Les Italiens en Tunisie

La bibliothèque libre.
Revue des Deux Mondes5e période, tome 59 (p. 689-708).
LES
ITALIENS EN TUNISIE


I

Depuis vingt ans, des groupes compacts d’émigrans italiens, battant en retraite devant la famine, la malaria, les tremblemens de terre, débarquent en Tunisie. Presque tous viennent de la Sicile, de la Calabre, des Pouilles, de la Basilicate, au risque de transformer en désert ces régions « éloignées du cœur et du cerveau de l’Italie, » où s’agitent les perpétuels problèmes du Mezzogiorno. La condition des paysans y est vraiment triste : il est naturel qu’elle pousse un grand nombre d’entre eux à abandonner le sol natal, trop pauvre pour les nourrir. L’ouvrier des champs finit par aller grossir le torrent humain qui précipite tant de forces vives vers le nouveau monde, en lançant une dérivation sur la Tunisie.

L’émigration serait pour l’Italie une soupape de sûreté très efficace, si l’on pouvait la fermer à temps, pour empocher toute la vapeur de s’échapper au dehors. Mais, le moyen de barrer la route à cet exode spontané, de l’aiguiller même opportunément ?

Malgré sa bonne volonté, le Cabinet de Rome n’exerce que peu d’influence sur ces fleuves vivans, soumis à des lois mystérieuses, qui se forment, grossissent, diminuent, s’entre-croisent, se dédoublent et changent de direction. M. Enrico Ferri estime que l’agent d’émigration le plus sûr, c’est le timbre-poste, la lettre. Quand les émigrés écrivont à leurs amis d’Italie : « Ne venez pas ici, il n’y a pas de travail ! » le gouvernement serait impuissant à diriger un courant migrateur vers la région ainsi boycottée. L’inverse se produit également. Malgré les conseils officiels prodigués orbi et orbi, une bande d’émigrans est arrivée à Panama en septembre 1908, au moment où plus de 30 000 ouvriers fourmillaient sur les chantiers : la Compagnie du canal ne put utiliser ces malheureux venus de si loin pour réclamer du travail à cor et à cri.

Néanmoins, l’État italien poursuit la tâche qu’il s’est imposée : assurer aux émigrans un minimum de protection. Par le Bolletino del lavoro per l’emigrante in Europa (septembre 1908), il déconseillait à ses nationaux de se rendre en Algérie et en Tunisie, « ces deux colonies n’ayant plus besoin de nouveaux ouvriers. » En même temps, la statistique signalait une recrudescence des arrivées en Tunisie. Voici, pour les cinq dernières années, les fluctuations du courant migrateur :

Le 1er janvier 1901, on comptait dans la Régence, 80 609 Italiens ; le 1er janvier 1907, 81 156 Italiens ; le 1er janvier 1909, 102 865.

Pendant trois ans, le niveau des immigrans italiens est donc resté stationnaire ; mais, dès 1908, la vague humaine qui, de l’Italie méridionale et de la Sicile, déferle sur la Régence, recommence à grossir. La qualité resta d’abord inférieure au nombre. Des expulsions opportunes ont, depuis, sensiblement amélioré la moyenne : elle est aujourd’hui satisfaisante. Siciliens et Calabrais sont des auxiliaires très précieux pour l’essor économique de la colonie. Tout homme de bonne foi les considère comme un élément indispensable et reconnaît qu’il faut leur attribuer, en grande partie, la fortune rapide de ce pays, exemple unique dans les annales coloniales.

Il y a, parmi eux, des pêcheurs, des mineurs, des terrassiers, des agriculteurs, des artisans. Les pêcheurs n’émigrent que temporairement. Huit cents Trapaniens desservent, pendant la saison, les thonaires[1] de Sidi-Daoud, des îles Kuriat, et de Monastir. Sidi-Daoud, exploité par le comte Raffo, produit annuellement 3 000 à 3 500 quintaux de thon.

Entre mars et août, 2 000 Siciliens pêchent la sardine et les anchois sur la côte Nord, de Tabarka à Porto Farina ; les éponges, dans les parages des îles Kerkennah. En 1907, l’industrie de la pêche tunisienne a produit 5 millions.

Les mineurs et les terrassiers italiens qui trouvent aussi en Tunisie un admirable champ d’activité et des salaires rémunérateurs, — en 1907, la colonie italienne a expédié en Italie, par mandats-poste, 1 800 000 francs, — contribuent beaucoup à la prospérité générale. Ils errent entre la côte et la frontière algérienne, suivant les variations de l’offre et de la demande.

Ouvriers et paysans italiens sont arrivés par bans successifs. A l’avant-garde, les terrassiers ont exécuté les voies de communication et creusé les ports. 1 600 kilomètres de routes, 600 de voies ferrées, les ports de Tunis, Sfax, Sousse, Bizerte, créés de toutes pièces, tel est le bilan de leur collaboration, que résumait, devant un groupe d’étudians siciliens, M. Mascia, directeur du lycée italien de Tunis : « En parcourant Tunis et la Tunisie, vous serez émerveillés par la somme de travail accompli en peu d’années : ports, chemins de fer, écoles, hôpitaux, marchés, théâtres, palais. Si notre patrie n’a pas pu y inscrire son nom, rappelez-vous que le travail italien n’est pas étranger à cette œuvre de progrès, et dans vos cœurs latins réjouissez-vous d’une victoire de famille qui sera désormais la grande victoire de la civilisation. »

L’exploitation du sous-sol a nécessité la construction de voies ferrées perpendiculaires à la côte, qui desservent les gisemens, et ouvrent en même temps des débouchés au trafic de l’intérieur. Quatre cents nouveaux kilomètres sont en voie d’achèvement :

La ligne de Kairouan à Henchir Souatir, 245 kilomètres ; la ligne Sousse-Sfax, 110 kilomètres (sera achevée fin 1910) ; la ligne Bizerte-Nefzas, 72 kilomètres (sera achevée en 1911).

