Les Jacques/01

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Les Jacques

I

1358, époque de sombre destin du peuple de France.

La guerre de Cent Ans prenait haleine, après le désastre de Poitiers où le faible Jean le Bon et nombre de seigneurs s’étaient laissé tomber, tels rats dans un filet, aux mains de l’Anglais.

Désagrégées par l’arrêt de batailles qui s’inscrivent dans l’Histoire comme autant de défaites, privées de chefs prisonniers, les grandes compagnies éparpillaient sur le royaume leurs bandes désordonnées.

Sans solde, rançonneurs par besoin et par métier, se livrant encore, soit entre eux, soit contre les mercenaires anglais, à des escarmouches sanglantes, les rudes compagnons, mettant tout à mal sur leur passage, achevaient de plonger les campagnes dans un désespoir sans merci.

Ce que la Grand’Mort avait épargné traînait une lente agonie.

Pressuré du seigneur et du moine, rançonné du soldat, portant sur sa maigre échine leur triple fardeau, le paysan de ce temps maudit, exhalant sa peine, suait d’ahan, disait-il. Non seulement, il devait payer la dîme coutumière au couvent, au château, mais sa charge s’alourdissait de la rançon du noble maître prisonnier à Londres, de la voracité du reître affamé et brutal à satisfaire.

Un hiver féroce, que suivit un printemps sans douceur, ajouta sa rigueur aux maux des pauvres hères. Il gela si fort que les loups s’enhardirent, venant chercher pâture jusqu’au cœur des hameaux. Ayant laissé seul un court instant le nourrisson qu’elle allaitait, une mère ne le retrouva plus. Folle de douleur, elle put suivre à la piste le chemin, marqué de sang, de la bête affamée.

Par un matin de la fin mars, qu’un soleil pâle ne réchauffait guère, sur un monticule dénudé de la forêt de Coucy, un homme s’allongeait, le ventre collé au sol. Mal protégé de la bise aigre par le mince sayon de toile, à demi-recouvert d’une peau de chèvre si pelée que de rares poils y adhéraient encore, il demeurait immobile. Sa tête, qu’enveloppait un méchant chaperon n’offrant plus nulle couleur précise et d’où s’échappait une mêche de cheveux noirs, était soutenue de ses poings fermés. Des chausses rapiécées couvraient ses mollets maigres.

Le bord de la roche sur laquelle l’homme se trouvait surplombait la vallée, dominant un détour du chemin qui enlaçait la colline, menant vers la plaine.

L’homme contemplait les champs étendus sous ses yeux comme un tapis roux et gris. Au fond de la gorge miroitait une rivière. Quelques masures étaient plantées sur une de ses rives, habitations de pêcheurs, tributaires des sires de Coucy. Un peu plus haut, formant un des angles de la réserve, propriété personnelle de la famille seigneuriale, une demeure presque confortable dénonçait la maison de l’intendant.

De l’autre côté de l’Ailette, comme des champignons sombres, des chaumines basses, s’accotant les unes aux autres, frileusement, semblaient se protéger de l’énorme masse du château fort dont les lourdes tours, assises à même le roc, écrasaient les alentours de leur ombre farouche.

Placé comme il était, l’homme n’apercevait pas le château, mais il sentait peser cette ombre sur sa chétive personne.

À part une chèvre noire, échappée de quelque sabbat, et qui cherchait, au bord du bois, une pitance problématique, l’homme pouvait s’imaginer le seul vivant de la vallée.

Mais le silence fut troué des cris nasillards d’une bande de choucas tourbillonnant, puis une cloche au loin dénonça la présence d’un couvent.

L’homme demeurait insensible. Ce paysage lui était familier depuis l’enfance. Dans une de ces huttes de terre battue, s’écoulait sa misérable existence, et sur ces labours sans troupeaux, il peinait pour arracher au sol une chiche récolte qui ne lui appartenait pas.

