donnait, il venait s’asseoir à ce même foyer, qui n’était pas le sien, y fumait sa pipe jusqu’au fond en silence, puis il s’en allait à travers la nuit du village, d’un gros pas lourd de paysan. Le son inattendu de sa voix fit dresser l’oreille au vieux couple.

— Moi, dit-il, si j’étais vous, j’irais au tribunal.

Et, remettant sa pipe au coin de sa bouche, il continua de fumer paisiblement.

Un brouillard bleu entourait la tête du fumeur et empêchait de bien voir ses traits. Cependant il paraissait jeune encore ; trente-cinq ans peut-être, mais trente-cinq ans de plein air et de soleil, qui avaient bronzé, durci, écaillé la peau.

Il y eut un silence.

— La chicane, dit enfin le vieux paysan en fourrant ses mains dans ses poches d’un geste résolu, ça coûte des sous blancs.

— Ça ne coûte rien quand on gagne, répondit Pierre laconique, et, sa pipe ne donnant plus signe de vie, il secoua dans sa main les cendres éteintes, les jeta dans l’àtre, et s’en alla.

Dehors l’air était vif et froid. Il gèlerait ferme pendant la nuit ; déjà le sol durci craquait sous les souliers ferrés de Pierre, tandis qu’il suivait la route blanche qui passait devant l’église. Il s’arrêta une minute en face du petit enclos, où, sous la terre glacée, tant de travailleurs fatigués se reposaient de leur labeur, et il murmura, les dents serrées :

— Canaille !

Puis il continua sa route à pas rapides.


II


Le lendemain, quand le coq du poulailler chanta pour la première fois sous la fenêtre des deux vieux paysans, bien qu’il fit encore nuit noire dans la campagne, que le lourd silence d’hiver planât sur ce petit coin du monde isolé que les âpres passions de la terre semblaient devoir épargner, la femme sauta de son lit et s’habilla. Son mari dormait encore à poings fermés. Durant la longue suite d’heures de cette nuit interminable, il avait dormi du même sommeil solide, tandis que la paysanne, les yeux grands ouverts, songeait obstinément à la petite phrase courte de Pierre où sa pensée, à elle, avait enfin trouvé une forme nette, précise et pressante.

Un peu plus tard, chassée par un vent de rancune et de vengeance, elle courait sur la route glacée, et de ses lèvres bleuies, tremblantes de froid, des mots, toujours les mêmes, s’échappaient :

— On verra, on verra bien…

Il ne s’agissait plus aujourd’hui de pleurer, de gémir, de s’alanguir dans des sensibleries inutiles tandis que sous leurs yeux, ce voleur de dot se parait effrontément des dépouilles de la morte sans même mettre une pauvre petite fleur de souvenir sur la croix de bois, noire et nue.

Et, comme si la piqûre qui harponnait ses soixante ans leur eût donné des ailes, elle s’en allait de plus en plus vite sur la route desséchée où le froid de la nuit avait immobilisé la trace des pas et la boue des ornières. Oui, on arracherait des mains de cet homme habile l’objet de sa convoitise, de cette convoitise cupide et transparente qui avait donné lieu au mauvais jeu d’amour joué autour de la petite. Malgré ses trente ans de vie solitaire, cette comédie avait tourné la tête à la Thérèse. Elle n’avait jamais voulu voir le masque qui déguisait le vrai visage, les traits rusés et méchants. Par quel poison de tromperie ce misérable avait-il dû l’ensorceler pour qu’elle eût cru pouvoir, avec sa figure ravagée par la grosse maladie de sa jeunesse, éveiller l’amour dans un cœur d’homme ? l’amour, qui pour fleurir une heure hâtive, veut la fraîcheur du printemps, et l’odeur du blé vert trouant la terre, et tous les espoirs solides d’une belle saison qui commence.

Quelques heures plus tard, quand la vieille femme revint de la ville, elle avait, au milieu de la nature glacée, sèche et morte, l’âme en fête. La perspective d’une lutte, d’une lutte prochaine suivie d’une victoire assurée, tempérait, pour la première fois depuis la disparition de Thérèse, l’insupportable regret d’un avoir qui était à elle, et qu’une poche étrangère avait englouti sous ses yeux.


III


De très bonne heure, ce jour-là, la salle de justice de la ville voisine, local étroit, dénudé et laid, s’était remplie de monde. Tous les gens valides du village, curieux du débat soulevé autour du nom presque oublié de Thérèse, étaient accourus par bandes joyeuses. Quelques citadins, auditeurs de passage, entrés par hasard dans la salle ouverte, restaient à leur place, l’œil amusé, retenus par l’échange rapide des questions brèves et nettes et des longues réponses embrouillées. En face de cet appareil de justice, les vieux paysans éprouvaient, en effet, comme un frisson de culpabilité, et au milieu des détours inattendus où on promenait leur idée fixe, ils la sentaient s’émietter, se perdre, s’envoler brin à brin. Assis en face d’eux, le mari de Thérèse les regardait d’un air goguenard. De temps en temps un sourire entr’ouvrait ses lèvres épaisses, et lorsque son avocat, placé derrière lui, se penchait pour murmurer à son oreille quelque chose, l’homme disait oui de la tête, sans même se retourner, avec la mauvaise expression de victoire qu’il avait eue le jour où il était venu annoncer aux vieux la décision de Thérèse.

Pendant qu’elle ânonnait péniblement des réponses diffuses, la vieille femme se demandait avec surprise comment cet homme avait fait tout à l’heure pour si bien masquer l’hypocrisie de son rôle auprès de la petite, tandis qu’elle-même, la mère, ne savait pas redonner au fait sa vraie figure.

— Rasseyez-vous.

La vieille femme se rassit brusquement, effrayée, et au même instant elle rencontra le regard de Pierre. Il fixait sur elle des yeux si pleins de désespoir et si gros de reproches qu’au milieu de sa cruelle inquiétude, elle se sentit atteinte jusqu’au cœur. Oui, c’était vrai, elle n’avait pas prononcé le nom de Thérèse, elle n’avait pas une seule fois pensé à sa fille en répondant aux questions rapides qu’on lui posait ; l’idée d’arracher l’argent à ce voleur de morte l’avait trop exclusivement possédée. Au fond de sa mémoire, Thérèse reparut tout à coup alerte et vivante, d’abord toute petite, courant dans l’herbe avec Pierre, puis plus tard fraîche, jolie, fêtée, et, enfin, après sa grosse maladie, dans l’abandon noir créé autour d’elle par sa subite laideur. Dans ce temps-là, Pierre comme les autres s’était éloigné d’elle. Il l’avait très longtemps évitée comme si sa vue lui inspirait une répugnance insupportable. Puis, peu à peu, par pitié, sans doute, il s’était rapproché. Où que la mère reportât son esprit dans le passé, elle revoyait la grande figure droite de Pierre aller et venir autour de leur foyer. Et tout à coup elle entendit résonner à son oreille cette petite phrase brève sans laquelle ni elle ni son homme ne seraient jamais venus s’asseoir sur ces bancs de coupables : « Si j’étais vous, j’irais au tribunal. »

Toujours vivante, toujours éveillée, la tendresse de Pierre pour Thérèse la protégeait donc au-delà du tombeau ; elle ne s’était laissé étouffer ni par la trahison, ni même par la mort.

— Votre nom ?

— Pierre Loriot

— Votre âge ?

— Trente-six ans depuis hier.

Par réminiscence des temps de l’école où on se levait ainsi à l’appel du maître. Pierre se dressa. C’était un homme blond, grand, aux membres forts. La bataille journalière livrée à la terre pour la contraindre à l’obéissance avait donné à ce laboureur, la vigueur massive ordinaire aux ouvriers des champs : l’empreinte de sa vie d’effort et de fatigue se retrouvait partout dans sa personne.

Il regardait sans sourciller ni blêmir le président, noir et correct qui l’avait interrogé, et tout ce qui depuis un an travaillait sourdement son âme silencieuse y bouillonnait tout à coup avec un vacarme étourdissant.

Il y eut une pause, un silence d’attente. Rapidement un des magistrats feuilletait un dossier de paperasses posé sur le pupitre devant lui, et pour la première fois depuis l’ouverture de l’audience, le mari de Thérèse avait détourné sa figure laide et chafouine. Son sourire de triomphe semblait tempéré par une mystérieuse appréhension.

La crainte :  ?… Non. Quelque chose d’autre de plus intime, de plus subtil, qui pâlissait, légèrement les pommettes saillantes.

Quand le magistrat releva la tête, il fixa sur Pierre un regard rapide où, l’habitude de juger un homme en bloc mettait quelque chose d’incisif, d’aigu.

— Vous avez demandé à témoigner dans cette affaire. Qu’avez-vous à dire ? Parlez.

Pierre hésita l’espace d’une seconde. Il cherchait dans sa tête obscure de laboureur un moyen de garder pour lui le secret de son ressentiment, tout en habillant sa pensée de vérité, mais il secoua tout de suite cet inutile travail d’esprit et il ouvrit son cœur à la place blessée.

— J’ai à dire la vérité, dit-il d’une voix basse et distincte.

Et, se tournant imperceptiblement vers le mari de Thérèse, il continua :

— Voici comment la chose s’est passée depuis que celui-là est revenu au pays :

« Justement le soir où il arrivait, la Thérèse et moi l’avons croisé sur le chemin, et la Thérèse, qui était rarement gaie depuis son grand chagrin, m’a dit :

« — Quel drôle d’air il a, ce bonhomme ! »

« Et elle a ri. Et comme nous avions marché vite et qu’il avait fait chaud, pendant le jour, elle avait des couleurs sur les joues, si bien que les marques de sa maladie ne se voyaient presque plus, pour ne pas dire plus du tout. Et quand elle a ri, je me disais justement : « Ça ne se voit plus. » Et en l’entendant rire ainsi, il m’a semblé que les dix années passées depuis sa maladie avaient été un mauvais rêve pour elle et pour moi, et que nous allions de nouveau nous comprendre comme autrefois. Mais je ne lui ai pas dit ma pensée, ce soir-là, parce que je sentais bien qu’elle ne voulait pas encore. Depuis sa maladie, elle était devenue comme ça renfermée sur ces sujets. Elle ne croyait plus aux choses qu’on lui disait, et ça la fâchait comme si elle voyait toujours par-dessous des intentions de pitié. Mais moi, depuis tout petit, je l’avais toujours aimée la même chose, sauf qu’après sa maladie cela me faisait trop de peine de la regarder et que pendant quelque temps je m’étais tenu à l’écart. Alors elle avait cru, sans doute, que je l’évitais ainsi pour tout de bon, et elle était devenue toute changée, et si froide pour moi que je n’osais plus lui parler de rien.

« Et quelque temps après le retour de celui-ci, la sœur cadette de la Thérèse s’établit, et les vieux lui donnèrent de quoi se mettre en ménage, et le reste fut placé à la banque. Et, pour ne pas être injuste envers la Thérèse, on lui donna la même part, en même temps. C’est à partir de ce moment-là que celui-ci se mit à rôder autour d’elle. Et un dimanche qu’on causait avec les autres sur le banc de l’église, il me dit tout à coup sans m’avertir :

« — Il n’y a pas à dire, elle n’est pas mal, cette Thérèse.

« — Depuis quand ? » lui dis-je, car jusque-là il s’était toujours tenu à l’écart d’elle et s’en était plutôt moqué.

« Et comme nous nous regardions tous les deux, il comprit pour sûr mon idée, car il se leva et s’en alla.

« Et quand je vis que la Thérèse prêtait l’oreille aux discours de celui-ci, je l’avertis. Mais elle ne voulut pas m’écouter. Il y avait sur son cœur une vieille rancune contre moi qu’elle ne pouvait pas oublier. Ça lui restait là comme une pierre, et elle se révoltait. Bref, quoi que le père, la mère et moi ayons pu lui dire, elle se maria au mois de septembre d’il y a un an. »

Pierre s’arrêta une seconde, puis il reprit lentement, comme s’il savourait goutte à goutte une joie âpre, désirée depuis longtemps :

« L’homme était violent et brutal, et, bien que la Thérèse ne se plaignît jamais, on voyait sur sa figure une expression de frayeur qui y restait toujours, quoi qu’elle fît pour la cacher. Elle était devenue sèche à faire peur, et un soir que je passais devant la maison de celui-ci, j’entendis du bruit et je distinguai la voix de Thérèse qui pleurait. Alors j’entrai. Et comme j’ouvrais la porte, il disait avec un mauvais rire qu’il a :

« — Tu ne crois donc plus que c’est pour ta jolie peau que je t’ai prise ?