L’exportation des phosphatières tunisiennes a suivi, de 1902 à 1909, comme valeur des produits, une progression très rapide : 6, 8, 11, 12, 18, 27 et 32 millions de francs. En 1907, la Régence l’a emporté sur tous les pays producteurs (sauf la Floride), avec une exportation de 1 040 00 tonnes de phosphates, les deux cinquièmes de la consommation européenne.

Les Italiens exploitent eux-mêmes plusieurs gisemens. M. Magni, sénateur de Bellune, président du Conseil d’administration de la « Société des phosphates tunisiens » de Kalaa-Djerda, fait de fréquens séjours à Tunis. Cette mine exporte annuellement 335 000 tonnes, avec 1 000 ouvriers, dont 350 Italiens et des indigènes, qui ont bâti auprès de l’exploitation le petit village de Magniville. Les produits passent de Tunis à Milan, où des usines transforment les phosphates en per-phosphates et les disséminent dans toute l’Italie, pour le fumage des terres. En récompense de l’activité donnée à cette exploitation, le gouvernement a nommé M. Magni chevalier de la Légion d’honneur.

D’autre part, les mines de fer de Djebel-Slata et Hamema fournissent 300 tonnes de minerai par jour. Auprès de la station de Slata, les Italiens ont créé le village de Todrosville, du nom de l’ingénieur italien qui accéléra le développement minier dans la région.

A l’inverse des ouvriers, les agriculteurs se fixent au sol. C’est vers 1896 qu’ils ont afflué pour défricher les terres. À cette époque, la colonie était essentiellement agricole, et malgré sa transformation continue en région industrielle, l’agriculture y occupe encore un rang très honorable. En 4905, on y cultivait 500 000 hectares en blé, produisant 2 millions d’hectolitres. Les. 10 millions 1/2 d’oliviers donnaient 240 000 hectolitres d’huile. En 1908, 16 450 hectares plantés en vignes ont produit 345 000 hectolitres de vin.

L’agriculture réclame des capitaux et de la main-d’œuvre. On importa des capitaux français. Quant à la main-d’œuvre, le gouvernement songea d’abord aux indigènes. Mais les Arabes, aussi méfians que peu laborieux, tapis sous leurs gourbis, derrière des haies de cactus épineux, ne bougèrent point. Ce fut avec enthousiasme que nos colons clairsemés accueillirent le flot de paysans italiens, dont le labeur opiniâtre allait redonner à ces terres, après vingt siècles d’abandon, leur ancienne fertilité.

Ces agriculteurs, arrivés en grand nombre des bois de citronniers siliciens, n’ont pas, fort heureusement, subi la fascination de l’Éden transatlantique, comme ceux qui vont demander à l’Amérique du Nord une réussite problématique, un travail incertain. La désillusion les saisit bientôt, dans cette fourmilière où une population tumultueuse parle une langue monosyllabique, sans analogie avec la leur, sous un climat terrible, fait de chaleur suffocante et de glacial blizzard. Donc ; conditions très dures de la lutte pour l’existence et infériorité certaine par avance du groupe italien, trop faible, trop mal armé, pour jouer des coudes dans cette organisation touffue, où, le plus souvent, il ne représente qu’une réserve d’unskilled labour.

Au contraire, la Régence offre au contadino le sol fertile de l’isola sacra, des produits similaires, les magistraux couchers de soleil du golfe de Palerme, une langue cousine de celle qu’il bégayait au berceau. Dura la fatigue, intrépide, il travaille sans défaillance ni plainte, sous le ciel embrasé ou la pluie diluvienne. Avec ardeur, il arrache lentisques et jujubiers, en traduisant dans son dialecte un peu rude le proverbe toscan : Chi si aiuta, Dio l’aiuta. Son terrain nettoyé, il plante de la vigne, véritable culture de la petite colonisation, qui permet de remplacer, dans une certaine mesure, le capital par la main-d’œuvre, sans exiger aucune avance. Matériel nul ; ni caves, ni pressoir, pas même de tonneaux ; les négocians de Tunis achèteront la récolte sur pied. Le sol lui rendra ses efforts au centuple et, plus tard, il possédera un terrain assez étendu pour assurer l’existence de sa famille. Fort de cette certitude, il accepte un salaire de famine, opposant une sérénité inaltérable à l’adversité, sécheresse persistante, inondation subite ou nuées de sauterelles qui dévorent en doux heures tout ce qui verdit au soleil. Comme une fourmi, peu à peu, il amasse des planches, de la chaux, des briques, et bientôt une maisonnette basse pique une touche rose sur le vert sombre des vignes. Désormais, il reposera sous son propre toit.

Ses amis qui soufrent les vignobles de Marsala, rivent des tôles au chantier naval de Palerme ou nettoient les marais salans de Trapani, se demandaient : où est Lorenzo ? Car, perdu dans la solitude, talonné par la préoccupation du pain quotidien, harassé de fatigue après avoir peiné tout le jour, notre immigrant ne songe qu’à l’avenir. Peut-être a-t-il pour excuse un analfabetismo complet : on appelle ainsi l’état de l’individu complètement illettré. A force de relancer le Consulat, les Siciliens apprennent que Lorenzo est devenu propriétaire. Propriétaire ! Ce mot magique, inséparable de l’idée d’opulence, resplendit, dans les vastes latifondi trinacriens, comme l’éclair d’un phare électrique aux yeux du navigateur perdu dans la brume. La nouvelle se répand. D’autres isolani partent en hâte et débarquent à Tunis avec leur avoir tout entier dans un mouchoir. La maisonnette de Lorenzo leur sert de guide et d’encouragement. Chacun rivalise de zèle et d’entrain. Bientôt, d’autres cabanes surgissent le long des traînées de vignes, et voilà un village italien de plus.