Pourtant de ses yeux sombres, au regard vif, comme s’il les avait aperçues pour la première fois, il contemplait les choses avec avidité. Qu’espérait-il y trouver ? Que voulait-il lire, dans ces nuages bleuâtres qui semblaient glacés, autant que l’ambiance où il s’engourdissait.

Il s’y engourdissait à ce point qu’il n’entendit pas un cheval avancer sur le chemin que ses pieds touchaient presque. La bête allait lentement, étant vieille, son cavalier paraissant lourd engoncé de pied en cap dans des fourrures, de sa toque bordée de vair à ses bottes de cuir doublé. Le cheval arriva contre l’homme sans qu’il eut bougé. Ce fut lorsque la bête effarouchée manqua, d’un écart brusque, de désarçonner celui qu’elle portait, que, se retournant, l’homme se redressa.

— Butor ! s’écria le cavalier, qui déjà rouge de froid devint violet de colère, tu as failli me faire jeter bas.

— Oh ! messire de Boisjoly possède trop de science de l’équitation pour choir ainsi qu’un vilain, répondit l’homme d’une voix calme et légèrement railleuse.

Debout, il était de petite taille, mais on sentait que ce corps, maigri de privations, eût pu être svelte et bien pris. Le visage aux traits accentués gardait, dans sa flétrissure prématurée, une expression d’intelligence et d’énergie.

— Insolent ! riposta le cavalier faisant mine de lancer le cheval sur la roche.

— Hé là ! reprit l’homme, prenez garde, messire, la pierre est glissante. Si monseigneur tombait de cette hauteur, il risquerait fort de ne jamais revoir dame Jacqueline.

— Je te retrouverai, marmotta le cavalier, dont la fureur faisait briller les petits yeux gris enfoncés dans une face congestionnée.

Il feignit de hausser les épaules, tourna sa bête comme pour reprendre le chemin, mais sournoisement, penché avec prudence, d’une houssine qu’il tenait il atteignit l’homme au bas du visage. Puis, frappant sa bête, il disparut.

Si prompt et inattendu avait été le geste que l’homme ne songea point à se garer. À se sentir cravaché, un cri de rage lui échappa plus que de douleur, tandis qu’il portait ses mains à son menton, à sa bouche où une vive brûlure lui rappelait l’outrage subi.

Il fit quelques pas rapides, suivant la piste du cavalier, puis se rendant compte de l’inutilité de la poursuite, il revint lentement, la tête basse, sa figure pâle, balafrée d’une ligne rouge, étanchant, du bord de son capuchon les gouttes de sang qui perlaient à sa lèvre tuméfiée.

Comme il dépassait la roche, une voix forte qui lui parut sortir de terre le fit sursauter :

— Hé, hé, voici un seigneur qui manque de douceur dans les manières.

Presque à l’endroit où tout à l’heure il était couché, un individu déroulait autour de sa cheville une bande maculée de boue et de sanie.

L’idée qu’un être humain pouvait s’affirmer le témoin de son humiliation fit affluer une coloration brusque au visage de l’homme.

— Brin de Dieu, reprit le nouveau venu dont l’habillement, très délabré, tenait plutôt du soldat que du paysan, ma jambe ne sert plus guère à me porter. Dis-moi, frère, en quel pays suis-je ici ?

— Sur le fief de Coucy.

— Bon, fit l’homme. Est-ce un des membres de cette haute et illustre famille qui te traita si furieusement tout à l’heure ?

À ce rappel de l’affront dont l’étranger ravivait, semblait-il à plaisir, le souvenir cruel, la fureur envahit le paysan.

— Qui es-tu, toi qui te permets de m’interroger ?

Une grosse face rougeaude, d’énormes moustaches d’un blond fauve, des yeux bleu de lin, composaient à l’inconnu figure de brave homme, mais la partie militaire de son équipement prévenait le paysan contre lui. Un heaume défoncé couvrait à demi sa tête. Sur son torse, une cotte de mailles en lambeaux s’apercevait sous une veste de buffle trouée. Un couteau dans sa gaine pendait à une large ceinture et ses jambes plongeaient dans des guêtres faites de plusieurs matières, tenues de lanières et d’agrafes grossières. À son épaule, pendait un bissac.