« Et Thérèse en me voyant poussa un cri comme de joie, et elle vint se blottir contre moi, et c’est la seule fois que je l’ai tenue dans mes bras, toute tremblante comme elle l’était. Et pendant la nuit l’enfant vint au monde trop tôt, et le lendemain Thérèse était morte. »

Pierre s’arrêta, et, au milieu du silence attentif qui régnait dans l’auditoire, il resta quelques secondes hésitant, les yeux tournés du côté des deux vieux paysans, assis côte à côte, endimanchés et solennels, puis brusquement il se rassit. Eh bien, non ! il ne pouvait pas parler de l’argent ; ce n’était pas pour l’argent qu’il était venu là, lui ; il était venu pour tenir un moment cet homme tout vivant sous son talon ; il était content. Il écoutait avec une joie intense la rumeur d’indignation qui bruissait à présent dans la salle, rumeur où l’amère rancune qui gonflait son cœur depuis si longtemps trouvait un écho.

Enfin la voix vibrante du magistrat coupa le bruit, s’éleva, nette et froide, au-dessus du tapage :

— La communauté de biens existant entre les deux époux, la loi veut que…

Pierre resta impassible. Aucun tressaillement ne crispa son visage apaisé. Ne savait-il pas depuis le commencement que l’argent devait rester à cet homme ? Mais il le lui avait jeté à la figure, sali, tout mêlé de boue. C’était là tout ce qu’il pouvait faire pour venger la mémoire de Thérèse et soulager son propre cœur à lui.


IV


Ce soir-là, quand Pierre entra dans la chambre où il avait si bien et si longtemps aimé Thérèse, une impression de froid le pénétra aussitôt jusqu’au cœur. Sans rien dire il alla prendre sa place ordinaire au coin du feu. Comme il se baissait vers le foyer et y choisissait une braise pour allumer sa pipe, le vieux dit :

— Une belle idée que tu as eue là !

Et, tout de suite, comme si depuis le matin tous les deux avaient discuté et rediscuté la chose à l’infini, la vieille ajouta :

— Autant de perdu avec le reste.

Pierre rejeta vivement dans le feu la braise ardente qu’il pinçait entre ses doigts tannés et il se leva.

— La dépense, dit-il sourdement, ça me regarde !

Et, ouvrant doucement la porte, il sortit dans la nuit.

Au-dessus de sa tête, le ciel blanc étincelait. Toutes les étoiles du firmament envoyaient à la terre gelée leurs rayons fixes ou vacillants. Arrivé au cimetière, Pierre, selon son habitude de tous les soirs depuis que Thérèse y dormait, s’arrêta, puis il pénétra dans l’enclos fermé, se pencha sur la croix de bois et murmura :

— Thérèse !

La grosse colère qui avait torturé son cœur depuis un an s’était presque apaisée, il resta là longtemps, courbé vers le sol, écoutant dans la nuit, comme si les morts comprenaient les pensées sans le secours des paroles, et qu’auprès d’eux la grande solitude de la vie cessât d’être.

UNE COURSE NOCTURNE




— Quel chien de métier, pensait le docteur sexagénaire en remettant l’épais manteau d’hiver qu’en pénétrant dans la chambre suffocante où se cuisait son malade, il avait été obligé d’enlever tout de suite. Se voir forcé à faire une lieue de chemin, la nuit, dans un brouillard à couper au couteau à travers une forêt où l’on ne voit goutte pour trouver… quoi ? Un homme qui a du rhumatisme à l’épaule.

Encore si on lui faisait quelque excuse, lorsqu’on le dérangeait ainsi sans nécessité, le docteur aurait pris son parti des incessantes corvées attachées à sa carrière ! Des excuses, allons donc ! N’était-ce pas son métier, aux yeux de ces paysans, de se déranger à toutes les heures du jour et de la nuit sans avoir droit à autre chose qu’au prix de sa visite, salaire minime, dérisoire, qu’il aurait eu honte de trahir à ses confrères de la ville et qui pourtant, malgré son excessive modicité, donnait lieu à d’interminables marchandages. Que de fois pour se débarrasser de ces misérables chicanes d’argent n’avait-il pas renoncé volontairement à ses droits en s’exposant ainsi sciemment aux vertes et verbeuses réprimandes de sa vieille gouvernante Benoîte, restée directrice du ménage depuis la mort de la maîtresse du logis.

Avec son sang de paysanne dans les veines, Benoîte était beaucoup plus rusée que son maître pour discerner les coins où l’on pouvait moissonner largement, ceux où il fallait se contenter de glaner avec modération et, ceux enfin, où on devait semer pour l’amour du bon Dieu sans attendre sur cette terre aucune poussée de ses semailles. Depuis trente ans, Benoîte travaillait à guérir le docteur d’une chatouilleuse susceptibilité d’esprit qui restait aussi incompréhensible à son propre sens d’équité pratique que le contenu des gros bouquins alignés sur les rayons de la bibliothèque.

En aidant à contre-cœur, ce soir-là, son maître à enfiler son pesant paletot, elle lui avait dit :

— Ces gens-là ? des geignards ! Je parie que c’est le rhumatisme qui tient l’un ou l’autre. Ça n’a pas le sou et ça se plaint pour une piqûre ! Voilà onze heures qui sonnent. Vous pourriez bien attendre à demain.

Mais Benoîte, comme cela lui arrivait souvent dans son zèle éducateur, avait choisi le plus mauvais argument possible pour atteindre son but. Précisément parce que les Vaudruz n’avaient pas le sou, il fallait y aller. Il fallait y aller pour deux raisons également puissantes : par respect du devoir professionnel, d’abord, qui vise l’être humain et n’a pas le droit de fouiller le fond des poches, et ensuite pour empêcher l’esprit de critique toujours en éveil de propager de venimeuses observations. Sans rien faire pour les mériter, n’était-on pas déjà tous les jours en butte à des remarques désobligeantes, n’avait-on pas constamment quelque défection inexplicable à enregistrer ? C’était un des perpétuels soucis du docteur vieillissant que les vides qui se faisaient dans sa clientèle sans qu’il pût se les expliquer. Il avait pourtant la conscience nette de négligence. Tout ce qu’il était humainement possible de tenter pour secourir ses malades, il le tentait sans ménager ses peines. Et quelquefois, lorsqu’il lui arrivait comme cette nuit-là de faire une longue course inutile pour répondre à l’appel de quelque poltron sans énergie ni patience, il songeait à l’ingratitude humaine que sa profession lui faisait si souvent toucher du doigt et il souhaitait qu’on pût un jour extirper du cœur humain ce chancre plus empoisonné et plus malfaisant mille fois que les maux qui tourmentent la chair.

Lorsqu’il eut remis son manteau avec l’aide de Jean Vaudruz, le fils aîné de la maison, un grand gaillard aux yeux bons et intelligents, il prit congé de son malade qui geignait au fond de son lit et il lui dit en souriant :

— Allons, voyons, un peu de courage. Dès que le brouillard sera levé, ça ira mieux.

Accompagné de Jean, il s’achemina vers le seuil, et, comme avant d’ouvrir la porte, les deux hommes se serraient la main, une pitié monta au cœur du docteur.

Il y avait deux ans à peine, il avait lutté jour et nuit pour disputer à la tombe ce grand garçon aujourd’hui robuste ; il l’avait arraché à la mort presque de force ; mais en lui abandonnant sa victime, sa puissante adversaire, s’était vengée. Au sortir de son long typhus aggravé de rechutes dangereuses, de complications sans cesse renaissantes, Jean était resté sourd. Il n’entendait plus les mille voix de la nature, ni les cris des animaux, ni le chant des oiseaux, ni le souffle du vent, ni l’appel de sa mère, rien ! Et chaque fois que le docteur se trouvait face à face avec cet être qu’il avait presque miraculeusement conservé à l’existence, il avait un vague regret de son œuvre. Avait-il bien fait de préserver, au prix de tant d’efforts, ce lambeau de vie décolorée ?

Il fit un cornet de ses deux mains, en ayant soin de ne pas cacher le mouvement de ses lèvres, et il cria :

— Cela va bien, Jean ?

Les yeux du jeune homme brillèrent. Il avait parfaitement compris les paroles du docteur ; chaque fois que cela lui arrivait de saisir sans effort ce qu’on lui disait, il avait une joie intérieure, une sorte de fierté délicieuse.

— Bien, M. le docteur, bien, dit-il. Mais vous ! Voilà un vilain temps pour traverser la forêt.

— En effet, dit le docteur de la même voix forte. Il ne fait pas beau, ce soir.

Et au moment où le brouillard glacé lui frappa le visage en plein, il eut un brusque mouvement de recul. Au sortir de cette chambre surchauffée, cette pénombre blafarde et trempée donnait le frisson. Il marmotta entre ses dents un ouf ! d’impatience, d’ennui et de fatigue et sortit dans l’épaisse nuit humide.

La masse sombre de la forêt se dessinait au bout du sentier. Elle formait une tache indistincte mangée de tous côtés par la brume.

Quelque part, sur un ciel invisible, la lune accomplissait son circuit nocturne ; avant de pénétrer dans l’obscurité du sous-bois, le docteur chercha la place où elle devait se trouver. Mais aucune lueur nulle part ne trahissait sa présence. Le couvercle humide qui enveloppait le monde était trop dense, trop hermétiquement appliqué à la croûte terrestre. Il fallait se tenir pour satisfait de ne pas avoir à faire cette course nocturne par les épaisses ténèbres d’une nuit sans lune. Il s’introduisit en soupirant sous le dais des branches jaunissantes et, d’une allure pressée, commença à fouler les feuilles desséchées que l’automne précédent avait moissonnées. Mais au bout d’une centaine de pas à peine, il s’arrêta net et se mit à écouter dans la nuit. Il avait cru entendre très près de lui un bruit inexplicable, un froissement de feuillage semblable à celui qu’il produisait lui-même en marchant sur l’étroit sentier. Il écouta un moment à droite et à gauche, sonda de tous côtés l’ombre blanche où les troncs d’arbres étouffés, noyés, se dressaient partout comme une foule de fantômes mutilés et immobiles, puis il continua sa route. Il n’avait aucune frayeur quelconque, seulement, par habitude de métier, sans doute, il aimait à remonter aux sources déterminantes de ce qu’il voyait et entendait, à se rendre compte des choses avec la somme limitée d’exactitude dont l’homme dispose. Évidemment il n’avait rien entendu, il avait cru entendre, voilà tout. Lorsque la vue se trouve entravée par un voile aussi épais l’ouïe s’affine, les nerfs se tendent et le cerveau s’illusionne. Il n’y a là qu’un phénomène naturel, très commun.

Il poursuivit sa route, songeur. Il lui restait sur le cœur une légère rancune d’avoir été dérangé par une nuit semblable et, sans un mot d’excuse, pour une misérable petite douleur à l’épaule, et il repassait les nombreux crève-cœur de sa carrière. C’était si rare qu’on lui témoignât de la gratitude pour sa peine et ses soins. Que de fois, au contraire, ne lui reprochait-on pas son impuissance tantôt par des paroles d’ignorants stupides, tantôt en l’abandonnant simplement pour un autre ? Combien sa tâche aurait été simple, facile et attrayante si au lieu de le déchirer sans cesse de reproches parlés ou latents, de le harceler d’appels inutiles, on pensait quelquefois à lui dire un mot venant du cœur lorsqu’il avait remis sur pied quelque moribond. Il pouvait les compter sur les doigts ceux qui avaient su lui exprimer quelque chose au sortir d’une crise d’inquiétude. Pour les autres son intervention ne comptait pas ; avec de la patience, les choses se seraient arrangées toutes seules de la même façon. Et lorsqu’il s’agissait de lui servir ses maigres honoraires ! C’est alors que le fond des âmes se montrait à nu ! C’est à peine si on ne le considérait pas comme un voleur de grand chemin s’appropriant, sans avoir rien fait pour le gagner, le fruit de la sueur du pauvre.

Pour supporter cette existence, il fallait se faire un cœur d’airain, et voilà justement ce qu’il n’avait jamais réussi à se donner.

