Les Inconséquences de M. Drommel/II

La bibliothèque libre.
Les Inconséquences de M. Drommel
II
◄   I III   ►


Après avoir commandé son déjeuner, M. Drommel voulut donner un coup d’œil à l’exposition permanente de peinture qui est ouverte au rez-de-chaussée de l’hôtel où il venait de descendre. Il a du goût pour les beaux-arts, la prétention de s’y connaître et d’en juger ; il dessine lui-même à ses moments perdus. Jointe au talent, l’application d’esprit produit des miracles ; le talent manque à M. Drommel, mais il est fort appliqué. Si jamais vous passez à Goerlitz, demandez à voir ses tableaux ; il y met de la synthèse, comme il en a mis dans son mariage. Il se plaît à rassembler sur la même toile toutes les roches connues, le calcaire, le granit, la mollasse, et au moins dix essences d’arbres ; tout cela est rendu très exactement. Il n’y manque qu’une chose, le je ne sais quoi qui fait qu’un tableau est un tableau ; mais il ne lui importe guère, il estime que l’exactitude est une vertu qui tient lieu de toutes les autres. Il en trouva peu dans les peintures des jeunes exposants de Barbison, et il faut convenir que ce jour-là il n’y avait dans le nombre aucun chef-d’œuvre. Hélas ! les Dioscures de ce glorieux village sont morts : Rousseau et Millet ne peindront plus.

M. Drommel trouva tout détestable et se dirigea vers la porte, en se couvrant les yeux pour ne plus voir les honteux peinturlurages qui offensaient la délicatesse de son goût. Comme il allait sortir, Mme Drommel le rappela ; elle venait de découvrir à l’un des bouts de la cimaise une toute petite toile, qu’elle trouvait charmante. Ce tableautin, qui représentait une cavalcade dans une chênaie, joignait une finesse rare de dessin à un ragoût de couleur tout à fait appétissant. Le jeune homme qui l’avait peint, et que vous connaissez tous, s’appelle Henri Lestoc. Ce joli garçon a le diable au corps ; on peut lui promettre un superbe avenir, si ses premiers succès ne le grisent pas. Puisse-t-il se défier de l’habileté prodigieuse de sa main et ne pas sacrifier le sérieux de l’art au croustillant, qui est le dieu du jour ! La peinture qu’on préfère depuis quelques années est celle qui donne envie d’en manger ; on peut douter pourtant qu’elle soit faite pour cela.

Malgré son parti pris, M. Drommel se sentait attiré par le croustillant du tableautin. Il y promena longtemps ses yeux et son nez, et il s’informa du prix. Son admiration redoubla quand on lui dit que le peintre demandait deux mille francs de cette petite pochade, qu’on aurait logée dans une tabatière. Tous les philosophes ont leurs faiblesses ; la sienne était d’éprouver une admiration naturelle pour les choses qui coûtent cher et un vif désir de les avoir à bon marché. Mais quand on lui assura que M. Henri Lestoc n’avait qu’un prix et ne faisait jamais de rabais, il déclara que M. Henri Lestoc était un extravagant, que ses prétentions étaient impertinentes, et il s’en alla déjeuner.

Le couvert avait été mis sous un hangar qui s’ouvre sur une allée de jardin. M. Drommel mangea de grand appétit ; il dévora, tout en se plaignant que rien ne fût mangeable. Il prétendit que les œufs n’étaient pas frais ; la poule venait de les pondre. Il prétendit aussi que sa côtelette de mouton était coriace, que le jambonneau ne valait pas le plus grossier jambon de la Westphalie. Il fit la grimace en buvant son café, qui était exquis. Après avoir tout passé par l’étamine, il voulut, avant de retenir une chambre, savoir ce que lui coûtait son déjeuner. Il se récria sur l’addition, discuta, marchanda, liarda, si bien que l’aubergiste finit par se fâcher, et de mémoire d’homme Mme Picaud ne s’est jamais fâchée qu’à bon escient. Il y a des voyageurs qui aiment à voyager à bon compte et qui s’accommodent de tout ; il y en a d’autres qui sont fort exigeants et qui payent volontiers en conséquence ; il y en a d’autres enfin qui exigent tout et qui voudraient ne rien payer. C’était le cas de M. Drommel.

