Les Inconséquences de M. Drommel/IV

La bibliothèque libre.
Les Inconséquences de M. Drommel
IV
◄   III V   ►


M. Drommel aurait mieux fait peut-être de suivre sa première idée, qui était de partir dès le lendemain, 1er octobre, pour Lyon. Mais quoi ! il n’en fit rien, c’était écrit aux tablettes de Jupiter.

On a prétendu que la cause de tout le mal avait été Mme Drommel, qu’en s’éveillant elle s’était plainte de son pied, qui avait enflé pendant la nuit, qu’elle s’était déclarée incapable de se remettre en route. Ceux qui ont adopté cette version méconnaissent le caractère angélique de cette charmante femme. A la vérité, lorsque son mari se présenta dans sa chambre, elle lui insinua doucement qu’elle se ressentait des fatigues de la veille et qu’un jour de repos lui ferait grand bien ; mais elle ajouta aussitôt que, s’il l’avait pour agréable, elle était prête à partir, qu’elle se faisait une joie de déférer à tous ses désirs, qu’il la connaissait trop pour en douter. Heureusement M. Drommel avait résolu d’employer cette journée à visiter le palais et le parc de Fontainebleau, en compagnie de son cher prince, qui lui en avait fait la proposition. Il répondit que la santé de sa chatte lui était plus précieuse que tout, que, quoi qu’il lui en coûtât, il retarderait de vingt-quatre heures son départ à la seule fin de lui faire plaisir. Elle fit semblant de le croire, le remercia gentiment, le récompensa par un adorable sourire. Avoir l’air de croire est un art qu’elle possédait, et un art très utile, qui épargne aux familles beaucoup de contestations épineuses, de chipotages, de picoteries.

On a prétendu aussi et même affirmé qu’un peu plus tard, M. Drommel ayant rencontré sur l’escalier le petit Lestoc, celui-ci lui proposa de but en blanc de faire le portrait de sa femme. Il n’en est rien, et voilà comme on écrit l’histoire. Les choses se passèrent tout autrement, comme vous le pensez bien ; voici le fait. M. Drommel, qui avait gardé un aimable souvenir du jeune peintre, de l’agrément de son commerce, de la facilité de son humeur, de la naïveté de ses propos, s’informa de son nom. Lorsqu’il apprit que le neveu de Mlle Dorothée était l’auteur du tableautin coté deux mille francs, qu’il était en passe de devenir célèbre et qu’un jour ses peintures se vendraient un prix fou, l’estime qu’il faisait de lui s’accrut considérablement. La pensée lui vint d’obtenir de ce bon jeune homme, à titre de souvenir et sans bourse délier, bien entendu, une aquarelle, une pochade, quelque croquis, et de le rapporter à Goerlitz comme un échantillon de l’école du plein air, à laquelle il se promettait de consacrer quelque jour l’une de ses plus savantes élucubrations. M. Drommel a toujours eu le génie du troc, il donne l’œuf pour avoir le bœuf, un abonnement à la Lumière contre un tableau ou un livre de prix. Souvent même il ne donne rien du tout. Il ne rencontre guère de peintres, d’artistes, de collectionneurs d’objets rares sans leur soutirer quelque chose ; ils sont tous tenus de lui payer leur tribut, qu’il empoche gaillardement, comme une preuve sensible et palpable du vif intérêt qu’il leur porte. Les indiscrets sont les heureux de ce monde.

Après y avoir mûrement réfléchi, M. Drommel trouva bon de charger sa femme de cette petite négociation. Il alla sur-le-champ la rejoindre dans un kiosque à claire-voie, qui terminait l’une des allées du jardin de l’auberge. Elle s’y était acheminée en boitant très bas, et y prenait le frais, enveloppée dans son mantelet, la jambe allongée sur un coussin. Il lui annonça que, pour la sauver de l’ennui en son absence, il voulait lui présenter un jeune homme très singulier, très original, qui la divertirait par ses naïves saillies.

« Te souviens-tu, Ada, lui dit-il, d’une jolie petite toile signée Henri Lestoc ? »

Elle eut beaucoup de peine à s’en souvenir.

Que les femmes sont oublieuses ! reprit-il. J’ai dîné hier avec lui.