Après sa longue expérience de la vie, il sentait comme au premier jour les piqûres incessantes que provoque le contact des hommes dès que des questions d’intérêt compliquent les relations, et, par cette nuit d’automne glacée il se demandait pour la centième, pour la millième fois, si le moment n’était pas venu pour lui de renoncer à son activité et d’entrer avant l’âge dans l’ombre et le silence de la retraite. Si vite, si vite, l’oubli tisserait son linceul autour de sa vie laborieuse et de son nom ! Un autre viendrait, et ce qu’il s’était efforcé de faire pour le bien-être des hommes n’existerait plus, non pas même dans la mémoire d’un seul. N’était-on pas, au milieu de ce monde indifférent, aussi isolé que dans cette forêt pleine de brouillard, où tout ce qui l’entourait était indistinct et fuyant !

Tout à coup, sa rêverie triste et flottante s’envola brusquement ; son attention, sollicitée par ses sens, se portait tout entière sur un point précis et il s’arrêta net au milieu de sa course précipitée. Cette fois, il n’avait pas rêvé, il était sûr, absolument sûr d’avoir entendu près de lui un bruit de pas. Il alla s’adosser à un arbre de manière à faire face au danger quel qu’il fût et il cria très haut :

— Qui est là ?

Il n’éprouvait aucune crainte, mais son sang courait plus vite dans ses veines de sexagénaire. La passion de l’existence si puissante au cœur de l’homme même lorsque la vie l’a déçu, l’armait de résistance, le dressait tout bouillant de courage en face d’un adversaire possible dissimulé dans les ondes mystérieuses de cette brume opaque. Il cria une seconde fois :

— Qui va là ?

Et il attendit, l’oreille ouverte. Distinctement, il saisissait un frou-frou de feuilles piétinées, mais aucune autre réponse ne fut faite à son appel. Au bout de quelques secondes, le bruit de feuilles lui-même cessa et l’absolu silence de la nuit se rétablit.

Il stationna un quart d’heure, l’œil et l’oreille au guet, puis ne voyant ni n’entendant rien, il se remit en route d’un pas accéléré. En conservant à sa marche cette allure rapide, dans une demi-heure il serait sur la grand’route, tout près de chez lui. Mais pendant ce court laps de temps, des choses graves pouvaient se passer. Il était évident, en effet, que l’individu invisible qui se trouvait à cette heure dans la forêt s’y trouvait à son intention. Il l’avait accompagné pas à pas depuis l’entrée du taillis et aussi longtemps que le lieu et le moment choisis pour se montrer ne seraient pas atteints, il s’arrêterait ou marcherait, suivant l’exemple donné. Dans la sécurité de cette noire solitude, il ne se donnait même plus la peine de déguiser sa présence. Distinctement, le docteur entendait le froissement du feuillage sans parvenir à saisir si ce frou-frou mystérieux venait de sa droite ou de sa gauche, et peu à peu, bien que son cœur ne connût pas la peur, l’invisible présence de cet être de chair et d’os qui le guettait à travers le brouillard, lui donnait un insupportable ébranlement nerveux. Il était possédé d’une impatience fébrile de le voir face à face, de le saisir dans ses mains robustes et, quoiqu’il pût arriver ensuite, de se mesurer avec lui corps à corps dans l’opaque silence de cette forêt. Il s’arrêtait de temps en temps pour crier :

— Qui est là ?

Et toujours lorsqu’il faisait ainsi halte dans l’ombre, au bout d’un instant, le bruit des pas s’arrêtait aussi pour recommencer dès qu’il se remettait en route.

Ce ne fut que lorsque un quart d’heure à peine le séparait de la grande route, au moment où il se félicitait d’avoir traversé indemne les coins les plus sombres et les plus dangereux de la forêt, que, tout à coup, sur sa gauche, il aperçût une forme noire, la silhouette d’un homme qui se faufilait à travers les troncs en dehors de tout sentier. Enfin !

Il éprouva une véritable joie d’avoir vu un être vivant et tout doucement, tout doucement, il se dirigea de son côté. L’homme le précédait de quelques pas. Il l’apercevait souvent à présent comme une tache opaque et mouvante. C’était un grand gaillard aux épaules carrées qui allait droit devant lui la tête droite et nue. Il surveilla un moment avec attention les mouvements de cet inconnu, de ce fidèle compagnon, puis, tout à coup, bondissant jusqu’à lui, il le saisit par les épaules, le tint solidement entres ses doigts nerveux et cria :

— Ah ! ah ! cette fois, je te tiens !

Mais à peine eut-il aperçu le visage à la blanche lueur du brouillard qu’il lâcha prise en poussant une exclamation de surprise :

— Jean ?… C’est toi ?

Il ajouta mécontent :

— Qu’est-ce que tu fais dans la forêt et pourquoi est-ce que tu me suis comme un voleur sans te montrer ?

Les yeux intelligents de Jean s’attachèrent fixement au mouvement des lèvres, mais à mesure que le docteur parlait, une angoisse éteignait le regard ardent du jeune homme.

Le docteur se souvint brusquement de la réalité. De ses deux mains, il fit le cornet habituel et cria :

— Qu’est-ce que tu fais à cette heure dans la forêt et pourquoi te caches-tu ?

Le visage du sourd s’illumina :

— Voilà ce que c’est, M. le docteur, dit-il. Je n’ai pas voulu vous laisser passer seul la forêt dans ce temps de brouillard. On peut s’égarer dans les sentiers. Si je vous avais offert ma compagnie, vous auriez sûr dit non comme une autre fois. Alors, moi, je n’aurais pas dormi tranquille tandis que je vous savais seul dans le brouillard et je vous ai suivi en ayant soin, pour ne pas faire de bruit, de marcher sur la mousse.

Il rêva un moment, puis il ajouta :

— Vous m’entendiez tout de même, à ce qu’il parait.

— Mais pourquoi t’inquiéter ainsi de moi, mon pauvre Jean.

Jean montra toutes ses dents de paysan, toutes ses dents blanches sans une entamure :

— Allons donc, murmura-t-il, est-ce que sans vous je distinguerais la lumière, la nuit et le brouillard ? Je ne verrais plus rien de rien sans vous.

Il y eut une pause. Était-il possible que Jean parlât sans ironie, était-il possible qu’il dit sa véritable pensée ? Était-il possible que dans ce cœur isolé au milieu du silence, la petite fleur rare de la gratitude s’ouvrît ainsi toute seule ?

Les deux hommes se regardaient les yeux dans les yeux. Tout à coup le médecin saisit les deux mains de Jean, deux mains durcies par le patient labeur de la terre et il murmura en les secouant : — Toi… mon pauvre enfant… mon pauvre enfant… toi… ?

Jean se sentit gêné. Il n’avait pas entendu une syllabe des paroles murmurées par le docteur, mais dans le brouillard il voyait luire des prunelles qui lui semblaient plus humides qu’à l’ordinaire. Cela l’embarrassait.

— Cela ne vaut pas la peine d’en parler, balbutia-t-il. Cela me fait honte que vous en parliez, vrai, M. le docteur.


Le lendemain matin, dès que Benoîte aperçut son maître, elle s’informa :

— Et ils vous ont laissé traverser seul la forêt par ce brouillard ?

— Non, Benoîte, non, Jean m’a accompagné.

— Jean le sourd ?

— Oui, Jean le sourd.

Il y eut un court silence, puis le docteur ajouta rêveur :

— Il y a sourd et sourd.

Il ne s’expliqua pas davantage et Benoîte ne sut jamais la différence subtile qu’il y avait entre un sourd et un sourd. Elle ne devina jamais non plus ce qu’une petite fleur rare trouvée par hasard la nuit, dans l’ombre d’une forêt, avait infusé à son maître de courage, de patience et d’énergie nouvelle.



L’HÉRITAGE DE Mlle ANNA




Assise à côté du lit dans la robe grise unie qu’elle n’avait pas quittée depuis la catastrophe, Mlle Anna regardait poindre le jour à travers les lames des volets. Le malheur était arrivé le mardi, on était au vendredi. Était-il possible qu’un laps de temps si court la séparât de ce qui était avant, de la vie bonne, douce, heureuse qu’elle avait vécue pendant vingt années à côté de ce vieillard qui gisait à présent insensible, à la fois si près d’elle et si loin ? On avait tout tenté pour le sortir de cette tenace inconscience et maintenant il n’y avait plus rien à faire qu’à attendre passivement l’avenir.

Mlle Anna se leva, souffla la lampe devenue inutile et alla entr’ouvrir une fenêtre. Deux fois déjà l’air frais du matin avait quelque peu ranimé le moribond. Il avait ouvert les yeux et les avait un moment attachés sur la raie lumineuse filtrée par l’entrebâillement des volets. Sa main tremblante s’était tendue, de ce côté, vers des objets imaginaires flottant dans le vide autour de lui et il avait essayé de les saisir de ses pauvres doigts abusés. C’était le seul signe d’attention qu’elle lui avait vu donner depuis que, frappé dans sa vigoureuse vieillesse, il s’était affaissé devant elle, brusquement terrassé, parce que, dans son cerveau jusque-là sain et bien équilibré, une toute petite veine, en apparence insignifiante, s’était inopinément brisée. Et tout de suite, le mal intérieur avait tiré, tendu, transformé les traits du visage. Un masque s’était posé sur la vieille figure ridée, bonne et pensive et la rendait méconnaissable. Malgré l’air ensoleillé qui entrait par la fenêtre, le vieillard n’avait pas ouvert les yeux ; seulement ses mâchoires s’agitaient à présent d’un mouvement inusité. Il semblait promener dans sa bouche quelque chose de dur, un objet résistant qu’il cherchait à pulvériser. Mlle Anna se pencha sur lui, inquiète :

— Qu’est-ce que vous avez dans la bouche, Monsieur, faites voir ?

Il entr’ouvrit ses paupières lourdes et les referma aussitôt.

Alors elle tendit la main et elle dit avec autorité comme si elle parlait, cette fois, à un enfant rétif qu’il fallait mâter :

— Crachez.

Il avança les lèvres, les entr’ouvrit et laissa échapper une dent, une vieille dent, longue et usée, la dernière restée accrochée à ce râtelier de vieux et qui s’en détachait à cette heure critique, l’abandonnait, comme impatientée d’en finir.

Elle considéra en frémissant cet emblème de mort recueilli dans le creux de sa main, ce petit morceau d’os désagrégé, ce débris inutile qui s’en allait le premier, et ne trouvant rien autour d’elle pour envelopper cette vieille dent qu’elle avait vue journellement à sa place pendant vingt ans et qu’elle ne pouvait pas se décider à jeter aux balayures du dehors, elle appela :

— Justine.

La servante arriva en courant, le visage effaré, s’attendant à être requise pour assister à la catastrophe. Mais un coup d’œil jeté sur le malade lui apprit que le moment n’était pas venu et un singulier mélange de soulagement et de déception passa sur ses traits ordinaires, alourdis par un travail sans pensée. Il y avait pour elle dans le bouleversement de la maison, dans l’incertitude du jour, dans le nouveau probable du lendemain, une excitation fiévreuse, une attente si compliquée de curiosité, d’impatience et d’appréhension qu’elle ne savait pas au juste ce qu’elle espérait. Après avoir constaté que l’état des choses était toujours le même, elle s’informa :

— Mademoiselle m’a appelée ?

La gouvernante ouvrit la main et montra, serré dans sa paume, le petit os informe et vilain.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Il a perdu sa dent.

La servante eut un geste de dégoût, puis avançant deux doigts cachés sous le tablier pour saisir la dent sans contaminer sa grosse peau rude, elle dit :

— Dans le feu de la cuisine, n’est-ce pas ? Oui, tout de suite. Il faut la brûler tout de suite, sinon cela gâtera les autres.

Mlle Anna lui jeta un regard profond. Était-il possible que quelqu’un raillât à une heure si solennelle ? Mais elle ne vit aucune arrière-pensée sur le visage nul de la servante ; il n’y avait là qu’une brutale stupidité. Elle ne répondit rien et fit signe à Justine de s’éloigner. Ce vestige mort ayant appartenu à un être aimé et vénéré ne lui inspirait, à elle, aucun dégoût, mais son cœur se soulevait devant la banalité d’âme qu’elle venait d’entrevoir chez cette femme aux membres massifs et lourds.