L’ex-commissaire de police avait assisté de loin à cette petite scène. Il dit tout bas à l’aubergiste, qui se retirait en colère :

« Il vous demandera ce soir pour son dîner un ange rôti, et il le payera six sous comme une alouette. »

Une demi-heure plus tard, M. Drommel traversait le Bas-Bréau, se dirigeant d’un pas délibéré vers les gorges et les rochers de la Solle. Avant de se mettre en campagne, il n’avait consulté personne, — il ne consultait jamais que lui-même. Son intention n’était pas de visiter des sites célèbres ; il faisait peu de cas des endroits où tout le monde va, par la même raison qu’en matière de politique, d’histoire et de sociologie, il méprisait tous les lieux communs ; c’était sa bête noire. Il avait daigné acheter à Paris l’excellent Guide Joanne ; il y avait lu que les huit ou dix chaînes qui traversent la forêt de Fontainebleau semblent être des lambeaux d’une ancienne assise de sable et de grès, détruite en partie par des cataclysmes, que les vallées qui les séparent ont été formées par l’érosion violente de courants sous-marins, que les immenses tables de grès, privées d’appui, se sont affaissées, et que leurs débris ont produit ces entassements sauvages et pittoresques qui offrent un caractère si particulier. Cette explication n’avait pas eu le bonheur d’agréer à M. Drommel. Il avait peu de goût pour les courants sous-marins, il ne croyait qu’aux actions lentes, et il désapprouvait tous les cataclysmes. Esprit méthodique, il était fermement convaincu que, comme lui, la nature procédait toujours avec méthode, qu’elle avait, comme M. Drommel, le génie novateur sans y mêler aucune passion révolutionnaire, et que, si elle avait siégé pendant trois ans au Reichstag, elle aurait pris place dans le voisinage des socialistes sans jamais frayer avec eux. Il se flattait de rapporter de son excursion une petite théorie toute neuve, un réquisitoire en règle contre les idées reçues. Il se promettait d’en faire le sujet d’un article qu’il expédierait dès le lendemain à la rédaction de son journal, en l’assaisonnant de quelques épigrammes contre l’asinus ridiculissimus, qui avait la sottise de croire aux cataclysmes. Ce qu’il cherchait à cette heure, ce n’était pas le Nid-d’Amour, ni le Gros-Fouteau, ni d’admirables cépées de charmes, ni de beaux points de vue, ni le plaisir de ses yeux ; c’étaient des preuves sans réplique, des arguments irréfutables, et, tout en marchant, il pensait à l’asinus, qui peut-être en ce moment pensait à lui. Touchante sympathie des belles âmes !

Il serait mort de confusion s’il avait demandé sa route à qui que ce fût, et même il n’accordait que peu d’attention aux marques rouges et aux marques bleues que des mains prévoyantes ont imprimées sur le tronc des chênes ou sur la paroi des rochers, dans le dessein louable d’orienter le piéton. Il avait pris avec lui sa boussole et sa carte, encore ne les consultait-il qu’à de rares intervalles : son idée était la plus sûre des boussoles. Devant lui marchait son grand nez héroïque, aux narines frémissantes, qui savait toujours son chemin, guide infaillible, sondant l’espace et flairant l’inconnu. Mme Drommel suivait. Quoiqu’on fût au 30 septembre, il faisait chaud ; le ciel n’avait pas un nuage, et la pauvre femme était sans défense contre le soleil, qui était ardent. Par l’ordre de son maître elle avait laissé à l’hôtel son parasol de soie caroubier. Et d’ailleurs à quoi lui aurait-il servi ? Elle avait les deux bras empêchés, l’un par un grand plaid à carreaux, plié en quatre, que M. Drommel se proposait de mettre sous lui quand il s’assiérait dans l’herbe et sur lui quand le serein tomberait, l’autre par le panier aux provisions, destiné à parer à quelqu’une de ces crises violentes de l’estomac auxquelles les sociologues sont sujets.

