Les Juifs et l’Antisémitisme/03

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Les Juifs et l’Antisémitisme
Revue des Deux Mondes3e période, tome 106 (p. 363-407).
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LES
JUIFS ET L'ANTISEMITISME

III.[1]
PHYSIOLOGIE ET PSYCHOLOGIE DU JUIF.

Nous avons vu de quels élémens ethniques, sous quelles influences physiques et morales, il s’était reformé, dans la séquestration du ghetto, une race juive, produit artificiel du code rabbinique et des lois du moyen âge. Cette race nouvelle et antique à la fois, essayons d’en esquisser la psychologie ; et, comme en ce siècle, épris de formules scientifiques, il n’est plus de mode d’isoler l’âme du corps, commençons par en faire la « physiologie. » Aussi bien toutes deux se tiennent, et l’une explique l’autre.

Le juif porte dans sa chair, et jusque dans son âme, la trace des outrages endurés pendant quinze siècles. Il a effacé de son épaule la tache de la rouelle jaune, il n’a pu toujours laver son front des stigmates du ghetto. Il en reste marqué. Rappelons-nous la vie qui lui a été faite et l’éducation qui lui a été donnée par ses maîtres chrétiens ou musulmans. Représentons-nous d’abord la maison où il a été élevé. Presque partout, elle a déjà disparu. Nos enfans ne connaîtront pas « la rue aux Juifs. » Les derniers restes de la classique Judengasse de Francfort ont été rasés. Le tortueux dédale du ghetto de Rome, avec la piazza Giudea et la via Rua, est tombé sous la pioche italienne, au grand regret des pauvres Ebrei. Ils y avaient vécu si longtemps ! ils étaient faits à ses vicoli infects. Pie IX, en en abattant les murs, leur avait en vain octroyé le droit d’en sortir. Bien peu en avaient profité. Beaucoup ont pleuré d’en être chassés pour faire place aux futurs quais du Tibre ; ils n’ont pu trouver, dans la vieille Rome ou la nouvelle, de logemens aussi sordides et aussi peu coûteux. Ce ghetto de la rive gauche du Tibre, je l’avais parcouru bien des fois, depuis une trentaine d’années. Les ruelles étaient étroites, sombres, fétides ; les maisons hautes, vieilles, délabrées, branlaient de vétusté. A l’acre odeur de l’immondezzaio du coin se mêlaient les fades émanations des boutiques de fripiers. Par la porte, sur le pas de laquelle des femmes de tout âge ravaudaient de vieilles loques, se distinguaient à peine, dans l’ombre, des pièces basses et étroites, sans jour et sans air, où grouillaient entassées des familles entières. Le ghetto pontifical, relativement moderne, n’était ni le plus repoussant, ni le plus malsain. Loin de là ; la Rome papale s’était, presque toujours, fait honneur d’être hospitalière aux Hébreux. Son ghetto aurait fait honte à bien des juiveries de l’est ou du centre de l’Europe. Aujourd’hui même, allez en Russie, à Berditchef ou à Vilna, vous trouverez pis[2].

De pareils taudis ne pouvait sortir une belle race. La race, en effet, n’est ni belle ni forte, quoiqu’elle ait, de tout temps, porté de pâles et rares fleurs de beauté, comme pour montrer ce qu’eût pu donner le vieux tronc de Jacob avec de l’air et du soleil. — La race n’est pas belle. « Comment, me demandait une jeune fille de la Petite-Russie, vous inquiétez-vous de ces horribles juifs ? Ils sont si laids qu’ils méritent tous leurs maux. » Montesquieu, plaidant ironiquement pour l’esclavage, disait des nègres : « Ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre. » J’ai entendu des femmes du monde faire la même réflexion du nez crochu des juifs. Leur laideur est un des secrets griefs pour lesquels ils ont tant de femmes contre eux. — La race n’est pas forte. Le juif, — dans les grandes juiveries de l’Est surtout, — est souvent petit, maigre, malingre ; il a l’air chétif et souffreteux, étriqué et étiolé. Ne vous y trompez pas cependant : sous cette apparence frêle se cache une vitalité intense. On pourrait comparer le juif à ses maigres actrices, aux Rachel ou aux Sarah, qui crachent le sang et semblent n’avoir que le souffle, et qui, une fois sur la scène, déploient une vigueur et une énergie indomptables. La vie, chez lui, a des ressources latentes.

Aucune race ne présente moins l’aspect de la force, et aucune n’offre plus de résistance au mal. C’est que, pour l’âme, comme pour le corps, au moral aussi bien qu’au physique, le juif est le produit d’une sélection, et d’une sélection de deux mille ans, la plus rigoureuse et la plus douloureuse à laquelle êtres vivans aient jamais été soumis. S’il y a des rangs dans la souffrance, a dit un des siens, Israël a la prééminence sur toutes les nations[3]. Tout ce qui était trop faible, d’âme ou de corps, a été éliminé par la mort ou par le baptême. Israël a été comme une famille dont, à chaque génération, les enfans auraient en naissant été exposés. De là, chez le juif, une endurance au mal, une capacité de souffrance sans égale peut-être dans l’histoire. Mais l’épreuve a été si longue et si rude qu’Israël s’en ressent toujours. Il en est encore parfois tout courbé et comme brisé.


I

Quand on songe à la singularité des conditions d’existence longtemps faites aux juifs, on ne s’étonne point que, pour le physiologiste ou pour le statisticien, le juif présente certaines particularités. Un premier fait, de nature à surprendre : le juif vit plus longtemps que le chrétien. Ce petit juif, au corps frêle et à la mine souffreteuse, semble souvent réunir deux choses en apparence contradictoires : la précocité et la longévité. Pour la longévité, — plus facile à constater, — il n’est guère de doute. Le fait est si constant qu’en certains pays, en Amérique, par exemple, les juifs sont les cliens les plus recherchés des compagnies d’assurances sur la vie. Presque partout, là, du moins, où les lois ne s’appliquent pas à leur rendre l’existence impossible, la vie moyenne est sensiblement plus longue chez les juifs que chez les catholiques, les protestans ou les orthodoxes. Et cela n’est pas seulement vrai des israélites français et des pays comme la France, où les juifs appartiennent surtout aux classes aisées. Il en est de même des juifs pauvres d’Allemagne, de Hongrie, d’Angleterre, de Roumanie[4]. Il en est de même, semble-t-il, des juifs d’Amérique. J’ai sous les yeux les premiers résultats du dernier recensement des États-Unis en 1890. D’après le Census américain, les chances de vie de l’enfant, au moment de sa naissance, ce que le Census appelle : expectation of life, seraient, dans les familles israélites, de 57 ans, et dans les familles chrétiennes, américaines ou anglaises, de al ans. Un petit juif de 10 ans aurait en moyenne devant lui 50 ans d’existence, et un chrétien du même âge 37 ans seulement. En outre, contrairement aux lois habituelles de la statistique, les chances de vie, chez les juifs, seraient plus grandes pour les hommes que pour les femmes[5].

Autre fait d’un égal intérêt : le juif, d’habitude, multiplie plus rapidement que ses voisins chrétiens. C’est encore là une observation d’un caractère général ; elle comporte peu d’exceptions, et les exceptions s’expliquent par des circonstances exceptionnelles. La population juive a beau être sans cesse réduite par des conversions sincères ou des défections intéressées, presque partout, nous l’avons déjà signalé, le nombre des juifs est en augmentation, et avec le nombre des juifs, la proportion des juifs aux chrétiens. Au premier abord, on serait tenté d’attribuer cet accroissement à la fécondité juive. Israël a toujours pratiqué le : Croissez et multipliez. Cela a été une de ses grandes forces.

En Orient, dans l’est même de l’Europe, là où les lois ou coutumes rabbiniques sont demeurées en honneur, les juifs se font toujours un devoir de se marier jeunes et d’avoir de nombreux enfans. « J’ai vingt-cinq ans, et mon grand-père regarde comme un scandale que je ne sois pas encore père de famille, » me disait, il y a quelque dix ans, un juif de Kovno. D’après la tradition, les parens, pour marier leurs enfans, attendaient seulement qu’ils eussent l’âge nubile, et la casuistique talmudique était peu exigeante sur les signes de la puberté. Salomon Meimon, le petit rabbin philosophe du XVIIIe siècle, était marié, avant onze ans, à une fille du même âge, et comme, à douze ans, il n’avait pas d’enfant, sa belle-mère le soupçonnait d’avoir été noué par une sorcière. On voyait fréquemment des ménages où les deux époux ne comptaient pas trente ans, à eux deux. C’était une manière de préserver les jeunes israélites du libertinage. Ces ménages d’époux enfans, qui vivaient chez leurs parens, entretenus par eux, deviennent rares. Les difficultés de la vie, le service militaire, l’influence des mœurs modernes retardent, de plus en plus, l’âge du mariage, chez les juifs comme chez les chrétiens. Parmi les juifs d’Occident, ces unions précoces sont déjà entièrement passées d’usage. Israël, à cet égard encore, subit l’ascendant de nos exemples. Comme il lui arrive souvent, en se conformant à nos habitudes, il renchérit même sur nous. Contrairement à toutes les traditions et aux anciennes règles rabbiniques, les juifs, dans la plupart des pays de l’Europe et de l’Amérique, se marient plus tard que les chrétiens.

Autre chose que je ne voulais pas croire : presque partout, aujourd’hui, les juifs ont, proportionnellement, moins d’enfans que les non juifs. En revanche, presque partout, ils perdent sensiblement moins d’enfans. De cette façon, avec une natalité inférieure, l’accroissement de la population israélite est plus rapide que celui de la population chrétienne. L’excédent des naissances sur les décès est plus grand chez les juifs[6]. La différence, en certains pays, est considérable, même là où les familles juives et les familles chrétiennes sont presque également nombreuses, en Roumanie, par exemple[7]. Aux États-Unis d’Amérique, l’avantage des israélites serait non moins marqué qu’en Roumanie[8]. L’inégalité, au profit des juifs, n’est pas la même dans tous les pays ; mais elle se retrouve chez presque tous. Les juifs ont ainsi, sur leurs compatriotes d’autres cultes, une double supériorité : ils croissent plus vite et ils croissent à moins de irais. Ils amènent à l’âge adulte un plus grand nombre d’hommes en mettant au monde un moindre nombre d’enfans. On dirait que, en habiles calculateurs, ils ont résolu d’instinct l’épineux problème de la population, de la façon la plus utile à eux-mêmes et la plus agréable aux économistes.

Nous sommes tentés d’attribuer cette supériorité des israélites à la diffusion de l’aisance parmi eux. L’explication est insuffisante, car les juifs pauvres d’Angleterre, d’Allemagne, de Hongrie ont aussi, à cet égard, l’avantage sur leurs voisins baptisés. On ne saurait cependant voir là un fait de race, d’ordre purement physiologique ; il tient sans doute uniquement aux mœurs, à l’esprit de famille des juifs, au dévouaient des parens, aux soins donnés par la mère à ses enfans, et aussi, à la chasteté du lit conjugal, aux prescriptions de la loi, aux égards et au respect du mari pour la santé de sa femme. Il est remarquable que les privilèges « biostatiques » des juifs commencent dès avant la naissance : les israélites comptent partout beaucoup moins de mort-nés que les chrétiens[9]. Autre fait du même ordre et également à l’honneur des juifs : on relève parmi eux notablement moins de naissances naturelles que parmi les catholiques ou parmi les protestans, et cela quoique les juifs habitent de préférence les villes. Or chacun sait que, dans les villes, le nombre des enfans naturels est incomparablement plus élevé que dans les campagnes. C’est là un point sur lequel la supériorité des juifs et des mœurs juives est incontestable.

Terminons, à cet égard, par une observation générale. On a remarqué que les différences « biostatiques » entre les juifs et les chrétiens vont en diminuant, à mesure qu’on avance de l’Est à l’Ouest, — des pays où les juifs vivent isolés aux contrées où ils se mêlent aux autres habitans. De même, en Amérique, les rédacteurs du Census Bulletin font observer que plus se prolonge le séjour des juifs en Amérique, et plus le taux moyen des naissances et des décès tend, chez eux, à se rapprocher de la moyenne générale des États-Unis. En d’autres termes, des deux côtés de l’Atlantique, les particularités qui distinguent les juifs tendent à s’atténuer avec l’assimilation des juifs à la population environnante. Plus ils prennent les mœurs et les coutumes des goïm, moins ils s’en distinguent, dans leur corps et dans leur âme. Ils se feraient tous baptiser que, au bout de deux ou trois générations, le statisticien ne trouverait, chez eux, rien de singulier. Au fond de toutes les différences entre eux et leurs voisins, on retrouve toujours la loi, la Thora.

Et, en effet, les avantages que la statistique relève chez les juifs doivent, pour une bonne part, être imputés à leur religion et à leurs rites. Israël serait toujours fidèle à la Thora que sa supériorité sur « les mangeurs de porc » serait encore plus manifeste. On a observé, en plusieurs pays, que les juifs semblaient posséder une immunité vis-à-vis de certaines maladies infectieuses. Le fait a été parfois si bien constaté qu’il est difficile à nier. Ces immunités, elles nous paraissent tenir surtout aux observances de la loi, particulièrement aux règles sur la pureté corporelle et la pureté de la nourriture. La loi a, pour Juda, une valeur prophylactique ; il faut toujours se rappeler quelle place elle fait au corps. Certains modernes rabaissent la morale à n’être plus qu’une sorte d’hygiène. Ce n’est certes pas ce que fait la loi donnée au milieu des éclairs sur le Sinaï ; mais, dans la pratique, la loi et le code rabbinique aboutissent presque au même résultat que la morale positive, — et cela avec autrement d’autorité. Le judaïsme a mis la foi au service de l’hygiène ; il a fait tourner la piété au profit de la santé. La Thora voulait faire d’Israël un peuple sain et saint, sanus et sanctus ; les deux idées sont, pour elle, étroitement liées. Aucune religion n’a pris pareilles précautions contre les maladies et contre les épidémies. A cet égard, les prescriptions de la Thora ou du Talmud se rapprochent singulièrement de celles que nos académies de médecine voudraient faire consacrer par les lois civiles.

Les règles minutieuses de la loi sur la chair des animaux destinés à l’alimentation de l’homme ont longtemps paru puériles. Et voici que, après trois mille ans, nos physiologistes sont venus venger la Bible. La Thora a la science pour elle. On dirait que le rédacteur du Pentatenque a pressenti M. Pasteur. « Moïse, affirmait un juif polonais, avait découvert la trichine : c’est pour cela qu’il a prohibé la viande de porc. » Le fait est que la plupart des animaux déclarés impurs par le Lévitique, le porc, le lièvre, le gibier, les mollusques, les crustacés, sont aujourd’hui interdits pour nombre de maladies, pour les maladies de peau notamment. Encore faut-il faire la part du climat de l’Orient, où de pareilles maladies ont été de tout temps si fréquentes. « On pourrait presque soutenir, me disait un médecin, que le législateur des Hébreux connaissait la tuberculose, tant il prend de précautions contre elle. Il avait deviné, trente siècles avant nous, que la phtisie peut se transmettre des animaux à l’homme. » C’est ainsi que le Shohet, le sacrificateur israélite, doit écarter tout animal qui, à l’autopsie, présente la plus légère adhérence de la plèvre ; on insuffle, pour les vérifier, les poumons des bêtes égorgées.