Surprise, mais sans protester, Justine s’éloigna. Cependant avant de franchir la porte, restée ouverte, elle se retourna :

— J’ai oublié de dire à Mademoiselle que les femmes sont là.

— Quelles femmes ?

— Madame Madre et sa fille.

— Ah ! c’est vrai. Madame Madre !

La gouvernante se souvint tout à coup d’avoir dernièrement, en voyant fleurir au soleil le gros pommier du jardin, engagé les deux ouvrières pour refaire le matelas de Monsieur. Au milieu du désarroi survenu dans ses habitudes journalières, elle les avait tout à fait oubliées. Elle passa sa main sur ses yeux brûlés et murmura :

— Dans ce moment… c’est impossible ; il faut les renvoyer.

Mais elle se ravisa tout de suite. Mme Madre et sa fille avaient perdu presque une heure pour arriver à cette maison de banlieue, elles avaient droit à leur journée de travail. Elle jeta un regard douloureux sur la forme inerte que l’activité de la vie venait ainsi relancer jusque sur son lit de mort et se sentant prise dans un engrenage d’intérêts compliqués et contradictoires, elle se résigna :

— C’est bien ; donnez leur le matelas de Mme Amélie. Madame n’arrivera que demain.

Justine s’en alla et bientôt on entendit dans la cuisine un bruit de vaisselle, Mme Madre et sa fille déjeunaient avant de se mettre à l’ouvrage en plein air, sous le pommier éblouissant, en pleine floraison.

Restée seule, Mlle Anna arracha une page blanche à son carnet de ménage, y enveloppa soigneusement la dent, glissa le petit paquet dans sa poche et retourna s’asseoir au chevet du lit. Le malade n’avait pas remué. Près des tempes déprimées et jaunes, de fins cheveux gris ramassés en touffes, conservaient malgré tout à la figure émaciée son caractère d’autrefois. Des mots, de pauvres mots égrenés, sans lien entre eux, vides de sens, s’échappaient à tout moment des lèvres sèches, monologue intermittent et incompréhensible auquel Mlle Anna avait en vain, pendant ces trois mortelles journées, appliqué la plus scrupuleuse attention. Elle n’avait pas pu, en dépit de ses ardents efforts, saisir un fil quelconque, dans cette pensée incohérente et ce verbiage insensé lui faisait à l’âme un mal plus profond que tout le reste.

Elle se mit à songer aux choses mystérieuses qui flottent autour de la mort s’étonnant d’avoir vécu tant d’années sans entrevoir autrement que comme un rêve lointain et pénible, cette douloureuse nécessité humaine, ce fait éternel en face duquel les intérêts passagers et médiocres qui avaient absorbé ses heures semblaient aujourd’hui dérisoires. Le printemps même, qui faisait éclater les fleurs nouvelles, était, à côté de ce lit d’agonie, une cruelle dérision, une moqueuse illustration de l’aveugle évolution des choses se poursuivant autour d’êtres sans cesse changés, renouvelés, différents..

Et, comme pour lui faire sentir plus vivement l’opposition qui existait entre le monde extérieur et sa pensée, Mme Madre et sa fille venaient de s’installer sous le pommier. Par la fenêtre entr’ouverte on entendait des voix joyeuses s’élever au milieu de cette belle journée de printemps, sous ce chaud soleil qui transformait un travail monotone et suffocant en partie de plaisir. Justine, affairée, aidait au transport du nécessaire et le concierge avait quitté sa loge pour venir voir l’établissement des travailleuses sous le pommier.

Il regardait, les mains dans ses poches, de l’air d’un homme habitué à de longs loisirs. Quand tout fut bien organisé et l’ouvrage commencé, il s’approcha enfin et interpella Justine :

— Cela ne va pas mieux chez vous ?

— C’est toujours la même chose.

— Sapristi.

Il remit dans sa poche sa main droite qu’il en avait tirée pour soulever son béret noir et poursuivit :

— C’est diablement long, cependant ça n’a rien d’extraordinaire. Quand j’étais infirmier au Grand Hôpital, j’ai vu un vieux durer comme ça toute une semaine. Il ne pouvait pas finir.

— Et pourtant, dit Justine, curieuse, à la fin, il est mort ?

— Il est mort.

— Moi, dit Mme Madre, quand mon pauvre mari a passé, il a crié tout un jour, tellement que les chiens s’arrêtaient sous la fenêtre pour hurler.

— Tiens, dit la jeune fille, c’est comme la vieille Jeanne, tu te souviens, la vieille Jeanne, à la ferme. Quand elle est morte, le chien a hurlé pendant la nuit.

— Oui, oui, je m’en souviens, tu étais encore petite, tu as eu peur, tu as pleuré.

Mlle Anna se leva, alla jusqu’à la fenêtre et la ferma doucement. Ces propos insipides, qui faisaient du sujet de sa poignante inquiétude un fait divers, un thème à commérages bêtes, dépourvus de sympathie, lui meurtrissaient l’âme.

Au léger bruit que fit la fenêtre en se fermant, la causerie s’arrêta net, les quatre interlocuteurs levèrent vivement la tête, s’entre-regardèrent, il y eut un silence,

— C’est la demoiselle, là-haut, qui en pleurera des larmes, murmura enfin le concierge entre ses dents. Une pîace comme celle-là ! Sapristi !

Et suivi de près par Justine, il s’en alla les mains dans ses poches. Mme Madre et sa fille restèrent seules à éplucher le crin poussiéreux sous le pommier rose et le bruit de leur conversation n’arriva plus que très assourdi dans la chambre du premier.

Toute une heure s’écoula dans ce demi-silence assoupissant, puis comme dix heures sonnaient à l’horloge du corridor, Mlle Anna prit une des bouteilles étiquetées posées sur la table à côté du lit, remplit une cuillère du contenu jaunâtre, transparent, et approcha le breuvage des lèvres du vieillard :

— Buvez, Monsieur, rien qu’une cuillerée, c’est pour vous faire du bien.

Et voyant le malade rester insensible et sourd, elle reprit le ton d’autorité qu’elle avait eu tout à l’heure pour le forcer à se défaire de sa dent :

— Buvez.

Il ouvrit la bouche, accepta la drogue et l’avala. Puis, comme si cet effort l’eût un moment sorti de sa léthargie, il ouvrit les yeux et promena un regard étonné autour de lui, chassant de la main des choses qui semblaient s’interposer entre son œil et la réalité. Et tout à coup, il aperçut, tout près du sien, le visage anxieux de Mlle Anna. Il se recula pour mieux saisir l’ensemble de cette image dressée à côté de lui et murmura faiblement :

— Ma… ma…

Puis il se tut.

Fascinée par cet imperceptible retour à la vie, elle l’encouragea sourdement :

— Voulez-vous quelque chose, Monsieur ? Cherchez. Dites moi ce que c’est.

Il fit un suprême effort pour forcer sa langue à l’obéissance et répéta :

— Ma… ma…

Et ce fut tout.

Mlle Anna réfléchit un instant, stimulant sa pensée trop lente en répétant… ma… ma… Il pensait à sa fille, peut-être et tout de suite elle s’informa :

— Est-ce Mme Amélie que vous désirez, Monsieur ? Elle arrive demain.

Et entendant rire tout à coup sous le pommier, elle ajouta :

Mme Madre et sa fille sont venues pour refaire son matelas. Elles travaillent sous le pommier.

Mais la figure du vieillard, un instant contractée par une excessive tension d’esprit, s’était détendue. Il n’écoutait plus. Il était retourné dans la sphère inconnue où sa pensée restait insaisissable aux autres, tandis que le monde tangible qui l’entourait lui restait indéchiffrable à lui-même. Quelques secondes plus tard, il s’était assoupi.

Mlle Anna se rassit, le cœur repris d’une vague espérance. Pour la première fois depuis qu’elle l’avait vu s’abattre devant elle, en apparence sans vie, le vieillard avait semblé la voir et il avait prononcé des paroles qui paraissaient dictées par une pensée. Peut-être la vue inattendue de Amélie amènerait-elle une crise plus décisive. Dans la seconde qui sépare la vie de la mort, tant de choses ignorées et insondables échappent même à la science la plus subtile. Qui pouvait dire avec certitude, qui pouvait savoir ? Elle fit effort pour déplacer un moment la lourde conviction qui l’avait oppressée constamment pendant trois jours et trois nuits de vigilance inquiète et elle se figura le prochain revoir entre le père et la fille.

Il y avait cinq ans que Mme Amélie n’était pas revenue sous le toit paternel ; il y en avait plus de vingt qu’elle l’avait quitté, emmenée au loin vers une nouvelle destinée, remettant entre les mains de Mlle Anna ses devoirs domestiques, la direction du ménage, sa sollicitude filiale, toutes ces obligations diverses, abandonnées pour obéir à une loi plus forte que celle qui attachait la jeune fille sans mère au foyer paternel. Mlle Anna avait revu plusieurs fois Mme Amélie, mais elle se souvenait d’elle surtout dans la blancheur de sa toilette de mariée. Cette apparition de fraîcheur et de pureté, rattachée aux premières impressions d’une vie nouvelle, s’était gravée d’une façon ineffaçable dans sa mémoire et dans ses affections. Aujourd’hui Mme Amélie n’était plus la svelte et suave jeune fille incarnée dans cette lointaine vision. Le temps avait sournoisement fait son œuvre autour de cette saine et vigoureuse jeunesse. Les contours délicats s’étaient empâtés, le rose frais des joues était devenu un incarnat de santé, vif et banal, et à mesure que les paupières se fanaient, le timide regard des yeux noirs s’était singulièrement affermi. Mais derrière la femme mûre, massive et bien portante, Mlle Anna revoyait toujours la frêle et blanche silhouette d’autrefois et lorsque Mme Amélie était dans la maison et que la gouvernante éprouvait en sa présence, sans s’expliquer pourquoi, une souffrance sourde, un malaise imprévu de son rôle subalterne, une impression de servilité qu’elle ignorait auprès du vieillard, elle cherchait dans son souvenir l’image d’autrefois et, en face de cette évocation blanche, elle se disait :

— Je me trompe. C’est impossible.

Elle se mit à penser à Mme Amélie avec une commisération sincère, se figurant les péripéties de ce cruel voyage entrepris à la hâte, l’angoisse au cœur. Et cela lui rappelait d’une façon très vive son propre voyage à elle, il y avait de cela vingt ans accomplis, lorsque, restée seule au monde, le cœur désolé, elle avait, pour avoir du pain, accepté le premier emploi venu et était arrivée, avec ses vingt-cinq ans pour tout patrimoine, sous le toit où elle se trouvait encore.

Oui, elle avait passé vingt ans auprès de ce vieillard et il lui sembla qu’elle n’avait jamais compris, comme en ce moment, ce qu’il avait été pour elle. Légèrement, voyant la main du mourant reposer inerte sur le drap, elle la toucha du bout des doigts. Ses souvenirs l’étouffaient. Si dans un temps éloigné elle avait eu son heure d’ivresse en face de la vie, elle s’en souvenait à peine. Son roman, à elle, s’était peu à peu concentré autour de ce vieillard et les passions de la jeunesse s’étaient éteintes en elle, sans qu’elle en souffrît Elle avait été heureuse d’un bonheur sain, uniforme et bienfaisant et, goutte à goutte, les heures avaient amassé sur sa tête vingt années de vie, vingt années de félicité vécue que rien, rien au monde, ne pourrait lui rendre.

Elle resta rêveuse, les yeux fixés sur les fleurs du pommier si fines, si fraîches, si nouvelles. De temps en temps, un éclat de rire brusquement interrompu, paraissait s’échapper de toute cette floraison et monter du jardin. C’était la fille de Mme Madre qui oubliait toujours… et qui riait. Ce rire jeune, frais, toujours tronqué, se fit entendre toute la journée à intervalles de plus en plus rapprochés. Partant comme une fusée, il s’éteignait soudain au milieu d’une rumeur confuse et on devinait autour de cette gaité de jeune fille, des sourdines, des éteignoirs, des chut, de craintifs regards levés vers la fenêtre derrière laquelle un homme qui avait achevé sa destinée se mourait.

Tout le jour les heures s’écoulèrent ainsi, monotones et lentes. Seulement quand Mme Madre et sa fille, leur œuvre achevée, rentrèrent pour le repas du soir, Justine entr’ouvrit la porte et s’informa une dernière fois :

— Mademoiselle ne veut toujours rien manger ?

