Les Juifs allemands et leurs ennemis

La bibliothèque libre.
Revue des Deux Mondes tome 50, 1882
George Valbert

Les Juifs allemands et leurs ennemis


LES
JUFS ALLEMANDS
ET
LEURS ENNEMIS

Le ciel en soit loué ! la violente polémique contre les juifs, qui a fait couler en Allemagne des flots d’encre épaisse et bourbeuse, semble s’alanguir, se calmer, tirer à sa fin. Les scènes de massacre, de viol et de pillage, dont plus d’une province russe a été le théâtre, ont donné à réfléchir. Le sang versé a excité de l’horreur, les pamphlets et les libelles ont causé du dégoût. Ceux qui menaient cette campagne se trouvaient à bout de raisonnemens, de déraisons et d’invectives ; les voix commençaient à s’érailler, les encriers étaient vides, la lassitude est venue. Les mauvaises passions s’épuisent comme les bonnes, et, à la longue, on se fatigue de tout, même de crier raca à son frère.

Il ne faudrait pas croire que cette sorte de guerre intestine, dont il serait facile de renflammer les brandons, se soit allumée par quelque cause fortuite et passagère, par la fantaisie d’un pamphlétaire en quête d’un sujet. Tôt ou tard elle devait éclater ; on pouvait le prévoir sans être prophète. Les juifs allemands, longtemps opprimés ou comprimés, longtemps tenus en tutelle ou en servitude, traités en parias ou en bétail, ont obtenu leur pleine émancipation civile et politique, et, à peine émancipés, ils sont devenus une puissance, au grand déplaisir de beaucoup de gens qui ont des raisons de conscience ou d’intérêt pour ne pas les aimer, et en particulier de tous les maladroits qui ne possèdent pas comme eux l’art de s’enrichir. À la richesse ils ont bien vite ajouté l’influence. Ils forment une infime minorité en Allemagne, et ils sont déjà prépondérans dans les conseils municipaux des plus grandes villes de la Prusse. Ils se sont emparés du journalisme, et tout le monde doit se mettre en règle avec eux, car ils sont les suprêmes dispensateurs du blâme et de la louange, du fait divers et de la réclame. La place qu’ils occupent dans les universités, dans l’ordre des avocats, dans toutes les carrières libérales est absolument disproportionnée à leur nombre. Dés que le parlement leur a ouvert ses portes, ils y ont fait figure ; leurs intérêts y sont représentés par des hommes de loi rompus à toutes les arguties de la chicane, par des orateurs subtils et diserts, par d’habiles manœuvriers. Le gouvernement a tenté de lier partie avec eux, d’obtenir leur concours ; mais ils ne se donnent pas, ils se prêtent au cinquante pour cent, et leur alliance a paru coûteuse.