Le plaid était gênant, le panier était terriblement lourd ; le sentier, qui serpentait parmi des blocs épais, était abrupt. Mme Drommel souriait. On sait qu’elle avait peine quelquefois à se faire obéir de sa jambe droite : il lui prenait des lassitudes, elle doutait de pouvoir aller jusqu’au bout ; mais elle rassemblait ses forces, elle ramassait son courage, et elle souriait. Le soleil l’incommodait beaucoup, elle pensait en soupirant à son parasol. Ses pieds mignons enfonçaient tour à tour dans un sable poudreux ou glissaient sur de perfides aiguilles de pins, et elle se disait que celui qui a inventé les voitures à huit ressorts était un homme de génie. Elle avait toujours eu peur des serpents ; il lui semblait à chaque instant qu’elle allait marcher sur une vipère, qui se redresserait en sifflant ; elle ne laissait pas de sourire. Par intervalles, s’arrêtant pour reprendre haleine, elle regardait derrière elle et croyait apercevoir dans l’épaisseur d’une futaie ou dans le vague des airs je ne sais quoi, une vision, quelque scène de son passé, un visage dont elle avait gardé un obligeant souvenir. Puis, se retournant, elle ne voyait plus qu’un gros homme court, dont l’énorme tête et la puissante nuque se détachaient insolemment sur le ciel bleu ; ce gros homme court était le présent et l’avenir ; il possédait à la vérité la synthèse, mais il ne songeait pas à demander à sa chatte si elle était lasse ; nonobstant elle souriait. Elle se disait parfois : « Si pourtant… s’il arrivait par miracle… » Le miracle ne se faisait pas, et elle souriait encore, elle souriait toujours.

Cette vaillante petite femme prenait tout en bonne part, ne regardait que l’aimable côté des choses, brave dans les épreuves, croyant fermement aux occasions, convaincue par son expérience qu’il y a dans ce monde plus d’épines que de roses, mais faisant bon visage aux épines et cueillant la rose sans se piquer les doigts. Ce sourire de belle humeur, qu’une mère accorte et facile lui avait appris dès son bas âge, à la petite pointe du jour, ne l’avait jamais quittée. Il avait résisté à toutes les inclémences du sort, il avait traversé avec elle les misères d’une ingrate jeunesse, il l’avait suivie dans tous les défilés, dans tous les fourrés de la vie, dans les hasards de débuts contestés comme dans l’ivresse des premiers succès, et il lui avait toujours tenu compagnie, à la ville, sur les planches, au foyer de la danse, même dans la trappe où elle s’était cassé la jambe, et, ce qui est plus digne de remarque, jusque dans les plaisirs douteux d’un mariage synthétique. Ce sourire est destiné à ne mourir qu’avec elle, et, quand on la clouera dans son cercueil, ce bel oiseau sera encore là, doucement posé sur ses lèvres pâlies et chantant à la camarde sa dernière chanson.

Comme il venait de déboucher dans la vallée de la Solle, M. Drommel se mit à allonger le pas, et sa femme lui dit, tout essoufflée :

« Tu ne te ménages pas assez, je crains que tu ne te fatigues. »

Elle s’approcha de lui. Il avança vers elle son vaste front ruisselant, dont elle étancha la sueur avec son mouchoir de dentelle, se flattant du vain espoir qu’il allait lui dire :

« Imbécile que je suis, je te fais trotter, tu n’en peux plus, reposons-nous. »

Il lui montra du doigt ses jarrets et ses pieds d’éléphant et lui dit :

« C’est de l’acier. »

Il ajouta :

« N’est-il pas plaisant que tu aies épousé depuis deux ans M. Drommel et que tu ne saches pas encore que M. Drommel n’est jamais las ? »

A ces mots, il se remit en route.

Cependant, après trois heures d’enjambées et à travers beaucoup de circuits, ils atteignirent le mont Chauvet, où M. Drommel résolut de faire une halte, non qu’il fût las, mais son estomac commençait à parler ou plutôt à crier. Il se garda bien de pousser jusqu’à la fontaine, qui commande un beau point de vue ; on lui avait conseillé d’y aller, et il n’en faisait jamais qu’à sa tête. Il avisa au pied d’un hêtre solitaire une pierre plate, qui formait un siège commode. Laissant à sa femme le soin de s’en procurer un autre, il la déchargea de son plaid, qu’il étendit sur la pierre ; il s’y installa, le hêtre lui servant de dossier. Mme Drommel posa à terre son cabas, en tira un poulet froid que le grand homme expédia lestement. Puis il avala trois verres de bière, en déclarant qu’elle était exécrable. Après cela, il ouvrit son calepin, se mit à crayonner des notes pour le grand article qu’il ruminait dans sa tête, et dans lequel il comptait tailler des croupières au Guide Joanne et à l’asinus.

