Les Juifs sous la domination romaine - Hérode le Grand

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LES JUIFS
SOUS LA DOMINATION ROMAINE
HÉRODE LE GRAND


I

Dans cet enfer de Judée, autour d’un culte qui n’avait rien de supérieur aux religions du reste du monde, mais qui rapportait à ses exploiteurs des sommes prodigieuses, s’agitaient les passions les plus vives, la cupidité, la cruauté, les mauvaises mœurs. L’esprit d’Israël n’est pas là ; le christianisme ne viendra pas de Jérusalem ; le père de Jésus est probablement déjà né en Galilée, mais il faut que toute destinée s’accomplisse. Avant d’arriver à Jésus, nous avons à traverser Hérode. Hérode a maintenant trente-sept ans. Il est en réelle possession du pouvoir, mais de nombreux ennemis l’entourent. Douze ans s’écouleront encore avant qu’il puisse songer à ce qui fait la jouissance et la gloire d’un souverain.

Hérode était un superbe Arabe, intelligent, habile, brave, fort de corps, dur à la fatigue, très adonné aux femmes. Méhémet-Ali, de notre temps, donne parfaitement sa mesure et sa limite. Capable de tout, même de bassesses, quand il s’agissait d’atteindre l’objet de son ambition, il avait un véritable sentiment du grand ; mais il était en dissonance complète avec le pays qu’il avait voulu gouverner. Il rêvait un avenir profane, et l’avenir d’Israël était purement religieux. Aucun mobile supérieur ne paraît l’avoir dominé. Cruel, passionné, inflexible, tel qu’il faut être pour réussir dans un mauvais milieu, il ne considérait en tout que son intérêt personnel. Il voyait le monde comme il est, et, nature grossière, il l’aimait. La religion, la philosophie, le patriotisme, la vertu n’avaient pas de sens pour lui. Il n’aimait pas les Juifs ; peut-être aima-t-il un peu l’Idumée ou, pour mieux dire, Ascalon. C’était, en somme, une fort belle bête, un lion à qui on ne tient compte que de sa large encolure et de son épaisse crinière, sans lui demander le sens moral. Après tout, il valait bien Jean Hyrcan et Alexandre Jannée. Étranger à toute idée religieuse, il réussit un moment à faire taire le fanatisme ; mais son œuvre ne pouvait être qu’éphémère. Le génie religieux d’Israël anéantit bien vite toute trace de ce qu’il avait créé. Il ne resta de lui que des ruines grandioses et une affreuse légende. Le peuple, en ses légendes, n’a jamais complètement tort. Hérode n’essaya pas de tuer Jésus, qui ne naquit que quatre ans après sa mort ; mais il travailla à l’inverse du christianisme ; il n’empêcha rien, il ne fit rien ; à sa mort, il descendit dans le néant : il avait fait sa volonté, non celle de Dieu.

Sa volonté était des plus simples. Il voulait dominer pour les profits qu’on en tire. Il ne tenait pas à gouverner le peuple juif plutôt qu’un autre peuple. Souvent même il dut trouver que le sort l’avait loti de sujets désagréables. Les Juifs étant à sa portée, il voulait être leur roi. Il avait un avantage : c’était, tout en étant circoncis, d’être un étranger. La Judée ne pouvait plus avoir un souverain national. Antipater, son père, avait fait les trois quarts du chemin dans ce programme : remplacer les Asmonéens affaiblis avec le secours de la grande force du temps, les Romains. Hérode acheva ce qui restait à faire. Dans les grandes luttes du temps, il fut un desultor habile, passant rapidement du parti vaincu au parti vainqueur. Pour comble de bonheur, Auguste, en ses jours, fit régner la grande paix romaine. Appuyé au roc inébranlable de l’amitié d’un dieu, il fut dieu lui aussi. Celui qui était admis à cet Olympe devenait un associé de Jupiter : ille deûm vitam accipiet.

Une malveillance universelle de tous les partis hiérosolymitains accueillit le demi-juif que la nomination du sénat et l’exploit de Sosius venaient de leur donner pour roi. Les premiers actes d’Hérode entré dans Jérusalem furent terribles. Il fit exécuter quarante-cinq des plus notables partisans d’Antigone et confisqua leurs biens. On alla jusqu’à secouer les morts pour faire tomber l’or et l’argent qu’on pouvait avoir cachés dans leur linceul. Ces ressources lui furent fort utiles pour se conserver la faveur d’Antoine, qui était bonne, mais coûtait cher.