Le 1er janvier 1908, les Italiens possédaient 5 354 hectares plantés en vignes.

Ces paysans n’ont en général que deux bras solides et une bonne volonté à toute épreuve. Quelques-uns, très rares, possèdent le prix d’un terrain, quatre ou cinq billets de cent lire. L’un des premiers immigrans de cette catégorie plutôt fortunée acheta, 9 fr. 60 l’hectare, une terre aux environs de Tunis. Au lieu d’en entreprendre la culture, il découpa sa propriété en petits lots, qu’il revendit moyennant une rente perpétuelle de 20 francs par hectare. Cette opération fructueuse attira des capitalistes italiens qui débitèrent également au détail leurs achats en gros, et la petite propriété tomba de plus en plus aux mains de leurs compatriotes. La courbe représentative de ce mouvement est nettement ascendante, sans défaillance, au moins pour la superficie :


Propriétés rurales italiennes «
Nombre Superficie en hectares
1881 69 2 700
1891 305 9 400
1901 665 33 945
1904 890 45 000
1906 1 042 77 635
1907 1 093 84 146
1908 1 014 89 927

Ces chiffres n’ont rien d’inquiétant pour nous, si l’on songe que les colons français, poursuivant un mouvement parallèle de grande envergure, possédaient dans la Régence, en 1908, 700 000 hectares, contre 531 000 en 1900.

Ajoutons que les achats italiens, faits sans plan préconçu, en des points quelconques, réduisent à néant le plan machiavélique que l’on prêtait à nos collaborateurs : acquisition de terrains et création de villages aux points stratégiques, c’est-à-dire, prise de position à peine déguisée. N’est-ce point un roman imaginé de toutes pièces par des alarmistes ?

Voici deux exemples de ces achats en gros qui permettent de créer des centres de colonisation uniquement italiens. D’abord, la ferme de Bordj-El-Amri (3 200 hectares) à 26 kilomètres au Nord-Ouest de Tunis, sur la ligne d’Algérie, créée en 1901, par M. Canino. 500 Siciliens y cultivent du blé, des oliviers, de la vigne, des amandiers, sans compter l’élevage du bétail. Les propriétaires assurent aux paysans les vêtemens, la nourriture, les habitations ; ils leur avancent les animaux domestiques, les semences, les instrumens aratoires. Maîtres et fermiers partagent les récoltes après déduction des avances, sans aucun intérêt. Bou-Ficha (ligne de Tunis à Sousse) est un autre grand centre agricole italien. Les premiers colons s’y établirent en 1886, sur des lots de 10 hectares, achetés à la Compagnie franco-africaine, au prix de 2 00 francs. Le quart de cette somme était payable à la conclusion du marché ; le reste (1 500 francs) en 10 annuités, avec intérêt de 6 pour 100. Il fallut d’abord procéder au défrichement, si long que les colons ne firent la première récolte qu’en 1890. Peu à peu, les immigrans affluèrent à Bou-Ficha, et, tout dernièrement, 200 familles de l’île de Pantellaria y possédaient 800 hectares plantés en vignes et en céréales.

Tout immigrant qui n’acquitte pas son annuité à l’échéance, paie 10 pour 100 jusqu’à libération du terme échu. D’où, nécessité de recourir aux emprunts usuraires. Car la Cooperativa italiana di credito, établie à Tunis, ne peut immobiliser des capitaux en prêts agricoles, les échéances, dans ce cas, étant à termes beaucoup plus longs que lorsqu’il s’agit d’opérations commerciales. Un établissement de crédit spécial à l’agriculture rendrait ici de grands services : l’ancienne situation paraît d’ailleurs modifiée dans un sens favorable. Pendant longtemps, le manque d’argent entravait la multiplication des centres agricoles italiens. Mais, aujourd’hui, les capitaux importés de la péninsule sont plus abondans.

Au lieu d’abandonner les colons au libre cours de leurs fantaisies et à d’inévitables écoles, des techniciens leur prodiguent d’utiles conseils. C’est ainsi qu’un savant agronome syracusain est venu faire à ses compatriotes des conférences sur les désavantages de la monoculture et sur l’amélioration des procédés en usage. Comme palliatif à la mévente possible des vins, il indiquait l’élevage, les céréales et les primeurs. Il recommandait les plantations de figuiers de Barbarie sans épines, dont le fruit sert d’aliment, et la feuille, de fourrage. Il préconisait l’introduction en Tunisie des vaches laitières de Sicile, si indifférentes aux brûlantes sécheresses de l’été.

De nombreuses associations italiennes protègent les immigrans. Ainsi, le « Patronage des émigrans, « fondé en 1904, concentre les demandes, les offres de travail et facilite les rapports entre patrons. Jadis, il arrivait trop d’Italiens ; l’offre dépassant la demande produisit l’avilissement des salaires. Le « Patronage » signala cette anomalie à Rome, et le commissaire général de l’Emigration mit tout au point. Sur son rapport motivé, un décret subordonna le départ des ouvriers à l’assurance de trouver, à l’arrivée, un emploi rétribué convenablement et d’une certaine durée.

La « Société italienne de bienfaisance, » fondée en 1898, reçoit 12 000 francs du gouvernement italien et 1 000, de la Tunisie. Outre les secours qu’elle distribue, elle fait d’importantes dépenses au titre des rapatriemens (moyenne : 2 000 individus par an).

Enfin, la Cooperativa italiana di credito, fondée en 1900 et encouragée par l’éminent M. Luzzatti, contribue à conjurer les petites crises locales.