— Comment l’appelles-tu ? » demanda-t-elle.

Il se fit un cornet de ses deux mains et cria dans l’oreille de sa femme :

« Henri Lestoc ! T’en souviendras-tu, tête à l’évent ?

— Je crois le voir d’ici, répondit-elle. Un gros garçon chevelu, hérissé comme un porc-épic.

— Tu peux te vanter de rencontrer juste dans tes conjectures. C’est un petit blondin, qui a encore aux lèvres le lait de sa nourrice, ce qui ne l’empêche pas d’être fort intelligent. Il me connaissait, ma chère. Je ne voudrais pas jurer qu’il m’ait lu, mais il avait entendu parler de moi.

— Le beau mérite ! fit-elle. C’est le plus élémentaire de ses devoirs.

— Enfin veux-tu que je te l’amène ?

— A quoi bon ? qu’en ferais-je ?

« J’ai mon projet, » répondit-il.

Elle le regarda en se disant :

« Il est vraiment prodigieux.

— Oui, reprit-il, j’ai mon idée. Ce galopin a du talent, et j’ai décidé que j’aurais de sa peinture sans qu’il m’en coûtât rien.

— Et c’est sur moi que tu comptes pour cela ?

— Dans le courant de la conversation, tu demanderas à visiter ses portefeuilles ; il ne te refusera pas un petit souvenir. On ne refuse rien à une jolie femme qui sait s’y prendre… Et puis il t’amusera. Croirais-tu, ma chatte, qu’il a fait vœu ?… Ils sont tous comme cela dans l’école du plein air. Oui, croirais-tu que jamais, au grand jamais ? .. C’est lui-même qui le dit. Ma parole d’honneur ! ces Français sont bien étonnants ! Quand ils ne sont pas des Lovelace, ils sont candides au delà de tout ce qu’on peut se figurer. Celui-ci a été élevé par une vieille tante, vertu farouche, qui avait de la barbe au menton, et il est vraiment incomparable… Dame ! il est un peu sauvage. Tâche de l’apprivoiser. Voyons, puis-je te l’amener ? y consens-tu ? »

Après s’être fait longtemps prier, Mme Drommel finit par consentir ; en fin de compte, elle était toujours consentante.

M. Drommel se mit à la recherche du petit Lestoc. Il le trouva qui sortait de sa chambre, fredonnant une vocalise, tout frais, tout pimpant, portant beau, le chapeau sur l’oreille, le nez au vent, les mains dans les poches de sa vareuse, un bouquet de myosotis à sa boutonnière, décoration qui était peut-être de circonstance. Chaque matin, il se réveillait plus jeune d’un jour que la veille ; chaque matin, on lisait sur son visage la hâte fiévreuse d’un départ, et il partait en effet pour prendre le train qui conduit à la gloire ou pour chercher quelque chose dont il avait rêvé pendant la nuit. Qu’était-ce donc ? Il ne le savait pas toujours, mais m’est avis que ce matin-là il le savait.

M. Drommel le happa au passage, lui fit force caresses et gros compliments, l’emmena dans le jardin, lui demanda la permission de le présenter à Mme Drommel, qui adorait la peinture. Le petit Lestoc fit froide mine à cette ouverture, tâcha de s’évader, inventant des défaites, prétextant des affaires urgentes. M. Drommel eut réponse à tout. Il ne lâcha pas son prisonnier, il le conduisit par le bouton de son habit vers le kiosque, où l’ayant poussé :

« Ma chère Ada, dit-il avec son gros rire, je te présente un jeune artiste de grand avenir, qui t’expliquera les principes de Mlle Dorothée et de l’école du plein air. »

Quelque peine que se donnât M. Drommel, la glace fut difficile à rompre. Lestoc était raide comme un piquet, hautain, gourmé ; impossible de le dérider. Mme Drommel était gracieuse ; pouvait-elle ne pas l’être ? Mais elle avait malgré elle l’air d’une femme qu’on dérange et qui préfère la solitude aux importuns.