Cette fois elle accepta et poussée à bout par l’irritation intérieure dont elle avait souffert toute la journée, elle ajouta :

— Dites à Mlle Louise de ne pas rire dans la maison.

Un silence de mort s’établit tout de suite dans la cuisine. Mme Madre et sa fille, muettes, mangèrent hâtivement, pressées de fuir cette oppressante atmosphère de deuil. Furtivement, elles allèrent ramasser leurs effets au jardin et se glissèrent dehors comme des ombres, emportant chacune, en souvenir de cette belle journée de printemps, une petite branche fleurie, cassée, en cachette, au magnifique pommier.

La nuit venue, écrasée de fatigue, Mlle Anna s’assoupit. Elle dormit deux heures d’un sommeil de plomb, puis tout à coup elle se réveilla en sursaut. Il lui semblait avoir entendu, tout près d’elle, rire Mlle Louise et ce rire lui déchirait les oreilles. Elle regarda autour d’elle, effarée, et tout de suite elle saisit la voix du vieillard qui bégayait :

— Ma…ma…

Elle se dressa et se pencha sur lui vivement :

— Voulez-vous quelque chose, Monsieur ?

Et elle frissonna en face de l’affreuse lutte qui allait recommencer entre son esprit, à elle, clair et présent, et la puissance d’obscurité contre laquelle ses efforts s’émoussaient en vain !

En voyant la mince silhouette grise se dresser dans la demi-obscurité de la chambre, le vieillard s’était tu. Il la considérait attentivement avec des yeux dilatés, clairs et satisfaits. Enfin il sortit de dessous les couvertures une main moite, la posa sur celle de Mlle Anna, brûlante, sèche, fiévreuse et ils restèrent un moment ainsi sans parler, puis le vieillard murmura :

— Ma pauvre enfant. Qu’est-ce que vous allez devenir ?

Elle resta un moment silencieuse, interdite. Ce brusque retour à la raison la dépossédait du droit de faire parler, agir, obéir cet être un instant passif entre ses mains. La nature, cette même nature qui avait fait fleurir le pommier, avait un moment jeté la nuit dans ce cerveau d’homme. Elle y ramenait à présent la lumière. Elle se sentit emportée comme une paille par cette mystérieuse puissance de vie et de mort qui accomplit toujours la même tragédie autour des êtres et des germes, puis rapidement l’obscurité qui planait sur sa propre destinée, passa devant ses yeux :

— Ne pensez pas à moi, dit-elle, tandis que la conviction d’une séparation inévitable acculait à l’heure présente sa fragile espérance.

Et elle réfléchit un moment, sondant sa conscience. Mais non. Même à ce moment décisif elle ne se sentait pas le droit de pousser l’esprit de cet homme de bien vers la conception qu’elle avait elle-même de la vie et de la mort.

Ce ne fut que lorsque le jour fut devenu éclatant que Justine entrouvrit doucement la porte. Mlle Anna lui fit signe d’approcher et elle lui dit très bas, pour ne pas éveiller le malade qui, depuis deux heures, dormait paisiblement :

— Cela va mieux.

La servante s’avança, courba sa grosse charpente massive et considéra longtemps le souffle du dormeur s’échapper avec un imperceptible pouh des lèvres molles et entr’ouvertes :

— C’est drôle, dit-elle en se redressant enfin, on dirait que même en dormant il cherche sa dent. Et elle s’en alla préoccupée. La pensée obstinée d’une robe noire qu’elle avait ajoutée à sa garde-robe d’été et qu’il en fallait soustraire, flottait autour de sa satisfaction et la gênait.

Elle se remémora soigneusement ce que Mme Madre et le concierge avaient dit la veille au sujet de la maladie de son maître, resta surprise et murmura :

— Ils seront bien étonnés.

Et incapable d’élucider davantage les contradictions qui tourmentaient son esprit, elle reprit la routine quotidienne sans plus penser à autre chose.

La matinée touchait à sa fin quand le malade s’éveilla. Tout de suite il chercha des yeux Mlle Anna, rencontra son regard ; sourit et dit :

— Je veux me lever.

Elle alla chercher dans l’armoire une grosse robe de chambre d’hiver et malgré le soleil déjà chaud elle en enveloppa le corps maigre et frissonnant.

Le vieillard se tint debout, un peu chancelant, perdu dans la lourde étoffe ouatée, regardant les choses familières autour de lui d’un air content, comme si, après une courte absence, il reprenait joyeusement possession d’elles. Mais lorsqu’il eut franchi la distance qui le séparait du fauteuil et qu’il s’y fût abîmé, épuisé, une tristesse vint obscurcir sa sérénité. L’appétit de la vie lui était revenu avec son mieux-être et il venait de la sentir de nouveau vacillante et incertaine devant lui. Il tourna les yeux du côté du jour, vit le pommier et l’admira :

— Oh ! ce pommier ! Il est magnifique.

Mais le même dessous de tristesse qui avait assombri tout à l’heure la figure vibrait à présent dans la voix.

— N’est-ce pas ? dit Mlle Anna doucement, il n’a jamais été aussi beau.

Et la même pensée leur vint, oui la même poignante certitude que c’était la dernière fois qu’ils verraient ensemble refleurir le printemps. Ils restèrent un moment silencieux, les petits faits ordinaires de la vie semblaient, à l’heure présente, très éloignés d’eux.

Attachant ses yeux clairs sur la silhouette de la gouvernante, restée très jeune et très svelte sous sa robe de laine grise, le vieillard reprit enfin :

— Vous avez été une fille pour moi.

Et comme si un silencieux rapprochement s’opérait dans son esprit, il ajouta :

— À quelle heure arrive Amélie ?

— Dans deux heures au plus tard.

— J’ai le temps ; donnez-moi ce qu’il faut pour écrire.

Sans oser protester, elle obéit. Il pouvait avoir des soucis à elle inconnus, des dispositions à prendre, elle n’avait pas le droit d’entraver sa liberté. Elle alla s’asseoir à l’écart surveillant de loin la course lente de la plume sur le papier. Au bout d’une heure d’attention persévérante cinq lignes d’écriture serrée se voyaient sur la feuille blanche, mais le front du vieillard était livide. En ce moment un bruit de roues monta de la rue. Mlle Anna se leva vivement et, presque aussitôt, elle entendit dans l’escalier la voix de Mme Amélie.

Le frémissement intérieur que la proximité de cette femme lui causait toujours la saisit brusquement. Elle courut au vieillard et s’écria :

— Voilà Mme Amélie.

Il jeta loin de lui sa plume, repoussa le papier, se renversa en arrière épuisé, et tendit vers la porte qui s’ouvrait ses deux bras ouverts, paternels.

Mlle Anna disparut discrètement.

Une demi-heure plus tard, cependant, elle rentrait. Elle se savait nécessaire et elle revenait furtivement, avec la sensation d’être désormais confinée dans un rôle différent et décidée à occuper cette place effacée sans en souffrir. Et voyant, assise à côté du fauteuil, la masse noire et imposante de Mme Amélie, elle réveilla dans sa mémoire le souvenir de la svelte jeune fille d’autrefois et elle fit un violent effort pour identifier les deux images disparates.

Dardant sur la gouvernante son regard noir, aigu, Mme Amélie la salua poliment puis elle retourna s’asseoir à côté de son père et désignant la feuille de papier où les cinq petites lignes gisaient inachevées, tronquées, elle dit :

— Vous avez écrit ceci aujourd’hui ? Faible comme vous voilà !

En même temps elle glissa vers Mlle Anna un nouveau regard perçant qui semblait dire :

— J’ai vu, je sais.

Le vieillard retourna le papier d’un mouvement vif et répondit :

— Cela ne m’a pas fatigué.

Il ajouta après un court silence, comme s’il devinait entre ces deux femmes une mésintelligence sourde qui le gênait :

— Amélie, Mlle Anna a été une seconde fille pour moi.

— Aujourd’hui, dit Mme Amélie sans appuyer, c’est votre véritable fille qui vous soignera.

Il suivit des yeux Mlle Anna qui allait et venait dans la chambre et répondit :

— Toutes les deux, oui.

Puis voyant sa compagne ordinaire s’éloigner sans bruit il l’arrêta vivement d’un mot :

— Restez.

Mlle Anna s’assit près de la table et resta. L’oreille distraite elle suivait, sans en saisir le sens, le bruit de la causerie entre le père et la fille. Elle souffrait d’être là et pour la première fois la tension nerveuse de tant d’heures de fatigue l’accablait. Jamais elle n’avait compris comme en ce moment l’étrange rivalité existant entre elle et la fille de son maître. Le lien affectueux qui avait, pendant ces vingt ans, satisfait toutes ses aspirations de bonheur, était de par les droits du sang, la propriété d’une autre. C’est en vain qu’elle combattrait la loi inflexible qui la dépossédait ainsi méchamment. Une aigreur, un ferment de révolte inaccoutumé bouleversait son cœur doux, compréhensif et docile. Elle ne cherchait même plus à faire surgir du passé, pour combattre les impressions du présent, la silhouette blanche de la jeune mariée. Cette évocation vaporeuse était trop lointaine, elle ne pouvait plus rien désormais sur le débat passionné engagé autour de ce fauteuil de malade ; elle la laissa s’enfoncer dans la nuit.

Doucement, cherchant à fuir sans être aperçue, elle se leva. Mais comme elle atteignait la porte, le vieillard l’interpella :

— Où allez vous ?

Elle se retourna, vit la forme amaigrie et languissante affaissée au fond du fauteuil et brusquement la grande réalité menaçante qui rôdait autour de ce siège de malade lui apparut de nouveau, saisissante. Elle eut un rapide dégoût des soucis médiocres qui venaient d’occuper son esprit :

— Qu’est-ce que tout cela, mon Dieu ? pensa-t-elle.

Et elle ajouta tout haut :

— Je reviens, Monsieur. Un moment. Justine m’attend.

Le vieillard la laissa disparaître puis, se retournant vers Mme Amélie, il lui dit avec une certaine vivacité dans la voix :

— Tu ne l’aimes pas. Pourquoi ?

C’était la première fois que le père interrogeait aussi nettement sa fille sur son attitude vis-à-vis de Mlle Anna. Elle hésita une seconde.

— Je ne la connais pas assez pour l’aimer ou ne pas l’aimer, dit-elle enfin froidement.

En même temps les cinq lignes tracées sur la feuille blanche repassaient sous ses yeux avec leur sens net et précis. Ce manuscrit incomplet contenait l’exact accomplissement de ses prévisions. Dès son premier retour sous le toit paternel n’avait-elle pas clairement perçu le secret mobile du dévouement exagéré de Mlle Anna ? Depuis, d’étape en étape, n’avait-elle pas suivi le sûr progrès de ce travail patient qui aujourd’hui touchait le but ? Elle jeta un coup d’œil autour d’elle. Tout ce qu’elle voyait était à elle, tout ce qui appartenait à son père était à elle. Elle vivante, une étrangère ne détournerait pas un fil à son profit d’une part qui lui revenait tout entière à elle et à ses enfants. Cette criante injustice ne s’accomplirait pas, non. Ses grands yeux noirs fixés durement sur le gros pommier touffu, elle semblait le prendre à témoin de ce juste engagement.

— À quoi penses-tu ? dit le vieillard en posant sur la main potelée et douce, sa main sèche, froide, parcheminée.

Elle tressaillit. Cette question tombant au milieu de ses préoccupations actuelles la frappait comme un reproche. Il lui semblait que son père avait lu sa pensée et lui disait nettement :

— Tu oublies que je suis encore là !

— J’admirais le pommier, dit-elle vivement, il est superbe, ce pommier ! Chez nous les arbres ne sont pas encore en fleurs.

Il suivit la direction indiquée, resta les yeux attachés sur l’énorme bouquet rose et, la voix attristée, il murmura :

— Moi, c’est la dernière fois que je le vois fleurir !

— Pourquoi parler ainsi ? dit-elle. Vous voilà mieux, beaucoup mieux.

Il se tut. Tout à l’heure, la même pensée avait silencieusement passé entre Mlle Anna et lui, mais il en était resté différemment impressionné. Le regret de la vie avait, dans ce moment-là, possédé tout son esprit. À présent autre chose s’était glissé dans sa pensée. Sans qu’il sût comment, il venait d’avoir, pour la première fois, la perception indécise d’une existence décolorée où sa présence deviendrait un fardeau pour les autres, où des yeux impatients regarderaient progresser sa déchéance et la trouveraient trop lente.