L’Allemagne, qui les comptait et les pesait, s’est indignée de l’empire qu’ils se permettaient d’exercer. Il semblait que cette puissance nouvelle fût venue en une nuit comme un champignon, et pourtant elle avait été préparée de loin avec cette admirable patience qu’enseignent les longs malheurs et qui n’est pas la moins enviable des vertus israélites. « Qu’on le voulût ou qu’on ne le voulût pas, lisons-nous dans le plus récent écrit d’un fécond publiciste, il devait y avoir tôt ou tard une question des juifs à Berlin. De 1780 jusqu’à nos jours, l’élément hébraïque a joué dans les destinées de cette ville un rôle aussi considérable que la colonie française pendant les cent années qui avaient précédé. Il y a un siècle, les estimables amis de Lessing, Herz et Mendelssohn d’une part, de l’autre les agioteurs Éphraim et Itzig, représentaient les qualités et les défauts du judaïsme, comme le font aujourd’hui les savans professeurs Israélites de notre université et les tripoteurs non moins Israélites de notre Bourse. Qu’on l’étudie dans ses bons ou dans ses mauvais côtés, l’histoire berlinoise du dernier siècle révèle à chacune de ses pages l’influence marquée du judaïsme ; mais les élémens exotiques, déplaisans ou au moins bizarres du caractère juif, ne se sont jamais fait sentir d’une manière aussi pénible que dans les dix années qui viennent de s’écouler. Nous n’entendons formuler ici ni une plainte ni une accusation ; le fait s’explique si bien par lui-même qu’on devrait s’étonner qu’il ne se fût pas produit. Quand on renverse les digues qui ont longtemps resserré un puissant et profond torrent dans un lit trop étroit, il en résulte infailliblement une inondation, et quand une race heureusement douée, très subtile, très rusée et très tenace, a gémi durant des siècles sous une oppression tyrannique, elle déploie à l’instant de la délivrance une puissance d’expansion et d’explosion dont les témoins oculaires peuvent seuls se faire une idée. Les juifs se sont laissé griser par une victoire après laquelle ils avaient longtemps soupiré, et dans l’ivresse on est rarement modeste et réfléchi, prudent et circonspect[1]. » Les nouveaux émancipés doivent en convenir, ils ont manqué de prudence et de circonspection. Ils ont donné libre carrière à leur esprit d’entreprise et d’intrigue, ils se sont mêlés de trop d’affaires, ils ont mené trop grand bruit, ils ont trop fait parler d’eux. Ils s’étaient emparés de la direction du parti libéral, auquel ils ont fourni quelques-uns de ses chefs et la plupart de ses opinions. Les changemens que ce parti a introduits dans la législation ont tourné à leur plus grand avantage, et ils n’en ont point fait mystère. On aurait pu croire que l’empire allemand avait été créé pour leur usage et à leur profit, qu’ils le considéraient comme leur bien, comme leur métairie. Ces opprimés, à peine affranchis de leurs antiques sujétions, se sont mis à parler en maîtres, et leurs convoitises ne se refusaient rien. Il leur semblait que l’huître était bonne, et ils se sont persuadé sans peine que leur destinée était de la manger, que les chrétiens avaient droit tout au plus aux écailles. Bref, ils ont eu le verbe haut, l’insolence du succès et de l’appétit, et un de leurs ennemis a pu dire « que l’Allemagne était en danger de devenir une Palestine sans palmiers. » Ils ont pris aussi trop de plaisir à satisfaire leurs rancunes et leurs haines. Ils ont joué un rôle trop apparent dans toute la campagne du Culturkampf, qui, à proprement parler, ne les regardait pas. Ils ont approuvé et voté avec trop d’allégresse les mesures et les poursuites qui étaient de nature non-seulement à chagriner Rome, mais à inquiéter les orthodoxes protestans. Ils se sont appliqués à brouiller les cartes, à envenimer la querelle, à souffler le feu, à répandre du vinaigre sur de cuisantes blessures. Aussi n’ont-ils pu s’en prendre qu’à eux-mêmes au jour des représailles, et un prédicateur de la cour a eu le droit de leur dire : « Vous vous occupez beaucoup de nos affaires, souffrez que nous nous mêlions un peu des vôtres. » Les intempérances de la haine se paient tôt ou tard, et le bonheur se trouve toujours bien d’avoir une contenance modeste.

Ce qui a dû les consoler de toutes les sottises qu’on leur a dites, des avanies qu’on leur a prodiguées, c’est que leurs ennemis ont gâté leur cause en ne gardant aucune mesure et se sont discrédités par des emportemens, par des violences de polémique tout à fait compromettantes. Quiconque a suivi avec quelque attention les controverses passionnées auxquelles la question des juifs a donné lieu, quiconque, surmontant son dégoût et son écœurement, a pris sur lui de lire ces virulens réquisitoires où le ridicule le disputait souvent à l’odieux, a pu constater à quel point le règne des idées libérales est encore incertain et précaire en Allemagne, combien elles y sont mal assurées contre les accidens, avec quelle facilité on remet en discussion dans ce pays de forte culture des principes qui partout ailleurs semblent acquis à jamais. L’Allemand qui raisonne est le plus raisonnable des hommes, l’Allemand qui a l’esprit de travers a l’impudeur de la déraison, et quand d’aventure il n’aime pas les juifs, il lui en coûte peu de déclarer qu’il faut sans retard les rayer de la liste des électeurs, leur interdire l’entrée de la Bourse, leur défendre d’exercer aucun métier, aucun trafic, aucun commerce sans une autorisation renouvelable d’année en année.