M. Drommel les laissa se débrouiller. Leur tournant le dos, il se mit à arpenter une des allées du jardin. Il tenait d’une main son crayon, de l’autre son carnet. Il s’était avisé, en prenant son café, d’une sanglante épigramme à décocher à l’asinus, il avait hâte de la noter. C’était une vraie trouvaille, et, si tenace que fût sa mémoire, écrire lui paraissait plus sûr. Il n’avait une confiance absolue qu’en deux choses, sa femme et son calepin.

Tout en écrivant, il prêtait l’oreille de temps à autre ; il lui parut qu’on s’était mis à causer, et il jugea même que l’entretien était assez animé. Il entendit tout à coup le petit Lestoc s’écrier :

« Là, franchement, convenez que c’est un sot. »

M. Drommel écarta les branches d’un chèvrefeuille, qui obstruait l’entrée du kiosque ; il avança sa tête carrée et dit :

« Qui est le sot ? »

Lestoc s’élança vers lui, et lui mettant la main sur la bouche :

« Chut ! ne nous trahissez pas, il est ici tout près. »

M. Drommel promena son regard autour de lui ; il aperçut M. Taconet, qui faisait un tour dans le potager.

« Vous avez mille fois raison, dit-il, et, qui pis est, c’est un sot hargneux et malfaisant. Je ne comprends pas que Mme Drommel fasse difficulté d’en convenir.

— Il est des choses, répondit Lestoc, qu’on pense sans oser les dire. »

M. Drommel retourna dans son allée, où il continua de prendre des notes, jusqu’à ce qu’on vînt l’avertir que la voiture était avancée, que le prince de Malaserra l’attendait. Il se dirigea de nouveau vers le kiosque pour prier sa femme de retoucher son nœud de cravate ; il tenait à faire honneur à son noble ami. Cette fois, le petit Lestoc disait avec un accent très doux, mais très délibéré :

« Je vends toujours à prix fixe. Par exception, je consens à vous faire un rabais. J’en demandais quatre, il m’en faut trois ; mais c’est mon dernier mot, et j’entends être payé comptant. »

À ces mots, il sortit du kiosque en courant, faillit heurter M. Drommel. Lui prenant la main qu’il secoua vivement :

« Mon cher monsieur, il m’en faut trois, s’écria-t-il ; faites entendre raison à Mme Drommel. »

Et il s’éloigna en levant les bras au ciel, comme pour l’attester que c’était bien son dernier mot.

« Il lui en faut trois ? demanda M. Drommel à sa femme. Qu’est-ce à dire ? »

Elle courut à lui, oubliant qu’elle avait mal au pied, et se mit en devoir de lui arranger sa cravate.

« Tu t’es bien mépris à son sujet, lui dit-elle. Il est original, je le veux ; mais innocent, il ne l’est guère.

— Ah çà, est-ce que par hasard cet élève de Mlle Dorothée ?…

— Quel Arabe ! Trois cents francs pour une misérable aquarelle ! Il a une façon de vous demander les choses de but en blanc qui n’est vraiment qu’à lui, et il exige qu’on le paye comptant.

— Ses prétentions sont ridicules, répondit M. Drommel. Je le croyais mieux élevé, plus galant homme. Bah ! il ne verra pas la couleur de notre argent. Tâche de l’enguirlander, ma chère Ada ; tu en viendras bien à bout.

— Je ferai de mon mieux, » dit-elle.

Puis, s’éloignant de deux pas, elle le regarda fixement, et lui tira une de ces profondes révérences qu’elle faisait jadis au public de Berlin, les soirs où il l’applaudissait à faire crouler la salle.

« Il paraît que ton pied ne te fait plus mal, lui dit-il.

— Il s’est guéri comme par enchantement. »

Elle le regarda de nouveau, elle le trouvait phénoménal, et elle se mit à rire comme une folle.

« Eh bien ! qu’est-ce qui te prend ? »

Elle répondit avec une volubilité qui ne lui était pas ordinaire :

« Le ciel est bleu, il y a là-bas des roses, l’herbe de la pelouse est toute fraîche, ton nœud de cravate est irréprochable, et il me semble que j’ai seize ans.

— Ajoutons-en douze, dit-il. Mme Drommel est née le 26 juillet 1851.

— Pour la première fois, dit-elle ; mais Mme Drommel renaît de temps à autre. »

Il y avait en ce moment un baptême ou un mariage à Chailly, et le vent apportait jusqu’à Barbison le bruit des cloches qui sonnaient à toute volée.