Au fond, Hérode n’était pas Juif de cœur ; nous croyons même qu’il haïssait le judaïsme ; c’était un Hellène, comme Antiochus Épiphane, mais un Hellène bien plus sage, qui ne songea jamais comme le roi de Syrie à la suppression du judaïsme. Il eût voulu un judaïsme libéral, tolérant, comme nous rêvons un catholicisme doué des mêmes qualités (qui ne serait plus un catholicisme). Il faisait à ses coreligionnaires d’apparence toutes les concessions possibles. Une des plus importantes fut de s’être interdit, comme les Asmonéens, de mettre son portrait sur ses monnaies. Sur aucun des monumens qu’il fit bâtir à Jérusalem il n’y avait d’images figurées[1]. Pour les mariages de ses filles, il exigea toujours la circoncision de ses gendres. L’Arabe Syllæus, qui épousa sa sœur Salomé, fut amené par lui à embrasser le judaïsme. Il respecta toujours beaucoup les deux pharisiens illustres Saméas et Pollion et il les dispensa du serment de fidélité. Mais il se réservait personnellement des licences que les pharisiens devaient trouver excessives. Hors de Palestine, il n’observait pas la Loi ; il élevait des temples païens ; ses fêtes, même à Jérusalem, étaient des violations des préceptes les plus sacrés. Son entourage hellénique, sa vie toute grecque, étaient chez un roi des Juifs des inconséquences flagrantes. On dirait que, sous son règne, le sanhédrin n’exista pas, tant il eut un rôle insignifiant.

Il se riait à la lettre des grands prêtres, qui furent un jouet dans sa main. À Hananel succéda un inconnu, Jésu fils de Phabi, et à celui-ci un certain Simon fils de Boëthus, dont la fille passait pour la plus belle personne de Jérusalem. Hérode en devint amoureux, résolut de l’épouser, et, pour élever la famille jusqu’à lui, fit le père grand prêtre. Le chef de cette famille, Boëthus, d’Alexandrie, était un juif helléniste, riche, mondain, assez ressemblant à Hérode lui-même. Ce Boëthus et les siens passaient pour des mécréans, des épicuriens. Trois membres, au moins, de cette famille occupèrent le souverain pontificat dans la seconde moitié du règne d’Hérode et sous Archélaüs. Ils furent le centre d’un groupe que l’on confondit souvent avec les sadducéens, et qu’on appela les Boëthusim, mot synonyme d’impies, matérialistes, incrédules. Un gros parti raisonnable se forma ainsi ; mais, comme nous l’avons déjà dit, il n’osait s’avouer. Quand il voulait agir, il était obligé de se mettre derrière les pharisiens.

Chose singulière, Hérode trouva souvent les pharisiens assez traitables. Ces rigoristes firent au « demi-juif » une guerre moins vive qu’ils ne l’avaient faite à leurs souverains nationaux, Jean Hyrcan, Alexandre Jannée. Durant son long règne, ils s’occupèrent à peine de lui, tant ils étaient absorbés par la Loi et avaient peu de souci du pouvoir temporel. Les deux plus connus des pharisiens, Pollion et Saméas (Schemaïa et Abtalion), avaient, pendant le siège, conseillé de lui ouvrir les portes. On se rappelle que Saméas avait d’abord montré contre Hérode une grande fermeté. Mais bientôt les deux docteurs virent dans la victoire le doigt de Dieu et conseillèrent la résignation. Le parti pharisien admit en quelque sorte deux mondes, séparés par une cloison : le monde juif légal et le monde de la cour, pour lequel la Loi n’existait pas, surtout quand on pouvait invoquer la raison d’État, Hérode, dès que la politique est en cause, n’est plus Juif ; ses mœurs sont purement et simplement celles d’un Grec et d’un Romain[2].