Si nos abattoirs étaient sous la surveillance du shohet juif, nul doute que la fréquence des maladies ne diminuât et que la moyenne de la vie ne fût allongée. Au lieu de demander aux israélites de renoncer à leurs boucheries et à la distinction des viandes kacher et terefa (pure et impure), nous ferions mieux de la leur emprunter[10]. Si l’abandon des pratiques de la loi n’eût été la condition de l’expansion du christianisme, on se prendrait à regretter que les controverses de l’Église primitive sur les observances rituelles n’aient pas abouti au triomphe de la loi et des judéo-chrétiens. Certains hygiénistes anglais ou américains ont demandé aux administrations civiles d’imposer à toutes les boucheries l’adoption, au moins partielle, des coutumes israélites[11]. Le progrès, pour nous chrétiens, serait, en pareille matière, de revenir, après deux mille ans, aux pratiques des anciens Hébreux. Par malheur, la loi est si exigeante sur la santé et la beauté des animaux qu’il est malaisé d’en appliquer toutes les prescriptions à nos abattoirs. Ce serait renchérir démesurément le prix de la viande, partant en restreindre la consommation. Toute blessure, toute fracture, toute trace de maladie ancienne ou récente, est une impureté qui rend la viande terefa. Car, il ne faut pas l’oublier, ces prescriptions sanitaires ont pour principe, ou pour prétexte, une idée religieuse. C’est un sacrifice qu’accomplit le shohel de la synagogue. Les animaux égorgés selon les rites sont « offerts à Dieu, qui n’accepte que des oblations pures[12]. » De là une sorte d’exagération et comme de raffinement de pureté. Tout animal qui présente le plus léger défaut, le shächter juif doit l’écarter ; il est ainsi obligé d’en repousser un grand nombre, parfois dix ou douze sur vingt. La viande kacher, la viande marquée du sceau du shohet ne sera jamais à la portée de tous ; la foule risque fort d’être toujours contrainte de manger terefa[13]

Il suffirait de leurs lois alimentaires et de la vigilance du shohet pour expliquer comment certaines épidémies, comment les affections parasitaires notamment, frappent moins les juifs que leurs voisins d’autres religions. Le juif fidèle à la loi est manifestement moins exposé à toutes les maladies qui se transmettent par la nourriture animale. A cela, il faut ajouter la sobriété traditionnelle du juif, la tempérance orientale qui le distingue si nettement des peuples du Nord, slaves ou germaniques, au milieu desquels l’ont jeté les remous de l’histoire. Le juif ne boit pas ; la Thora n’a pas eu, comme le Coran pour l’Arabe, à lui interdire le vin. Sous quelque climat qu’il vive, à quelque classe qu’il appartienne, le juif ignore l’alcoolisme, immense avantage pour son intelligence, comme pour son corps. Israël échappe ainsi à la plus dévorante des plaies qui rongent nos races modernes. Enfin, veut-on se rendre compte de tous les avantages des juifs au point de vue sanitaire, il faut mentionner le code rabbinique sur la pureté corporelle de l’homme et de la femme, — et peut-être aussi la circoncision. Malgré le danger que présente, pour les nouveau-nés, le couteau du péritomiste, la circoncision semble avoir un double avantage : elle peut, — sans que cela soit bien prouvé, — atténuer les chances de contagion des plus répugnantes maladies ; elle peut aussi, ce qui ne serait pas moins précieux, émousser les sens de l’homme et diminuer l’incitation aux passions charnelles. Je connais du moins des juifs qui en sont convaincus et qui, tout en faisant bon marché de la Thora, continuent à circoncire leurs fils, comme ils persistent à manger kacher, par hygiène.

Les immunités biostatiques reconnues aux juifs ne semblent pas, cependant, aussi constantes, ou aussi générales, que l’ont imaginé quelques-uns. On a ainsi cru longtemps que les juifs du moyen âge avaient échappé à la peste noire. C’était un des griefs du peuple contre eux ; on les accusait de répandre la peste, parce qu’ils semblaient en être moins souvent atteints que les chrétiens. A chaque épidémie, on les voyait empoisonner les puits et les fontaines. Nous savons, aujourd’hui, que la peste ne s’est pas toujours arrêtée à la porte des juiveries. De même, à des époques plus rapprochées, pour les épidémies de choléra, il n’est pas exact que les juifs en soient partout sortis indemnes. Il faut rabattre de ces privilèges devant la maladie et devant la mort. Tous les juifs n’y participent pas également, ce qu’explique moins la diversité de leurs origines que la différence de leurs conditions d’existence. Prenons la maladie qui fait le plus de ravages en Europe, la tuberculose, la phtisie. Tandis qu’à Londres, jusque dans les misérables bouges de Whitechapel, les médecins anglais ont observé que la consomption était infiniment plus rare parmi les israélites que parmi les chrétiens[14], en Pologne, en Russie, on a remarqué que la phtisie, comme les scrofules, atteignait fréquemment les juifs. Ils semblent même y avoir une prédisposition. Le juif de Lithuanie, de Pologne, de Petite-Russie, est souvent caractérisé par l’étroitesse de la poitrine. Cela suffirait à les désigner à la phtisie, ces grêles et fluets juifs de l’Est. Le fait, en Russie, est bien connu des conseils de révision. Ils sont obligés, chaque année, de réformer ou d’ajourner un grand nombre de conscrits israélites, pour insuffisance de développement de la poitrine[15]. Chose que j’ai peine à croire, on m’affirme, de Russie, que les règlemens militaires ont abaissé, quant aux juifs, la mesure de la circonférence du thorax nécessaire pour être admis au service. Il répugne d’admettre que, parce qu’il est circoncis, un homme mal conformé ait la force de porter le mousquet.

Ce défaut d’ampleur du thorax, on ne peut guère l’attribuer aux origines de la race et au sang sémitique, — les juifs polonais étant probablement les moins sémites des juifs, — il tient, avant tout, à leurs conditions d’existence, à la vie urbaine, aux professions sédentaires du plus grand nombre, par-dessus tout, à la misère séculaire. C’est pour cela que la débilité de constitution est si fréquente chez les juifs de l’Est, et aussi chez les israélites de l’Occident. La misère physiologique a été la conséquence de la misère économique. La force physique, la vigueur musculaire a diminué, de génération en génération ; le sang s’est appauvri ; la taille s’est rapetissée ; les épaules et la poitrine se sont rétrécies. Beaucoup de juifs des grandes juiveries ont quelque chose d’étiolé, de rabougri. Il y a, chez nombre d’entre eux, une sorte d’abâtardissement et de dégénérescence de la race. Cela m’a souvent frappé en Galicie, en Roumanie, en Russie, en Orient, — dans la Palestine, peut-être, plus qu’ailleurs. Ces anémiques juifs allemands, rentrés, après quelque dix-huit siècles, au pays de leurs robustes aïeux, me faisaient penser à ces fils d’anciennes familles qui, atteints de langueur, reviennent mourir dans le château délabré de leurs pères.

Le juif, en tout pays, est souvent mal bâti, mal venu, mal agencé. Il y a un contraste singulier entre sa vitalité persistante et sa faiblesse corporelle. Sa débilité lui donne parfois l’air peu viril. La machine, chez lui, est frêle ; la charpente d’os et de muscles, peu vigoureuse. Le juif a peu de carrure ; en maintes contrées, il est manifestement impropre aux gros ouvrages. C’est tout le contraire de l’Anglais, de l’Auvergnat, du Piémontais, du Gallego d’Espagne, taillés pour les rudes besognes. Le juif, en outre, est souvent contrefait. Peu de races semblent compter autant de difformes et autant d’infirmes : bossus, aveugles, sourds-muets, idiots de naissance. La raison n’en est pas seulement l’abus des mariages précoces ou des mariages consanguins, mais aussi, et avant tout, la séquestration séculaire, le manque d’exercice, le manque d’air, le manque de nourriture.

Pour l’historien, comme pour le géologue, le présent aide souvent à comprendre le passé. C’est en histoire surtout que se manifeste l’action des causes lentes ; et, pour les voir à l’œuvre, nous n’avons parfois qu’à tourner nos yeux d’un pays vers un autre. Les forces qui ont façonné le juif du moyen âge, qui l’ont à la fois endurci et débilité : la persécution, le parcage, la misère, agissent encore dans l’Est de l’Europe. De nos jours même, les juiveries de l’Est sont si pauvres, que la nourriture du juif est réduite au minimum. Cela est particulièrement vrai des cinq millions de juifs russes. Sous le ciel du nord, ils ont découvert le moyen de vivre avec une alimentation à peine suffisante sous un ciel plus clément. Comment leur santé ne s’en ressentirait-elle point ? Il y a longtemps déjà que l’observation en a été faite : le juif de la Petite-Russie consomme moins d’alimens que le Russe orthodoxe, ou le Polonais catholique[16]. Et sa nourriture devient de moins en moins substantielle, à mesure que les lois et les règlemens de l’empire semblent s’appliquer à rendre plus malaisée sa piètre existence. Pour peu que la police russe continue à les refouler sur les villes de l’Ouest, où il n’y a plus, pour eux, ni place ni travail, il ne faudra pas s’étonner si, parmi les israélites de Russie, la mortalité finit par l’emporter sur la natalité. Aussi bien, tel semble être le calcul des inspirateurs, pétersbourgeois ou moscovites, de toute cette réglementation, aussi bizarre qu’inhumaine. C’est à un lent et silencieux dépérissement dans leur ghetto, systématiquement rétréci et affamé, que, loin des regards d’un souverain justement aimé pour sa bonté, sont là-bas condamnés quatre ou cinq millions de sujets du tsar. Pour qu’ils aient résisté jusqu’ici, et que la mort n’ait pas encore délivré le Niémen et le Dniester du sordide spectacle de leur misère, il ne faut rien moins que la force d’endurance du juif.

Quand je pense au régime auquel, à la fin de ce siècle, sont encore astreints la majorité des juifs européens, je ne m’étonne point de l’apparente dégénérescence de la race. Des hommes ainsi traités, durant des siècles, ont le droit d’être petits, malingres, débiles, chétifs ; il serait ridicule de leur demander le beau torse du Grec ou la belle prestance de l’Anglais. Vices ou qualités, avantages ou faiblesses, toutes les particularités de sa constitution physique ou morale tiennent au passé du juif. C’est là le refrain auquel nous sommes toujours ramenés. Et ici, il y aurait une distinction à faire, c’est que, dans sa constitution physique, — et peut-être aussi dans sa constitution morale, — le bien semble venir de lui, et le mal venir de nous ; l’un est de son fait, et l’autre est du nôtre. Sa longévité, sa résistance aux maladies, ses immunités vis-à-vis de certaines affections reviennent à ses ancêtres ; il les doit à sa loi, à ses pratiques, à sa sobriété. Sa débilité, au contraire, et ses vices de complexion, c’est à nos lois, à notre ghetto, à notre système de parcage que le juif en est redevable. Ici encore, dans sa chair et son sang, nous pouvons dire que le juif est un produit artificiel façonné et comme fabriqué, de compte à demi, par sa loi et par les nôtres, par nos légistes et par ses rabbins. Les différences mêmes que nous constatons aujourd’hui entre juifs et juifs, entre les israélites de l’Est et ceux de l’Ouest, en sont la preuve. La race se relève ; le juif se fortifie, il se régénère, à mesure que tombent les chaînes qui pesaient sur lui.

L’imagination populaire a longtemps prêté au juif des maladies singulières, comme un secret vice de sang qui se traduisait en affections repoussantes. C’est là une pure légende. On la retrouve encore vivante en plus d’une contrée. Le peuple, regardant le juif comme un être maudit, le croyait frappé d’infirmités vengeresses de la croix du Calvaire. On pourrait tirer, du folklore de nos aïeux, tout un amusant chapitre de physiologie, dans le sens antique et fabuleux du mot physiologos, chez les auteurs anciens. La légende allait jusqu’à donner, à chacune des douze tribus, une maladie particulière, en expiation du rôle attribué à chacune d’elles dans le drame de la Passion. La tribu de Siméon, par exemple, a cloué le Christ sur la croix : les descendans de Siméon, quatre fois par an, ont des plaies aux pieds et aux mains. La tribu de Zabulon a tiré au sort les vêtemens de Jésus (dans l’Évangile, ce sont les soldats romains), les descendans de Zabulon ont des plaies dans la bouche et crachent du sang[17]. Et ainsi des douze tribus : les hommes d’Asser ont le bras droit plus court que l’autre ; les femmes de Joseph ont, à partir de trente-trois ans, la bouche pleine de vers vivans. À ces maladies pas d’autres remèdes, d’après la superstition populaire, que du sang chrétien. C’était une des raisons pour lesquelles les juifs égorgeaient des enfans baptisés. De même origine est le fœtor judaïcus du moyen âge, la croyance qui attribuait aux juifs une odeur spéciale, dénonciatrice du sang de Juda[18]. On imaginait reconnaître les juifs à leur mauvaise odeur, et comme, pour la faire disparaître, il ne suffisait pas du baptême, on découvrait parfois, en les flairant, que tels hauts dignitaires de l’Église étaient de famille juive. Un Allemand raconte qu’un jour, je ne sais quel pèlerin, baisant la mule du pape Pie IX, se releva en disant : E ebreo ! Il l’avait reconnu pour juif à l’odeur. Et, ajoute le narrateur de cette histoire, d’autres personnes ont affirmé que, en effet, les Mastaï étaient de souche juive ; Pie IX lui-même en aurait fait la confidence à des israélites baptisés[19].

Une chose qui, au contraire, ne semble pas une fable, c’est que le juif est particulièrement enclin au mal de notre époque, à la névrose. Le fait a été constaté, dans la plupart des pays de l’Europe, aussi bien qu’aux États-Unis d’Amérique. Le juif est caractérisé par la prédominance du système nerveux sur le système musculaire. C’est là, pourrait-on dire, le principal trait de sa physiologie. Il a peu de muscles et beaucoup de nerfs ; il est tout nerfs, si l’on peut ainsi parler. « Dans ma clientèle parisienne, me disait un médecin français, j’ai souvent eu l’occasion d’en faire la remarque : chez le juif, les émotions semblent plus vives, la sensibilité plus intense, les réactions nerveuses plus rapides et plus profondes. » Le juif est le plus nerveux des hommes, peut-être parce qu’il est le plus « cérébral, » celui qui a vécu le plus de son cerveau. Chez lui, toute la sève vitale semble monter des membres ou du tronc à la tête. Chez lui, en revanche, les cordes nerveuses trop tendues par des vibrations prolongées finissent souvent par se briser ou se fausser. Aussi le juif est-il fort sujet aux troubles des centres nerveux, aux maladies de la moelle, à celles du cerveau surtout[20]. L’équilibre entre les fonctions psychiques et les fonctions de nutrition est souvent rompu. L’aliénation mentale est plus fréquente chez les israélites que chez les chrétiens, catholiques ou protestans. La proportion, aux dépens des juifs, est parfois du double, et parfois du triple au simple[21]. Le fait est d’autant plus frappant que partout, nous l’avons dit, l’israélite est, par sa sobriété, à l’abri d’un des vices qui contribuent le plus au dérangement des intelligences, l’alcoolisme.