Mme Drommel s’était assise tant bien que mal sur un tronc d’arbre renversé ; elle n’avait pas de dossier, elle s’en passait. Elle croquait des noisettes, qu’elle cassait entre deux cailloux, et elle admirait le paysage. Par instants, elle grattait la bruyère défleurie avec le bout de son pied, et, comme précédemment, elle se disait :

« Si pourtant… oui, s’il arrivait par miracle qu’en creusant la terre du pied, il en sortit ?… »

Quoi donc ? Elle ne le disait pas, son sourire achevait sa phrase. Hélas ! le petit pied avait beau gratter, la terre était sourde à son désir, il n’en sortait rien ni personne.

En ce moment, M. Drommel était bien loin de se souvenir qu’elle existât. Il continuait de prendre ses notes, et, selon sa coutume en écrivant, il pinçait entre son pouce et son index la coquille de son oreille gauche, il la chiffonnait, la tiraillait en tous sens, l’allongeait indéfiniment ; c’était sa manière de s’inspirer. Mme Drommel regardait par intervalles cette oreille énorme, qui était du plus beau rouge, et des visions de chauves-souris passaient devant ses yeux. Après cela, elle contemplait le plaid à carreaux, le panier qu’elle avait porté et dont elle sentait encore le poids à son bras, puis le grand vide du ciel, où elle croyait voir courir une belle calèche, bien moelleuse, dans laquelle il y avait quelqu’un qui la regardait. L’instant d’après, son petit pied recommençait à gratter la terre. Le vœu qu’elle venait de former ressemblait à une résolution. Comme on peut croire, M. Drommel ne se doutait de rien.

Il était tellement absorbé par son travail qu’il ne s’avisa pas de la fuite des heures. Le soleil allait se coucher quand il quitta sa grosse pierre et donna le signal du départ. Soit que sa clairvoyance fût intermittente, soit par l’effet de quelque distraction, il ne sut pas retrouver son chemin et finit par s’égarer complètement. Mme Drommel s’en aperçut, mais il coupa court à ses représentations en l’assurant qu’il possédait au suprême degré la bosse des localités. Le malheur fut que, en descendant un sentier rocailleux, elle fit une glissade et tomba, sans se faire grand mal à la vérité. Il lui reprocha vivement sa maladresse, la rabroua, se fâcha, avant de l’aider à se relever. Elle fut bientôt sur pied, s’excusa de son mieux. Étourdie par sa chute, craignant d’en faire une autre, elle ralentit le pas. Il se fâcha de plus belle. Ce qui mit le comble à sa colère, c’est que le sentier qu’ils suivaient les conduisit à un carrefour où aboutissaient cinq chemins de traverse. Lequel prendre ? M. Drommel était fort embarrassé et furieux de l’être. Il ne faisait plus assez jour pour qu’on pût déchiffrer les indications des poteaux. Cet irascible sociologue s’en prit à sa femme, qui, pendant qu’il parlait et délibérait, s’assit sur le revers d’un talus pour donner un peu de relâche à ses pieds meurtris.

« Mulier magnum impedimentum ! » s’écria M. Drommel.

Et, la priant de l’attendre, il enfila au hasard l’une des cinq traverses, dans l’espérance qu’elle aboutissait à une grande route, où il trouverait à qui parler.

Mme Drommel n’aimait pas les vipères, elle n’aimait pas non plus la solitude. Elle promena ses yeux autour d’elle et ressentit quelque émotion. Elle voyait le crépuscule s’épaissir rapidement, et cette grande forêt, dont la nuit s’emparait par degrés, lui faisait peur. Elle se mit à chanter, ce qui est un signe grave ; elle ne se doutait pas qu’on l’écoutait. Elle s’interrompit soudain, elle avait entendu le bruit d’un pas. Le cœur lui battit très fort, le sang lui monta aux joues.