Les restes de la maison asmonéenne donnaient à Hérode bien plus d’embarras. Les descendans des dynasties légitimes deviennent des fléaux quand la déchéance les a frappés. Ces embarras étaient d’autant plus graves qu’ils pénétraient jusque dans l’intérieur de sa propre famille. Il avait épousé Mariamne, à la fois petite-fille d’Aristobule II par son père Alexandre, et de Hyrcan II par sa mère Alexandra. Cette dernière des Asmonéennes est le seul caractère qui repose un peu l’historien au milieu de tant d’horreurs. C’était une princesse d’une rare beauté, irréprochable dans ses mœurs, de la mine la plus imposante, digne et fière, courageuse et altière, respectant son nom et sa naissance, mais se créant beaucoup d’ennemis, surtout dans la famille de son mari, par son caractère entier et absolu. Hérode l’adorait, mais n’était pas heureux avec elle ; car elle faisait peu de chose pour gagner ses bonnes grâces. Alexandra, sa mère (fille de Hyrcan II), était une femme méchante, intrigante et lâche ; elle ne cessait de faire à son gendre la plus ardente opposition. Tout ce monde féminin était au plus mal avec Cypros, mère d’Hérode, et Salomé, sa sœur. Les scènes étaient perpétuelles ; des tragédies étaient à prévoir.

Hyrcan II, prisonnier chez les Parthes, désirait son retour à Jérusalem ; Hérode le désirait aussi, pour être plus sûr de lui. Hyrcan rentra donc et fut d’abord avec le nouveau roi dans la meilleure intelligence. Comme, à cause de sa mutilation, il ne pouvait être rétabli dans le pontificat, Hérode fit venir de Babylone un prêtre inconnu et insignifiant, nommé Hananel, à qui il conféra la dignité de grand prêtre. Alexandra fut outrée ; elle regardait cette haute fonction comme appartenant de droit à son jeune fils Aristobule, frère de Mariamne, jeune homme de dix-sept ans, d’une remarquable beauté. Ce qui faisait la force d’Alexandra, c’est qu’elle avait des relations intimes avec Cléopâtre, reine d’Égypte, toute-puissante elle-même sur Antoine. Mariamne agit de son côté. Hérode fut obligé de céder. Il déposa Hananel et le remplaça par Aristobule. Le jeune grand prêtre eut un succès extraordinaire à la fête des Tabernacles de l’an 35. Quelques mois après, il payait cher ses honneurs précoces. Pendant une fête à Jéricho, Hérode l’amena se baigner dans une des grandes piscines qui entouraient le palais, et où déjà nageaient des petits jeunes gens de la maison à qui il avait donné le mot. Hérode avait mis les choses sur le ton de l’espièglerie. Les petits jeunes gens, pour continuer, s’amusèrent à tenir sous l’eau la tête du jeune grand prêtre. Il faisait sombre dans la piscine ; ils la tinrent assez de temps pour qu’il fût noyé. Hananel fut établi à sa place sur-le-champ.

On devine la rage d’Alexandra. Elle agit de nouveau auprès de Cléopâtre, pour qu’elle fît évoquer le cas par Antoine. Hérode consentit à l’assignation et se rendit auprès d’Antoine à Lattakié. Cette fois encore sa caisse le sauva. Cléopâtre eut beau pousser à sa perte, elle dut s’entendre dire par son amant qu’il ne faut pas être si curieux des actions des princes. Antoine le renvoya blanc comme neige. Mais la haine des deux femmes, excitée encore par des intrigues dont nous omettons le détail, arrivait à son comble.

La plus mauvaise carte du jeu d’Hérode était l’antipathie de Cléopâtre, qui ne l’aimait pas et qui, de plus, convoitait la Judée. En 34, Antoine lui donne toute la côte de Palestine et Jéricho. Hérode se résigna à prendre à ferme, pour deux cents talens par an, les terres qui naguère faisaient partie de son domaine immédiat. Après cela, il lui fallut encore paraître satisfait et recevoir avec un visage rayonnant Cléopâtre à Jérusalem. Cléopâtre essaya de se faire aimer de lui, sans doute pour le perdre s’il cédait[3]. Hérode fut très prudent ; un instant, il songea à se débarrasser de cette femme, qui était dans sa main. Il se contenta de la combler de présens et de la reconduire avec les plus grands honneurs jusqu’à la frontière d’Égypte.

La guerre civile entre Antoine et Octave (32 av. J.-C.) fournit à Hérode une belle occasion de montrer son habileté politique. Il voulait d’abord se joindre avec une armée à Antoine ; Cléopâtre lui ordonna d’aller combattre le roi nabatéen, dont elle ne recevait plus régulièrement le tribut. Ce fut pour lui un bonheur immense. La bataille d’Actium (2 septembre 31) se livra sans lui. Par la défaite d’Antoine, il perdait un puissant protecteur ; mais du même coup il était débarrassé de Cléopâtre, sa pire ennemie. Sans attendre la mort d’Antoine et de Cléopâtre, qui n’eut lieu qu’un an après, Hérode prit son parti avec décision et résolut de se rendre auprès d’Octave. Pour plus de sûreté, cependant, il fit, avant de partir, tuer le vieil Hyrcan, âgé de plus de quatre-vingts ans, qui pouvait rallier encore les légitimistes du parti asmonéen. Chaque absence de Jérusalem mettait le soupçonneux Hérode dans des transes ; il se rassurait en faisant mettre à mort ceux qui lui paraissaient pour le moment les plus dangereux[4].