On sait que l’augmentation des maladies cérébrales et l’exacerbation de la nervosité est un des faits qui caractérisent notre époque et notre civilisation. C’est une conséquence de l’intensité fiévreuse de la vie moderne, qui, en multipliant les sensations et les efforts, force les ressorts nerveux et déchire le délicat réseau des fibres cérébrales. En étant le plus nerveux des hommes, le juif s’en montre le plus moderne. Il est, en quelque sorte, par ses maladies, en avance sur ses contemporains ; il les précède dans la voie périlleuse où l’excès de la vie intellectuelle ou passionnelle et l’incessant aiguillon de la concurrence poussent nos sociétés. La bruyante armée des psychopathes et des névropathes fait tant de recrues parmi nous que, sur ce point, les chrétiens ne tarderont pas longtemps à rattraper le juif. Ici encore, il n’y a probablement en jeu aucune influence ethnique. Ce n’est ni à ses origines orientales, ni à sa conformation anatomique, qu’il convient d’attribuer cette prédominance et cette exagération du système nerveux chez le juif ; c’est encore à son genre de vie séculaire et à ses conditions d’existence, à la vie urbaine et sédentaire, au défaut d’exercice physique, à l’affaiblissement du système musculaire, aux émotions et aux soucis des professions exercées par ses pères. Pendant des siècles, il a dû ses moyens d’existence moins à ses bras qu’à sa tête. Aucun être humain n’a dû s’ingéniera ce point pour vivre. Aujourd’hui même, en tels pays, en Russie, par exemple, il ne réussit à soutenir sa misérable existence que par une sorte de miracle de volonté et d’industrie. A côté des maladies nerveuses qui guettent Israël, on peut ranger le diabète, dont Bouchardat avait déjà signalé l’étonnante fréquence chez les juifs[22]. C’est toujours là, comme disent les médecins, une particularité étiologique imputable au régime des israélites, à leur séjour dans les villes, à leur genre d’occupations et de préoccupations[23]. Une des choses qui, en maintes contrées, paraissent distinguer le juif et la juive, c’est la précocité. Peut-on contester la rapidité de leur développement physique[24], trop souvent arrêté par le mauvais régime et l’insuffisance de l’alimentation, il est malaisé de nier la promptitude de leur développement intellectuel. Cette précocité de l’intelligence juive, chacun de nous a pu la remarquer ; j’en ai, pour ma part, été souvent frappé. Elle n’est peut-être pas étrangère aux succès des fils et des filles de Juda dans tous les collèges et les écoles dont l’accès leur est ouvert. On sait que de couronnes remportent, dans cette modeste arène scolaire, ces chétifs athlètes. S’ils y gagnent rarement les prix du « Lendit, » ils sont, sur tous les champs de l’Europe, parmi les meilleurs coureurs des luttes classiques. J’ai entendu des Allemands s’appuyer de cette précocité intellectuelle du juif, pour demander que les enfans israélites ne fussent pas élevés dans les mêmes écoles et les mêmes gymnases que les autres enfans. « Entre les fils du Nord, les pâles Germains, aux cheveux blonds et à l’intelligence lente, et ces fils de l’Orient, aux prunelles noires et à la compréhension rapide, la lutte, disaient-ils, n’est pas égale. »

A quoi attribuer cette maturité avant l’âge, et cette prompte ouverture de l’intelligence juive ? Est-ce uniquement à la race et au sang oriental ? N’est-ce pas, autant et davantage, à l’éducation historique, à la sélection séculaire, à la longueur et à l’âpreté de la lutte pour l’existence par laquelle ont dû successivement passer cent générations ! Moqué, insulté, bafoué, battu, dès le jeune âge, le petit juif a, dès l’enfance, appris à réfléchir, à observer et à s’observer. La précocité de sa raison ne tient souvent qu’à la précocité de ses souffrances. Il a plus tôt, et plus chèrement, acquis l’expérience de la dureté de la vie. Son enfance est tronquée, et brève est sa jeunesse. L’heure des soucis et des efforts sonne plus tôt pour lui, et l’âge des longs rêves et des vagues espérances dure moins longtemps. J’ai souvent remarqué sa figure pensive ; c’est un des traits de la race[25]. Au moral, comme au physique, le juif a peu de jeunesse. Plus vous marchez vers l’Est, plus cela vous frappe. Le juif est de bonne heure flétri par la vie, dit lui-même Graetz, son historien. Cela est vrai. Sa jeunesse est souvent comme déveloutée. Ses traits tirés ont, avant l’âge, quelque chose d’usé ; son front est sillonné de rides précoces. Le juif, pourrait-on dire, naît vieux ; son regard, si perçant et intense, a souvent quelque chose de vieillot. Il semble qu’il y ait autour de sa personne un air de vétusté, comme sur les maisons de la Judengasse. Parlant d’eux, on est toujours tenté de dire : « Ces vieux juifs ; » il semble que la jeunesse ne leur aille point. En certains pays, là-bas, vers l’Est, on est enclin à leur contester le droit d’être jeunes ; si, par hasard, ils se permettent les jeux bruyans de l’adolescence, on en est choqué, on se plaint de leur turbulence et, au besoin, de leur insolence. Les ébats et les plaisirs de la jeunesse paraissent si peu leur fait qu’on est tenté de les leur interdire.

C’est qu’en effet le juif, fils de juif, est de vieille race ; et ses goûts, ses passions, son caractère, son tempérament, tout, chez lui, s’en ressent. Qu’il descende, ou non, des patriarches ensevelis dans la grotte d’Hébron, le juif appartient à une famille ancienne, il a derrière lui une longue lignée d’ancêtres. Seul il peut, sans invraisemblance, faire remonter sa généalogie, à travers les âges, jusqu’à des temps préhistoriques. Près des juifs, les aînés des peuples de la vieille Europe sont des adolescens. Laquelle de nos dynasties ou de nos maisons féodales oserait comparer la longueur de ses années à celles de la Maison d’Israël ? Et ce n’est pas là seulement une antiquité de date. Israël est surtout une race ancienne par l’antiquité de sa culture. Il y a longtemps qu’a commencé, pour les fils de Jacob, — dans Jérusalem, dans Babylone, dans Alexandrie, — le travail de la tête et le dur labeur du cerveau. Veut-on considérer les juifs comme une race, voilà peut-être le fait capital, c’est la race la plus anciennement cultivée de notre monde méditerranéen. C’est, à la fois, celle dont la culture remonte le plus haut, et celle dont la culture a subi le moins d’interruptions. Vingt siècles, c’est, pour une famille humaine, un long entraînement. Que sont, à cet égard, les héritiers de notre vieille bourgeoisie ou « les fils des croisés, » comparés aux Lévy, fils des Lévites, ou aux nombreux Cahen, Cohen, Kohn, Kann, Cöhn dont les aïeux authentiques, les cohanim du Temple, ont brûlé des aromates, devant l’Éternel, sur l’autel des parfums, avant d’aller, à l’ombre de Babel, discuter, sur l’origine du monde, avec les devins de la Chaldée et les mages de l’Iran ?

L’antiquité et la continuité de leur culture intellectuelle est, — après la sélection séculaire, — ce qui, à mon sens, explique le mieux les juifs, et la place prise par Israël dans nos sociétés. Ils sont venus avant nous ; ils sont nos aînés. Leurs enfans ont appris à lire dans les rouleaux de la Thora, avant que ne fût fixé notre alphabet latin, — bien avant que Cyrille et Méthode n’eussent donné une écriture aux Slaves, avant que les lettres runiques ne fussent connues des Germains du Nord. Vis-à-vis d’eux, nous sommes des jeunes, des nouveaux ; ils ont, en fait de culture, une avance sur nous. Nous avons eu beau les enfermer, quelques centaines d’années, derrière les murs du ghetto, le jour où les grilles de leur prison ont été arrachées, ils n’ont pas eu de peine à nous rattraper, jusque dans les voies que nous avions ouvertes sans eux.

On dit souvent que les familles, les nations, les races s’épuisent. Le juif y donne un démenti, pour l’intelligence du moins. Semble-t-il souvent d’un sang appauvri, a-t-il parfois l’air vieux et usé de corps, comme rabougri et abâtardi, son intelligence est toujours vive. Vieille, si l’on veut, par l’ancienneté de la culture, elle n’a rien de décrépit ou de sénile. Et le corps même du juif, là où il nous paraît cassé et dégradé, c’est moins par les siècles que par la misère. A voir les pâles juifs de certaines bourgades de l’Est ou de l’Orient, — à les voir, par exemple, aux bords du lac dont sont partis les pêcheurs qui ont pris le monde dans leur filet, — on croirait Israël une race finie. La décadence paraît s’étendre à l’esprit aussi bien qu’au corps. Mais, jusque chez ces juifs anémiés et avilis, il subsiste un ressort secret, une étonnante faculté de relèvement et de rajeunissement. La sève n’est pas morte ; pour s’en apercevoir, il n’y a souvent qu’à les transplanter du maigre sol des juiveries orientales dans les riches terres de l’Occident.


II

Chez le juif, l’intelligence prime le corps. Je ne sais pas de race plus intellectuelle. Le juif vit surtout par l’esprit. Sa force est moins dans son bras que dans son front. Nous lui en voulons de ne pas toujours vivre du travail de ses bras ; il en serait souvent en peine ; il a rarement, pour cela, assez de biceps. En revanche, il a dans sa cervelle de quoi suppléer à sa faiblesse physique. Dans ce corps débile logent, fréquemment, une intelligence lucide et une volonté forte. Au rebours de l’Hellène antique et de l’Anglais moderne, la supériorité du juif n’est pas faite d’un bel équilibre entre le corps et l’esprit. Nul n’a plus souvent mis en défaut le mens sana in corpore sano.

De même, et par la même raison, la vie animale, chez le juif, semble réduite au minimum. Par le fait de sa constitution physique, et aussi par le fait de l’antiquité de sa culture, les instincts animaux, les appétits brutaux sont, chez lui, moins puissans et moins impérieux. Le corps a moins d’exigences ou moins d’ascendant. La chair et le sang ont moins de révolte contre l’esprit ; les sens, moins de peine à se subordonner à la raison. A cet égard, nulle race n’est aussi peu charnelle.

L’esprit, chez le juif, est plus robuste que le corps. Ce qui a débilité l’un a souvent fortifié l’autre. La longue et terrible épreuve qui a diminué sa vigueur physique et amaigri ses muscles a tonifié son intelligence et affiné sa cervelle. L’appareil mental en est sorti plus fort et plus ferme. L’esprit surtout a été à la fois endurci et assoupli. Une trempe de quinze siècles de persécutions en a fait un métal ductile et solide, pliant et résistant ; il est incassable, pour ainsi dire.

On a dit que le juif s’acclimatait sous tous les ciels. Cela est encore plus vrai de son intelligence, car, si nous le trouvons vivant sous les latitudes les plus diverses, nous ne savons toujours au prix de quelles souffrances. Pour son acclimatation morale, aucun doute ; elle est d’une rapidité singulière. Il sait se faire à tous les milieux. Cela est d’autant plus surprenant que, par ses origines, par ses traditions, par ses habitudes de séquestration, il semble le moins malléable et le moins changeant des hommes. Mais cela n’est qu’à la surface, ou, si l’on aime mieux, ce n’est qu’au fond mystérieux de son être intime. Prenez-le dans son ghetto, ou dans les juiveries d’Orient ; il est le plus routinier des hommes ; vous le croiriez à jamais pétrifié dans ses rites et momifié dans ses coutumes ; on dirait une sorte de fossile vivant. Débarrassez-le de ses enveloppes traditionnelles, changez-le de pays ou de milieu ; c’est le plus assimilable, le plus renouvelable, le plus progressiste des hommes. Il y a, en tout juif, une secrète faculté de métamorphosé qui m’a souvent émerveillé. Il est prêt à toutes les transformations, sans presque jamais perdre l’empreinte de sa race, de même qu’il garde dans sa chair la marque de sa foi. Il a la faculté singulière de faire à volonté peau neuve, sans cesser au fond d’être juif. Il est ainsi, à la fois, l’homme qui se modifie le plus, et celui qui change le moins. Par là, il est peut-être unique. Il y a du Protée en lui. La facilité de ses mues tient du miracle. Il est comme un métal toujours en fusion : on peut le couler dans tous les moules, il prend toutes les formes sans changer de substance. Cela est surtout sensible en Occident, là où ses facultés ont libre jeu ; et pour faire du plus crasseux et du plus bigot des juifs d’Orient, un Occidental et un Parisien, il ne faut souvent qu’une ou deux générations. Sous des dehors parfois lourds, son intelligence est la plus agile que je connaisse. Le juif s’adapte à tout et s’assimile tout. C’est là sa faculté maîtresse, dirait M. Taine. Il changerait de planète sans être longtemps dépaysé. Cette faculté d’adaptation est de grande conséquence en toutes choses ; la place que tiennent déjà, dans le monde, ces petits juifs, émancipés d’hier, c’est à elle, en grande partie, qu’ils la doivent. Le juif se plie à tout ; il est propre à tout ; il se trouve à l’aise partout, et, par suite, il réussit en tout.

Cette prestesse d’esprit, cette agilité intellectuelle, il y a été dressé par les siècles. Tout a contribué à la lui donner, son éducation historique, les persécutions et les humiliations qu’il a subies, les professions auxquelles il a été condamné, les diverses civilisations et les différens pays qu’il a traversés. Nulle race n’a été rompue à pareille gymnastique. Le juif ressemble à ces pauvres enfans dont les membres ont été brisés et les os disloqués à tous les exercices de souplesse ; les tours de voltige les plus glissans, les sauts les plus périlleux, il les exécute en retombant toujours sur ses pieds.

Autre caractère de l’intelligence juive : la lucidité, la netteté, la clarté, la justesse. L’esprit juif est un instrument de précision ; il a l’exactitude d’une balance. Ici encore, la raison en est simple : elle est dans la vie de ses pères, dans les habitudes et les aptitudes que lui ont inculquées les métiers exercés par ses aïeux durant dix-huit cents ans. En chacun de nous revivent nos pères ; notre âme et notre intelligence, non moins que notre chair, sont soumises aux lois de l’hérédité. Rappelons-nous ce qu’étaient les ancêtres du juif moderne. Nous n’avons qu’à les regarder pour le bien comprendre. Jamais fils n’a été mieux expliqué par ses pères. Qualités et défauts des israélites contemporains ont leurs racines au sein des vieux juifs du moyen âge. Jetons un coup d’œil sur ces lointains ancêtres. Aussi bien la généalogie du juif est facile à relever ; il n’est pas besoin de compulser les archives de ses ghettos. Nous savons quels sont ses aïeux ; l’un d’eux même nous est familier ; c’est le prêteur sur gages, le changeur, le brocanteur, le regrattier, le fripier, le facteur, le courtier, — toujours le même, sous divers noms et divers costumes, à travers cinquante générations. Voilà, pour nous, le grand ancêtre d’où proviennent tous nos juifs, mendians ou millionnaires, incultes ou raffinés. Nous verrons, tout à l’heure, qu’il n’est pas le seul ; mais c’est le plus connu, le principal, si l’on veut. Le juif tient beaucoup de lui, pour l’intelligence, comme pour le caractère. De cette longue lignée d’aïeux voués au change, au trafic, au calcul, au chiffre, le juif a reçu l’esprit d’exactitude, la netteté de la pensée, la justesse du coup d’œil, l’habitude de ne pas se payer de mine. Le marchand n’est pas volontiers dupe des mots et des apparences. Ses yeux sont accoutumés à prendre mesure et ses mains à peser. Il est défiant et a peu de goût pour l’à-peu-près. Voyez le changeur manier des monnaies : il en examine le métal et le coin, il les pèse, il les fait sonner, il vérifie si les bords en sont rognés ou intacts. Voyez le marchand de pierres précieuses, encore un métier longtemps exercé par les juifs ; comme il tourne et retourne les diamans ou les rubis, les regardant sous tous les angles, les approchant et les éloignant de ses yeux, les faisant briller au jour ou à la lampe, en estimant la grosseur, la transparence, l’éclat, la pureté. Ainsi le juif, des choses et des idées ; il sait tout évaluer à son juste prix ; il est en garde contre l’engouement. Cet esprit de précision, le juif le porte partout avec lui, dans la vie aussi bien que dans les affaires, dans la science non moins que dans le commerce ; c’est là une de ses forces. Il a, plus que personne, le goût et la notion du réel, le sens pratique.

Et, comme les choses, il a appris à connaître les hommes. Il en a tant vu, de tout âge et de toute origine, venir, sur la place, au comptoir de son arrière-grand-père, le trapézite, ou se glisser furtivement, à la nuit tombante, par la porte basse de son bisaïeul, le prêteur sur gages. Grands ou petits, enrichis ou ruinés, il les a tous connus : le joueur, l’ambitieux, l’amoureux, le prodigue, l’avare, le roué, le candide ; il les a observés à son aise, aux heures de transport, de gêne ou d’angoisse, où l’homme se laisse voir à nu. Jeunes et vieux, nobles et bourgeois, citadins ou paysans sont venus lui mendier des avances ; il a pu, durant des siècles, les toiser à loisir ; n’ont-ils pas tous été les cliens d’Israël ? Aussi le juif a le flair des hommes, il sait les prendre et les enjôler. — De ses ancêtres, le courtier et le facteur, il tient, également, les paroles insinuantes et flatteuses, l’adresse du marchand, l’art de parer sa marchandise et d’achalander sa boutique. Le juif n’a pas d’égal pour le savoir-faire. Il sait, de longue main, que l’occasion est chauve, et personne n’est plus agile à poursuivre la fortune, ou plus habile à la fixer. Est-ce la peine de le dire ? C’est le plus fin limier à la chasse des florins et des ducats. Nous l’y avons nous-mêmes dressé ; il a été élevé pour cela, comme un chien anglais pour la chasse au renard. Cette aptitude de la race, inutile d’y insister. Elle nous est connue, nous risquons même d’en exagérer l’importance. Cette face de trafiquant, de coureur aux écus, est celle sous laquelle nous nous figurons le plus souvent le juif, parce que, d’habitude, c’est celle qu’il tourne vers nous. Prenons garde ! n’allons pas nous imaginer que l’homme d’argent ait jamais été tout le juif.