« Johannes, est-ce toi ? » cria-t-elle.

Une voix claire et fraîche lui répondit :

« Je ne suis pas Johannes, et j’en ai bien du regret, madame, puisque c’est lui que vous appelez. »

Son émotion se dissipa subitement et fit place à la surprise. La voix qui venait de lui parler n’avait rien d’inquiétant ; ce n’était pas celle d’un malandrin. Elle se rassura tout à fait quand elle vit apparaître un joli garçon, à la fine moustache blonde, qui portait sur ses épaules tout l’attirail d’un peintre. C’en était un en effet, car il s’appelait Henri Lestoc, et il revenait de faire une étude dans la gorge du Houx. Si son talent ne fait pas banqueroute, peut-être l’appellera-t-on un jour le grand Lestoc ou Fortuny II ; pour le moment, on le traite de petit, non qu’il soit court sur jambes, mais parce qu’il est mince, svelte, fluet, ce qui ne l’empêche pas d’avoir une santé de fer. Jusqu’à trente ans au moins, il aura l’air jeunet. Il y a du reste deux petits Lestoc, celui que connaissent les hommes et celui que connaissent les femmes. Avec les hommes, il est froid, réservé, compassé, narquois, sèchement ironique, gai par accès, mais toujours pince-sans-rire ; beaucoup de gens le prennent pour un Anglais. Auprès des femmes, il est tout autre : il a des naïvetés volontaires, des candeurs calculées, jointes à l’effronterie d’un page, et il se permet de grandes libertés sans qu’elles se fâchent. Se fâche-t-on contre un enfant ?

L’une d’elles, qui le connaît bien, disait de lui :

« C’est Chérubin qui en est à sa seconde comtesse et à sa seconde manière.

— Ajoutons-y deux ou trois Suzannes, » répondit une autre qui le connaît mieux encore.

Il s’était approché, la tête haute, l’œil allumé ; il paraissait ravi de la trouvaille qu’il venait de faire. Quand il fut à trois pas de Mme Drommel, il ôta respectueusement son chapeau, resta quelque temps à la regarder, la mangeant ou, pour mieux dire, la buvant des yeux ; il avait l’air surpris et charmé d’un gourmet savourant un grand cru qu’il a découvert dans un cabaret du village. Elle le regardait aussi, et elle se souvint du rêve qu’elle avait caressé sur la cime du mont Chauvet. Elle ne put s’empêcher de se dire que son joli pied n’avait pas travaillé en vain, que la terre s’était émue, qu’il en était sorti quelque chose. Était-ce précisément ce qu’elle cherchait ? Certes, non ; mais ce qu’elle venait de trouver ne lui déplaisait pas. Elle s’était toujours résignée à toutes les volontés du Ciel ; elle lui disait dans ses prières :

« Si ce n’est lui, que ce soit un autre, pourvu que ce soit quelqu’un ! »

Elle se rappela qu’elle devait une réponse au jeune inconnu.

« Vous voyez, monsieur, lui dit-elle, une femme bien malheureuse. Voici cinq chemins, et je ne sais pas lequel conduit à Barbison.

— J’y vais de ce pas, répondit-il. Convenez que c’est le Ciel qui m’envoie. »

Et il lui offrit son bras, qu’elle n’accepta point.

« Ma situation est plus compliquée que vous ne pensez, reprit-elle. Mon mari est allé à la découverte, et je l’attends. »

En apprenant qu’il y avait dans cette affaire un mari et que ce mari était proche, Henri Lestoc éprouva la plus vive contrariété ; il parut consterné, et son dépit se peignit si naïvement sur sa figure que Mme Drommel, qui avait toujours bon cœur et beaucoup de pitié pour les chagrins qu’elle causait, trouva son cas intéressant.

« Me permettez-vous au moins de l’attendre avec vous ? » fit-il après un silence.