Cependant aucun de ces folliculaires, c’est une justice à leur rendre, n’a proposé de rétablir la loi qui portait que les meubles du juif sont au baron. Aucun d’eux n’a demandé qu’il fût permis de les battre depuis le vendredi saint jusqu’à Pâques, quand ils s’aviseraient de se montrer dans les rues, ou de les pendre entre deux chiens, lorsqu’ils seraient condamnés. En revanche, il s’en est rencontré-plus d’un pour émettre le vœu qu’on les reléguât de nouveau dans leur ghetto, en les contraignant de coudre à la manche de leur habit un lambeau d’étoffe voyante. Les brise-raison qui n’ont pas craint de recommander ce bel expédient ou d’autres pareils aux sérieuses méditations des hommes d’état de Berlin ne sont pas tous des folliculaires de bas étage. Il s’en trouve dans le nombre qui sont des hommes de mérite, capables de raisonner correctement sur tout sujet où leur passion n’est pas en jeu, et même d’écrire une consciencieuse histoire des Hohenstaufen ou de développer avec talent quelque thèse de philosophie optimiste ou pessimiste. Tout récemment, l’Académie des sciences de Paris a reçu un mémoire de hautes mathématiques que les experts, commis au soin de l’examiner, déclarèrent tout d’une voix fort remarquable. Ils s’aperçurent après coup que ce beau mémoire, si bien raisonné, leur était envoyé de Charenton, et il fut constaté, après enquête, que l’auteur était un fou incurable, quoique intermittent. Les fous intermittens ne sont pas rares en France, mais nous sommes tentés de croire qu’il y en a plus on Allemagne que partout ailleurs.

Les juifs ont trouvé de fougueux adversaires dans tous les camps, dans tous les partis. Ils ont été attaqués, honnis, levraudés avec une égale acrimonie par des orthodoxes dont le zèle est amer, par des conservateurs agrariens qui réprouvent les opérations de bourse et ne tiennent en honneur que le commerce des eaux-de-vie, où ils trouvent leur compte, par des libéraux inconséquens, timides ou trop habiles, désireux de tirer leur épingle du jeu, par des libres penseurs et des philosophes plus intolérans que des sacristains. Ils ont essuyé les invectives de M. de Treitschke, qui n’a pas craint de leur signifier qu’ils étaient le fléau, le malheur de l’Allemagne. Ils ont encouru les anathèmes d’un éloquent prédicateur de cour, M. Stocker, qui les accuse de mettre en danger la civilisation chrétienne et la vertu germanique. Toutefois M. de Treitschke a usé de quelque ménagement à leur égard ; il est dans son caractère de mêler l’onction aux amertumes et un peu d’huile d’amandes douces à son vitriol. M. Stocker, lui aussi, s’est imposé une certaine retenue, qui provenait peut-être de son embarras. Pouvait-il oublier que l’ancienne alliance a préparé la nouvelle, que Jésus-Christ est né en Palestine, que les chrétiens chantent encore les psaumes de David ? Les gens qui ne l’aiment pas ont prétendu que ses réquisitoires lui avaient été inspirés moins par la vivacité de ses ressentimens que par un secret calcul. Il a fondé, comme on sait, une secte nouvelle, celle des socialistes chrétiens. Cette entreprise n’a pas eu tout le succès qu’il espérait, et on le soupçonne de n’avoir pris les juifs à partie que pour conquérir la faveur populaire et remplir Berlin du bruit de son nom. Il lui fallait un tremplin, les juifs le lui ont fourni. C’est du moins l’opinion de M. Mehring, ce n’est pas la nôtre. Nous croyons de tout notre cœur à la sincérité de M. Stocker ; son malheur est d’avoir trop de goût pour le métier de démagogue évangélique, et ses entraînemens compromettent ses louables intentions. Il a paru plus d’une fois se repentir d’en avoir trop dit, se reprocher les incontinences de sa langue et de sa plume ; mais le naturel ne tarde pas à reprendre le dessus, et après avoir fait pénitence, il retourne au péché. Que Jéhovah lui pardonne ses incartades en considération du chagrin que lui ont causé les déconvenues de sa campagne électorale à Berlin ! Il y est resté sur le carreau.