Le changeur, le trapézite, le brocanteur, l’usurier n’est pas l’unique ancêtre du juif moderne. Il en a un autre, moins connu de nous, mais dont il ne tient pas moins. On aurait tort de l’oublier, car c’est lui qui personnifie la tradition de Juda, l’esprit propre d’Israël, tandis que l’autre, le manieur d’argent, ne représente guère que les métiers que nous lui avons imposés. Cet ancêtre, — le plus ancien et le plus aimé d’Israël, c’est le rabbin, le docteur, le talmudiste. L’âme de Jacob n’a pas été absorbée, durant vingt siècles, par l’escompte ou l’agiotage. Le trafic des écus n’a été longtemps pour lui qu’un moyen de vivre, le seul qu’on lui permît. Ce n’était pas au publicain ou au financier qu’allaient l’estime et l’ambition des fils de Juda, c’était au rabbi, à l’interprète de la loi, au scribe, au savant, au hakham. Israël a été le peuple du livre, avant d’être le peuple du comptoir. Il s’en est toujours souvenu. Son éducation a été double ; il a eu deux maîtres, d’esprit différent, dont il a simultanément suivi les leçons. Tandis que, aux mains du changeur et du trapézite, il se formait au calcul positif, au sens pratique, à la connaissance des choses et des hommes ; aux mains du rabbin et du hakham, il se formait aux spéculations théoriques, aux études intellectuelles, aux abstractions scientifiques. Les deux tendances qui se disputent la vie humaine se trouvaient ainsi réunies, et comme associées, chez Israël. Et, des deux voies qui sollicitent l’esprit et l’activité de l’homme, la plus prisée de l’élite de Juda, la plus recherchée de cette race, en apparence confinée dans les soucis matériels, a toujours été la plus spirituelle. Chez les juifs des vieilles juiveries, le banquier a toujours cédé le pas au savant, l’homme d’argent à l’homme d’étude. S’il n’en est plus toujours ainsi, en Israël, c’est que, à notre contact, Juda s’est écarté de ses traditions.

Encore au XVIIIe siècle, la grande ambition des riches juifs de Pologne était de faire entrer dans leur famille un savant hakham. Ils se disputaient à prix d’or, pour leurs filles, les petits rabbins d’espérance. Il y avait une sorte de marché de ces savans en herbe. Les parens les mettaient en quelque sorte aux enchères, et les pères bien avisés, comme celui de Salomon Maimon[26], ne les cédaient qu’au plus offrant. A onze ans, Salomon Maimon, le petit-fils du cabaretier de Lithuanie, avait déjà trouvé plusieurs preneurs. Le jeune docteur continuait ses études dans sa belle-famille. A Berlin même, la fille d’un riche banquier s’éprend de Moïse Mendelssohn, le fils du copiste des rouleaux de la Thora, rien qu’à sa réputation de savant. Le juif a l’admiration de la science. De l’édit de Cyrus au sanhédrin de Napoléon, c’est un des traits les plus marqués et les plus constans du judaïsme. Depuis les sopherim de Palestine et les amoraim de Babylone, le type national d’Israël, l’homme dans lequel Jacob se glorifie, c’est le docteur de la loi. On le sent partout, dans le Talmud, et jusque dans la Bible, et jusque dans l’Evangile. La science est, durant quelque deux mille ans, la seule distinction admise en Israël. Au savant reviennent tous les honneurs : — « Le savant, dit le Talmud, passe avant le roi ; le bâtard savant, avant le grand-prêtre ignorant[27]. » — Quel contraste avec nos barbares d’Occident, Francs, Goths ou Lombards ! Cette maxime, Israël lui a été fidèle à travers tous ses abaissemens. Quand, en pays chrétien ou musulman, une main ennemie fermait ses écoles, les rabbins traversaient les mers pour aller, au loin, rouvrir ses académies. Comme le juif errant de la légende, le vacillant flambeau de la science juive a ainsi passé d’Orient en Occident et du Sud au Nord, émigrant, tous les deux ou trois siècles, d’une contrée dans l’autre. Lorsqu’un édit royal lui donnait trois mois pour abandonner le pays où étaient enterrés ses pères, où étaient nés ses fils, le trésor que le juif mettait le plus de soin à emporter, c’était ses livres. De tous les autodafés dont elle a vu monter la flamme, aucun n’a fait couler autant de larmes chez la fille de Sion que les feux de joie où le moyen âge a jeté les rouleaux du Talmud. Et, à cette heure même, — la plus douloureuse peut-être pour Israël, depuis la sentence arrachée par Torquemada aux conquérans de Grenade, — entre toutes les lois qui s’abattent sur lui, de Pétersbourg et de Moscou, celle auxquelles Juda a le plus de peine à se résigner, c’est le règlement qui se dresse entre lui et les universités.

Revenons à ses ancêtres. Représentons-nous ce qu’étaient ces savans de Juda, et ce qu’était leur science. Les rabbi et les hakham n’étaient pas des savans de cabinet, enfermés dans leur académie ou leur école, isolés de la masse de leurs coreligionnaires, et d’autant plus honorés de leur peuple qu’ils en étaient moins compris. Nullement ; à toute époque, ils ont été en relation étroite et intime avec le gros d’Israël ; ils ont bien réellement formé son âme et pétri son intelligence. Ils étaient bien ses guides, ses conseillers, ses maîtres, ses chefs. Israël tout entier s’imprégnait de leurs doctrines, se passionnant pour les diverses écoles rivales. On pourrait dire que tous les juifs étaient plus ou moins docteurs, ou plus ou moins lettrés. Le juif absolument illettré, l’inalfabeto, comme s’expriment les Italiens, a toujours été rare. L’instruction en Israël a, de tout temps, été obligatoire. Il n’en a jamais été des juifs comme des laïcs, chez les chrétiens, qui abandonnaient la science aux clercs. Un pareil partage eût été contraire à l’esprit du judaïsme. Tout israélite, en un sens, est prêtre ; tout juif est tenu à l’étude de la Thora. A cet égard, tout ce qu’on a dit de la Réforme et de la lecture de la Bible, chez les protestans, s’applique mieux encore aux juifs et au judaïsme. Cela est si vrai que la synagogue s’est longtemps appelée école. Ainsi, autrefois, chez nos juifs du Comtat. Les juifs polonais continuent à dire la Schule, et les juifs italiens la scuola. Durant des générations, les enfans, les garçons du moins, envoyés au heder, dès l’âge de quatre ou cinq ans, ont appris à lire dans les textes talmudiques. Aujourd’hui encore, là où s’est conservée la vie juive, plus d’un artisan ou d’un marchand israélite garde, dans son arrière-boutique, quelque traité du Talmud qu’il étudie, le soir, à porte close, après avoir mis ses comptes en règle. Dans nombre de villes de l’Est de l’Europe, à Vilna, à Berditchef, à Varsovie, à Brody, à Jassy, les ouvriers juifs se réunissent, dans leurs Klausen, pour étudier et méditer la loi. Au lieu du cabaret, au lieu des fanfares ou des orphéons qui attirent ailleurs leurs pareils, ces artisans juifs fondent des hevras pour l’étude de la Thora. Chaque hevra a son maggid ou lecteur qu’elle subventionne à ses frais. Partout, dans les contrées de l’Est, on compte un grand nombre de ces docteurs de divers degrés, maggid, talmid, hakham, dont beaucoup, comme autrefois les rabbins eux-mêmes, vivent du travail de leurs mains[28].

Cette science talmudique, il est vrai, est pour nous une science vaine. Elle nous paraît une stérile érudition de mots et de formules, une oiseuse et creuse dialectique, puérile à la fois et sénile. Ils ont, pour nous, quelque chose de pitoyablement ridicule, les petits rabbins polonais de onze ou douze ans, qui, devant leurs coreligionnaires en admiration, soutenaient toute sorte de thèses sur les matières les plus bizarres de la casuistique talmudique. Inutile et futile peut-être, pour ce qu’elle enseignait, cette science ne l’était point toujours pour l’esprit qu’elle formait et affinait. Il en était de ce pédantesque enseignement du talmudtora ou du melamed comme du discours latin et de nos inutilités de collège. Ce qui ne sert à rien pour la vie est souvent ce qui sert le plus à l’esprit. La Ghémara a soumis, durant des siècles, l’intelligence d’Israël à des exercices de voltige qui en ont encore accru l’agilité. Le Talmud, qui semblait la serrer dans un corset de fer, a, lui aussi, contribué à l’assouplir. On l’a remarqué souvent : la théologie est, pour l’esprit, une excellente école de dressage. De Talleyrand à Renan, diplomates ou savans, tous ceux qui ont passé par les bancs des séminaires en sont sortis plus prestes et plus agiles. Les facultés de théologie, on l’a dit maintes fois, ont été pour beaucoup dans la primauté scientifique de l’Allemagne. La science sacrée est peut-être le meilleur canif à tailler les intelligences. Cela est aussi vrai des juifs que des chrétiens. La discussion des halakhot, la distinction et la comparaison des opinions des anaim, les raffinemens même de la dialectique rabbinique ont affilé l’esprit Israélite. Au dernier siècle même, à l’époque de la décadence et du formalisme, quand régnait dans les juiveries polonaises la méthode du Pilpoul ou « des grains de poivre, » les écoles rabbiniques continuaient à aiguiser la pointe de l’esprit d’Israël.

L’intelligence du juif, comme son corps, a ainsi été façonnée par le Talmud. D’autant que la Mischna n’est pas seulement un traité de théologie, mais aussi, et plus encore, un corpus juris, et la Ghémara, un commentaire de la loi. Or, pour l’intelligence, l’étude du droit est une autre pierre à aiguiser. Aussi, le fil de l’esprit juif est-il tranchant comme une lame fraîchement repassée. Au lieu de se perdre dans des abstractions sans réalités, la subtilité des commentateurs de la Ghémara s’exerçait de préférence sur des matières concrètes, positives, sur les règles de la vie et les observances de la loi. En même temps la Haggada, la partie légendaire du Talmud, fournissait un aliment à l’imagination d’Israël. Ce n’est pas tout ; le champ des études rabbiniques était singulièrement vaste. Je ne sais trop quelle branche d’étude ou quel rudiment de science n’a pas été touché dans les écoles juives. Ces vieux rabbins du moyen âge, à noms exotiques, n’allons pas les mépriser. Peu de nos grands scolastiques ont eu une culture aussi variée ; devant aucun peut-être de nos docteurs en Sorbonne, ne se sont ouvertes des perspectives aussi amples, en tant de sens différens. Le rabbin n’était pas un prêtre ; à proprement parler, Israël n’a plus de prêtre depuis la chute du Temple. Le rabbin était un savant, à la fois théologien et juriste. Bien plus, c’était en même temps un médecin, et cela de par le Talmud où la médecine et la physiologie tiennent une large place[29]. L’on sait la réputation des médecins juifs au moyen âge ; presque tous étaient des rabbins, comme les rabbins étaient presque tous médecins. Souvent aussi, le rabbin était un mathématicien, un astronome, tel qu’Abraham lien Ezra ; toujours, de par le Talmud et la loi religieuse qui, pour fixer les jours de fête et le calendrier, avait besoin de connaître le cours des astres. Comme si cela ne suffisait point, ces rabbins étaient tous polyglottes et presque tous voyageurs, parlant plusieurs langues et connaissant plusieurs peuples ; obligés d’étudier des langues mortes et de déchiffrer des textes anciens, ils étaient, forcément, grammairiens et plus ou moins philologues. Beaucoup ont été de grands traducteurs devant l’Éternel. C’est ainsi que le juif s’est fait, comme on l’a dit, le roulier de la pensée entre l’Asie et l’Europe, entre le musulman et le chrétien, entre l’antiquité et le moyen âge. Le savant juif, chez les judios d’Espagne surtout, le rabbin médecin était d’habitude doublé ou triplé d’un poète philosophe. Tels, la plupart des grands rabbins des XIe et XIIe siècles, l’âge d’or de la science et des lettres judaïques. Ainsi Rabbi Salomon Ibn Gabirol, l’auteur du Fons vitæ, l’Avicebron de nos scolastiques, à la fois le rénovateur de la poésie hébraïque et le restaurateur de la philosophie en Europe. Ainsi Rabbi Jéhuda Halévy, le médecin de Tolède et le pèlerin de Palestine, mort à Damas ; le philosophe du Khozari et le poète des Sionides, dont les strophes hébraïques sur Jérusalem font encore pleurer les fils d’Israël ; Jéhuda Halévy, « un vrai grand poète, » chanté par Heine, « un poète par la grâce de Dieu[30]. » Ainsi Maïmonide, le plus grand de tous, Mosé ben Maïmum, le second Moïse, né à Cordoue, élevé au Maroc, enterré à Tibériade, un moment commerçant dans sa jeunesse, médecin des sultans du Caire, prince ou nagid des juifs d’Egypte ; Maïmonide, le grand métaphysicien d’Israël, législateur et codificateur du judaïsme. Rarement l’homme, la plante-homme, comme disait Alfieri, a eu une sève plus riche et a poussé plus de branches en tous sens ; mais courte a été la floraison. L’intelligence juive a été mise sous la lourde cloche du ghetto ; ou mieux, pareille à ces arbres que les Chinois s’amusent à cultiver en des pots minuscules, elle a été enfermée dans une caisse étroite où la terre manquait à ses racines. Quoi de surprenant si elle en avait pris quelque chose de rabougri ? Mais, pour qu’elle s’épanouît et se ramifiât en libres rameaux, il n’y avait qu’à la remettre en pleine terre.

Nous nous étonnons souvent de la variété d’aptitudes des juifs, de leur singulière faculté d’assimilation, de la rapidité avec laquelle ils s’approprient toutes nos connaissances et nos méthodes. Nous avons tort. Ils y ont été préparés par l’hérédité, par deux mille ans de gymnastique intellectuelle. En abordant nos sciences, ils ne mettent pas le pied sur un sol inconnu, ils ne font que rentrer dans une contrée déjà explorée par leurs ancêtres. Les siècles n’ont pas seulement équipé Israël pour les batailles de la Bourse et l’assaut de la fortune, ils l’ont aussi armé pour les luttes de la science et les conquêtes de la pensée. Les lourds traités du Talmud et les vieilles écoles rabbiniques l’ont formé d’avance, et comme prédestiné, aux deux branches d’études les plus modernes : aux sciences d’érudition, par la discussion des textes en langues savantes ; aux sciences physiques et naturelles, par l’observation de la vie et du corps vivant. Tel israélite voué à la philologie ou à l’archéologie descend d’une longue lignée de rabbins qui, durant des générations, ont peiné sur des textes obscurs. Les deux Darmesteter, par exemple, les fils de l’humble relieur, comptent parmi leurs ancêtres une trentaine de rabbins[31]. L’intelligence juive n’est pas une terre en friche à défoncer ; elle n’est même jamais restée longtemps en jachère. C’est un sol cultivé, depuis des siècles, qui, pour porter des moissons nouvelles, n’attendait que les nouveaux procédés de la science. Veut-on le regarder comme un peuple, Israël, encore une fois, est le plus ancien, et peut-être le mieux doué, de ce que les Allemands appellent les Culturvölker. Par la variété, comme par l’ancienneté de sa culture intellectuelle, il constitue, parmi les nations, une sorte d’aristocratie de naissance. Cela, nous l’avons dit, est de grande conséquence. Du jour où il a obtenu la liberté et l’égalité, le juif devait partout tendre au premier rang.