II

Malgré la cordialité franco-italienne, nous avons le devoir de scruter la mentalité de ces immigrans si nombreux. Politiquement, les rapports sont bons. M. Loubet, en visite officielle à Tunis, reçut le consul d’Italie et les présidens des associations italiennes ; il fit répartir une somme d’argent entre la Société de bienfaisance et l’hôpital italiens. Le Résident général envoie, en temps ordinaire, un représentant aux distributions de prix des écoles italiennes. Il fut une époque, heureusement lointaine, où la froideur des relations ne comportait point ces prévenances : les deux populations juxtaposées s’ignoraient, ou presque. C’était la suite des malentendus remontante l’époque crispinienne. Le temps a clarifié la situation. En 1905, devant les étudians touristes, M. Mascia remémora en quelques mots heureux l’ancienne confraternité d’armes des deux peuples : « En parcourant les rues de Tunis, vous rencontrerez des zouaves et de pimpans officiers. Rappelez-vous qu’ils appartiennent à cette vaillante armée que nos pères accueillirent avec délire en 1859, et que, pour chasser les Autrichiens d’Italie, ils ont écrit, avec leur sang, dans leur histoire et dans la nôtre, les noms de Palestro, Magenta, Solférino. Rappelez-vous et saluez. »

De tels souvenirs ne peuvent que resserrer les liens de cette amitié franco-italienne, qui subit tant de vicissitudes et traversa même une redoutable crise. Après la guerre de 1859, survinrent des différends que M. Crispi envenima au point de changer en adversaires les fratelli qui, sur les mêmes champs de bataille, avaient versé leur sang pour fonder l’indépendance de la péninsule. Aujourd’hui, les deux sœurs latines marchent la main dans la main. La Triplice a perdu son caractère agressif et elle garantit l’Italie elle-même contre son allié autrichien. Le comte Nigra, qui s’y connaissait, n’a-t-il pas dit : « L’Italie ne peut être que l’alliée ou l’ennemie de l’Autriche ? »

Quatre mots résument, en Tunisie, les sentimens franco-italiens : intérêts connexes, sympathies grandissantes. Pourtant, tout n’est pas parfait ; il reste du chemin à parcourir. En dépit des affinités latines, une confiance absolue ne règne pas encore entre les deux groupes. Jamais d’explosion grave, mais des incidens minuscules, des piqûres d’aiguille. Ainsi, depuis quelques années, on soumet, à l’arrivée, les immigrans de troisième et de quatrième classe a une visite médicale, prélude de la vaccination, quand le médecin le juge utile. Un immigrant refuse-t-il de se prêter à cette formalité ? On ne l’autorise point à débarquer. Certains Italiens considèrent cet examen préalable comme une brimade visant à barricader le territoire. Que pensent-ils donc de la sélection autrement sévère et vexatoire que les Américains exercent à Ellis-Island (New-York) ? Car le gouvernement des Etats-Unis n’ouvre les barrières qu’à bon escient, aux sujets sains, robustes, possédant quelque instruction. et quelques dollars. Il englobe les autres sous l’épithète dédaigneuse d’undesirable, et il les repousse.

Même chez leurs alliés, au lieu d’un accueil cordial, les émigrans italiens ne récoltent que des ennuis. Sans parler de l’Autriche, où d’ailleurs ils ne vont pas volontiers, en Allemagne, ils sont constamment entre l’enclume et le marteau. Plusieurs Etats, la Prusse, le Gotha, la Saxe, leur imposent un permis de séjour. Ces étrangers, venus pour chercher du travail, suivent-ils un mouvement gréviste ? La police confisque les permis et expulse les titulaires. Persistent-ils à travailler ? Leurs camarades grévistes les molestent jusqu’à ce qu’ils aient déserté l’atelier ou le chantier, et ils retombent dans le premier cas.

L’administration française, il faut le dire à sa louange, exige une visite médicale, avec la seule préoccupation de la santé publique, et l’événement lui a donné raison. Depuis l’adoption de cette mesure, la variole, ce fléau si redoutable des ruelles arabes et des sordides impasses de la ville haute, n’apparaît plus que sous forme sporadique.

M. Guglielmo Ferrero a émis l’opinion suivante sur les immigrans italiens de l’Amérique latine : « Sous plus d’un rapport, ils représentent un des élémens les plus solides de ces pays, et, sans aucun doute, ils y ont un grand avenir. Mais que sera cet avenir sous le rapport de leurs relations avec l’antique patrie ? C’est difficile à prévoir. Ces Italiens ont toujours l’Italie au fond du cœur ; mais, ce sentiment, ou au moins le sens de l’italianisme, s’atténue beaucoup dans les générations nouvelles. Il serait trop long d’en rechercher la raison. On peut considérer ce phénomène comme une nécessité historique du développement de ces pays. Les divers élémens constitutifs de ces populations sentent qu’ils doivent s’unir. Résister à cet esprit d’unification serait difficile, et je ne sais jusqu’à quel point ce serait utile. La tendance des pays neufs à former de nouveaux peuples est universelle et de tous les temps. »

L’éminent historien de Rome parle du nouveau monde et d’un pays neuf. En Tunisie, les faits sont moins tranchés. La classe bourgeoise immigrante, ardemment patriote, considère la Tunisie comme le prolongement de la Sicile. Est-il surprenant que ses membres souhaitent d’élever leurs enfans dans le culte de la mère patrie, puisque les plaines de la Régence, si riches en souvenirs, évoquent tant de leçons de choses ? De toutes parts, des ruines de temples, d’aqueducs, de théâtres, témoignent de la puissance du peuple-roi, et, dans le silence des nuits étoilées, les Italiens perçoivent les voix d’outre-tombe qui chantent la gloire de Rome…

Ces intellectuels conservent leur nationalité avec un soin jaloux et condensent leurs aspirations dans cette formule : « Notre premier devoir est d’être, de nous sentir et de rester Italiens. » Les plus enthousiastes ajoutent ce commentaire : « Quelles que soient les embûches légales ou extra-légales que l’on tende pour détruire notre nationalité, notre nature se révoltera toujours. »