Avant de répondre, l’étranger contempla un instant le paysan aux sourcils froncés, à l’air haineux.

— Tu me demandes qui je suis, répondit-il après ce silence hostile, tu le vois… Aïe ma jambe ! Maudite soit l’Angleterre qui me vaut de me traîner par les chemins comme un vieillard goutteux.

— Tu ne me réponds pas, reprit l’homme défiant. Qui es-tu ?

— Malgré que tu me paraisses peu aimable, je consens à te le dire. Je suis un soldat, surnommé Rouge Le Bâtard, qu’on aurait pu, tout aussi bien, baptiser Sans Avoir.

— Un soldat ! répéta d’un ton méprisant le paysan.

Puis, comme pour soulager ce qui s’amassait en lui de douleur et de hargne, il continua :

— Un de ces mauvais garçons qui nous pillent, arrachant de notre bouche le dernier morceau de pain noir, un de ces mille diables ravageant le pays plat et le laissant ras comme une tonsure. Ah ! tu es de ceux-là.

— Oui, riposta placidement Le Rouge. Ne saurais-tu pas de quels autres noms on nous nomme lansquenets, huguenots, pichiquins, écorcheurs et ce n’est pas fini, cela dépend du pays et de l’humeur du jour.

— Tu peux t’égayer de compter parmi ces bêtes fauves ? interrogea le paysan d’un ton dont la violence contrastait avec le calme du soldat.

— Que veux-tu frère, on ne choisit pas toujours son chemin.

— Je te défends de m’appeler frère, riposta le paysan.

— Peut-être as-tu raison, fit toujours placide Rouge Le Bâtard. Mais pour le savoir, si tu me disais ton nom ?

— Qu’est-ce que mon nom peut te faire. D’ailleurs, continua-t-il cédant à un accablement soudain, possédons-nous seulement un nom ! leurs lévriers en ont un, mais nous !

— Tu te trompes, camarade, répondit le soldat se penchant sur sa blessure, il y en a. On m’appelle Le Bâtard, d’autres s’appellent L’Alouette.

À l’entendre, le paysan parut frappé d’une commotion. Sa tête qu’il avait laissé tomber sur sa poitrine, se releva et dans ses yeux fiévreux passa une lueur.

— Pourquoi dis-tu cela ? demanda-t-il presque avec douceur.

— Pour rien, comme ça, répondit le soldat.

Il continuait son sommaire pansement, sans regarder le paysan en proie à une incertitude visible.

— Là, voilà qui va mieux, cet onguent est souverain, la recette m’en fut donnée par un vieux moine. Ils ont du bon quelquefois, les moines.

— Dis-moi, commença le paysan…

Il n’alla pas plus avant.

— Le couvent de Prémontré garde-t-il toujours la châsse de saint Norbert ?

— Bâtard, dis-moi, répéta le paysan se tordant les doigts d’un geste emporté, connaîtrais-tu ?

Rouge le Bâtard rangeait son bissac, indifférent en apparence à l’impatience de son compagnon. Mais tout en rangeant, il se prit à dire, chantonnant comme pour son propre agrément :

— Elle monte du sillon, le matin quand le soleil se lève, puis elle se met à chanter. Elle ne chante pas bien fort, mais bientôt, elle chantera clair, plus haut, plus haut encore.

Dès les premiers mots, le paysan changea d’attitude. Sur son visage se reflétaient des sentiments divers, surprise, doute, espoir. Comme un roitelet fasciné par l’épervier, il se rapprochait du soldat pour écouter mieux, pliant les genoux, s’accroupissant à la fin à côté de lui. Quand il fut prêt à le toucher, il posa ses doigts frémissants sur le bras du soldat, répétant d’une voix étranglée :

— Que dis-tu ? Que dis-tu ?

— Je chante.

— Où as-tu appris cette chanson ?

— De-ci, de-là.