Il passa à plusieurs reprises sa main sur son front dénudé comme s’il y avait, là-dessous quelque chose de gênant, une confusion, une souffrance indéfinissable et il dit sourdement :

— J’ai assez vécu, je ne suis plus bon à rien.

Mme Amélie resta muette. Le tragique désespoir qui effleurait ce cerveau malade la paralysait. Au milieu de beaucoup d’obscurité, elle avait cru voir briller, dans le regard de son père, un éclair d’effrayante lucidité et les choses secrètes qui se passaient en elle, ainsi aperçues par un autre œil que le sien, lui apparaissaient sous un jour nouveau, brutal, hideux. Comme la gouvernante rentrait, elle se leva d’un mouvement vif et s’écria :

— Voici Mlle Anna.

En même temps, elle s’écarta pour lui faire place. Mais en voyant l’ombre amassée sur le front du vieillard se dissiper aussitôt et son visage se rasséréner, son œil noir reprit sa méfiance. Elle se détourna et murmura entre ses dents :

— Cela ne sera pas, non.


II


Trois heures venaient de sonner, et dehors l’obscurité était encore profonde. Mme Amélie assise dans le fauteuil à côté du lit, les yeux grands ouverts, songeait. Tous les détails de sa vie passée lui revenaient en foule à la mémoire. Dans ce cadre familier, resté absolument le même, les faits, grands et menus, qui avaient marqué jadis pour elle, d’un trait saillant, le passage uniforme des heures, reprenaient vie. D’abord les vrais événements de sa jeunesse, la mort de sa mère, son mariage, à elle, et, entre ces deux grands souvenirs, les mille incidents divers ayant laissé sur son cœur ou sur sa vanité, une trace dont elle retrouvait encore, en la cherchant bien, la légère cicatrice. Ce qu’elle avait éprouvé autrefois l’étonnait et elle se regardait vivre dans le passé avec un sourire surpris, un peu protecteur. Les sentiments de sa jeunesse s’étaient effeuillés au contact de la vie, exactement comme les fleurs du pommier pourriraient demain sous la chaleur du soleil. N’y avait-il pas, dans les lois du monde, une irrésistible évolution devant laquelle toute résistance serait une folie, et l’accoutumance de l’esprit à ces choses inévitables était-elle donc, comme elle en avait eu tout à l’heure la pénible impression, un fait monstrueux ? Un homme vieillit, des années s’entassent sur sa tête, il arrive au bout de la carrière, il meurt enfin. Quoi qu’on pût tenter pour enrayer la fatalité de ce dénouement, il n’en surviendrait pas moins, à l’heure dite sans une seconde de retard. Elle ne pouvait rien, rien du tout pour entraver la marche de la nature ; y avait-il donc dans le souci qu’elle prenait de sauvegarder l’intérêt des siens autre chose qu’une mesure de naturelle sagesse ? La pensée de recueillir un jour l’héritage de son père avait vécu silencieusement en elle pendant toutes ces années et cette certitude l’avait habituée à considérer l’avenir sans trop de prévoyance. Sans la compétition éhontée de Mlle Anna, cette pensée au lieu de la harceler à visage ouvert serait restée à sa place, à l’ombre, ignorée des autres, s’ignorant elle-même.

Elle se leva sous une brusque poussée d’indignation, alla jusqu’à la table où la feuille de papier était restée volante, la retourna et la lut attentivement. Tel qu’il était là, ce manuscrit inachevé n’avait aucune valeur, mais il représentait une intention grosse de menaces. C’était l’œuvre d’un esprit affaibli, d’une volonté chancelante, un acte d’obéissance sénile à une pression du dehors.

En ne voyant plus sous ses yeux ce document de sa main, son père n’y penserait plus. Elle le prit et le tint entre ses doigts. Un scrupule la retenait, elle n’osait pas le détruire et elle ne savait pas bien ce qu’il fallait en faire. Elle resta un moment songeuse avant de prendre un parti et comme elle se tenait là, hésitante, il lui sembla saisir, dans le silence de la chambre, un son étouffé, inarticulé. Elle rejeta le papier sur la table et se rapprocha vivement du lit. Le vieillard s’était péniblement dressé sur son séant et il avait la tête tournée de son côté :

— J’ai été voir l’heure, dit-elle sourdement, tandis que l’acte qu’elle avait médité prenait en face de cette silhouette de moribond, un sens différent, je vous croyais endormi. Il est trois heures et demie. Souffrez-vous ? Voulez-vous quelque chose ?

Il fit un mouvement de la main comme pour écarter toutes ces paroles vaines qui venaient le distraire d’un préoccupation pressante, en retarder l’expression et tendant le bras vers la table pour aider d’un geste le difficile labeur de son intelligence, il articula avec effort :

— Là… c’est moi… c’est moi…

Puis comme s’il espérait en changeant le cours de sa pensée lui trouver un passage plus libre, il se retourna brusquement vers sa fille et ajouta :

— Tu… tu as voulu…

Une expression douloureuse vint contracter les traits et les transformer. En même temps les veines du front, très saillantes aux tempes se gonflèrent davantage ; tout le sang du malade sembla se jeter à la tête pour activer le mal et en finir une fois avec cet être obstiné à vivre. Il y eut une lutte courte, violente qui s’acheva brusquement, puis les traits se détendirent.


III


Quand le jour pointa le lendemain, il était très tard. Un brouillard lourd et enfumé éteignait le soleil. Vers huit heures enfin un rond blanc, lumineux troua l’enveloppe brumeuse puis un clair rayon s’en échappa, inonda le pommier et entra dans la chambre où le vieillard, la tête posée sur l’oreiller, souriait. Il souriait doucement de son ancien sourire content. Ni l’âpre convoitise des vivants s’agitant autour de sa vie vacillante ni le souci de laisser derrière lui, en lutte avec le monde, une créature désarmée, n’inquiétaient plus la paix où il dormait. Il en avait fini avec toutes ces choses insignifiantes et passagères, et il souriait très paisiblement à la mort.

Au milieu de la matinée, Justine entr’ouvrit la porte et murmura :

— Mademoiselle… c’est Mme Madre et sa fille qui…

Mais sans achever sa communication, elle se retira sur la pointe des pieds. Même pour son esprit grossier, il y avait quelque chose de répugnant à mettre en face de la grande réalité qu’elle avait sous les yeux, les tout petits intérêts de la vie quotidienne. Bientôt on entendit en bas, au jardin, un bruit sourd de voix contenues et tout à coup le timbre clair de Mlle Louise s’en échappa :

— Les voici.

La veille, dans sa hâte à ramasser ses effets pour fuir une atmosphère oppressante, Mme Madre avait laissé tomber ses ciseaux et ils étaient restés toute la nuit cachés dans l’herbe sous le pommier.

Cette voix fraîche frappa l’oreille absente de Mlle Anna et elle sortit brusquement de sa rêverie. Depuis le grand matin, elle était restée en face de ce mort avec le regret poignant de ne l’avoir pas vu mourir, de ne rien trouver pour elle dans le sourire incrusté sur ses traits immobiles. La proximité des deux ouvrières si souvent employées par elle et que désormais elle n’appellerait plus jamais, jeta tout à coup au milieu dé son morne chagrin, une perception aiguë du changement matériel survenu dans son existence. Elle eut, en pensant à ces deux femmes, un brusque mouvement d’envie. Elles étaient deux à supporter leur labeur et leur fatigue. Elle était seule. Elle avait quarante-cinq ans. Qu’est-ce qu’elle allait devenir ? Elle sentit avec horreur une inquiétude personnelle, égoïste se mêler à ses regrets et en quelque sorte les accaparer, et honteuse, en face de ce mort souriant, des préoccupations absorbantes qui envahissaient son esprit, elle se leva vivement.

En passant près de la table, elle aperçut la feuille de papier blanc où la fine écriture du vieillard avait couché un dernier vœu resté inachevé et inutile. Instinctivement elle se pencha sur le manuscrit incomplet et elle le parcourut d’un rapide coup d’œil. Deux mots, écrits avec application en lettres plus épaisses, se détachaient de l’ensemble. Son nom à elle. Elle resta un moment saisie, tandis que les soupçons qui avaient pesé sur elle lui apparaissaient nettement, puis jetant un regard sur le dos large de Mme Amélie qui, assise en face de la fenêtre, écrivait depuis le matin, elle s’enfuit.

Une fois seule en face d’elle-même, secouée de toutes sortes d’émotions violentes, elle fondit en larmes et comme elle cachait dans son mouchoir sa figure inondée, un petit paquet s’échappa du linge, glissa le long de la main et tomba à ses pieds. Machinalement elle se pencha, le ramassa et tressaillit. La dent ! C’était la dent, la pauvre vieille dent perdue la veille, restée enveloppée dans son papier blanc. Elle tourna et retourna ce débris piteux que Justine avait voulu jeter au feu. En ce moment ce petit os desséché, ce legs qui constituait toute sa part d’héritage, avait pour elle un langage éloquent. Toute la personnalité du vieillard se réincarna aussitôt autour de ce vestige informe et ce qu’il y avait eu d’alliage égoïste dans le chagrin de la gouvernante s’évanouit. Elle revit la haute silhouette courbée, traçant péniblement les cinq petites lignes serrées qui représentaient la sécurité de son avenir, à elle, et pour les autres un si petit dépouillement, et tout le passé heureux repassa sous ses yeux. Ce temps avait disparu, il était mort, pas une des heures qui le composaient ne sonneraient plus jamais pour elle, et pourtant elle se sentait à présent étrangement apaisée. Et, tandis que des larmes abondantes continuaient à couler sur ses joues pâlies, la sensation d’ignominie qui l’avait enveloppée tout à l’heure disparut, son cœur se gonfla d’une pure reconnaissance et elle murmura s’adressant à la figure aimée qui se mouvait dans l’ombre derrière elle :

— Merci.

Dans la chambre mortuaire Mme Amélie avait cessé d’écrire. Dès que la gouvernante eut disparu, elle se leva, prit le manuscrit, et vivement elle le déchira en menus morceaux. Elle n’avait pas eu, jusque-là, une minute de solitude pour accomplir cet acte. Acte au fond insignifiant, qui n’avait d’autre but, que d’éviter à Mlle Anna d’inutiles regrets. Depuis la scène de la nuit et bien qu’elle se sentît pleinement dans son droit, elle éprouvait, au sujet de la gouvernante, un malaise obsédant. Elle avait cessé d’être sûre de la validité de son propre jugement et le reproche indéfini du moribond la poursuivait partout comme une pointe d’épée.

Elle alla se rasseoir en face de la fenêtre et, les yeux fixés sur la blancheur rosée du pommier, elle resta songeuse, inactive, absorbée…

Enfin, impatiente de ce nuage obstiné qui passait sur son front, elle le chassa de sa main potelée et murmura :

— C’eût été trop fort… Quand elle ne sera plus là, Je n’y penserai plus.

Et reprenant sa lettre interrompue, elle se remit à l’œuvre fiévreusement.





LA LETTRE JAUNE




Tout en manipulant d’une petite main leste et légère le poupon rose et joufflu étendu à plat sur ses genoux, Violette guettait de l’œil l’allée du jardinet qui conduisait de la route à la maison. Tous les matins le facteur matinal qui apportait le courrier de l’étranger passait à cette heure-là, et, depuis plus d’un mois, Violette attendait toujours de l’avoir vu disparaître au tournant du chemin pour achever la toilette du petit et s’occuper des soins de la maison.

Ce jour-là, cependant, au lieu de passer tout droit comme à l’ordinaire, l’employé franchit la petite grille basse et vermoulue, fouilla son sac et en tira une grande enveloppe jaune à l’aspect important. Une main impatiente, tendue par la fenêtre, reçut le pli. Violette mit son nom, d’une écriture nerveuse, à la place indiquée sur le livret du facteur, et, déposant le marmot dans une corbeille d’osier capitonnée de bleu, elle le laissa gigoter un moment sur le dos, tandis qu’elle s’échappait prestement.

— La lettre ! la lettre !