Un ennemi des juifs plus atrabilaire que M. de Treitschke, plus féroce, plus irréconciliable que M. Stocker et tout à fait incapable de se repentir jamais des sottises qu’il dit à son prochain, est le terrible et célèbre docteur Dühring. Nous avons eu déjà l’occasion de parler de cet écrivain de grand renom, ancien privat-docent, qui fut révoqué par M. Falk, un peu pour avoir trop vanté « l’incomparable grandeur de Jean-Paul Marat, » et les glorieux exploits humanitaires des communards, mais surtout pour avoir médit avec trop d’aigreur de M. Helmholtz et des plus illustres professeurs de l’université de Berlin[2]. Une partie de la jeunesse, dont il était l’idole, protesta bruyamment contre sa révocation. Elle l’admirait pour sa vie austère et laborieuse, pour l’étonnante variété de ses connaissances, pour l’étendue et la vigueur de son esprit, pour l’âpreté de sa dialectique. Il est l’auteur de nombreux ouvrages qui ont été justement remarqués. Il a écrit une histoire de la mécanique, couronnée par l’université de Goettingue, une histoire de la philosophie, une histoire de l’économie politique et du socialisme. On a dit de saint Jérôme que l’étude était sa passion dominante, que la colère n’était que la seconde. M. le docteur Dühring a pour le moins deux passions dominantes ; on peut douter qu’il étudie avec plus de plaisir qu’il ne se fâche. Il appartient à la race des superbes, et personne ne trouve grâce devant lui. Archimède, comme Descartes, Aristote et Leibniz, comme M. Helmholtz, ont été en butte à ses mépris, et il traite volontiers ses confrères de capacités de troisième ordre, quelquefois aussi d’hallucinés, de charlatans, d’intrigans, de pleutres ou de plagiaires. Cet homme, d’un profond savoir, manque absolument d’aménité. Il a fini par s’attaquer aux juifs, il les a rudement malmenés. Ils auront peine à se laver de tous les crimes qu’il leur impute, ils n’étaient jamais tombés dans des mains si redoutables[3].

Il les accuse d’être d’un bout du monde à l’autre les courtiers du vice, l’agent le plus actif de la décadence des nations. Dès qu’un peuple commence à se gâter, nous dit-il, les juifs s’y mettent et exploitent sa maladie, dont ils font leur profit et leur bonheur. La corruption est leur élément ; les peuples en meurent, les juifs en vivent. M. Dühring, comme M. le pasteur Stocker, est fermement convaincu que c’en serait fait de l’Allemagne et de toutes ses vertus héréditaires ou acquises si elle ne s’occupait au plus tôt, toute affaire cessante, de mettre un terme aux envahissemens d’Israël, de réprimer ses entreprises, de combattre la dépravation qu’il répand partout autour de lui. Qu’on ne lui dise pas que les vices qu’il reproche à cette race maudite sont la suite de la longue oppression sous laquelle elle a gémi. Il tient que les persécuteurs d’Israël ont exercé les droits d’une légitime défense, que leur seul tort est d’avoir été malavisés dans le choix des moyens, de n’avoir pas su trouver les bons remèdes. Il cite Voltaire à ce propos ; il oublie que ce même Voltaire disait aux juifs : « Nous vous avons pendus entre deux chiens pendant des siècles ; nous vous avons arraché les dents pour vous forcer à nous donner votre argent ; nous vous avons chassés plusieurs fois par avarice, et nous vous avons rappelés par avarice et par bêtise ; nous vous faisons payer encore dans plus d’une ville la liberté de respirer l’air ; nous vous avons sacrifiés à Dieu dans plus d’un royaume ; nous vous avons brûlés en holocauste. Vous fûtes des monstres de cruauté et de fanatisme en Palestine, nous l’avons été dans notre Europe. Oublions tout cela, mes amis. » M. Dühring n’est pas homme à goûter cette conclusion. Tout philosophe qu’il soit, il a des haines de prêtre et ressemble à ces bouledogues qui ne peuvent lâcher prise une fois qu’ils ont mordu ; ils ne quittent plus le morceau, ils y laisseraient plutôt leurs dents.

Qu’on n’essaie pas non plus de lui représenter que les pécheurs viennent quelquefois à résipiscence, qu’à force de soins et d’engrais, certains arbres malades unissent par guérir et par donner de bons fruits, que les juifs finiront, eux aussi, par s’amender, qu’à la longue la vertueuse Allemagne leur inoculera l’amour du bien et du devoir, cette sévère et rigide probité qui fut dans tous les temps son partage, que ce précieux levain mêlé à une masse impure ne peut manquer de la sanctifier. M. Dühring a décidé dans sa profonde sagesse que, quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise, les juifs ne seront jamais dignes d’être des Allemands. Il les considère comme une nation dans la nation, comme un état dans l’état, comme d’incorrigibles sémites, comme l’éternel étranger, comme des nomades qui n’auront jamais de patrie. Le pis est que ces nomades ont conclu avec leur Dieu un marché en forme, qu’en retour de l’obéissance qu’ils lui ont jurée, il s’est engagé à livrer leurs ennemis à leur discrétion, en leur laissant le choix de les exterminer ou de les rançonner. « L’Éternel, s’écriait le psalmiste, nous a choisi notre héritage, car il nous aime, et il rangera les peuples sous nous, il mettra les nations sous nos pieds. » Opprimez les juifs ou ils vous opprimeront, voilà le premier article de la morale de M. Dühring.