III

Chez le juif, l’esprit l’emporte sur le corps ; en revanche, chez lui, l’intelligence est supérieure au caractère. On dirait que l’une a grandi aux dépens de l’autre — ou, plus justement, — ce qui a fortifié ou affiné la première a souvent abaissé le second. Ce n’est pas là un phénomène sans précédent. Un pessimiste ajouterait peut-être que c’est un fait normal, que, dans les races et les civilisations, sinon chez les individus, l’intelligence et la moralité sont comme les deux plateaux d’une balance, dont l’un monte quand l’autre descend. C’est là, diraient certains, une loi historique. Nous sommes trop intéressés à ne pas le croire pour y souscrire facilement. L’exemple des juifs n’est pas une preuve. Le cas d’Israël est d’une explication aisée ; l’histoire nous la donne.

Chez les anciens Hébreux c’était plutôt l’inverse : le caractère était supérieur à l’esprit. En ce sens encore, — au moral de même qu’au physique, — le juif moderne peut sembler une race en décadence. La dépression du caractère, unie à la vivacité de l’intelligence, est en effet un des traits les plus marqués des peuples en décadence, témoin les anciens Grecs et les Italiens des deux derniers siècles. On a beaucoup parlé de la persistance du caractère juif à travers les siècles ; l’observation, vraie à certains égards, est fausse ou superficielle à d’autres. L’opiniâtreté était le trait dominant, la marque du juif ancien, de l’Hébreu antique. Il avait une raideur d’âme et d’échine, rare chez les Orientaux. C’est Mardochée, l’homme au manteau troué, qui refuse de plier le genou devant Aman. Race au cou raide, répète le Moïse de l’Exode. Le juif a toujours été rétif ; alors même qu’il s’inclinait devant la force, — sa faiblesse l’y a souvent contraint, — le juif ne se courbait qu’en apparence. L’opiniâtreté, Juda l’a gardée ; elle fait partie de son moi ; elle a même été renforcée au cours des âges par ses épreuves. Sa volonté a été trempée au feu et à l’eau par vingt siècles de souffrances. Il a pris l’habitude de résister. Sa devise était : « Malgré tout. » C’est une race obstinée, s’il en fût. Les forts, les énergiques, les opiniâtres ont seuls pu s’entêter à demeurer juifs ; les faibles, les lâches, les indécis, tous ceux dont la volonté était molle, dont l’âme ou le corps n’offraient pas assez de résistance, ont été éliminés par les siècles. La persécution ou la séduction en ont eu raison. C’est ici surtout qu’a opéré la sélection. Pour demeurer juif, il n’a fallu rien moins, en mainte contrée, que de l’héroïsme.

Aussi la race a-t-elle autant de volonté que jamais. En ce sens aucune n’a plus de caractère. L’énergie, la tension de la volonté est une des facultés les plus constantes du juif, et une des causes de sa supériorité. Mais la raideur a disparu. Le prophète ne dirait plus d’Israël : « Ton cou est une barre de fer, » nervus ferreus cervix tua[32]. La nuque d’Israël a appris à se courber, et l’échine de Jacob est devenue flexible ; il l’a bien fallu ; sans cela, il se fût cassé les reins. Après avoir été le chêne qui se dresse contre la tempête, force lui a été de se faire le roseau qui plie à tous les vents. Ce n’est qu’à ce prix qu’il a survécu. Il a gardé son énergie, mais elle est rentrée en dedans. Sa ténacité s’est voilée de souplesse et masquée d’humilité. En lui se combinent deux qualités rarement unies et dont l’alliance suffirait à lui ouvrir les portes de la fortune : il est, à la fois, le plus résistant et le plus pliant des hommes, le plus opiniâtre et le plus malléable. A cet égard, l’âme, chez le juif, répond à l’intelligence ; c’est un être homogène ; il y a, chez lui, harmonie entre l’esprit et le caractère. La souplesse de l’un se retrouve dans l’autre ; tous deux ont une égale élasticité. Mais ce qui, pour l’intelligence, est, d’ordinaire, un avantage devient souvent un défaut pour le caractère ; en passant de l’une à l’autre, la qualité risque de se changer en vice. L’extrême souplesse, l’extrême ductilité, qui fait la supériorité intellectuelle du juif, fait, en revanche, son infériorité morale.

Cette flexibilité de tout l’être, le juif n’a pu l’acquérir sans la payer. A force de courber le dos, il en a gardé le pli. Sa taille en a été fréquemment déformée et comme déjetée ; il lui en reste parfois une sorte de déviation de la colonne vertébrale. Son âme a été abaissée, et son cœur s’est rapetissé, comme son corps. A la dégénérescence physique, a correspondu, trop souvent, la dégradation morale. Contraint de se prêter à bien des accommodemens, il lui a fallu s’habituer à des compromis répugnans. L’homme interne s’est ressenti des courbettes de l’homme extérieur. Il a été tellement incliné par les siècles qu’il n’a pu toujours se redresser. Voyez le juif de l’Est : il a dû, si longtemps, porter la tête basse qu’il a parfois perdu l’habitude de marcher droit. On dirait qu’il y a en lui du reptile, quelque chose de sinueux et de rampant, de gluant et de visqueux, dont l’israélite cultivé n’a pu toujours se défaire. En ce sens, le juif a souvent du mal à se déjudaïser. Par là, il est en quelque sorte redevenu Oriental : c’est un trait de race, un péché d’origine ; ni l’eau et le sel du baptême, ni les exorcismes du prêtre ne suffisent toujours à l’effacer.

Deux choses, selon un de nos grands écrivains, distinguent l’homme moderne ; « deux choses que l’homme moderne n’aliène point : la conscience et l’honneur ; — celle-là d’origine chrétienne, celle-ci d’origine féodale[33]. » Or, de ces deux notions nouvelles, sur lesquelles repose toute la vie morale de nos sociétés, l’une était hier encore étrangère au juif, l’autre a longtemps été chez lui atrophiée ou faussée. C’est par là surtout que le juif diffère de nous ; par là que, avec toutes ses facultés intellectuelles et ses qualités mentales, il reste souvent au-dessous de nous.

La conscience, on ne saurait prétendre qu’elle manque à Israël. M. Taine la dit d’origine chrétienne ; il serait peut-être plus juste de dire qu’elle est d’origine juive. C’est encore là, — tout comme la charité, — une importation sémitique. C’est Israël qui l’a introduite dans notre monde, au moins dans le sens que lui a conservé le christianisme. Le juif est le premier qui, vis-à-vis des rois de la terre et des porteurs de glaives, s’est réservé un for intérieur où nul maître ne peut pénétrer. Assyrien, Grec ou Romain, ses conquérans successifs en ont su quelque chose. Israël a donné à la conscience ses protomartyrs ; elle a eu pour hérauts les sept Machabées qui se laissaient torturer plutôt que de manger les viandes prohibées. La conscience a été l’âme du judaïsme ; elle a ses racines dans la Thora. L’existence même d’Israël a été son affirmation ; c’est parce qu’il l’a préférée à tout que Juda est resté fidèle à sa loi, et que le juif est demeuré juif.

Mais cette conscience juive, qui a été la mère et la nourrice de la nôtre, elle s’est peu à peu rétrécie et obscurcie. Elle aussi a perdu de sa raideur ; elle s’est assouplie, elle s’est courbée sous la nécessité des temps, elle s’est adaptée aux compromis, elle a pactisé avec la force, elle a revêtu des déguisemens et porté le masque. Dans la religion même, pour ce qui lui tenait le plus à cœur, elle a appris à dissimuler, à mentir, à plier le genou devant les dieux ou les prophètes que niait sa loi. Des milliers et des dizaines de milliers de juifs d’Afrique, d’Asie, d’Europe ont abandonné extérieurement le judaïsme, se déclarant disciples de Jésus ou de Mahomet, pour obtenir le droit de vivre. Des chrétiens, aussi, ont faibli, durant les persécutions ; les lapsi étaient nombreux ; le martyre a toujours été une vocation rare. La différence est que les rabbins ont excusé, approuvé et parfois conseillé ce semblant d’apostasie. Le plus illustre de leurs docteurs, le grand Maïmonide, le rédacteur des 13 articles de loi, prêchant d’exemple, avait lui-même pris le turban au Maroc[34]. Cinq siècles plus tard, Sabbataï, le pseudo-messie d’Orient, confessait Mahomet devant le sultan, et foulait aux pieds le bonnet de juif, sans que sa défection diminuât son autorité près de ses disciples. Je ne sais s’il n’en est pas encore qui attendent sa résurrection. D’autres, en Espagne, en Portugal, en Italie, en France, — là où le choix était entre la mort et la croix, — se sont laissé baptiser. Il peut y avoir, parmi le sephardim, des familles qui ont, tour à tour, baisé l’Évangile et le Coran. Les nuevos cristianos de Castille et les marranes de Lusitanie fréquentaient l’église, se faisaient marier par le prêtre, s’agenouillaient au confessionnal et à la table eucharistique, sans cesser d’être juifs. Chez nous-mêmes, à Bordeaux, nos juifs portugais, issus des nouveaux chrétiens de la Péninsule, ont longtemps protesté qu’ils étaient de bons catholiques, et non des mécréans de juifs. — « Nous sommes d’Israël, » disaient, en secret, les pères à leurs enfans, leur enseignant à mépriser la religion qu’ils leur faisaient pratiquer en public, et leur apprenant à renier, devant les hommes, la foi qu’ils leur transmettaient clandestinement. Des générations de fils de Jacob ont ainsi été formées à l’hypocrisie et au mensonge, dans ce qu’elles avaient de plus sacré et de plus cher. Il n’y a pas longtemps que, en dépit des familiers de l’inquisition, il y avait encore de ces faux catholiques en Espagne ; — et en certaines villes d’Orient, à Salonique, si je ne me trompe, il reste toujours de ces faux musulmans. Aujourd’hui même, si ses sabbatiales ne sont point, comme on l’a cru parfois, des crypto-juifs[35], la Russie semble tout faire pour convertir ses sujets Israélites en faux orthodoxes. Étonnez-vous, après cela, si le juif souffre moins que nous de l’équivoque, s’il semble parfois à l’aise dans l’ambiguïté. Est-ce la peine de nous demander quelle influence peut avoir, sur des enfans et sur des hommes, l’adhésion des lèvres à une religion maudite du cœur ? Sans cette duplicité religieuse, le judaïsme, il faut bien le dire, aurait peut-être disparu. Pour le juif, le plus sûr moyen de sauver sa foi a été de la renier. Le plus coupable ici, n’est-ce pas le chrétien qui obligeait les juifs à profaner ses mystères ?

Encore cette humiliation suprême, ce renoncement apparent à la foi de leurs pères, tous les juifs n’y ont pas été contraints, ou tous ne s’y sont pas prêtés. Ils ont le droit de nous rappeler que, pour le nombre des martyrs, aucune religion ne saurait entrer en compte avec Israël. Mais cette sorte de travestissement religieux n’est pas le seul auquel les fils de Jacob ont dû se plier. Ce n’est pas seulement à la prière, devant le tabernacle de l’église ou le mihrab de la mosquée, que le juif a dû prendre un masque ; c’est aussi dans la vie quotidienne, dans sa boutique, dans ses métiers, dans ses relations avec les goïm. La conscience juive n’est pas sortie intacte du ghetto. Elle a été rétrécie par l’esprit de tribu et obscurcie par la casuistique, elle a été altérée par la persécution et oblitérée par la souffrance. Rejeté de tous, mis hors la loi commune, frustré de ses droits d’homme par les autres hommes, le juif s’est cru beaucoup permis vis-à-vis de ceux qui, envers Israël, se permettaient tout. Privé des armes de la force, il a appelé à son aide les armes du faible, la ruse, la fourberie, la duplicité. C’est ainsi qu’a été faussée par les siècles la conscience du peuple qui nous avait révélé la conscience. Que cette perversion morale ait été moins l’œuvre de ses docteurs et de ses casuistes que l’œuvre de nos lois et de nos haines, peu importe. Cette conscience, ainsi déformée et comme tordue, ne peut toujours se redresser tout à coup.

Quant à l’honneur, où le juif en aurait-il pris la notion ? Qu’avait de commun ce sentiment né dans les châteaux-forts du moyen âge, sous le heaume et la cotte d’armes du chevalier, avec le juif battu, hué, honni, vilipendé de tous ? Comment son orgueil eût-il « monté la garde autour de son droit, » alors que personne ne lui reconnaissait de droit ? L’homme féodal, dans son donjon, était tenu d’être fier sous peine de mort. Tout au rebours, le juif était tenu, sous la même peine, de se faire humble et petit. Il n’a vécu qu’à ce prix. L’honneur, chez lui, n’eût été qu’un ridicule. L’outrage, pour le juif, n’était pas un opprobre ; l’opprobre, c’était d’être juif. Abreuvé de mépris, il s’en est imprégné. A l’opposé du baron féodal, il lui a fallu boire les injures comme l’eau. Le juif n’avait le droit de s’offenser de rien. C’est lui, et non le chrétien, qui a tendu la joue gauche à qui frappait la droite. Sa peau en était devenue calleuse ; les coups et les insultes ne l’entamaient plus ; les blessures d’intérêt étaient les seules qu’il sentît. A certains jours, le vendredi saint notamment, en certaines villes, à Toulouse, par exemple, les chefs de la communauté juive se rendaient solennellement au Capitole, pour y recevoir, en public, devant monseigneur le comte et ses vassaux chrétiens, un soufflet. C’est ce que les hommes de loi appelaient pédantesquement : « la colaphisation. » Jamais cérémonie ne fut plus symbolique. Toute la juiverie a ainsi été souffletée, durant mille ans, par chrétiens et musulmans. Au Capitole de Rome, le conservateur mettait le pied sur la nuque du rabbin, prosterné devant lui. Le juif a dû se prêter à bien d’autres avanies. Presque partout, au carnaval, il lui fallait faire le clown ou le bouffon pour le divertissement de la populace. A Rome même, où les papes lui avaient ouvert un asile, des juifs, à demi nus, étaient contraints de courir, comme les barberi, au milieu des huées et des lazzi du peuple romain, qui souvent excitait leur paresse à coups de pierre ou de bâton. Le juif, pour la foule, était un grotesque ; c’était le fou du peuple. Le mieux qui pût lui arriver, c’était d’exciter la risée.

Michelet l’a dit : « Il est le juif, l’homme immonde, l’homme d’outrage sur lequel tout le monde crache. » Et cela n’est pas une métaphore ; j’ai pu le constater, en Europe et en Afrique. Comme le Slave russe qui, lui aussi, s’en ressent souvent encore, il lui a fallu « battre la terre du front. » Plus que le Chinois, il a dû, pendant quinze cents ans, se répéter : Siao sin, rapetisse ton cœur[36]. Acculé au bûcher ou à l’exil, n’ayant plus même la liberté de feindre une autre foi, il n’a pas un instant l’idée de se soulever et de périr les armes à la main[37]. Il était, pour cela, trop faible, il était trop brisé, trop habitué à plier. Son âme n’avait pas plus de révolte que sa bouche ou ses bras. Il se résignait, il se taisait. A peine osait-il se plaindre en vers hébraïques, ou pleurer en strophes vulgaires, comme les juifs français brûlés à Troyes. Jamais homme n’avait été mis à pareille école de patience et d’humilité. On reconnaît le juif, disait le moyen âge, à ce qu’il marche courbé. Et où eût-il appris à porter la tête haute ? De même, à quelque besogne honteuse ou puante qu’on le ravalât, ni sa conscience ni ses sens ne se révoltaient. Il n’avait plus de nausées, il ne connaissait pas les haut-le-cœur. Le chien affamé n’a pas de dégoût pour les os qu’il déterre dans les ordures. L’abjection était devenue la part du juif ; c’était son lot. Il ressemblait à ces animaux qui ont appris à se nourrir de charognes et de débris putrides. Il vivait de l’ignoble, il se résignait aux métiers borgnes qu’on exerce, la nuit, furtivement, dans les quartiers mal famés. Libre au chevalier, au clerc, au bourgeois chrétien, de se regarder comme une créature noble à laquelle les actions basses sont interdites. Ces actions basses, ces besognes viles, auxquelles le chrétien ne voulait pas s’abaisser, étaient souvent les seules qu’il permît à ces chiens de juifs. Où le prêteur sur gage et le brocanteur, où le fripier et le revendeur du ghetto eussent-ils pris le point d’honneur, bien ou mal placé qui faisait qu’un gentilhomme se tenait debout devant un Philippe II ou un Louis XIV ?