« Foi de danseuse ! reprit-elle, les cloches nous annoncent une joyeuse nouvelle. L’air a aujourd’hui une couleur toute particulière, celle qu’il a les jours de fête.

— Je m’informerai tantôt, lui répliqua-t-il, s’il y a dans le voisinage quelque hospice d’aliénés. Je viendrai t’y voir en passant à mon retour d’Italie. »

Une guêpe indiscrète voltigeait autour de son front, Mme Drommel la chassa d’un coup d’éventail. Puis elle contempla ce vaste front qui portait un monde, et il lui parut qu’il y avait quelque chose d’écrit. En sa qualité de femme de savant, elle respectait les écritures. Elle voulut pourtant en avoir le cœur net.

« Sais-tu quoi ? dit-elle. Je suis horriblement jalouse de ce prince à qui tu me sacrifies durant toute une journée. Si je te disais que je meurs d’envie de voir Fontainebleau et si je te suppliais de m’emmener, gageons…

— Ne gage pas, ma chatte, tu perdrais. Les femmes sont quelquefois de grands trouble-fête.

— Décidément tu ne veux pas m’emmener ?

— Non, et voilà celui qui veut, dit-il en se frappant la poitrine à tour de bras ; voici celle qui obéit. »

Il lui prit la main, et, comme dans la forêt, il effleura négligemment de ses grosses lèvres des ongles roses qui n’avaient jamais égratigné personne. Il était pressé de s’en aller, on ne fait pas attendre les princes. Elle l’accompagna jusqu’au milieu du jardin, en lui recommandant d’éviter les courants d’air, de se défier du serein, de ne pas oublier son plaid à Fontainebleau, de s’en envelopper avec soin au retour, enfin d’avoir les plus grand égards pour sa précieuse personne. Puis elle le regarda s’éloigner.

« Il paraît bien que l’écriture est en règle, » pensa-t-elle.

Les cloches sonnait toujours. Elle s’adossa contre un pommier, ferma à moitié les yeux. Il lui sembla qu’un bras téméraire s’enlaçait autour de sa taille, que des lèvres audacieuses se pressaient sur les siennes, qu’une voix jeune et frémissante lui disait :

« Je vous adore, il m’en faut trois. »

Était-ce un rêve ou un souvenir ?

Elle fut réveillée en sursaut par son mari, qui rebroussait chemin pour lui dire :

« Il me vient une idée ; promets-lui un abonnement à la Lumière.

— Je crains bien que cela ne suffise point, » répliqua-t-elle.

Et elle l’exhorta de nouveau à éviter soigneusement les mauvais pas et les courants d’air.

« Au diable les femmes qui ont l’amour des litanies ! » répondit-il, indigné qu’elle ne goûtât pas son idée.

Dès qu’il fut monté en voiture :

« Me voilà en état de grâce, dit-il au prince de Malaserra, je suis muni de tous les sacrements de l’Église. »

Et il se récria, en s’en moquant un peu, sur la tendre et trop craintive sollicitude que lui témoignait sa femme. Il ajouta qu’il n’avait jamais été malade de sa vie, et que jamais il n’avait rien perdu en voyage, pas même son parapluie.

« O mon cher ami, lui répondit le prince, que je vous envie votre florissante santé, votre bonheur et, oserai-je vous le dire ? votre délicieuse épouse. Hélas ! la princesse de Malaserra… Je suis bien malheureux, mon ami, car la princesse elle s’est sauvée avec un méprisable aventurier. Oh ! si je les tenais ! Le désespoir il est cannibale, et les femmes elles sont inconcevables. M’avoir préféré l’autre ! Tout le monde s’accorde à dire que je suis assez bel homme, et l’autre il était affreux, un petit homme camus… Vous voyez que je vous dis tous mes secrets, j’ai toujours eu la coutume de montrer mon âme à mes amis. Oui, mon ami, c’est pour cela que je voyage, car, depuis cette horrible aventure, Malaserra il me déplaît quelquefois, et vous verrez pourtant comme il est beau, Malaserra. »

A ces mots, le prince porta son mouchoir à ses yeux, et M. Drommel lui-même crut devoir par bienséance verser quelques larmes sur la déplorable escapade de la princesse.