Si quelque candide israélite s’avisait de lui dire que ses coreligionnaires ne réclament après tout que leur part des biens communs, l’usage des libertés publiques, l’égalité devant la loi, il lui répondrait comme Pascal aux bons pères : Mentiris impudentissime. Les peuples, nous dit-il, font toujours leurs dieux à leur image, et Jéhovah a toujours été le plus ambitieux, le plus insociable, le plus usurpateur de tous les dieux. Il ne tenait qu’à lui de traiter à l’amiable avec les dieux des Cananéens, avec Baal et Astarté, avec Dagon et Derketo, de vivre en de bons termes avec eux, de leur faire leur part dans le gouvernement du monde. Il ne s’est prêté à aucun accord, à aucune transaction ; il a déclaré arrogamment qu’il n’y avait que lui, que le ciel et la terre lui appartenaient, et il n’a pas eu de repos qu’il ne se fût assuré le monopole de la divinité. Aussi insociables, aussi intolérans, aussi usurpateurs que leur Dieu, continue M. Dühring, les juifs ont comme lui la fureur du monopole. Quand ils réclament l’égalité, ne les croyez pas, c’est à la domination qu’ils aspirent, et la seule liberté dont ils se soucient est le droit de tyranniser, de pressurer, d’exploiter à leur guise et les philosophes et les chrétiens. « Je ferai de tes ennemis l’escabeau de tes pieds, » leur a dit Jéhovah. Jusqu’à la consommation des siècles, ce sera leur mot d’ordre et leur devise.

De toutes les annales du peuple élu M. Dühring n’a voulu retenir que deux choses, qui lui pèsent lourdement sur le cœur. Il aime à se souvenir qu’avant de partir pour leur voyage dans le désert, les enfans d’Israël ont eu bien soin d’emprunter aux Égyptiens leur argenterie et qu’ils ne l’ont jamais rendue. « C’est en Égypte, nous dit-il, que naquit la question des Juifs, et c’est ainsi qu’ils ont débuté dans la vie. Tels ils étaient, tels ils sont encore aujourd’hui. » M. Dühring est bien dur, il devrait considérer qu’il est vraiment un peu tard pour faire restitution à Pharaon. Une autre histoire qui a laissé une trace ineffaçable dans sa vive imagination est celle de la reine Esther. Il ne peut oublier que par sa beauté dangereuse elle s’empara du cœur d’Assuérus et qu’elle se fit donner par son maître et seigneur la maison d’Haman, après l’avoir fait pendre à un gibet haut de quinze coudées. La mémoire d’Haman est demeurée infiniment chère à M. Dühring, qui mène encore son deuil. A vrai dire, ce grand homme avait médité le massacre des Israélites et la pendaison de Mardochée ; mais M. Dühring répond que cela faisait honneur à sa prévoyance. Ce fatal événement. est toujours présent à son esprit et l’empêche de dormir, il y revient à cinq ou six reprises dans son livre. Il revoit sans cesse ce gibet, l’iniquité triomphante, les grâces funestes de la reine Esther attirant dans ses blanches mains le sceptre d’or d’Assuérus, et le rouge de la colère lui monte aux joues. Il ne dit pourtant pas : « Massacrons les juifs ou ils nous massacreront. »

Les plus grands philosophes ont leurs inconséquences. Quelque admiration qu’il professe pour Jean-Paul Marat et quoiqu’il reproche aux hommes de la commune de n’avoir pas égalé ce sublime modèle, quoiqu’il les accuse d’un excès de scrupules, d’une sensibilité romanesque qui les a empêchés de tailler dans le vif et d’exercer dans toute sa rigueur la sainte justice du peuple, le docteur Dühring ne laisse pas d’avoir comme eux quelques scrupules, et comme eux il recule devant certaines extrémités. Il ne demande pas deux cent mille têtes ; à proprement parler, il ne veut la mort de personne. Il souhaite seulement que tous les gouvernemens civilisés forment entre eux une sainte alliance, une vaste ligue internationale contre la race maudite, qu’ils adoptent d’un commun accord toutes les mesures nécessaires pour l’atteindre dans son accroissement comme dans sa richesse, pour la mettre hors d’état d’exercer aucune influence dans la société. Le salut public exige qu’elle soit assujettie à un régime spécial ; le bonheur des peuples, l’avenir de l’Allemagne, sont à ce prix. Les lois d’exception n’ont rien qui répugne à ce libre penseur. En vain lui alléguerait-on des raisons d’humanité et de tolérance civile ; il déclare qu’on ne doit pas la tolérance aux intolérans, qu’elle n’est faite ni pour les jésuites ni pour les juifs. Il se pique cependant d’être libéral, il s’en explique dans quelques pages fort entortillées, et la conclusion qui s’en dégage est que la seule liberté qui mérite d’être garantie est la liberté du bien. Il va sans dire que le bien est ce qui convient au docteur Dühring, que le mal est ce qui lui déplaît. Nous connaissons de vieille date cette théorie et ce genre de libéralisme. Il a fleuri jadis en Espagne, c’était celui des inquisiteurs chargés d’extirper les infidèles, de rechercher exactement les hérétiques et de les brûler à petit feu, pour prévenir la contagion. Il est curieux de constater que, dans la seconde moitié du XIXe siècle, un philosophe allemand se contente d’être libéral à la façon « d’un rechercheur anthropokaie. »