Et, brandissant la volumineuse enveloppe, elle courut à la rencontre de son mari qui, le chapeau sur la tête, sortait de la chambre à coucher, prêt à se rendre là-bas, au bureau, où, sans doute, Piché l’attendait déjà depuis longtemps. Tous les jours, en effet, pendant le cours du dernier mois, l’associé avait été au poste le premier.

Madru tourna et retourna le grand carré jaune d’un air dubitatif et ennuyé. Autre format, autre couleur, autre écriture. Mais il n’avait pas le temps de s’arrêter davantage, et il s’en alla le front traversé d’un pli soucieux. C’est que, mieux que personne, Piché et Madru, notaires, savaient à quoi s’en tenir sur la débâcle de la grande maison russe qui servait à la mère de Violette sa pension trimestrielle. Combien de fois le gendre n’avait-il pas exprimé à sa belle-mère son regret que le capital, dont les intérêts lui étaient régulièrement envoyés, fût inaliénable ! Mais à ces calculs d’homme d’affaires, le visage fané de la veuve prenait une expression rêveuse et elle se retranchait dans le silence. Elle entendait très distinctement, à ces moments-là, voltiger autour d’elle des essaims de pensées cupides, et elle les laissait bourdonner puis s’envoler comme des papillons voyageurs, ne se hasardant jamais à les toucher de la main de peur de leur trouver une réalité, une consistance, de leur blesser les ailes et de les immobiliser. Ce silence prudent où beaucoup de petites bulles empoisonnées, montées du cœur, crevaient et s’éteignaient sans troubler la surface des sentiments, lui assurait la tranquillité auprès de sa fille et du marmot, et son pauvre cœur fatigué n’en demandait pas davantage.

Outre le trousseau cossu où aucun esprit de lésinerie n’avait présidé au choix des étoffes, ni à l’abondance des pièces, ni à l’élégance de la façon, Violette avait apporté à son mari une dot raisonnable, mais la mère avait obstinément gardé le maniement de la pension venant de Russie. Une prophétique intuition l’avait éclairée à temps sur les dangers inhérents aux dévouements absolus. Elle payait largement le vivre et le couvert à son gendre, couvrait le bébé de générosités coûteuses, mais observait un silence tenace sur le contenu des enveloppes venant du lointain pays glacé. Elle gardait pour elle les expériences de son passé et taisait les soucis de sa vie conjugale. Violette elle-même avait toujours ignoré comment la clairvoyance d’amis sûrs avait arraché au gaspillage d’un mari éhonté les débris d’une fortune jadis solide et bien cotée. Enfoui sous le sol russe, le père de Violette se reposait désormais de sa vie étourdissante et perdue, et sa veuve, après avoir enseveli à côté de lui, dans le même cercueil, ses rêves morts et flétris, avait hâtivement emmené Violette loin de ce séjour de souffrance. Et elle l’avait mariée de bonne heure, tout près de sa propre ville natale, heureuse de trouver, mêlées aux parfums de sa première enfance, les anticipations fortes et calmantes d’une seconde maternité.

Il y avait plus d’un trimestre que la veuve, si régulière jusque-là dans les règlements des affaires d’argent, n’avait rien apporté de sonnant à son gendre. Madru, étonné, s’était expliqué cette négligence par la distraction causée à la grand’mère par la gentillesse du bébé, sa grâce, ses étonnants progrès de tout genre ; mais voyant le quatrième mois s’entamer sans amener de changement, il avait finalement pris peur et secrètement il s’était renseigné sur la solidité de la maison russe. La mauvaise nouvelle était arrivée par retour du courrier, et, depuis cette surprise désagréable, tous les soirs, lorsqu’ils se trouvaient seuls, Violette et lui, dans la chambre élégante, pleine de bibelots coûteux, de jolis meubles compliqués, dus à la générosité de la grand’mère, ils s’entretenaient du désastre, supputant les difficultés multiples que ce malheur allait jeter dans leur vie, mais évasivement, sans faire d’allusion directe à personne, gardant, vis-à-vis l’un de l’autre, la pudeur de leur véritable pensée.

— Enfin ! enfin ! maman, dit Violette, en présentant à sa mère le pli volumineux qu’elle avait reçu des mains du facteur, voici la lettre de Russie.

La veuve déjà tout habillée, coiffée du petit bonnet de gaze blanche qui ne quittait jamais sa tête grisonnante, prit l’enveloppe avec indifférence et la posa sur la table, puis elle baisa Violette au front comme tous les autres matins.

— Le petit va bien ?

— Très bien ; je l’ai mis dans sa corbeille pour rapporter moi-même la lettre, pensant que tu serais bien aise…

— Merci.

Et, inquiète de sentir le bébé seul, la mère devança Violette, laissant sur la table la lettre fermée.

Le petit gigotait encore vigoureusement au fond de l’élégante corbeille, due à la sollicitude de la grand-mère. L’aïeule avait fait faire ce berceau portatif afin de pouvoir garder l’enfant auprès d’elle toute la journée, au lieu de l’abandonner trop souvent à la surveillance douteuse d’une bonne. C’était un bébé solide, d’un an révolu, ayant sous la peau fine du visage et tout le long des membres dodus, la blancheur laiteuse des nourrissons dont on retarde le sevrage. Il s’agita davantage en voyant se pencher sur la corbeille le léger bonnet de gaze blanc, et il tendit les bras pour le prendre, pour y cramponner, comme à l’ordinaire, ses dix petits doigts tenaces.

— Non, bébé, dit Violette, pas aujourd’hui, grand’maman a autre chose à faire aujourd’hui qu’à se laisser tourmenter.

Et enlevant le petit d’un geste rapide, elle murmura d’une voix drôle pour le distraire du gros chagrin qui contractait soudain la petite figure déçue :

— Grand’maman a une grande lettre jaune, une grande lettre jaune, grand’maman !

L’enfant se mit à rire très fort avec un amusant bruit de crécelle enrouée au fond du gosier, et toutes sortes de petites fossettes accidentèrent aussitôt les joues et le menton.

Cependant la toilette du petit était terminée et son premier repas expédié que la grand’mère était encore à côté de lui comme si elle avait complètement oublié la lettre laissée sur la table, et qu’elle n’eût, ce matin-là, de même que tous les autres matins, rien d’autre à faire qu’à jouer son rôle d’aïeule, ce rôle qu’autrefois, dans sa fraîcheur de vie et d’impression, elle considérait comme la fin de l’existence, le fatal naufrage où vont se briser les joies personnelles et ardentes et qui aujourd’hui lui paraissait si doux à remplir.

— À présent, Violette, dit-elle, c’est à mon tour, donne-le moi.

Et elle tendit les bras vers l’enfant. Mais Violette assit résolument le petit sur ses genoux.

— Ne veux-tu pas au moins aller lire ta lettre ? dit-elle, il y a peut-être une réponse.

Dans la voix une impatience sonnait. La jeune femme pensait au mécontentement de Madru s’il apprenait en rentrant, que la lettre était restée sur la table sans être ouverte. Dans les circonstances données, l’indifférence de sa mère lui semblait une indélicatesse envers elle et envers son mari.

— Rien ne presse, dit la veuve, après un court silence, je sais ce que c’est.

Et ayant de nouveau demandé l’enfant, elle le reçut enfin sans plus de résistance. Un instant, Violette regarda le petit s’amuser avec la gaze du bonnet blanc, la malmener à pleins doigts ; puis, sentant son fils bien surveillé, elle sortit en fermant doucement la porte derrière elle. Sur la pointe de ses petits pieds agiles, elle alla jusqu’à la chambre de sa mère, et elle prit sur la table la grosse lettre pesante, interrogeant l’écriture, le poids, la couleur, sûre de la catastrophe qui se cachait sous ce papier jaune, mais intriguée par le léger mystère qui l’enveloppait encore, et un peu irritée de l’incroyable quiétude d’esprit de sa mère.

Restée seule avec le petit, la grand’maman l’avait emporté tout près de la fenêtre et elle le regarda très longtemps dans les yeux, attentivement, cherchant une âme dans cette fragile petite boule de chair, une âme qui fût une promesse ou une menace pour l’avenir. Puis elle se mît à le balancer dans ses bras, et pour le faire rire de nouveau comme il avait ri tout à l’heure, elle répéta la phrase de Violette :

— Une grande lettre jaune, grand’maman, une grande lettre jaune !

Tout de suite l’enfant pouffa de son joli rire du gosier, étouffé et drôle. Alors la grand’mère oublia tout à fait l’impatience de Violette au sujet de la lettre jaune, ainsi que les allusions de Madru à la pension russe, allusions devenues presque obsédantes dernièrement ; elle perdit le souvenir de toutes les petites irritations incompréhensibles qu’elle sentait aller et venir dans l’air de la maison, et que, selon son habitude réfléchie, elle laissait s’éteindre dans le silence. Elle ne pensa plus qu’à regarder rire l’enfant de son rire de bébé extasié de joie.

Quand Madru rentra ce jour-là pour dîner, son visage sérieux était plus sombre et plus soucieux qu’au départ. Pour la première fois depuis qu’ils étaient ensemble, Piché avait fait une observation au sujet de l’arrivée tardive de son associé, et Madru, pour se mettre à couvert, avait été forcé de faire allusion à ses ennuis de famille, aux difficultés imprévues menaçant, dans le domaine pécuniaire, ses affaires privées. Il attendait de Russie, au sujet de la débâcle X., des nouvelles qui tardaient indéfiniment. Il serait, du reste, fixé très prochainement, et il pouvait s’engager à être à son poste le lendemain à l’heure ordinaire. Désormais, il quitterait la maison sans attendre le courrier de l’étranger. À son entrée chez lui, il jeta d’abord sur la grand’mère un regard mécontent comme si elle était responsable de l’humiliante remarque faite par Piché, puis il interrogea de l’œil Violette dont l’attitude, dépourvue de signification, le laissait indécis. Elle lui fit, à moitié cachée derrière le gros bébé, un imperceptible signe d’ignorance et, tout de suite, cela le décida :

— Vous avez eu de bonnes nouvelles de là-bas, grand’maman ? interrogea-t-il.

En même temps pour cacher l’intensité de son impatience, il prit des bras de Violette le bébé, l’enleva en l’air et le tint très haut au-dessus de son visage barbu. L’enfant se trémoussa de plaisir.

— Je n’ai pas encore ouvert ma lettre, dit la veuve tranquillement, je sais ce que c’est.

— On ne sait jamais ce qui se cache sous une enveloppe fermée, dit le notaire froidement. Dans les affaires d’argent les choses les plus imprévues arrivent.

La veuve se tut, tandis que son visage prenait l’expression de rêverie lointaine que des conversations de ce genre y amenaient toujours. Cependant une inquiétude plus vive et plus prochaine qu’à l’ordinaire lui prenait le cœur ce jour-là. Elle sentait avec angoisse que, ce jour-là, le silence devenait un rempart insuffisant, et que la réalité qui avait été, jusque-là, ambiante et impalpable autour d’elle, allait prendre une forme, se fixer dans une certitude, et franchir d’un bond le léger obstacle fait d’air et d’illusion.

— Je ne crois pas me tromper, reprit Madru en rendant l’enfant à Violette, c’est bien la banque X., n’est-ce pas, maman, qui vous a servi jusqu’ici votre pension ?

— Oui, dit la veuve laconiquement.

Et elle réfléchit une seconde, hésitante, cherchant hâtivement le meilleur moyen d’entraver encore cette fois le cours des choses sans sacrifier sa propre dignité, puis elle ajouta vivement :

— Jusqu’ici, oui.

— Voilà qui prouve suffisamment, dit le notaire sèchement, comme on sait mal ce qu’on croit le mieux savoir.

Et dominant de sa haute stature bien prise le léger bonnet transparent, il ajouta :

— La banque X. est par terre, grand’maman, elle et tous ceux qui dépendent d’elle. Voilà ce qu’il y a dans la lettre que vous n’avez pas même pris le temps d’ouvrir, comme si cela ne valait pas la peine de se préoccuper de ces choses-là.

— Oh ! dit la veuve sourdement.

Et elle se leva, écartant de la main Madru pour voir Violette, et elle l’interpella directement par son nom :

— Violette !

— C’est vrai, maman, dit Violette, en déposant l’enfant dans sa corbeille pour avoir, dans ce moment important, l’esprit libre de toute autre préoccupation, ce n’est que trop vrai. Il y a longtemps que Jacques me l’a dit, mais nous n’avons pas voulu vous tourmenter trop tôt. C’est déjà bien assez triste pour tout le monde ainsi.