« Dites-moi la franche vérité, mon ami, reprit le prince, n’avez-vous jamais été jaloux ? La princesse de Malaserra elle m’a fait mourir de jalousie. »

M. Drommel éclata de rire, tant la question lui sembla baroque.

« Prince, répondit-il, Mme Drommel est d’un pays où les femmes savent aimer, parce qu’elles ont de l’âme, du Gemüth.

— Le Gemüth ! Qu’est-ce donc cela ?

— Impossible de vous le faire comprendre, cela ne peut se traduire ni en italien ni en français. Qu’il vous suffise de savoir qu’une femme qui a du Gemüth n’aime qu’une fois et ne se sauvera jamais avec l’autre.

— Même quand il ne serait pas camus ?

— Une femme qui a du Gemüth, répliqua solennellement M. Drommel, méprise de tout son cœur ce qu’on appelle dans ce pays-ci la bagatelle, et pour les femmes de ce pays-ci, la bagatelle est tout. »

Là-dessus il lui reprocha de prendre son aventure trop au tragique ; il lui représenta que les vrais philosophes ne s’émeuvent de rien, ne s’étonnent de rien et ne sont jamais jaloux, que les femmes après tout ne sont que de jolis jouets, quand elles ne sont pas de grands empêchements, maximum impedimentum, qu’au surplus l’affinité élective est une loi fatale, une loi sacrée, dont il faut s’accommoder avec gaieté et bonne humeur. Il partit de là pour l’engager à étudier sérieusement la sociologie, science d’un prix inestimable, qui nous apprend à mépriser tous les petits accidents dont s’affecte le profane vulgaire.

Ce fut en devisant ainsi qu’ils arrivèrent à Fontainebleau, où ils firent un excellent déjeuner, arrosé des meilleurs vins. Après cela, ils visitèrent le château ; à vrai dire, M. Drommel le trouva inférieur à sa réputation, décida qu’on l’avait surfait comme la forêt ; la cour ovale, la porte dorée, la salle du conseil le laissèrent froid. Il trouva même beaucoup à reprendre dans la merveilleuse galerie de Henri II ; pour un peu, il aurait prétendu qu’il y avait mieux à Goerlitz. Cependant, en traversant la cour de la fontaine, il prit quelque plaisir à contempler les ébats des fameuses carpes ; il daigna acheter au rabais une brioche rance, qu’il leur jeta avec un sourire de majesté débonnaire ; comprirent-elles, en la dévorant, à quelle glorieuse main elles étaient redevables de leur bonheur ?

Au retour, la conversation tomba sur la gymnastique allemande. M. Drommel entreprit d’expliquer au prince de Malaserra que, grâce à un système d’éducation et d’entraînement que les autres peuples sont réduits à envier sans le pouvoir imiter, l’Allemagne est non seulement le seul pays où les femmes aient du Gemüth, mais le seul où les hommes aient des muscles. Pour l’en mieux convaincre, il retroussa ses manches et montra ses robustes poignets au prince, qui, hélas ! n’avait que son âme à montrer, tant il était maigre. Ils venaient en ce moment de laisser leur voiture sur le grand chemin, ils suivaient un sentier qui conduit à un chaos de rochers dont le propriétaire de Malaserra désirait faire les honneurs à son cher ami. Arrivés dans ce lieu sauvage et solitaire, M. Drommel voulut que le prince pût juger par ses yeux des prodiges qu’accomplit la gymnastique allemande. Il se mit à soulever d’énormes pierres, à porter à bras tendu des fragments de roc. Le prince émerveillé l’engagea à se débarrasser de son pardessus et de tout son attirail de touriste, qui le gênaient ; mais M. Drommel affirma que rien n’était capable de le gêner, et, comme il avait la tête un peu dure, il ne se laissa pas persuader. Le prince lui demanda s’il était aussi agile que fort et le mit au défi de grimper jusqu’à la cime d’un rocher fort abrupt. M. Drommel accepta cette nouvelle épreuve, d’où il sortit triomphant, quoique hors d’haleine et trempé de sueur. Il fit après cela quelques sauts périlleux, jusqu’à ce que le prince, devenu pensif, lui dit :