Parmi les mesures d’exception que M. Dühring recommande à la sérieuse attention des gouvernemens, il en est quelques-unes qui avaient été proposées avant lui, il en est d’autres où se révèle toute l’originalité de son génie. Avant le docteur Dühring, M. Stocker, prédicateur de la cour, avait insisté pour qu’on réduisît le nombre des avocats et des juges qu’Israël fournit au royaume de Prusse et pour qu’on expulsât ses instituteurs de toutes les écoles communes. Mais M. Stocker, malgré la fertilité de son esprit inventif, ne s’était pas avisé de demander que dorénavant l’usage de la presse quotidienne fût interdit aux juifs, que tout propriétaire et même tout rédacteur de journal fût tenu d’établir, pièces en main, qu’il appartient à une famille dans les veines de laquelle depuis trois générations au moins il n’est pas entré une goutte de sang israélite. Cela s’appellera la preuve des trois quartiers, et les effets bienfaisans ne tarderont pas à s’en faire sentir. L’étable sera balayée, le foyer de pestilence sera supprimé. Les gazettes berlinoises, putrifiés des miasmes délétères et putrides qui les infectaient, prêcheront désormais dans leurs colonnes la vertu la plus austère et répandront abondamment sur le monde tous les trésors de la conscience germanique.

Ceci n’est rien ; pour vaincre ses ennemis, il faut leur ôter le nerf de la guerre. La haute banque juive, qui de siècle en siècle a perfectionné l’art de pressurer les chrétiens et de convertir leurs sueurs en une pluie d’or qu’elle recueille dans ses coffres jour par jour et goutte à goutte, la haute banque juive qui gouverne aujourd’hui les rois et les peuples est le boulevard, la forteresse d’Israël ; tant que cette impure Sion sera debout, il se rira de Sennachérib. On a supprimé beaucoup d’ordres ecclésiastiques, on a confisqué les biens des églises et des couvens, et cependant on s’accommode plus facilement du gouvernement des moines que de l’insolente domination d’une race étrangère, qui joint la haine à l’appétit. « Après avoir été sans pitié pour la main-morte, s’écrie M. Dühring, sera-t-on plus clément pour la main qui tue ? » On n’a fait de l’Allemagne un état vraiment moderne qu’en médiatisant beaucoup de prélats, beaucoup de ducs, beaucoup de petits princes. Ils étaient moins dangereux pour la patrie allemande que les princes de la finance juive. Ce sont ces nababs monothéistes et monophages qu’il importe surtout de médiatiser, et le premier devoir de l’étal, s’écrie encore M. Dühring, est de leur imposer des curateurs chargés de surveiller, au besoin de diriger toutes leurs opérations de banque. Ces curateurs seront des fonctionnaires officiels, triés sur le volet, et on avisera aux moyens de les mettre à l’abri de toute tentative de corruption. Ce ne sera là qu’une mesure préparatoire, il faudra bientôt en venir à placer toute maison juive possédant un certain chiffre de fortune sous la surveillance de l’état, qui sera de moitié dans l’administration de ses affaires. « Un homme, ajoute-t-il, qui gouverne des centaines de commis et dispose de tout un personnel d’employés n’est plus un simple particulier et il n’a plus le droit d’agir en son propre et privé nom ; quand cet homme est un juif, la société est tenue de lui imposer son contrôle et d’avoir l’œil et la main dans ses comptes-courans. » MM. de Rothschild consentiront-ils à se laisser médiatiser par le docteur Dühring ? S’ils n’y consentent pas, que fera le docteur ? Qu’ils appréhendent ses coups de tête ! Platon était un jour en train de rêver et il contait ses songes à ses disciples. Quand il eut cessé de parler, l’un d’eux lui dit : « Et puis vous vous réveillâtes ? » M. Dühring est un rêveur qui ne se réveillera jamais.