En outre, Tunis n’est qu’à six heures de Païenne : le fil qui unit les populations des deux villes reste solide et tendu. Des sénateurs, des députés, des Commissions, viennent réchauffer le zèle des transplantés. De telle sorte qu’une théorie, juste pour la République Argentine, n’est pas complètement applicable à la Tunisie. Comme les Allemands et les Suisses, les Italiens se groupent en sociétés : musique, mutualité, bienfaisance, écoles, propagation de la langue, tout sert de prétexte. L’italianisme est le pivot de ces groupemens. Aussi les colons accueillent-ils avec enthousiasme les compatriotes qui débarquent à Tunis, pour les entretenir du culte de la métropole et du lien moral qui les y rattache. Toutefois, ici, des distinctions s’imposent. Dans les villes, les intellectuels italiens font vibrera l’unisson la masse des immigrans. Mais, au dehors, tout est moins précis. Chez les ouvriers et les paysans, disséminés ici ou là, livrés à eux-mêmes, l’intérêt immédiat finit par primer toute autre préoccupation et ils rentrent plutôt dans le cas des Italiens de l’Amérique du Sud.

En Italie, le gouvernement et l’initiative privée unissent leurs efforts pour raffermir l’attachement à la patrie et maintenir l’unité morale des nationaux qui s’expatrient. L’action gouvernementale s’exerce par la direction des Affaires coloniales, le commissariat de l’Emigration et le Bureau du travail (Ufficio del Lavoro) ; l’initiative privée, par la Société de Géographie, la Société d’explorations géographiques et commerciales, la Ligue Navale et la « Dante Alighieri. » L’Institut Colonial, de création récente, unit en faisceau les efforts isolés de ces divers organes et les dirige vers l’expansion économique de l’Italie. Pour activer ce mouvement, il a convoqué à Rome un Congrès des Italiens à l’étranger, où les délégués ont apporté non seulement des listes de revendications, mais aussi l’esquisse de la situation commerciale de leurs résidences.

Le premier Congrès (18 au 31 octobre 1908) comprenait 254 délégués, dont 110 pour l’Europe, 107 pour l’Amérique, 36 pour l’Afrique et 1 pour l’Asie (Chine). Dans ce nombre, la Tunisie, où se discutent tant de problèmes délicats, comptait 7 représentans.

Le nationalisme a tenu une large place dans ces assises où l’on discutait avec chaleur tout ce qui touche à l’émigration : mesures propres à régler les courans migrateurs et à répandre l’enseignement de la langue italienne à l’étranger, amélioration de l’instruction des émigrans, service militaire et naturalisation. Les congressistes ont visité en détail les monumens de Rome : le Forum, le Palatin, le Capitole, les arcs de triomphe, le Colisée… Puis, la troupe du théâtre Argentina joua devant eux la Nave, pièce irrédentiste de d’Annunzio. Les délégués soulignèrent par des applaudissemens nourris le passage relatif à l’Adriatique : « Le peuple dit au conquérant : Délivre l’Adriatique ! Chasse les voleurs de notre mer… Arme le grand-bateau ! Nomme-le Totus mundus ! Nous voulons raser les forêts pour construire mille bateaux !… »

Fidèle à sa devise : « Protection de la langue italienne partout où palpite l’âme italienne, » la société patriotique « Dante Alighieri, » avec un zèle infatigable, s’efforce, en Tunisie comme ailleurs, d’entretenir ou de raviver la pensée nationale, par ses créations et ses libéralités. Sans esprit confessionnel ni politique, elle poursuit l’expansion de la langue de Dante ; elle célèbre par des fêtes scolaires les événemens historiques ; aux enfans nécessiteux, elle distribue livres, cahiers, vêtemens, chaussures ; elle crée des filiales, des asiles, des bibliothèques populaires dans les centres agricoles et miniers ; elle fonde des cabinets de lecture comme celui de Tunis qui a 10 000 volumes ; des écoles mixtes comme celle de Bab-Zira ; des œuvres comme l’AIbero di Natale, association de dames italiennes qui travaillent en commun pour les pauvres.

Le patriotisme est lié à la question des écoles, considérées comme l’organe qui lie le plus étroitement l’émigrant à son pays natal. Le magister italien, ardent patriote, en retraçant aux élèves les événemens historiques comme l’expédition des Mille et l’entrée à Rome des troupes italiennes par la brèche de la Porta Pia, répète que les forts sont le soutien de la Patrie : La Patria riposa sui forti.

Les écoles italiennes de Tunisie (asiles, écoles primaires et secondaires) comptent environ 6 500 élèves, partagés en vingt groupes scolaires, ainsi répartis : Tunis, 11 ; La Goulette, 3 ; Sousse, 3 ; Sfax, 2 ; Bizerte, 1. Total, 20.

La création de ces étabiissemeiis remontée 1831. Ce fut un émigré politique livournais, M. Pompeo Sulema qui ouvrit à Tunis la première école. Depuis 1888, le gouvernement italien entretient lui-même ces groupes scolaires, où l’on suit les programmes de la métropole avec des variantes : par exemple, des cours de français, d’anglais et d’arabe.

M. Tilloni a déposé à Montecitorio, le 18 octobre 1909, un projet de réorganisation des écoles à l’étranger[2]. Ce projet maintient le principe actuel : écoles du gouvernement dans la Méditerranée et écoles subventionnées en Amérique. Mais il régularise les inspections et il améliore notablement la situation des instituteurs. En voici les dispositions principales : les écoles royales établies à l’étranger sont laïques. Elles admettent des élèves de toute religion et de toute nationalité. L’enseignement religieux, gratuit ou payant, peut y être donné, en dehors des heures de classe, à la demande des pères de famille. Ces établissemens comprennent des asiles, des écoles élémentaires et des écoles moyennes. Les instituteurs et institutrices sont nommés au concours parmi ceux du royaume qui, n’ayant pas dépassé l’âge de trente ans, possèdent des conditions physiques et morales ainsi que des aptitudes spéciales au service des écoles à l’étranger. Enfin, le projet désigne un fonctionnaire compétent pour la surveillance de ces établissemens et leur inspection annuelle.