La veuve ne répondit pas ; ses yeux voilés se posèrent un instant sur le bébé, puis elle traversa la chambre et sortit.

Un seul coup de vent rapide venait d’enlever à la vérité tous ses voiles légers et flottants, chassant, du même souffle brutal, tout au fond du passé, le silence et sa bienfaisante complicité. Ils avaient donc cru, Violette aussi, qu’elle, la grand’raaman, allait escompter le passé et mordre la part du petit ? Toutes les petites vexations sans nom, mais perceptibles, du dernier trimestre, étaient venues de là. Elle avait soupçonné beaucoup de choses, mais elle n’avait pas deviné cette inquiétude anticipée, mesquine et ingrate.

Elle déchira l’enveloppe jaune d’une main tremblante, en sortit deux feuilles pliées, en mit une dans un tiroir qu’elle ferma, parcourut de l’œil la missive qui accompagnait les chèques, et retourna dans la chambre où elle avait laissé Madru et Violette vis-à-vis l’un de l’autre, stupéfaits. Sans rien dire, elle alla poser le chèque sur la table. Il représentait une somme dépassant la pension de toute une année, et d’un seul coup d’œil rapide, Madru et Violette lurent la valeur écrite en chiffres, puis, tout au long, en lettres.

Ce fut Violette qui rompit la première le silence, le lourd silence devenu tout à coup si transparent. Délivrée de son obsédante inquiétude, elle venait d’éprouver vis-à-vis de sa mère une sensation très vive de honte et de chagrin. Tout ce que l’enfant, Madru et elle-même devaient à la large générosité maternelle lui revint brusquement à la mémoire.

— Chère maman, dit-elle… Je ne voudrais pas… Il y a eu un malentendu… Jacques…

À son tour, Madru s’approcha :

— Je vous demande pardon, grand’maman, dit-il, je vous ai fait peur pour rien. Je me suis toujours figuré, je ne sais pas pourquoi, que ce capital qui alimente votre pension, était inaliénable.

Et il attendit vaguement une explication sur ce point. Mais il n’en vint pas. La veuve ne se sentait pas, vis-à-vis de Madru, l’obligation de dévoiler par quelle heureuse transaction faite en son nom, là-bas, par des mains prévoyantes, elle avait échappé au désastre. Tout ce qui lui restait de prestige dans la maison lui semblait dépendre du mystère enveloppant la pension russe, et, tout au fond de son cœur désabusé, elle gardait jalousement le secret.

Après avoir attendu un instant en vain, Madru interloqué par le silence de sa belle-mère, prétexta le reçu à écrire, et, laissant sur la table le chèque ouvert, il sortit. Violette le suivit presque aussitôt. L’idée d’un tête-à-tête avec sa mère, dans ce moment, l’effrayait. Seules les petites lèvres roses et muettes de l’enfant exprimeraient peut-être ce qu’il fallait dire. Laissée seule avec le bébé, l’aïeule trouverait peut-être plus facilement le courage d’oublier…

Du fond de la corbeille satinée, l’enfant sourit en voyant le petit bonnet blanc se pencher sur lui, et, tout de suite, il tendit les bras pour saisir l’étoffe vaporeuse.

D’un geste prompt, pressé, jeune, la grand’mère l’enleva du berceau et, comme le matin, elle le porta tout près de la fenêtre. Puis après avoir longtemps interrogé les yeux bleus, limpides, tournés vers la lumière, elle murmura :

— Est-ce que toi aussi ?… Est-ce que toi aussi ?…

Et sentant sa figure se mouiller, elle la cacha brusquement derrière la tête ronde du gros bébé. Mais l’enfant voyant de nouveau disparaître le petit bonnet blanc, toujours fugitif, se révolta. Il se mit à pleurer très haut, comme s’il se souvenait encore de la déception du matin et en avait assez, pour tout de bon, cette fois, de cette mauvaise plaisanterie.

Alors, prestement, l’aïeule le hissa au-dessus de sa tête, très haut, à la manière de Madru, et pour dissiper tout à fait les crispations qui continuaient à tirailler le petit visage laiteux et replet, elle dit d’une voix enjouée, vive, sautillante :

— Une grande lettre jaune, grand’maman ; une grande lettre jaune !

Le désespoir du bébé s’acheva dans une explosion de joie.





UN COIN D’HÔPITAL




Le docteur écartant du lit tout le monde, même la sœur qui arrangeait les oreillers d’une main nerveuse, s’approcha, bourru et brusque. Trois fois pendant la nuit, réveillé en sursaut, il avait dû se lever à la hâte et tendre subitement tous ses nerfs dans une attention inflexible. Au diable le sommeil, le repos, la douce tiédeur des draps, l’apaisante inaction de la nuit.

En sortant pour la quatrième fois de son lit, ce matin-là, tout étourdi de fatigue, il avait invectivé son métier d’esclave avec de gros mots colères ; en même temps une rancune lui avait saisi l’âme, une sourde rancune s’étendant confusément à toute l’échelle des êtres créés, de ces misérables vers, qui se traînent un jour sur la croûte terrestre pour s’abîmer demain dans la poussières et qu’il faut, pendant cet espace d’heures si court, veiller, cisailler, soigner. À quoi bon ?

S’approchant du lit, il rencontra les yeux fiévreux de l’enfant, de grands yeux pensifs où tout un monde de choses inconnues passait et repassait mettant sur la figure fine et jeunette, un reflet de vieillesse anticipée.

La petite tête pâlotte s’avança légèrement au-devant du visage embroussaillé et maussade, et l’enfant murmura :

— Je m’appelle Paul.

Dans ce coin de salle très éclairé où, tout à l’heure, on bavardait autour du nouveau venu, le docteur et l’enfant étaient restés seuls. À la vue de la mine renfrognée du médecin, les convalescents, traînant leurs babouches de feutre, s’étaient dispersés dans tous les sens. La sœur elle-même s’était prudemment éclipsée. À certaines heures de franchise brutale, il ne faisait jamais bon se trouver dans la proximité du docteur. La vérité vous arrivait en face par jet trop direct, et les éclaboussures de ce flot atteignaient tout le monde. Les plus subtiles imperfections, les tout petits manquements, involontaires ou dissimulés, déparant des vies en apparence toutes de dévouement et d’amour, étaient fustigés d’un mot cinglant ; les réputations les mieux assises se trouvaient alors maculées d’impitoyables taches.

Sans répondre à l’enfant, le docteur se pencha sur le lit. Il découvrit les petites épaules osseuses, frappa de la main le dos desséché, écouta partout, puis il remonta la chemise et la rattacha sous le menton.

— C’est bon.

De sa voix enrouée, creuse, au son déjà un peu lointain, l’enfant répéta :

— Je m’appelle Paul.

Et son regard ardent, noir, très ouvert resta attaché sur la figure sombre et barbue.

Cette fois, à travers la lassitude de la nuit et de cette autre lassitude, bien plus accaparante qui, à force d’accoutumance, avait presque paralysé sa sensibilité, l’oreille absente du docteur saisit distinctement les trois mots ; il vit devant lui la chétive petite figure flétrie, avec l’impitoyable stigmate imprimé sur le front enfantin. Sa mine froncée se détendit légèrement.

— Ah ! dit-il, tu t’appelles Paul, toi.

Et après une seconde de distraction, il ajouta :

— Moi aussi, je m’appelle Paul.

Et il s’attarda un instant à côté du lit, prenant à poignée sa barbe jeune et courte et la travaillant nerveusement d’une grosse main forte. Comme cela lui arrivait toujours dans les courtes pauses où sa pensée s’émancipait du joug du travail, la sombre tragédie de la vie humaine, toujours la même sous ses dissemblances et ses travestissements, venait d’ouvrir devant lui ses perspectives aux buts inconnus. Une identité de commencement et de fin allait de lui, l’homme fort, actif, en apparence invulnérable, à ce petit squelette haletant, couché sur ce lit de passage pour y mourir. La même condition d’obscurité et d’attente enveloppait leurs deux destinées, et un peu plus tôt, un peu plus tard, la même heure sonnerait pour chacun d’eux.

Et dans le lointain brumeux du passé, il revit tout à coup des jours aux teintes mortes, des jours où, lui aussi, il disait : « Je m’appelle Paul. » En même temps une figure blanche de blonde fatiguée se détacha de ce monde effacé, et toute la lumière du dedans se concentra sur cette forme languissante. Il revit la silhouette silencieuse de sa mère aller et venir dans sa vie d’autrefois mettant autour de l’éclosion de son enfance, de la lumière, de la chaleur, du soleil. Depuis qu’une main légère et douce avait cessé de l’endiguer, la brusquerie un peu brutale qu’il devait à la nature et à son père, avait envahi librement un espace complaisant, ouvert et vide. La valeur du rôle joué sur la scène du passé par une femme disparue, lui apparut dans un éclair de souvenir et brusquement la pensée de tous les souffreteux à babouches de feutre s’éparpillant à son entrée lui toucha le cœur à une place souvent meurtrie. Il se pencha sur le petit condamné, que la mort avide guettait, et il l’interrogea, la voix basse et douce :

— Qui t’a amené ici ? La maman ?

L’enfant secoua la tête sans répondre.

— Le papa ?

Un petit frisson écarta les lèvres blanches, mais elles restèrent muettes.

— Morts tous les deux ?… Non… Partis ?

Les petites épaules sèches se soulevèrent de nouveau très légèrement et, du pouce, le petit garçon indiqua derrière son épaule l’agglomération de bâtiments que dominait l’hôpital, la ville bruyante et populeuse, massée sur elle-même et projetant très loin dans la banlieue, des rayonnements de rues, de chemins, d’avenues.

Suivant l’indication donnée, les yeux du médecin restèrent attachés sur l’ensemble massif des constructions inégales, des maisons, des édifices, tandis que sur ce fond banal un drame ordinaire et poignant se déroulait. Il voyait distinctement se dessiner là-bas, jointe au dénuement du dehors, l’affreuse misère du dedans, implacable et glacée, l’abandon des hommes et des choses, l’abandon complet, dressant autour de ce lit d’hôpital toutes ses barrières d’isolement. Des joies solides ou légères de la vie, des heures voluptueuses, courtes et trompeuses, des longues affections fortes, indulgentes et patientes, du laborieux apprentissage de l’existence, le petit être couché là ne soupçonnerait rien. Le seul coin du monde, hideux et vide, entrevu un jour par ses yeux étonnés, allait rentrer pour lui dans la nuit et il marchait vers le pays mystérieux plié sous le joug des choses fatales, le regard et le cœur remplis d’épaisses ténèbres sans rien attendre et sans rien prétendre.

L’expression volontaire, intrépide et dure s’était effacée du visage mâle et fatigué du docteur. Il se pencha brusquement, prit entre ses mains fortes la tête sèche et décharnée, regarda la mort passer au fond des yeux noirs, grands ouverts, et murmura :

— Moi aussi je m’appelle Paul.

Et d’une main prompte remettant la tête sur la pile des oreillers entassés, il ajouta sourdement :

— Cela vaut mieux ainsi !… À ce soir, petit Paul.

Et il s’en alla vite à travers la salle complètement déserte. En prévision du prochain passage du médecin, tous les convalescents assez valides pour traîner à leurs pieds, encore lourds ou incertains, les babouches de laine moelleuse s’étaient massés près d’une fenêtre ; leur groupe silencieux et inoccupé restait là, à l’abri.

Dans le corridor vaste et clair, la sœur, en attendant de pouvoir rentrer sans danger, parlait et riait avec une visiteuse de passage, quelqu’un du dehors… une inutile.

Les épais sourcils noirs du docteur accoutumés à se rapprocher, se touchèrent :

— Morbleu…

Mais il s’arrêta, comprima l’élan de colère, éteignit le timbre violent et ajouta d’un ton bas et rapide :

— Le numéro sept, s’il vous plaît ; des soins, de la bonté. Il ne passera pas la nuit.

Et, enfilant un corridor de traverse, il disparut emportant dans son oreille l’écho encore très distinct de la petite phrase courte qui, un instant, avait éveillé en lui l’image de la mère blonde, douce et fanée, en même temps que l’âme enfantine d’antan : « Je m’appelle Paul. »