— Toi, un soldat, comment peux-tu la savoir ?

— Partout, frère, il en existe qui l’apprennent.

— Sous cet habit exécré, pouvais-je espérer l’entendre ?

— On n’accomplit pas toujours ce que l’on devrait faire, répondit gravement le soldat. Il faut attendre avant de juger.

Le paysan passa la main sur son front en sueur malgré le froid.

— Tant de misère, dit-il, tant de peine, on est mauvais, le cœur devient de pierre. Et puis tu as vu…

— J’ai vu et je ne te garde pas rancune de ton mauvais accueil. J’ai vu que sur les terres des sires de Coucy la violence est toujours la loi.

— Hélas !… Mais tu ne peux demeurer là. Où vas-tu ?

— Nulle part.

— Veux-tu que nous descendions ensemble, je te conduirai chez un ami.

— Le forgeron Frappe-Fort, peut-être ?

— Tu le connais ? balbutia le paysan.

— Je connais bien des choses, répondit le soldat, finissant de boucler son bissac.

Plus agile que lui, le paysan s’étant relevé, l’aidait à se remettre debout.

— Appuie-toi sur l’épaule de L’Agnelet, dit-il voulant effacer sa défiance de tout à l’heure.

— J’avais soupçon de ton nom, camarade, répondit Le Rouge avec un sourire.

— Tu savais ?

— Son chant montera clair, plus haut, plus haut encore, se contenta de répéter le soldat… Hé, frère, pas si vite, je ne puis te suivre avec ma jambe quasi démolie.

— Oh ! pardonne-moi, frère, dit L’Agnelet, tandis que sur son visage pâle se fonçait la marque pourpre, il y a si longtemps, si longtemps que nous n’apprenions plus rien d’elle. Mais qui donc te parla de L’Agnelet ?

— Je te le conterai quand il sera temps. Le vent emporte parfois plus de paroles qu’il ne faudrait.

— Tu as raison, frère.

Le guidant doucement, l’un soutenant l’autre, ils parvinrent au bord de l’Ailette.

— Ohé ! Le Bancale ! héla l’Agnelet.

— Le Bancale passe encore le bac, il doit être caduc comme Mathusalem, émit le soldat.

— Tu es donc né ici ? faillit questionner L’Agnelet.

Puis se rappelant le conseil du camarade, il se tut.

Une forme noire, clopinante, vêtue d’une souquenille verdâtre en lambeaux, venait vers eux sur l’autre rive et détachait le bac.

— Attends, Le Bancale, émit L’Agnelet au moment de prendre place, que j’appelle Pied Agile.

Par deux fois, L’Agnelet fit entendre un sifflement modulé.

Un bêlement y répondit, et la chèvre qui bondissait sur le versant du côteau vint en cabriolant. Puis sûre d’elle, en personne habituée, elle fut d’un bond dans le bac.

Le Bancale manœuvrait péniblement la gaffe.

— Donne ça, dit Le Rouge, Pâquelette n’est donc plus là ?

À ce nom, Le Bancale tourna vers le soldat sa face large, hébétée, où seul un œil vivait, l’autre étant couvert d’une taie suintante. Un grognement indistinct s’échappa de ses lèvres boursoufflées.

Mais Bâtard Le Rouge ne semblait pas prêter attention à l’émotion presque animale manifestée par Le Bancale. On abordait. L’Agnelet sauta sur la rive en même temps que la chèvre noire. Rouge Le Bâtard réussit sans trop de mal à descendre.

Il paya leur passage d’un denier, disant :

— Au revoir Le Bancale.

Celui-ci, qui attachait le bac, ne répondit pas. Mais longtemps après que L’Agnelet et son compagnon eurent disparu, il était encore là, fixant stupidement le chemin.

Une oreille très fine eût pu entendre dans la poitrine du Bancale, une sorte de râle semblable à un sanglot étouffé, venant mourir en souffle rauque, comme si cet être, d’apparence à peine humaine, eût su pleurer, intérieurement.