L’importance croissante de l’immigration italienne en Tunisie impliquerait la création de nouvelles écoles de cette nationalité, mais la convention du 28 septembre 1896, entre la France et l’Italie, a consacré le statu quo : « En ce qui concerne les écoles italiennes actuellement ouvertes en Tunisie,… le statu quo sera maintenu… » Est-ce à cela qu’il faut attribuer, au moins en partie, l’attraction qu’exercent les écoles françaises ? En 1907, sur 160 candidats italiens aux divers examens (y compris le baccalauréat), 133 ont été reçus. Los Italiens ont en effet tout intérêt à faire apprendre le français à leurs fils ; ils l’ont parfaitement compris. Le 1er janvier 1908, 23 618 élèves fréquentaient nos établissemens scolaires. On comptait, sur ce nombre, 6 215 Italiens, soit 26 pour 100 du total. Aussi, nos établissemens ne suffisent-ils plus aux besoins ; et, comme de nouveaux centres en réclament sans cesse, le protectorat a pris pour règle d’ouvrir un bureau de poste et une école, partout où les colons seront assez nombreux. Il faut faire plus et mieux ; et, comme les crédits manquent, la Conférence consultative (5 décembre 1909) a formellement invité le gouvernement à créer, par voie d’emprunt, les écoles dont le besoin se fait chaque jour plus impérieusement sentir. En attendant, le Protectorat autorisera prochainement l’enseignement de l’italien dans plusieurs écoles françaises. Outre l’ouverture, à Tunis, d’un cours de littérature italienne, on créera des cours d’italien dans quatre de nos écoles (deux à Tunis, une à Sfax, une à Sousse). Une amélioration aussi opportune aura un grand retentissement ; la population italienne l’accueillera avec joie et reconnaissance.


III

Le 1er janvier 1909, on comptait en Tunisie 102 865 Italiens contre 38 770 Français, environ 3 Italiens pour 1 Français. D’où le cri d’alarme : « Nous aurons bientôt une province italienne à administrer ! » On ne trouve guère qu’en Suisse une situation aussi paradoxale. Là, en douze ans, l’accroissement des nationaux n’a pas dépassé 9 pour 100, tandis que celui des étrangers atteignait 67 pour 100. Les autorités fédérales murmurent vaguement les mots de « péril national » et songent, pour enrayer ce mouvement, à la naturalisation obligatoire et automatique des fils d’étrangers qui naissent dans le pays. Cette direction inattendue de l’opinion helvétique est un sujet de préoccupation pour les 150 000 Italiens devenus habitans de la Confédération.

C’est en petit ce qui se passe pour la Tunisie, où l’on a cherché, où l’on cherche encore à tourner la question. Pour combattre l’anomalie signalée, on a voulu favoriser la petite colonisation nationale, établir des paysans français dans la Régence. Le gouvernement poursuit ces essais par deux procédés : 1° la caisse de colonisation (actif, 8 millions) lui fournit des capitaux pour acheter des terres aux indigènes : en 1908, il a acquis 10 862 hectares, à rétrocéder aux colons français ; 2° la location des biens habous (fondations pieuses), à enzel (baux perpétuels). Grâce à cela, un Français débarquant à Tunis n’a aucun débours à effectuer pour achat de terrain ; il peut immédiatement se mettre à l’œuvre, en consacrant ses capitaux, s’il en possède, à la mise en valeur des habous qu’on lui attribue. En appliquant ces deux moyens, le gouvernement ne se bornait pas à attendre la clientèle ; son activité se donnait libre carrière. Depuis 1896, il a organisé une propagande active, brochures, conférences, voyages répétés dans tous les coins de la Tunisie, pour révéler les immenses ressources de la colonie à des groupes sans cesse renouvelés et choisis dans des milieux sociaux très divers. Que n’a-t-on pas tenté ? On a transplanté sur cette côte africaine des pêcheurs bretons, habitués à « tenir » la mer agitée du Nord, leur voilure au bas ris, ballottés par les lames vertes, fouettés par les grains du « suroît. » Faut-il avouer que cette expérience de colonisation à rebours resta sans lendemain ? Aveuglés par le soleil, accablés par la chaleur, ignorant les méthodes du pêcheur indigène, ces Ponenlais mouraient de faim et de nostalgie sur la mer tranquille et bleue. Force fut de rendre ces rudes natures à leurs brumes et aux tempêtes hurlantes qui déracinent les pins rachitiques de l’Armorique.

La campagne relative à la petite colonisation nationale est restée sans résultat bien appréciable : un courant migrateur important et continu n’a pu s’établir. On a même signalé, en 1908, un fléchissement » prononcé des ventes ; bon nombre de lots, offerts par le domaine à nos colons, n’ont pas trouvé preneurs. C’est que nos paysans, routiniers par essence, rivés au sol natal, s’expatrient peu. Madagascar, Taïti, Sénégal, Tunisie, résonnent à leurs oreilles comme les notes d’une musique barbare. Le court voyage de Marseille à Tunis leur paraît aussi aventureux que celui des Argonautes à la conquête de la Toison d’or.

Ils aiment mieux végéter en France comme simples fermiers révocables que d’entrer en possession, sans bourse délier, de terres fertiles outre-mer, moyennant un exil, même intermittent. En 1908, sur 840 immigrans français, on ne comptait que 337 agriculteurs, dont 156 venaient s’établir à leur compte, et 181 comme employés. Somme toute, la population agricole d’origine métropolitaine, dispersée aux quatre coins de la colonie, ne dépasse pas 4 000 individus, contre 12 000 Italiens. Toujours la proportion de 3 pour 1.