Ce n’était point que ce paria n’eût, lui aussi, son orgueil. Aucune race peut-être n’a été plus orgueilleuse d’un orgueil concentré, et comme cuirassé d’humilité, que rien n’entamait. Ne pouvant exiger de respect pour sa chétive personne, le juif s’est réfugié dans un orgueil collectif ; il a eu l’orgueil de son peuple, de sa loi, de son Dieu. Jamais il n’a perdu sa foi en la supériorité d’Israël. Il avait, vis-à-vis de ses seigneurs chrétiens ou musulmans, les sentimens d’un fils de roi vendu comme esclave et condamné à de vils offices par des maîtres grossiers. En cédant à la force, il gardait, dans sa loi, un réduit intérieur où les injures ne pouvaient l’atteindre. Les chevaliers, les seigneurs, les prélats, les grands du monde, tout comme la foule des goïm n’étaient, à ses yeux, que des barbares d’un sang moins noble, et d’une culture, — presque d’une race inférieure. Quel mépris devait couver ce cœur de juif pour les chrétiens, dont les vices le faisaient vivre ! pour ces grands corps de barons bardés de fer, qui, selon le conseil de saint Louis à Joinville, ne savaient argumenter, contre le juif, qu’à coups d’épée dans le ventre ! Les Gentils n’avaient pour eux que la force brutale. En se prêtant aux plus repoussantes besognes, Israël conservait dans son cœur le dédain de ceux qui l’y contraignaient. Dans la fétidité et l’ignominie de la Judengasse, le juif, coiffé du bonnet jaune, se sentait infiniment au-dessus de ses maîtres incirconcis. Israël seul est noble, Israël seul est pur, et rien ne peut souiller la Maison de Jacob, ou la faire déroger. Dans cette conscience de sa supériorité native, le juif puisait des forces pour tous les abaissemens, de façon que, selon le mot de Lamennais, « aucune souffrance, aucun opprobre n’a pu lasser ni son orgueil, ni sa bassesse. » N’était-il pas, du reste, sûr d’avoir un jour sa revanche ? — « Petit imbécile ! disait dans leur infect cabaret de Sukoviborg, le rabbin Josué à son fils Salomon Maimon, muet d’admiration devant la princesse Radziwill ; — dans l’autre monde, cette belle princesse nous allumera notre poêle. » — Et maints juifs comptaient ne pas attendre l’autre monde. Ils espéraient bien entendre, sur cette terre, les trompettes des anges sonner l’heure du triomphe. Les prophètes le leur avaient promis et Jéhovah le leur devait. Le Messie ne doit-il pas venir un jour tout remettre à sa place : Israël en haut, les goïm en bas, sous ses pieds ? Le Messie vengeur, les juiveries l’attendaient, de générations en générations, demandant à l’astrologie, ou à la Cabale, l’année de sa venue, accueillant ingénument tous les faux Messies, jusqu’au temps de Descartes et de Voltaire, sans que jamais se lassât l’espérance d’Israël.

Par là s’explique comment le juif a pu rester, des siècles, plié sous le mépris sans en être accablé. Chez lui, le ressort intérieur n’a pas été brisé ; il s’est toujours conservé intact, prompt à se débander au jour de la délivrance. Si courbé qu’il fût, le juif était prêt à tous les relèvemens. Il les attendait et les escomptait d’avance, demandant à Jéhovah quand sa colère cesserait de se déverser sur son peuple, sans douter jamais de la libération finale, patient, lui aussi, parce qu’éternel. De là, chez le juif, dès qu’il n’est plus écrasé sous un poids trop lourd, cette merveilleuse faculté de rebondissement qui, après toutes les chutes, le reporte toujours en haut. De là, parfois aussi, chez lui, ces soudaines éruptions de l’orgueil longtemps comprimé et comme rentré, ou même, une susceptibilité qui choque d’autant plus qu’elle est moins attendue : voulant être fier, il devient insolent.

C’est ici surtout, si nous nous piquons de justice, qu’il nous est malaisé de ne pas faire un retour sur nous-mêmes. Cette bassesse, cette platitude d’âme et de caractère que, aujourd’hui encore, nous nous croyons en droit de reprocher au juif, elle est à nous, autant qu’à lui. C’est notre œuvre. Nous la lui avons inculquée et enseignée de père en fils. Nous nous sommes ingéniés à l’avilir ; nous y avons travaillé sciemment et savamment. Nous lui avons, pour cela, inventé des costumes déshonorans, des marques d’ignominie, des cérémonies dégradantes. Le juif, au goût du chrétien, ne semblait jamais assez vil. Nos ancêtres l’ont formé à la bassesse, comme ils dressaient des chiens couchans ou des bassets à ramper dans les terriers. Ici encore, le sang sémitique et la loi hébraïque n’ont rien à voir. Il n’y a qu’un fait d’hérédité et d’adaptation au milieu. Là où il a été relativement libre, où il a eu le droit de lever le front, le juif, à cet égard comme à bien d’autres, se rapprochait du chrétien. Ainsi, autrefois des juifs d’Espagne ; ainsi même des Séphardim accueillis en Occident. S’ils ont plus souffert que les Askenezim de l’Est, ils ont été courbés moins bas. Le sentiment de l’honneur n’a pas toujours été, pour eux, un château-fort aux murailles à pic, dont le pont-levis ne laissait jamais passer le juif. Ils ont parfois été admis à porter les armes, ils ont souvent fréquenté les chevaliers arabes et les hidalgos chrétiens. Après quatre siècles d’expulsion, on retrouve parfois, chez eux, comme un reflet de la fierté castillane ou de la dignité orientale.

Quant aux juifs d’Asie, d’Afrique, de Turquie, de Hongrie, de Russie, assujettis à un régime de mépris, plus fatal peut-être à l’âme que les quemaderos de l’Inquisition, comment, et depuis combien de temps, auraient-ils pu se laver de la boue d’abjection où leurs maîtres chrétiens et musulmans les ont forcés de croupir ? Ils ressemblaient, ces misérables juifs, à ces animaux craintifs qui, pour ne pas attirer l’attention de leurs ennemis, se collent à la terre et s’aplatissent contre le sol. Puis, autre chose qu’il ne faut pas oublier, ils ont subi la dégradation de la pauvreté héréditaire, de l’indigence sordide qui, sous un ciel inclément, avilit à la fois l’âme et le corps. Les lois mêmes de l’Europe chrétienne étaient calculées pour les y maintenir et les y refouler. Encore aujourd’hui, en Russie, en Roumanie, ces lois hostiles, récemment renouvelées ou aggravées, pèsent sur plus des deux tiers des juifs européens. Ils ne peuvent guère vivre qu’à force de ruse, par contrebande, pour ainsi dire, en passant frauduleusement à travers les mailles de la loi qui les tient dans son filet. Entre eux et les chrétiens, la partie n’est pas égale ; la loi les contraint à tricher. Il y a là une sorte de cercle vicieux dont les gouvernemens n’ont pas encore eu l’art, ou le courage de sortir. Le législateur prétend protéger les chrétiens contre les artifices du juif, et tous les règlemens édictés contre ce dernier ne font que l’induire à la tromperie et à la duplicité. Dans les pays mêmes où ils sont émancipés, en Allemagne, en Autriche, en Italie, les juifs n’ont de liberté et de sécurité que depuis une ou deux générations ; nulle part, sauf en France et en Hollande, depuis plus de cent ans. Les juifs sont des affranchis, fils d’esclaves ; c’est d’hier, seulement, qu’ils ont échangé le bonnet de juif pour le bonnet de la liberté. Ils sont tous des liberti, ou des libertini, dont la liberté récente reste souvent précaire. Or, de quelque race qu’il sorte, dans nos démocraties modernes, comme dans la Rome antique, il faut, à l’affranchi, plus d’une génération pour prendre les mœurs, les pensées, le cœur de l’homme libre.

Songez à l’éducation que vingt siècles ont donnée aux juifs, à celle que reçoivent, encore de nos jours, les trois quarts d’entre eux. Qu’est-ce que l’enfant apprenait de son père ? et, ce qui importe plus encore que les conseils ou les exemples de la famille, quels enseignemens lui donnaient le monde et la vie ? Étaient-ce des leçons de loyauté, de franchise, de droiture, de délicatesse ? Quels étaient les jeux et les distractions du petit juif ? Presque partout les enfans jouent à des jeux qui leur apprennent la fierté, le courage, le point d’honneur ; vous pouvez être certain que ce ne sont pas là les jeux des petits juifs. En quelques régions, à peine osent-ils s’essayer aux jeux bruyans de leur âge. On ne leur pardonne point d’être tapageurs, étourdis, espiègles comme les fils des chrétiens. Le juif n’a pas le droit d’être un enfant comme les autres ; ses légers méfaits sont punis comme des crimes. Il n’y a qu’un an, en juillet 1890, à Bialystok, en Russie, un jeune garçon juif, de douze ans, surpris, dans un jardin, en train de cueillir des cerises, a eu la figure tatouée, au nitrate d’argent, par le propriétaire, un médecin chrétien, qui lui a laborieusement gravé, sur le front, le mot voleur, en russe, en allemand et en hébreu[38]. Et les juifs qui ont osé trouver mauvaise cette ingénieuse correction ont été internés au loin. Même dans nos collèges d’Occident, lorsqu’il y a été admis, l’enfant juif a été longtemps un souffre-douleur. Il était comme un étranger au milieu des enfans chrétiens, comme un bâtard au milieu d’enfans légitimes. Jusque chez le juif baptisé, le sang de Jacob semblait une tare, un défaut de conformation que la cruauté de ses camarades lui faisait durement expier. Benjamin Disraeli, par exemple, n’a jamais oublié, et jamais pardonné les sévices dont son enfance a été victime à Eton ou à Harlowe[39].

Qu’était-ce donc, avant que la révolution française eût donné l’exemple de l’émancipation de ces parias ? Partout le petit juif recevait de bonne heure des leçons de choses qui s’enfonçaient profondément dans sa jeune cervelle : leçons de feinte, de fausse humilité, de patience, de fourberie, de finesse sournoise. Était-il battu ou injurié par des chrétiens ou des musulmans ? A quoi bon se plaindre ? Il n’y avait, pour lui, ni droit, ni justice. Les parens prudens s’appliquaient à bien pénétrer leur progéniture de cette vérité élémentaire. Le père de Salomon Maimon, le rabbin Josué, excitait ses fils à lutter de ruse. « Pas de force, leur répétait cet homme de sens, des stratagèmes. » Les petits frères de Salomon lui avaient un jour dérobé adroitement des boutons de culotte que le futur rabbin philosophe leur avait traîtreusement extorqués. Salomon se plaignait : « Pourquoi te laisses-tu attraper ? lui répondit son père ; tâche d’être plus malin une autre fois[40]. » C’est ainsi que, au XVIIIe siècle, les sages d’Israël apprenaient à leurs enfans la science de la vie. Étonnons-nous, après cela, de la bassesse de ce Maimon, un des types les plus accomplis du juif d’avant la révolution : âme vile et haute intelligence. Il saura, ce rabbin autodidacte, devenir un des métaphysiciens les plus subtils de l’Allemagne, tout en restant un fripon de mendiant. Raffinant sur la noble philosophie de Kant, il planera avec aisance dans la sphère éthérée des idées pures, tout en continuant de ramper dans les plus vulgaires soucis d’une vie terre à terre. Le penseur, chez lui, gardera les sentimens, les instincts, les mobiles d’un parasite de bas étage. Malgré toute sa science et sa philosophie, il tombera au-dessous des plus dégradés de ses congénères, car, avec sa foi traditionnelle, il aura perdu le bâton sur lequel, à travers tous leurs abaissemens, s’appuyaient les plus méprisés des vieux juifs. Et le cas de Maimon, remarquons-le en passant, n’est pas unique. Plus d’un israélite moderne, sous des dehors d’élégance bien différens de la répugnante grossièreté du petit-fils du cabaretier de Lithuanie, est, en fait de morale, logé à la même enseigne. Dépouillé des croyances de son peuple sans avoir pris les nôtres, n’ayant plus, comme tant d’entre nous, qu’une vacillante notion du devoir, sans avoir reçu de ses ancêtres, comme la plupart d’entre nous, l’inflexible sentiment de l’honneur, ou sans avoir eu le temps ou l’occasion de s’en imprégner à notre contact, le juif déjudaïsé est trop souvent vide de tout sentiment moral.

Il y aurait beaucoup à dire sur la morale du juif, là même où, par bonheur pour lui et pour nous, la Thora n’a pas perdu toute prise sur l’âme d’Israël. Chaque race se fait une morale en rapport avec ses conditions d’existence. Comment celle des fils de Jacob ne se serait-elle point ressentie de l’existence que nous leur avons faite ? La morale d’un peuple ou d’une religion ne tient pas, tout entière, dans ses lois ou dans ses livres sacrés ; elle s’élève et s’abaisse, elle s’altère ou s’épure avec les nécessités de la vie. Le juif, naturellement, s’est fait une morale d’accord avec son oppression et son abjection. C’est ici surtout qu’a opéré l’éducation séculaire. Aux fils de Juda, la vie apparaissait, dès l’enfance, comme une guerre avec tout ce qui les entourait, guerre sournoise, guerre de pièges et d’embûches, où le juif ne devait compter que sur son habileté et sa dextérité. Ses ancêtres, dont il lisait les hauts faits dans la Bible, avaient combattu avec l’épée et le javelot : ses armes, à lui, les seules à sa portée, étaient l’intrigue, la fraude, l’astuce, la dissimulation. Il en a été d’Israël comme de toutes les races longtemps foulées et avilies. Nous savons ce que la conquête romaine, le despotisme byzantin et le joug turc ont longtemps fait du plus noble peuple de l’antiquité. La servitude est partout un terrible agent de démoralisation ; et peut-être les races les plus hautes en sont-elles les plus dégradées : optimi corruptio pessima.

Puis, pour le caractère et pour l’âme, il y a une autre éducation, celle des professions héréditaires, des métiers exercés par les ancêtres. Chaque profession, pourrait-on dire, a sa morale, comme chacune a ses travers ou ses tics. Les métiers habituels du juif, nous les connaissons. Nous en avons retrouvé la marque sur son intelligence ; ils en ont peut-être laissé une plus profonde sur son caractère. Longtemps enchaîné à son comptoir ou enfermé dans sa boutique, le juif en a pris l’esprit. Il lui en est souvent resté quelque chose de mercantile. Plût à Dieu que pareil instinct ne se rencontrât que chez les fils d’Abraham, où il s’explique si aisément ! Pour le juif, il y a là une sorte d’atavisme. Chez le banquier de Berlin ou de Francfort, chez le journaliste ou le savant de Vienne ou de Paris, perce parfois, tout à coup, le brocanteur de la Judengasse ou le regrattier du ghetto. L’empreinte était trop bien gravée pour s’effacer, entièrement, en moins d’un siècle. On ne se défait pas si vite de ses aïeux. A toutes les repoussantes besognes auxquelles il a été contraint, durant des générations, le juif s’est parfois sali l’âme, comme les doigts. Prenons les plus honnêtes des métiers exercés par ses pères : le colporteur, le maquignon, le cabaretier, le marchand de vieux habits ; prenons même l’argentier du roi ou du sultan, le financier ou le fermier des taxes ; ce ne sont pas là des professions qui élèvent l’âme ou ennoblissent le caractère. Ce qu’elles inculquent à l’homme, ce n’est pas la délicatesse morale, la sincérité, le désintéressement, la générosité. Il ne nous convient point de médire du commerce ; mais, de toutes les professions, le négoce, le petit commerce surtout, est manifestement celle qui tend le plus à émousser le sens moral, ou qui laisse le moins de jeu aux plus hautes facultés de l’âme. Les anciens en étaient si convaincus que leurs législateurs ou leurs philosophes excluaient de l’agora et des affaires publiques les marchands. Il n’était pas sans quelque fondement, ce préjugé d’ancien régime : « Le trafic déroge à la noblesse. » Or, si l’homme d’argent n’a jamais été tout le juif, presque tous les juifs ont été obligés de faire de l’argent. Exclus des professions libérales, presque aucun n’a pu, comme disaient nos pères, vivre noblement.