Nous doutons que la violente polémique dirigée de toutes parts contre les juifs allemands leur ait jamais causé de bien vives inquiétudes. Quoique le gouvernement prussien n’ait rien fait pour les rassurer, pour leur mettre l’esprit en repos, ils n’ont pu craindre que les lois d’exceptions préconisées par certains prédicateurs de cour et par certains philosophes eussent aucune chance d’être adoptées. Grâce à Dieu, comme on l’a dit, il est quelquefois plus facile d’écrire une sottise que de la faire. Les choses sont restées dans l’état, les droits des juifs ont été respectés. Ils en ont été quittes pour essuyer des lardons et des injures auxquelles ils ont répondu de leur mieux. Ils ne sont pas demeurés en reste, ils ont rendu trait pour trait, brocard pour brocard, affront pour affront, et ils ont manqué d’excellentes occasions de se taire. Ils n’ont pas usé dans cet orageux conflit de cet esprit de conduite, de cette mansuétude tenace, de cet entêtement dans la patience, qui ont fait si souvent l’admiration et le désespoir de leurs ennemis. Dans un roman fort remarquable que George Eliot a consacré à leur gloire et qui vient d’être traduit en français[4], l’illustre écrivain a peint avec une amoureuse complaisance un certain Mordecaï qui possède toutes les qualités de sa race, l’inaltérable patience « et cette souplesse du génie hébreu pour qui la difficulté ne signifie pas autre chose qu’un moyen nouveau à trouver. » Ce Mordecaï est le plus doux, le plus inoffensif, le plus renfermé et le plus méprisant des hommes. Quand on vient le déranger dans ses méditations et dans son silence, il se roule en boule comme une chenille et il attend que l’insulteur ait passé, que les vents du ciel aient balayé l’insulte.

Le secret de la patience est la foi, et Mordecaï est un croyant : « Que mon cœur, dit-il, demeure dans la pauvreté ! Que mes mains soient celles d’un ouvrier ! mais que mon âme soit un temple de souvenirs, dans le sanctuaire duquel repose l’espérance ! » Il se console de tout par d’audacieuses visions. Il a conçu le projet de rendre la Palestine à son peuple : « Nous possédons en nous un fond de sagesse assez grand pour inventer une politique juive nouvelle, aussi simple, aussi forte, aussi juste que l’ancienne, pour instituer une république où régnera la sainte égalité. Alors notre race aura comme un centre organique, comme un cœur et un cerveau ; le juif insulté aura une défense dans le concert des nations comme l’Anglais ou l’Américain outragé. Le monde y gagnera autant qu’Israël, car il y aura à l’avant-garde de l’Asie une communauté libre qui possédera les sympathies de toutes les grandes nations, une terre où s’arrêteront les inimitiés, un terrain neutre pour l’Orient comme la Belgique pour l’Occident. »

Nous ne croyons pas que les Mordecaï soient nombreux, qu’il se trouve beaucoup de juifs pour soupirer encore après la terre promise, après ses montagnes pierreuses, ses vignes et ses oliviers. Depuis longtemps ces exilés ne maudissent plus Babylone. On ne les voit plus errer tristement le long des fleuves et suspendre leurs harpes aux branches pliantes des saules ; on ne les entend plus s’écrier : « Si je t’oublie, Jérusalem, que ma droite s’oublie elle-même ! que ma langue se colle à mon palais ! » Ils se sont attachés au pays des gentils, leurs affaires y prospèrent et leurs cœurs y ont pris racine. C’est une si bonne chose que la civilisation, même un peu faisandée ! Personne n’en savoure comme eux les commodités et les douceurs. Il leur serait glorieux sans doute de fonder une république de l’Anti-Liban ou une Belgique orientale gouvernée par des prophètes ; mais sans parler des objections du Grand-Turc, leur entreprise souffrirait bien des difficultés. La théocratie n’est plus un gouvernement à la mode, et rien ne ressemble moins à un Belge qu’un prophète.