Cette immigration nationale, si difficile à réaliser, serait pourtant le seul moyen efficace d’équilibrer ce que parfois on nomme le « péril italien, » et ce que nous appellerons simplement la disproportion entre les élémens français et italien. Evidente dans les villes, cette disproportion apparaît moins dans les campagnes. Il y a aujourd’hui cent fois plus de Français ici qu’il n’y en avait en 1881, assurent les rapports officiels, et ils ajoutent : « Nous avons le droit d’être fiers de ce résultat. » N’est-ce pas le comble de l’optimisme bureaucratique ? Car, après trente ans d’occupation, avec beaucoup d’efforts, de promesses et de faveurs, nos compatriotes ne forment que 26 p. 100 de la population européenne. Nous ne contestons point pour cela l’œuvre créée dans la Régence par les vaillans colons français ; nous regrettons simplement qu’ils n’y viennent qu’en trop petit nombre.

Ceux qui considèrent cet afflux d’étrangers comme un danger possible, écrivains, politiciens, économistes, ont étudié le problème sous toutes ses faces et proposé des remèdes. L’un fonde de grandes espérances sur l’assimilation. Peut-on compter sur le temps pour l’opérer ? Oui, répond M. Loth. Il faut pour cela multiplier les écoles françaises ; les Italiens les fréquenteront pour apprendre la langue officielle.

M. Loth conseille aussi de favoriser la naturalisation ; mais cette question ardue ne paraît pas encore mûre. En 1907, 51 Italiens seulement ont demandé à acquérir la qualité de Français. En 1908, le nombre des demandes s’est élevé à 68, dont 35 venant d’Italiens nés en Tunisie. Ce mouvement intime ne dépasse pas une moyenne de 32 par an, depuis vingt ans. D’ailleurs, les Italiens le déclarent eux-mêmes : « L’intérêt bien compris de la France lui conseille de conserver les Italiens tels qu’ils sont, des amis sincères, plutôt que d’avoir en eux, après naturalisation, des fils d’une foi douteuse et d’un patriotisme incertain. »

En faisant cette déclaration, les Italiens, estiment que le travail ne leur confère point la part d’autorité sociale à laquelle ils ont droit. M. Tittoni reconnaît que c’est là une règle générale contre laquelle on lutterait vainement. Dans la Plata, le capital anglais confère une influence que ne donne pas le travail italien. La naturalisation fournirait un moyen de combattre cette anomalie ; et, pour la favoriser, M. Tittoni a déposé à la Chambre, le 18 novembre dernier, un projet de loi qui facilite la réacquisition de la nationalité italienne pour ceux qui, après l’avoir perdue, reviennent se fixer en Italie. L’ancien ministre des Affaires étrangères considérait cette faculté comme une solution pratique du problème angoissant de l’émigration. Pourtant, nous ferons des réserves au point de vue tunisien : les naturalisés acquerront tous les droits civils et politiques ; mais alors, ces néo-français deviendraient les maîtres en Tunisie, par le simple jeu de la tyrannie du nombre. Ne serait-ce pas tomber de Charybde en Scylla ?

Un autre dit : Éduquez la main-d’œuvre indigène. Amenez à vous ces agriculteurs enfans. Associez étroitement au même travail le colon français et l’Arabe. L’agriculture réclamera moins de bras et le courant immigrateur se restreindra de lui-même. Cette solution, hérissée de difficultés, ne peut opérer qu’à très longue échéance. L’Arabe, en effet, a des habitudes invétérées, aussi éloignées de la culture intensive que difficiles à modifier. Il égratigne le sol avec des charrues antédiluviennes ; et, quand un nuage crève sur la terre assoiffée, vite il charge sur un âne un sac de blé et s’empresse d’aller esquisser le geste large du semeur. Mais, cultiver rationnellement, jamais.

La panacée reste encore à trouver. En attendant, le meilleur moyen de vivre en paix, c’est d’accepter loyalement la situation, avec espoir d’améliorations graduelles. Car les Italiens se plaignent, et ils n’ont pas toujours tort. Reconnaître leurs services d’une manière effective ne serait que leur rendre un peu de la justice qu’ils réclament. Nous ne saurions pourtant accueillir sans examen l’ensemble de leurs revendications. Par exemple, certains de leurs publicistes regrettent amèrement le régime des capitulations et ils expriment leurs doléances avec force. C’est vouloir rouvrir un chapitre fermé. Les Italiens ont solennellement reconnu la substitution du protectorat à leurs consuls, pour des affaires déterminées. A quoi bon revenir sur un passé lointain, pour exhaler de vaines récriminations ?

D’autres déplorent l’ « infériorité italienne dans le pays. » Ils voudraient que les professionisti, les médecins, les avocats, les ingénieurs, les entrepreneurs trouvassent leur place au soleil de la Régence. Ne sommes-nous pas fondés à demander pourquoi ? Quand un client a besoin de café et qu’il en demande à l’épicier, voyez-vous ce négociant l’obligeant à prendre aussi des chandelles ? Le client se récriera : « Je vous demande du café, gardez vos chandelles. » Il nous faut en Tunisie des terrassiers, des mineurs, des paysans ; mais, les professionisti ne nous sont pas indispensables. Nous en avons. Va-t-on nous obliger à accueillir tous les immigrans en marge des travailleurs vraiment utiles à la colonie ? On dirait que nous innovons. Que se passe-t-il ailleurs ? En Egypte, sir John Aird, manquant de main-d’œuvre pour les gigantesques travaux du barrage d’Assouan, a demandé des terrassiers et des maçons. Quand la Turquie entreprendra le plan d’irrigation de la Mésopotamie, elle réclamera des tailleurs de pierre.