Elle lui répondit par un signe de tête qui voulait dire :

« Il m’a fait faire tout d’une haleine quatre grandes lieues au moins, sans s’informer si j’étais lasse, et notez que je portais à mon bras le panier aux provisions ; j’en ai encore la marque. Tout à l’heure, c’est lui qui s’est assis sur le plaid, et, un siècle durant, il a griffonné je ne sais quoi, sans trouver un mot à me dire ; je n’avais pas d’autre distraction que de contempler son oreille gauche, qui ne m’avait jamais paru si grande ; le fait est qu’elle est énorme. Que tous ses péchés lui soient pardonnés ! je suis une âme sans malice. Mais vous arrivez dans un bon jour, dans un moment favorable. Tâchez d’en profiter. L’occasion a des ailes et s’envole. »

Quoique le petit Lestoc n’eût pas compris la moitié de ce que voulait dire le mouvement de tête de Mme Drommel, il s’assit bien vite à ses côtés, sur le talus, un peu plus bas qu’elle, et bientôt il se trouva presque à ses genoux.

La conversation s’engagea ; ils firent connaissance avec une promptitude qui s’explique par l’imprévu de leur rencontre, par la fatalité des sympathies, par la nuit qui tombait, par le lieu où ils se trouvaient. Les choses vont très vite dans les bois ; sous leurs voûtes mystérieuses, la pensée acquiert des rapidités qui l’étonnent elle-même. Une forêt n’est jamais un témoin incommode, quelquefois elle a la figure d’un complice.

Après deux minutes d’entretien, Mme Drommel avait deviné que ce joli blondin était l’auteur du petit tableau qu’elle avait admiré, et elle lui dit le cas infini qu’elle faisait de son talent. A son tour, il lui adressa le compliment qu’il regardait comme le plus flatteur de tous : il lui signifia qu’il l’avait prise pour une Parisienne, qu’il en avait jugé ainsi à ses manières, à sa tournure, à son chapeau, à sa jolie robe jaune paille, qui sortait des mains de la meilleure faiseuse. Elle lui apprit que son éducation avait été très soignée ; on lui avait enseigné dès son enfance qu’une Berlinoise doit se faire habiller à Francfort et une Francfortoise à Paris. Il sut bientôt qu’elle avait été danseuse et que, par une dispensation singulière du sort, elle était la femme d’un sociologue. Ce genre d’animal lui était absolument inconnu, mais il avait l’imagination vive : il devina tout de suite de quoi il s’agissait, et, bien que Mme Drommel s’exprimât en termes fort discrets, le personnage lui apparut, il le refit tout entier de la tête aux pieds. Bref, au bout d’un quart d’heure, il savait tout, sans qu’elle eût rien dit, mais ils étaient l’un et l’autre fort intelligents et disposés à s’entendre comme larrons en foire.

Cependant M. Drommel ne revenait pas, cela devenait inquiétant. Mme Drommel ne songeait plus à s’inquiéter, elle pensait à toute autre chose.

« Madame, lui dit le jeune homme en attachant sur elle un regard à la fois très candide et très audacieux, l’an dernier j’ai trouvé dans la forêt un bijou de prix ; j’ai fait mettre à ce sujet une annonce dans les journaux, personne n’a réclamé le bijou, et il m’est resté. Cette fois, je viens de trouver une femme, et quelle femme ! Personne ne la réclame, j’ai bien envie de la garder. »

Il mentait, car il aimait à prendre, mais il ne gardait jamais rien.

Sa hardiesse ne la choqua point.

« Un instant, monsieur ! répliqua-t-elle en riant ; commencez par me mettre dans les journaux, à l’article des objets perdus, et nous verrons après. »

En ce moment, une voix aiguë, qui partait du bout de l’un des chemins de traverse, cria :

« Ada ! Ada !

— Me voici, j’y vais, » répondit-elle en se levant.

Le petit Lestoc se leva aussi ; il fit un geste de désespoir, murmura :

« C’est lui ! je reconnais sa voix. Dieu me fasse grâce ! Voici où mon aventure se gâte. »

Il salua, fit quelques pas ; puis, se retournant, l’audacieux jeune homme dit tout bas :

« Est-il gênant ? »

Elle se mit encore à rire et dit :

« Vous en jugerez ce soir. »

Elle ajouta d’un ton d’autorité, de commandement :

« Tâchez de lui plaire.

— On lui plaira, » fit-il.