« Je frémis, mon cher ami ; oui, vous me faites frémir. Laissez donc, en voilà assez. Si par un malheur dont je serais inconsolable il vous arrivait quelque accident, comment oserais-je reparaître devant la femme qu’elle vous adore ? »

Ils regagnèrent leur voiture. De ce moment, le prince fut moins causant ; il devint même taciturne : il semblait distrait, préoccupé, mélancolique. M. Drommel s’imagina qu’il pensait à la princesse de Malaserra. Je croirais plutôt que les merveilles que produit la gymnastique allemande et les prouesses de son cher ami l’avaient rendu rêveur, qu’il lui enviait ses incomparables jambes, la puissance de ses bras musculeux ; les plus belles âmes sont sujettes à l’envie. Pour M. Drommel, il était enchanté de sa journée et d’avoir passé quelques heures de plus dans l’intimité d’un homme d’élite, qui l’honorait de son amitié et dont la conversation était aussi instructive que ses manières étaient séduisantes. Ce qui surtout le remplissait d’aise, c’est que sa petite excursion ne lui avait rien coûté, attendu que le prince de Malaserra avait tout payé, la voiture, le déjeuner, les pourboires, tout, sauf la brioche rance dont les carpes s’étaient régalées.

Une autre satisfaction l’attendait à son arrivée. Mme Drommel avait eu raison du petit Lestoc, non sans peine. Elle se trouvait en possession d’une aquarelle, qui avait été peinte dans l’après-midi avec une furie toute française et offerte à titre de souvenir, de don purement gratuit ou peu s’en fallait. Cette charmante aquarelle représentait un bout de grand chemin. D’un côté se dressait un énorme chêne qui n’avait pas une feuille ; il était mort ou quasi mort ; à main gauche, un sentier courait dans un bois de pins. A l’un des coudes du sentier, on voyait de dos un joli couple d’amoureux, qui apparemment s’étaient pris de querelle. Un jeune homme, agenouillé dans la poussière, élevait au ciel des bras suppliants ; il implorait son pardon ou mendiait une grâce. Vêtue d’une robe jaune paille, la jeune femme, penchant vers lui sa tête blonde, le menaçait d’une baguette de coudrier qu’elle agitait dans l’air. Elle avait laissé tomber son parasol, qui avait roulé à quelques pas plus loin et sur lequel se jouait un furtif rayon de soleil.

M. Drommel se plaignit que le sujet fut un peu léger ; il se plaignit aussi que le peintre eût esquivé la principale difficulté de son art en montrant de dos ses personnages. Il était curieux, il aimait l’exactitude en toute chose ; il aurait voulu voir ces deux visages. Cependant la double tache que faisaient la petite femme et le parasol de soie caroubier le charma, et, par une de ces intuitions soudaines qui sont propres au génie, il conçut incontinent le plan d’un article à écrire sur l’école du plein air. Il fit remarquer à sa femme que l’aquarelle n’était pas signée. Elle lui montra, sur un rocher de grès qui assistait muet à la querelle des deux amants, ces mots, écrits en caractères très fins : Souvenir du 1er octobre 1879. Elle lui montra cet autre mot : Sempre, qui veut dire en italien « toujours », et à ce propos elle lui apprit que sempre était le nom de guerre d’Henri Lestoc.

« Jamais et toujours ! dit M. Drommel, voilà, à ce qu’il semble, des vocables que ce petit homme affectionne, et il faut croire que Mlle Dorothée les employait volontiers. Mais, je te prie, est-il devenu raisonnable ? combien demande-t-il pour ces deux taches ?

— Ton idée était bonne, lui dit-elle ; il s’est contenté d’un abonnement perpétuel à la Lumière, ce qui lui fait d’autant plus d’honneur qu’il ne sait pas l’allemand.

— Il en sera quitte pour l’apprendre, répondit-il. Allons, voilà qui est bien ; mais par exemple c’est lui qui payera le port. »

Il ajouta en embrassant sa femme et lui tirant doucement l’oreille :

« La journée t’a paru longue ? Bah ! console-toi, ma chatte ; il n’y a rien à voir dans leur Fontainebleau. »

◄   III V   ►