L’Australie décide de mettre en valeur une partie de ses terres de l’Ouest. Ce pays, où 4 millions et demi d’habitans peuplent 8 millions de kilomètres carrés, fait appel aux travailleurs étrangers. D’emblée, il repousse les hommes de couleur, qu’ils soient rouges, noirs ou jaunes ; il lui faut des travailleurs blancs et, avec raison, il jette son dévolu sur les Italiens éprouvés et appréciés partout, à Panama, en Tunisie, dans les mines d’Amérique et les plantations de San Paulo. Que demande-t-il pour défricher ses terres ? Des paysans. Est-ce à dire que des artisans de toute sorte et des professionisti vont s’embarquer pour le Queensland ? Libre à eux de tenter la fortune ; mais si l’Australie les admet et qu’ils y meurent de faim, accusera-t-on les autorités du pays ?

Loin pourtant de suivre les Australiens dans cette voie exclusive, le Protectorat a fait quelque chose en faveur des avocats. Le décret du 16 mai 1901 reconnaissait à tout licencié en droit de nationalité quelconque, fixé en Tunisie, la faculté de demander son inscription à l’un des barreaux de Sousse ou de Tunis. On espérait que les étrangers inscrits rempliraient, au point de vue de l’instruction classique, les mêmes conditions que les Français, c’est-à-dire, qu’ils posséderaient le diplôme de bachelier. Il n’en fut point ainsi. D’où, infériorité pour nos compatriotes, qui passent leur baccalauréat et remplissent en outre les obligations du service militaire. Un décret du 27 avril 1908 s’est proposé de rétablir l’égalité : tout avocat devra posséder désormais le baccalauréat français, que les intéressés peuvent préparer dans les lycées de la Régence. Mais, une disposition particulière édulcore ce règlement. On n’exigera pas le diplôme français des étrangers titulaires d’un certificat d’études analogue, obtenu dans leur pays. Ceci calmera-t-il l’excitation qu’a soulevée la question des dispenses, parmi les barristers de Tunis ?

Trêve d’exagérations. Que l’on ne nous parle plus d’« odieuse distinction entre la chair de surmenage et la race privilégiée. » Que l’on cesse d’affirmer la prévention de l’autorité française contre la langue italienne. Autant de mots sans vérité.

L’autorité ne combat point la langue italienne (elle en donnera bientôt une preuve éclatante), pas plus qu’elle ne prohibe la formation de cortèges, avec uniformes, musique et drapeaux italiens claquant au vent.

De notre côté, ne redoutons point la prépondérance numérique de ces utiles colons. Depuis l’occupation, de nombreux intérêts, italiens à l’origine, ont cessé de l’être. Le chemin de fer Tunis-Marsa (devenu tramway électrique) qui longe au Nord le lac de Tunis, autrefois italien, a été cédé à la compagnie française Bône-Guelma. L’Italie a fermé ses bureaux de poste et, peu à peu, des Français ont remplacé les Italiens dans les administrations beylicales.

Enfin le commerce de l’Italie n’a pas suivi l’ampleur de son mouvement migrateur. Dans les treize dernières années, le commerce tunisien a progressé de 100 millions ; mais l’Italie ne prend à ce trafic qu’une part très modérée. Voici les chiffres pour 1908 :

Commerce général tunisien en 1908 :

Importation : 123 028 142 fr.
Exportation : 94 115 005 fr.
Ensemble : 217 143 147 fr.

Part de l’Italie sur ce total : 25 553 111 francs, soit 8, 4 pour 100 seulement.

Mais, demande-t-on, qu’arriverait-il en cas de guerre ? Quelle serait alors l’attitude des colons italiens ? L’Italie appartient en effet à l’alliance de l’Europe centrale. En temps de paix, sa diplomatie évolue très habilement entre ses alliés et ses amis. Mais, si la guerre éclatait, s’il fallait prendre un parti, si la fatalité rangeait l’Italie parmi nos adversaires, que deviendraient les 100 000 Italo-Tunisiens ? Se lèveraient-ils comme un seul homme pour défendre la mère patrie ? Chercheraient-ils à fuir en un rush formidable pour Naples et Palerme, désertant le foyer créé à la longue, au prix de tant de fatigues ? C’est invraisemblable. En temps normal, dit-on, les réfractaires, assez nom-Oreux, semblent imiter les 80 000 Espagnols de la province d’nrab, qui, en 1908, n’ont présenté au conseil de révision, pour l’année royale de leur pays, que soixante-sept jeunes gens nés en Algérie. Autant dire que les sujets d’Alphonse XIII, devenus colons algériens, esquivent le service militaire.

Ne cherchons point à découvrir ce que feraient en pareil cas les étrangers fixés dans la Régence. L’éventualité, en tout état de cause, d’un conflit aimé entre la France et l’Italie est devenue de jour en jour plus improbable. Au surplus, il s’agit surtout ici de la Régence, et là les intérêts italiens se lient intimement aux nôtres pendant que les entreprises industrielles mélangent de plus en plus les capitaux des deux peuples. Même en temps d’hostilités, la présence des immigrans italiens en si grand nombre, sur le sol tunisien, n’est pas un gros nuage à l’horizon politique.

Il faut achever ce que nous avons si bien commencé. Déjà, l’introduction prochaine de la langue italienne dans les écoles françaises de Tunisie a produit le meilleur effet. Travaillons à la fusion plus complète des deux groupes. Multiplions les écoles. Favorisons les associations d’anciens élèves comme moyen de rapprocher les nationalités et de perpétuer les liens contractés dès l’enfance sur les bancs de l’école primaire. Enfin, point d’impatience. Laissons agir le temps, « ce grand sculpteur, » qui arrondit les angles, émousse les pointes, comble les vides, aplanit les obstacles et nivelle les hommes et les choses.


A. DAVIN.

  1. Pêcheries de thon.
  2. Voté récemment par la Chambre.