Dans son éloquent et curieux roman, George Eliot a eu soin d’opposer à la figure mystique de Mordecaï celle d’un autre israélite, nommé Gidéon, qui condamne ses ambitieux desseins et se raille de ses espérances. Ce Gidéon, opticien aux cheveux roux, se pique d’être un juif parfaitement raisonnable. Il ne désire pas que les enfans d’Abraham se fassent baptiser, mais il leur souhaite de se fondre par degrés dans les nations qui leur accordent non-seulement l’hospitalité, mais par surcroît la tolérance et tous les droits du citoyen. Il aimerait tout autant, quant à lui, que ses enfans épousassent des chrétiens que des hébreux ; il tient pour cette vieille maxime que la patrie d’un homme est le pays où il est heureux. « Au lieu de fonder une théocratie nouvelle sur les bords du Jourdain, répond-il à Mordecaï, élaguons les rites, les vaines observances, les légendes surannées, toutes les superstitions de nos pères, et notre religion deviendra la plus simple de toutes les religions ; elle ne sera plus une barrière, mais un trait d’union entre nous et le reste du monde. » Mais à son tour l’horloger Pash, petit homme noir très déluré et triplement juif, lui répond avec quelque ironie : « Oui, Gidéon, à force de tout élaguer, notre religion deviendra aussi unie que le bois d’une pique. Arrachez l’arbre jusqu’à la racine, enlevez les feuilles et l’écorce, rasez les nœuds, polissez-le du haut en bas, et après cela mettez-le où il vous plaira, il ne repoussera plus ; vous pourrez en faire un manche à balai ou le brûler dans un feu de copeaux. » Ce Pash nous semble être un homme de bon conseil, et Gidéon est un rêveur aussi bien que Mordecaï. Quand il aura tout élagué, tout émondé, tout supprimé, les observances, les légendes, les miracles, tout ce qui fait que Jéhovah ne ressemble pas au premier dieu venu et que la religion qui lui plaît diffère d’un insipide déisme, que restera-t-il ? Bien peu de chose. Qu’un juif raisonne, rien de mieux ; mais le jour où il deviendra tout à fait raisonnable, sera-t-il encore juif ? Décidément Pash a beaucoup de bon sens, et il parle d’or. La différence est grande entre un arbre et un manche à balai. Les arbres ont des racines, les manches à balai n’en ont pas, et à vrai dire, ils s’en passent.

La polémique contre les juifs n’aura produit que des résultats médiocres ou à peu près nuls. Selon toute apparence, M. le pasteur Stocker ne réussira pas à les expulser de la magistrature et des écoles ; M. le docteur Dühring parviendra difficilement à médiatiser la haute banque israélite et à mettre MM. de Rothschild en curatelle. Nous sommes convaincus aussi que Mordecaï ne partira pas pour les bords du Jourdain, que la Belgique restera où elle est, que, de son côté, Gidéon renoncera à tout élaguer et à rendre sa religion aussi unie que le bois d’une pique. Ce qu’on peut présumer, c’est qu’avec les progrès de la vraie tolérance et des idées libérales, le judaïsme cessera de jour en jour d’être une patrie, il ne sera plus qu’une religion.

Avant peu, les juifs de Francfort et de Berlin, quoi qu’en dise le docteur Dühring, deviendront d’aussi bons Allemands que les juifs de Bordeaux et de Paris sont devenus d’excellens Français. Cela ne les empêchera pas de rester juifs, et les gens sensés ne s’en plaindront point. Il est bon qu’il y ait dans un pays des minorités influentes dont on respecte les droits ; il est bon que leur importance soit disproportionnée à leur force numérique ; il est bon qu’une nation ne soit pas gouvernée exclusivement par cette force souvent aveugle, toujours brutale, qu’on appelle le nombre. Façonner toutes les têtes sur le même patron, couler toutes les âmes dans le même moule, mettre de niveau tous les esprits, pousser jusqu’à la fureur le goût de Péquerre et du fil à plomb, jusqu’au fanatisme le culte de l’ordonnance et la religion de la symétrie, tirer les sociétés au cordeau et rectifier sans cesse l’alignement, tel est sans doute l’idéal d’un homme d’état chinois, mais, n’en déplaise aux mandarins de Berlin et de Paris, l’Europe n’est pas encore la Chine.


G. VALBERT.


  1. Herr Hofprediger Stacker der Socialpolitiker, eine Streitschrift, von Franz Mehring ; Bremen, 1882.
  2. Voyez la Revue du 1er septembre 1877 : une Révocation à l’université de Berlin.
  3. Die Judenfrage, von Dr. E. Duhring ; Karlsruhe und Leipzig, 1881.
  4. Daniel Deronda, par George Eliot ; traduction de Ernest David ; Calmann Lévy, 1882.