Qu’est-ce donc si l’on songe aux circonstances dans lesquelles étaient obligés d’opérer les trafiquans juifs ? Le commerce, d’ordinaire, jouit de la protection des lois ; or, sur quelles lois pouvait compter le juif, en dépit des chartes que lui a concédées ou vendues la politique ou la cupidité des chrétiens ? Son trafic, secret ou avoué, le juif l’exerçait sans sécurité, souvent clandestinement, toujours incertain du lendemain, exposé à toutes les vexations et spoliations, menacé de voir nier ou réduire ses créances, anxieux de dissimuler ses gains pour avoir chance d’en sauver quelques ducats, au jour où le peuple ou le prince s’aviserait de lui taire rendre gorge, par pillage de mutins ou par édit royal. Ce n’est pas tout, contraint d’abandonner aux grands ses écus à bas prix, il lui fallait exploiter les petits, sucer le sang des pauvres, reprendre aux misérables, à force d’astuce, ce que les puissans lui avaient arraché par la violence. C’était là, pour eux-mêmes, comme pour le menu peuple, un des côtés les plus démoralisans de l’activité du juif. Souvent fermier du fisc ou du seigneur, il ressemblait aux oiseaux qu’on dresse à chasser ou à pêcher, pour le compte du maître. Le juif était l’agent héréditaire de toutes les oppressions et de toutes les exactions. Traité sans pitié d’en haut, il lui fallait être impitoyable avec ceux d’en bas, leur faire rendre tout ce qu’il en pouvait tirer, au profit de ceux qui ne voyaient en lui qu’une éponge à presser. En Pologne, en Hongrie, en Allemagne, en Bohême, le juif a été l’intermédiaire abhorré entre le peuple et le prince, entre le serf et le noble. Dans ce métier, il rendait naturellement aux petits les dédains et les coups qu’il recevait des grands, faisant payer aux manans les injures de leur seigneur. Prenons un exemple, le facteur de l’est de l’Europe, le juif polonais, longtemps employé par l’État, par les pans, par l’Église même, pour faire rentrer les impôts, taxes, redevances, créances, rentes de toute sorte. Ce facteur a deux faces ; c’est, par profession, un homme à deux visages : l’un obséquieux et servile, éternellement souriant, tourné vers le maître ; l’autre dur, hautain, railleur, tourné vers le paysan et le tenancier. C’est ainsi que le même juif est, tour à tour ou en même temps, humble et arrogant, qu’il a la voix basse et le verbe haut, selon l’homme à qui il parle. À ce métier, sa sensibilité s’est émoussée, son épiderme est devenu calleux, son cœur s’est desséché ou racorni. Il avait trop à souffrir pour n’être pas endurci aux souffrances des autres. Son œil était sec ; durant des générations, selon l’image de Heine, ses pleurs silencieux avaient été, vers l’Orient, grossir les eaux du Jourdain ; il ne lui en restait plus dans les yeux. Puis, il était trop haï du peuple pour compatir aux maux dont il était l’instrument. En foulant le chrétien, en vendant le cheval ou la vache du paysan en retard pour ses redevances, il ne faisait que rendre aux goïm les maux qu’il en avait reçus ; il pouvait répéter avec la Bible : œil pour œil et dent pour dent, sur, quoi qu’il fît, d’être en reste avec les ennemis de son peuple. Les chrétiens, pour le juif, n’étaient pas des semblables. Et la réciproque était vraie. Est-ce à dire, comme nous sommes portés à l’imaginer, que le juif fût inhumain, insensible, cruel, féroce, qu’il eût une pierre à la place du cœur ? Non point ; de ce qu’il était dur vis-à-vis des ennemis d’Israël, il ne suit point qu’il fût incapable de bonté, de tendresse, d’affection, de dévoûment. Pour qui l’a observé de près, le juif est peut-être le plus affectueux des hommes ; mais toute sa sensibilité, il la gardait pour les siens, pour sa famille et pour son peuple. Son cœur, endurci et comme rugueux au dehors, demeurait tendre dans ses fibres intimes. Le juif était homme, lui aussi ; Shakspeare l’a senti, d’instinct, dans Shylock ; mais le juif n’était homme qu’avec ses frères, avec ceux qui le traitaient en homme. Vis-à-vis des autres, il se hérissait, il se roulait en boule, ou s’enfermait dans une impassibilité froide. Sa tendresse, comme son orgueil, était tournée en dedans. D’une manière générale, on pourrait dire que le juif était l’homme du dedans. Toute son existence, sa séquestration et son abjection le contraignaient, en toute chose, à se replier sur lui-même. Joies ou douleurs, toutes ses affections étaient comme rentrées. Exécré et méprisé de tous, il ne pouvait avoir ni confiance, ni ouverture de cœur, ni expansion, ou il n’en pouvait avoir qu’avec les siens, avec « sa juive » et « ses petits juifs, » persécutés et traqués comme lui. Tel le sanglier des bois, l’animal sauvage, avec sa laie et ses marcassins. C’était à sa femme, à ses enfans, à ses frères en ignominie qu’il gardait tout ce qu’il y avait de bon et de doux en lui. Ses tendresses refoulées s’épanchaient librement, le soir, dans la famille. La famille a toujours été le refuge du juif. Il en a eu les vertus ; ses ennemis ne les lui ont jamais refusées. A toute époque, il a mérité les éloges, trop souvent menteurs, des épitaphes villageoises : il a été bon père, bon fils, bon époux. Aucune race, peut-être, n’a possédé à ce point les qualités qui font aimer la vie de famille, et qui, pour n’être point les plus hautes ou les plus brillantes, n’en sont pas moins peut-être les plus solides et les plus précieuses : la tempérance, la continence, la patience, la douceur, la modération, la régularité des mœurs. Le juif a peu de vices ; il ne connaît guère ceux dont souffrent le plus la femme et l’enfant : l’ivrognerie, le jeu, la colère, les brutalités de la main ou les grossièretés de la bouche. En cela, jusque dans son infect ghetto, il est toujours demeuré homme de race, bien élevé ou bien né.

D’une manière générale, le juif répugne aux actes de violence et aux passions violentes : il y a si longtemps qu’il ne peut plus se les permettre ! Ce n’est pas qu’il ne soit passionné, mais passionné en dedans, et souvent à froid. La passion, chez lui, n’éclate guère que dans l’intensité du regard. A l’inverse du barbare slave ou germain, il est rarement l’esclave ou le jouet de sa passion ; il sait la contenir et la conduire. Le juif est le contraire de l’homme de la nature, de l’homme primitif, emporté et effréné, tout en dehors et tout d’instinct. À cet égard, rien ne lui ressemble moins que le juif de Malte, le Barrabas de Marlowe, furieux et féroce. La brute cruelle et impudique, qui est au fond de tout homme, apparaît plus rarement chez lui ; elle a été matée. Le juif, d’habitude, n’est pas homme de premier mouvement ; il n’a ni la fougue méridionale, ni l’emportement sanguin des races du Nord. S’il sent vivement, en homme nerveux, il ne s’abandonne point aux brusques impulsions des nerfs. Ses passions ne sont point des chevaux impatiens qui hennissent et piaffent ; il les a dressées, il leur a appris à ne point se cabrer ; atout le moins il les tient en rênes et ne leur rend pas la main. Chez quelques-uns, il est vrai, — phénomène nouveau, — il y a parfois une sorte de revanche de la nature, comme une explosion des passions longtemps comprimées ; mais c’est encore l’exception. À la différence du Slave ou du Celte, le juif est rarement « impulsif ; » il sait attendre et se dominer. Les siècles lui en ont donné l’habitude ; il a été, si longtemps, obligé de toujours se surveiller et se contrôler. Aujourd’hui encore, il se sent épié par des regards hostiles. — « Vous ne sauriez croire combien cela est fatigant de toujours s’observer ainsi, » me disait un israélite ; mais, pour la plupart, le pli est pris. Le juif est maître de lui-même, et cet empire de soi lui vaut d’être facilement maître des autres. Le juif écoute moins l’instinct ou la passion que la raison. Si le propre de l’homme est d’être un être raisonnable, le juif est le plus homme des hommes.

Pour lui, il est vrai, la voix de la raison est, d’habitude, la voix de l’intérêt ; mais n’est-ce pas là, pour presque tous les humains, ce qu’ils appellent être raisonnable ? Le juif a cette supériorité, qu’il comprend souvent mieux ses intérêts, et que, les comprenant, il s’y attache, et ne s’en laisse pas distraire. Il y a chez lui peu « d’emballement ; » tout est calcul réfléchi et dessein suivi. Il a la patience et la persévérance qui font réussir les grandes entreprises et les petites. Rien ne le rebute, rien ne le lasse, rien ne le déconcerte. Rappelez-vous son énergie, faite à la fois de ténacité et de souplesse. Sa volonté est un arc toujours tendu, et son œil ne s’écarte point du but. Que d’avantages dans ce qu’on se plaît à appeler la lutte pour la vie ! Cette lutte, que nous sommes fiers d’avoir récemment découverte, le juif la connaissait mille ans avant Darwin ; il y a été longuement préparé par les siècles et laborieusement dressé par nos ancêtres. Il a pris, dans la servitude et la misère, les qualités qui conquièrent le pouvoir et mènent à la fortune. Son caractère, aussi bien que son intelligence, a été équipé pour le combat ; et dans les batailles de la vie moderne, qui ne sont pas des tournois de chevaliers, ses défauts le servent presque autant que ses qualités. Aussi réussit-il dans le monde. Pour employer le jargon fin de siècle, le juif est le grand strugglefortifer de notre continent. Sommes-nous sincères, c’est là ce qui lui vaut le plus d’ennemis.


IV

Tel est le juif que nous ont légué les âges ; mais, corps et âme, ce juif est un produit du passé, et il tend à se modifier avec les temps nouveaux. Défauts et qualités s’atténuent chez lui, s’émoussent, s’effacent peu à peu, à mesure que s’épure ou s’élargit l’atmosphère où il vit. Aucune race ne subit aussi rapidement l’action du milieu. Il y a, chez elle, une sorte de rénovation physique à la fois et morale. Rappelons-nous que la faculté maîtresse du juif est la souplesse, le don d’adaptation. Nous l’avons déjà remarqué : il se fait, avec une incroyable facilité, à nos modernes conditions d’existence ; et, en prenant nos mœurs, il prend, plus que nous ne le croyons, nos idées et nos sentimens. Regardez ce petit juif de Russie, qui nous arrive en caftan râpé et en casquette de velours ; s’il garde, toute sa vie, son accent et sa gaucherie, les enfans qu’il traîne à sa suite seront, dans une quinzaine d’années, des Français, des Anglais, voire des Américains. C’est par la tête que commence la métamorphose, par cette tête juive qui se vide si aisément de toutes ses idées orientales pour se remplir des nôtres. Le cœur, les sentimens changent plus lentement ; c’est une conversion qui demande d’habitude plusieurs générations. Aussi certains juifs nous font-ils penser à ces êtres fabuleux dont la tête appartient à une espèce et la poitrine à une autre ; parfois on dirait d’une tête française ou allemande sur un buste d’Oriental du moyen âge. Souvent aussi la métamorphose a été trop brusque pour être complète. Ces israélites français ou anglais, dont les pères nous sont venus de Pologne ou d’Allemagne, ont fréquemment, pour nous, quelque chose qui détonne. Un regard, un mot, un geste met subitement à nu le vieux fond juif. « Grattez l’israélite, me disait un de mes amis, vous trouverez le juif du ghetto. » Cela n’est pas toujours vrai. Ce que nous prenons pour le juif n’est souvent que l’étranger, l’homme d’un autre pays, d’une autre éducation. Ce que l’on sent percer chez l’israélite civilisé, ce n’est pas tant le juif que le parvenu ; nous confondons souvent l’un avec l’autre, d’autant qu’ils font corps ensemble.

Des parvenus ! La plupart des juifs de notre connaissance le sont assurément ; ils en ont les faibles et les travers, la prétention, la présomption, la suffisance. De là, généralement, leur peu de distinction ou d’élégance, leur mauvais goût ou leur mauvais ton, leur peu de tact, leurs façons outrées dans un sens ou dans l’autre, tantôt familières et sans gêne, tantôt apprêtées et cérémonieuses ; leur peine, en un mot, à demeurer dans la mesure de l’homme du monde. De là, en partie, cette vanité qui s’étale naïvement chez des hommes d’habitude peu ingénus, d’autant plus grande et plus chatouilleuse que le juif a plus longtemps souffert dans son amour-propre. De là aussi, en partie, cet appétit de titres, de croix, de rubans, de distinctions de toute sorte, dont le juif semble d’autant plus affamé qu’il en a plus longtemps jeûné, et, qu’en ayant été privé, il est enclin à leur donner plus de prix et à leur trouver plus de saveur. De là aussi ce besoin de faire du bruit, de se faire voir, de faire parler de soi, d’éblouir les autres et les siens ; de là ce luxe souvent criard, cet amour des bijoux, des équipages, des fêtes retentissantes, de tout ce qui reluit et tire l’œil ; on sent l’homme heureux de faire parade des richesses qu’il a si longtemps été obligé de cacher. De là aussi, quelquefois, les excentricités d’hommes d’ailleurs fort avisés ; c’est le jeune Disraeli, habillé de velours et de satin, avec ses mains chargées de bagues et ses prétentions de dandy ; c’est Lasalle, le démocrate socialiste, se faisant le chevalier de la comtesse Hatzfeld et jouant sottement sa vie, par amour-propre, pour épouser une jeune aristocrate bavaroise dont la famille ne veut pas de lui. — « Un Anglais a dit que, pour faire un gentleman, il faut, quatre générations. Or, ces quatre générations, bien rare le juif qui les a derrière lui. » Ainsi me parlait un riche israélite de Varsovie. Le propos est juste. En dehors de quelques dizaines, de quelques centaines de familles, au plus, le juif est presque toujours un homme nouveau, a self-made man. Il s’est élevé brusquement ; c’est un soldat de fortune. Il n’a pas encore eu le loisir de prendre les goûts, les manières, le ton, et, ce qui est peut-être plus malaisé, les sentimens d’un gentleman. Cela ne prouve point qu’il ne le puisse devenir ; avant d’en décider, il faut lui faire crédit de deux ou trois générations. Est-ce même toujours nécessaire ? Si rares qu’ils nous semblent, j’ai, pour ma pari, connu des juifs français, anglais, italiens, voire des juifs allemands, polonais ou russes qui, pour l’élévation des sentimens, méritaient, autant qu’aucun chrétien, le titre de galant homme.