Et il disparut dans un sentier. Ada rejoignit aussitôt son mari, qui lui cria d’un ton goguenard :

« Te voilà tout émue ; gageons que tu as eu peur. Tête de femme ou de linotte, que pouvait-il donc t’arriver ? Tu crois aux loups ? »

Elle aurait pu lui répondre qu’elle venait d’en rencontrer un et qu’il en est d’aimables. Elle se contenta de lui arranger sa cravate, qui s’était dénouée. Cela fait, elle lui dit :

« Te voilà superbe ! »

Puis elle lui tendit sa blanche main, pour qu’il la baisât. Il s’acquitta de cette formalité en rechignant et avec la grâce d’un ours qu’il était.

« Dépêchons-nous, fit-il d’un ton d’humeur, et ne t’avise plus de tomber. La route est ici près, mais il faut une heure encore pour arriver au gîte, et je meurs de faim. »

Elle fit un effort suprême pour se remettre vaillamment en chemin. L’entorse qu’elle s’était faite dans sa chute, et qu’elle avait oubliée en causant avec un jeune inconnu, se rappelait douloureusement à son souvenir. A la vérité, cette entorse était fort légère, mais elle n’avait plus le pied sûr : elle butait à chaque instant. Quand elle atteignit l’extrémité de la traverse, à peine eut-elle fait dix pas sur le chemin de Fleury, elle se sentit au bout de ses forces et fut prise d’une défaillance qui lui attira une algarade.

La fortune, qui s’intéresse aux jolies femmes, eut pitié d’elle et lui porta secours. Une calèche vint à passer ; un noble étranger mit sa tête à la portière, et, agitant une main toute chargée de bagues, il s’écria avec un accent très prononcé :

« Je viens de Fontainebleau, je retourne à Barbison ; j’ai deux places à offrir, et je serais charmé si on les accepterait. »

A ces mots, il s’élança à terre, fit monter M. et Mme Drommel, et coupa court à leurs remerciements, en disant :

« Quand je vois une femme qu’elle est lasse, mon cœur il s’émeut. »

Si le noble étranger ne parlait pas très purement le français, il avait en revanche grand air, de grandes manières, une belle tête, un visage au teint mat, encadré de noirs sourcils et d’une barbe artistement peignée et taillée. Ada, qui avait le goût délicat, trouvait à redire à l’abondance excessive de ses bagues et à la profusion des odeurs qu’exhalaient son mouchoir, ses vêtements, ses cheveux. Mais, mollement étendue dans la calèche, elle se sentait revenir de mort à vie, et elle avait trop d’obligations à cet homme providentiel pour ne pas tout lui pardonner. Quant à M. Drommel, il était disposé à voir dans la politesse qu’un Italien venait de faire à un penseur allemand un de ces hommages instinctifs et tout naturels que les races subalternes rendent aux races supérieures. On aurait pu croire et peut-être croyait-il lui-même de bonne foi que la calèche était à lui, que l’Italien était son obligé ; il le traitait de haut, d’un air de condescendance. Cependant, quand il eut appris par les hasards de la conversation que l’homme aux bagues était un grand personnage sicilien et portait la beau titre de prince de Malaserra, il changea subitement d’attitude, sa morgue dégela, son cœur s’attendrit et s’exalta. Il n’avait pas seulement la faiblesse d’admirer les choses qui coûtent cher, il avait un respect natif pour les grandeurs ; l’amitié d’un prince lui semblait un bienfait des dieux. Il déploya toutes les grâces de son esprit pour démontrer au noble étranger que, quoi qu’en pussent dire les mauvaises langues, M. Drommel ne s’était pas égaré dans la forêt, attendu qu’il ne s’égarait jamais ; il lui expliqua point par point qu’en définitive le chemin qu’il avait suivi était le bon, et que, s’il avait éprouvé un moment d’embarras, cela tenait à ce que la carte dont il s’était muni était celle de l’état-major français ; il profita de cette occasion pour déclarer que les Français n’ont jamais su la géographie et que leurs cartes sont de qualité inférieure. Le noble étranger lui donna raison, abonda dans son sens ; il en fut charmé, et, quand la calèche s’arrêta devant la porte de l’auberge de Barbison, il ressentait déjà une vive sympathie pour son nouvel ami le prince de Malaserra.

◄   I III   ►