A ceux qui croiraient le juif irrémissiblement dégradé, il suffirait de rappeler les noms de tant de juifs, circoncis ou baptisés, qui ont fait honneur au vieux sang d’Israël. On en trouve dans tous les temps, au moyen âge comme de nos jours, — à l’époque même où le juif a été le plus avili, aux deux ou trois derniers siècles. Chaque race, chaque religion peut se personnifier dans quelques hommes qui en sont comme la plus haute expression. Il en a été ainsi d’Israël, au sortir même du ghetto, alors que pesaient encore sur lui les lourdes lois et les lourds préjugés qui l’ont si longtemps écrasé. Veut-on voir, par un exemple, ce que peut donner le vieux fond juif au contact de notre civilisation ? je citerai un homme qui me semble particulièrement « représentatif » de son peuple et de sa foi. C’est Moïse Mendelssohn, l’ami de Lessing et le grand-père du compositeur. Ce petit juif du Nord qui, par sa vie, plus encore que par ses écrits, a tant contribué au relèvement de sa race en eût pu être le symbole vivant. Petit, laid, gauche, difforme, le fils de Mendel, le copiste de rouleaux de la Thora, n’avait rien de ce qui charme les yeux ou séduit l’imagination. La première fois que le vit sa future, la fille du banquier, qui, sans le connaître, s’était éprise de sa jeune renommée, elle le trouva si disgracié que le courage de l’épouser lui manqua. Le pauvre philosophe se retirait déjà, lorsque la jeune juive, le rappelant, lui fit cette question inspirée du Talmud : « Est-il vrai que les mariages se décident dans le ciel ? » La réponse affirmative de Mendelssohn décida du sien. Et la riche jeune fille, assez avide d’idéal pour donner sa main au petit bossu, n’eut pas à se repentir d’avoir cru que le ciel avait pu combiner une aussi bizarre union. Si la taille de Mendelssohn était basse, son âme était haute, et si son corps n’était pas droit, son cœur l’était. Nous avons dit que, chez le juif, le caractère était généralement au-dessous de l’esprit, et voilà que le premier représentant du judaïsme dans la société moderne nous donne un démenti. L’auteur du Phédon, le « Socrate de Berlin, » était justement plus grand par l’âme que par le génie. Comparez-le aux plus célèbres de ses contemporains, à nos grands Français spécialement, à Voltaire, à Rousseau, à Diderot, à Mirabeau, qui l’a connu, l’avantage moral n’est pas de notre côté ; pour la noblesse du caractère, la dignité de la vie, la générosité des sentimens, le juif fait honte aux chrétiens. Et cette facile supériorité sur des chrétiens infidèles à l’esprit du Christ, le fils d’Israël la devait à sa foi et à sa loi. C’est le respect de la loi et de la règle, l’habitude de la discipline morale, l’union aisée de la raison et de la foi ; c’est le sens intime de ce qu’il y a de sain, de pondéré, de mesuré, dans la Thora et dans la tradition d’Israël, qui ont fait de Mendelssohn un sage, avant que Lessing ne l’ait pris pour modèle de son Nathan der Weise. Et ici vous vient une réflexion. De même que le type idéal du chrétien, le summum de la vertu évangélique, est le saint, — la cime la plus haute à laquelle ait jamais atteint notre pauvre espèce humaine, — on pourrait dire que le type idéal d’Israël, l’homme monté au sommet de l’échelle de Jacob, est le sage.

De ces caractères élevés, Israël en a produit en tout pays. En veut-on un autre exemple, pris cette fois non plus parmi les Askenazim, les juifs du Nord, mais parmi ceux du Midi, les Sephardim, — non plus parmi les juifs demeurés fidèles à la synagogue, mais parmi les fils de Juda détachés, à notre contact, des traditions de leur peuple, nous rencontrons le plus grand peut-être des juifs modernes, un génie, d’une autre envergure et d’un vol autrement hardi, mais, cette fois encore, un sage, quelques-uns ont osé dire un saint. On sent que nous voulons parler de Baruch Spinoza, le solitaire du Pavilioengragt, le juif espagnol enterré dans une église hollandaise. Ici encore, ce qui est partout singulièrement rare parmi les grands hommes, — y compris les philosophes, — nous voyons un juif dont l’âme est au niveau du génie. On peut ne point aimer la philosophie de Spinoza, — j’avoue, pour ma part, que je la goûte peu, — il est malaisé de ne pas admirer le philosophe et de ne pas l’aimer. Sans fortune, sans appui, ce juif sacrifie tout à ce qui lui paraît la vérité ; presque seul des penseurs de son temps, il ne craint pas d’aller jusqu’au bout de sa pensée, et ose être sincère avec les autres, comme avec lui-même, ne cherchant ni la gloire, ni le scandale. Des princes lui offrent des chaires ou des pensions ; presque seul d’entre les savans de son temps, le juif refuse places et pensions, ne cherchant pas plus l’argent que le bruit. Le pieux impie qui voit Dieu en toutes choses, ne veut pas se laisser distraire de la contemplation de la substance infinie. Le peu qu’il lui faut pour soutenir sa vie passagère, — il est, lui aussi, de faible complexion, — le juif, dans un temps où le travail des mains est dédaigné de tous, le demande à un métier manuel. Il médite les théorèmes de l’Ethique et les déductions de son traité Theologico-politicus en polissant des verres de lunettes[41]. Son biographe Colerus nous le montre simple et bienveillant avec les simples, s’entretenant volontiers avec eux, édifiant par sa vie et par ses propos ses hôtes, les bons Van der Spyk, les encourageant dans la piété, avertissant les enfans d’aller au service divin et leur commentant les paroles du prédicateur. Par la dignité et la simplicité de la vie, ce juif, excommunié par la synagogue, reste un des exemplaires les plus achevés de l’humanité, un des hommes qui font honneur à l’homme. D’autres, avant nous, l’ont rapproché de ce qu’ont produit de plus élevé la piété chrétienne et la sagesse antique : le juif me semble à mi-chemin entre les deux, entre l’humilité de l’une et l’orgueil de l’autre ; il y a, dans sa vertu, moins d’effort apparent et de tension héroïque ; tout y est humain et naturel. Ici encore, chez le juif frappé des imprécations du herem, on sent quelque chose de tempéré, d’équilibré qui semble tenir à ses origines et à son éducation hébraïques. Alors même que sa philosophie n’aurait rien d’israélite, qu’elle ne devrait pas plus à la Cabbale qu’à la Thora, sa vie et sa sagesse tiennent d’Israël. Ce n’est pas, en tout cas, une race à jamais déchue, celle qui, à ses plus mauvais jours, a enfanté un Spinoza.

« Dans le livre des contes de l’Arabie, a dit le poète juif, on voit des princes changés en bêtes qui, le jour venu, reprennent leur forme première… Tel a été le destin du prince que je chante. Son nom est Israël. Des sorcières l’avaient changé en chien, en chien jouet des enfans de la rue, en chien avec des pensées de chien : Hund mit hündischen Gedanken[42]. » Le poète a dit vrai. Durant des siècles, Israël, prince des pays d’Orient, chassé de la maison du roi son père, a été métamorphosé en animal obscène ; il a dû ramper aux pieds de maîtres étrangers, aboyant de faim et de misère, objet de dégoût pour qui le rencontrait. Et voilà que, au grand scandale de ceux qui le croyaient fait pour être à jamais fouetté et battu, il a repris, devant nous, sa forme humaine. Les sorcières qui la lui avaient enlevée sont bien vieilles ; toutes pourtant ne sont pas mortes. Ce sont les lois d’exception qui, pendant si longtemps, ont refusé de voir dans le juif un homme ; en certaines contrées, là-bas, vers l’Asie, les survivantes s’obstinent encore à le traiter en chien. La fée qui a fait cesser l’enchantement, est-il besoin de la nommer ? Elle est coutumière de pareils prodiges, et Israël n’est pas le seul qui lui doive d’avoir repris forme humaine. Naguère encore, elle était en haute renommée parmi nous, Français ; et, à notre exemple, les peuples l’invitaient volontiers à leur rendre visite. Aujourd’hui, on semble las d’elle ; plus d’un ne lui pardonne pas ce qu’elle a fait pour Jacob. On l’appelle Liberté ; — pour redevenir tout à fait un homme, le juif ne demande pas d’autre aide.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Voyez la Revue du 15 février et du 1er mai.
  2. Sur le ghetto de Rome, voyez le livre récent de M. Emmanuel Rodocanachi : le Saint-Siège et les Juifs, le Ghetto de Rome. Didot, 1891.
  3. Zunz, Die Synagogal Poésie des Mittelalters.
  4. Voyez, par exemple, le docteur Gustave Lagneau : Remarques, à propos du dénombrement de la population, sur quelques différences démographiques présentées par les catholiques, les protestans, les israélites. Paris, 1882. Cf. Isidore Loeb : Dictionnaire universel de géographie, de M. Vivien de Saint-Martin, article : Juifs.
  5. Census Bulletin (n° 19, 30 décembre 1890. Washington) : Vital statistics of the Jews in the United States, p. 11, 12, et diagramme de la p. 21.
  6. Voyez, par exemple, G. Lagneau, ouvrage cité. Cf. Nouveau dictionnaire de géographie universelle, de Vivien de Saint-Martin, article : Juifs, par Isidore Loeb, et The Journal of the anthropological Institute, XV (1885-86), p. 20, article de M. J. Jacobs, réimprimé sous ce titre : On the racial characteristics of modem Jews.
  7. Tableau des naissances et des décès en Roumanie, durant trois ans, chez les israélites et chez les orthodoxes :
    NAISSANCES « DÉCÈS «
    Juifs Orthodoxes Juifs Orhodoxes
    Année 1884 9,729 185,000 4,626 114,300
    — 1885 9,542 197,000 5,036 114.000
    — 1880 9,458 196,000 5,194 124,500


    D’après M. A. Alexandrini (Studiu statisticu sur le district de Jassy, Jassy, 1886), la proportion des naissances au nombre des habitans était, chez les Roumains orthodoxes, de 4.72 pour 100, et chez les juifs roumains, de 4.47 pour 100, soit légèrement inférieure ; la proportion des décès au nombre des habitans était, chez les orthodoxes, de 3.82 pour 100, et chez les juifs de 2.61 pour 100. On voit la différence.

  8. Census Bulletin, n" 19, décembre 1890, ibid.
  9. Un fait plus singulier, et qu’on a voulu aussi expliquer par des causes physiologiques liées aux lois rituelles, c’est l’énorme prédominance, parmi les juifs, des naissances masculines sur les féminines. L’écart est quelquefois tel qu’on se demande si les familles juives n’ont pas souvent omis de faire enregistrer la naissance des filles.
  10. Nous ferions cependant des réserves sur la manière de tuer les animaux. Il se peut qu’il ne soit pas plus cruel d’égorger les bœufs que de les assommer ; mais il serait à désirer qu’on procédât avec plus de rapidité. La synagogue devrait chercher à donner, sur ce point, satisfaction à nos modernes sentimens d’humanité, alors même que le bien fondé lui en paraîtrait contestable. C’est, du reste, ce qu’ont fait déjà certaines communautés israélites, à Genève, par exemple.
  11. Voyez, par exemple, une étude du docteur H. Behrend : Nineteenth Century, septembre 1889.
  12. Maxime Du Camp : la Bienfaisance israélite, Revue du 15 août et du 15 septembre 1887.
  13. Cette viande impure, dont ils ne veulent pas pour eux-mêmes, j’ai entendu reprocher aux juifs de la vendre aux chrétiens, comme si, en nous livrant des animaux de rebut, ils ne craignaient pas de nous empoisonner. On oublie que les viandes rejetées par les sacrificateurs israélites sont de tout point semblables à celles que débitent sans scrupule nos boucheries.
  14. Voyez, par exemple, le docteur Behrend : Nineteenth Century, septembre 1889. Le Census Bulletin américain (décembre 1890) fait les mêmes remarques pour les États-Unis.
  15. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. III ; la Religion, liv. IV, chap. III.
  16. Voyez P. Tchoubinsky : Troudy Etnogr. statist. eksped. v Zapadnorousskii kraï, section du sud-ouest, t. VII, 1re partie.
  17. Voyez Isidore Loeb : le Juif de l’histoire et le Juif de la légende. Paris, L. Cerf, 1890.
  18. Ce fœtor judaïcus, avec le Judœorum fœtentium de Marc-Aurèle (Aramien Marcellin, XXII, 5), semble remonter à une erreur ou une malice d’un copiste du moyen âge qui, au lieu de Judœorum petentium, avait écrit Judœorum fetentium. — Voyez Is. Loeb, ibidem, d’après Joël : Blicke in die Religionsgeschichte zum Anfange des Zweiten christlichen Jahrhunderts, 2e partie. Breslau, 1883, p. 131.
  19. M. Gustave Iaeger : Entdeckung der Seele, t. Ier, p. 216-248 (1884). — Cf. Revue des études juives, octobre et décembre 1890, p. 314.
  20. Voyez le Census Bulletin américain, n° 19, décembre 1890, p. 15.
  21. En Prusse et en Danemark, la proportion des aliénés serait deux fois plus forte, et en Bavière trois fois plus forte, parmi les juifs que parmi les chrétiens. (Bulletin de la Société d’anthropologie, 6 novembre 1884, p. 698-700.) — Cf. pour les aliénés épileptiques Enrico Morelli : Intorno al numero e alla distribuzione geografica delle frenopatie in Italia, p. 77. Milan, 1880. (Communication de M. le docteur Gustave Lagueau.)
  22. Voyez, entre autres, Demange : Diabète (Dictionn. encyclopédique des sciences médicales).
  23. L’arthritisme, avec ses manifestations protéiformes, est encore une affection fort commune chez les juifs. Pour ne rien omettre sciemment, je mentionnerai les faits suivans, qui me sont indiqués par M. le docteur Gustave Lagneau. Les femmes juives ne seraient, presque jamais, atteintes du goitre, si bien que la Société médicale de Metz aurait, en 1880, mis au concours cette question : Pourquoi les femmes juives sont-elles exemptes du goitre ? — MM. Javal et Wecker ont signalé, chez les juifs, un astigmatisme contraire à la règle, le méridien horizontal de la cornée présentant le maximum de courbure. (Wecker : Sur l’astigmatisme dans ses rapports avec la conformation des os du crâne ; Bulletin de la Société d’Anthropologie, 15 juillet 1869, p. 545-547. — Cf. Hovelacqueet Hervé : Précis d’anthropologie, p. 309, 1887.) —Selon M. Hervé, on aurait remarqué la fréquence de la tumeur lacrymale chez los israélites par suite de l’étroitesse du canal nasal. (Bulletin de la Société d’Anthropologie, 20 décembre 1883, p. 915.) Cet astigmatisme sui generis et cette prédisposition à la tumeur lacrymale, en les supposant bien constatés, pourraient seuls être attribués à la conformation anatomique.
  24. Voyez, par exemple, Jos. Jacobs : On the racial characteristics of the modem Jews. London, Harrison, 1885, p. 51.
  25. Cela, m’assure-t-on, est sensible dans les photographies du type juif prises, à une école israélite de Londres, par le docteur Gallon, selon sa méthode d’images individuelles combinées en une image « composite. »
  26. Salomon Maimons Lebensgeschichte, éditée par H. P. Moritz. Berlin, 1792-93.
  27. Traité Horaïoth, III.
  28. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. III ; la Religion, liv. IV, ch. III.
  29. Voyez, par exemple, le docteur Rabbinowicz : la Médecine du Talmud.
  30. ::Ia er ward ein groaser Dichter,
    Stern und Fackel seiner Zeit…
    (Henri Heine : Jehuda Ben Halévy ; Romanzero.)
  31. Arsène Darmesteter : Reliques scientifiques, 1890. Préface de M. James Darmesteter.
  32. Isaïe, XLVIII, 4.
  33. M. Taine : les Origines de la France contemporaine. — La Révolution, t. III, p. 124-126. Il y a là, remarque M. Taine, deux mots nouveaux sans équivalons en grec ou en latin : ni conscientia ni honos ni dignitas n’ont le même sens.
  34. Maïmonide a composé un traité pour la défense des juifs mahométans. D’après lui, le Talmud et la loi n’interdisent, sous peine de mort, que l’idolâtrie, l’adultère et l’homicide. — Voyez Graetz : Geschictite der Juden, t. VI, ch. X, p. 316-322.
  35. Voyez l’Empire des tsars et les Russes, t. III ; la Religion, liv. III, ch. IX, p. 515, 518.
  36. Le P. Huc.
  37. On cite quelques exemples de résistance des juifs : ainsi, à York, sous Richard Cœur-de-Lion ; mais de tels faits sont fort rares et se rapportent à l’époque où les juifs n’avaient pas été entièrement abaissés.
  38. J’ai entre les mains la photographie de l’enfant ainsi défiguré.
  39. Ces souffrances et ces rancunes de son enfance, Disraeli les a dépeintes dans deux de ses premiers romans : Contarini Fleming et Vivian Grey. — Cf. G. Brandes : Lord Beaconsfield. Berlin, 1879, p. 20-24.
  40. Salomon Maimons Lebensgeschichte. — Cf. Arvède Barine : un Juif polonais.
  41. Rappelez-vous le sonnet de M. Sully-Prudhomme et la conférence de M. Renan à La Haye.
  42. H. Heine, Prinzessin Sabbath ; Romanzero.