Au printemps de l’an 30, il vit Auguste à Rhodes. En l’abordant, il se dépouilla des ornemens royaux, parut en suppliant. Il avait été un parfait ami d’Antoine : il aurait la même amitié pour Octave ; son amitié ne ferait que changer de nom. C’était sincère : Hérode était bien décidé à être toujours pour le Romain le plus puissant. Octave le crut sans peine et le confirma dans tous ses titres. Pendant l’été de l’an 30, il reçut Octave à Acre, puis il aida efficacement l’armée romaine dans les marches d’été le long de la côte de Palestine.

En août de l’an 30, après la mort d’Antoine et de Cléopâtre, Hérode vit Octave de nouveau. Il gagna cette fois pleinement sa partie. Auguste lui rendit Jéricho et tout ce qu’Antoine avait retranché de son domaine ; il y ajouta quelques villes : Gadare, Hippos, Samarie, Gaza, Anthédon, Joppé et la tour de Straton. Hérode accompagna le vainqueur jusqu’à Antioche. L’année qui devait, selon les apparences, entraîner sa perte avait été bonne pour lui. Il avait échangé la protection d’un patron fantaisiste, destiné à mal finir, dominé qu’il était par la femme la plus dangereuse du monde, contre l’appui du patron le plus sûr, destiné comme lui à durer de longues années.

L’année suivante (29) fut horrible. Malgré tout ce qui s’était passé, Hérode aimait plus éperdument que jamais la séduisante et altière Mariamne. Celle-ci, à ce qu’il paraît, sans repousser entièrement ce beau lion terrible, l’aimait beaucoup moins. Mais par derrière, l’atroce Salomé lui disait tous les jours : « Il faut la tuer. » Pendant ses absences, il avait coutume de charger un homme de confiance de l’observer et de la faire mourir s’il ne revenait pas[5]. Il avait paru, en particulier, craindre qu’Antoine ne songeât à prendre la femme qu’il aurait laissée veuve par sa mort. Hérode aurait dû être rassuré par le caractère fier et digne de Mariamne. Mais il est sûr qu’en politique la conduite d’Alexandra et de Mariamne était de nature à justifier tous les soupçons. Ces deux femmes semblaient courir d’elles-mêmes à leur perte. Dans une espèce de conseil privé, Hérode fit condamner à mort la femme qu’il adorait. Alexandra, dans cette circonstance, fut hideuse. Voyant qu’un sort semblable la menaçait, elle voulut détourner le coup, feignant de ne partager en rien les sentimens de sa fille. Au moment où on la conduisait au supplice, elle sortit furieuse, se jeta sur la malheureuse, la frappant au visage, lui tirant les cheveux, l’appelant mauvaise femme, ingrate, qui n’avait que ce qu’elle avait mérité. Ce fut dans la foule un cri d’horreur. Mariamne ne dit pas un mot, ne changea pas de couleur. Elle mourut sans vouloir regarder sa mère.

Hérode avait obéi, en cette circonstance, à sa folle dureté. Après le supplice, sa passion se réveilla ; dans son délire amoureux, il croyait voir présente la femme qu’il adorait et qu’il avait tuée. Il lui parlait, l’appelait, donnait ordre de la faire venir. Pour s’étourdir, il se jeta dans des débauches sans nom, dans une furie de chasses et de courses éperdues. Il faillit en mourir à Samarie. Le bruit de sa mort se répandit à Jérusalem. Alexandra voulut en profiter pour prendre le pouvoir[6]. Elle chercha à gagner les commandans des deux forteresses de Jérusalem. Hérode enfin la fit tuer (28 av. J.-C.). Il revint à la santé, mais conserva une étrange irritation physique et morale. Sous le moindre prétexte, il envoyait au supplice ses serviteurs, ses meilleurs amis. Tous les despotes orientaux suivent, comme des machines lancées, la même pente fatale.

L’ambitieux cependant survécut. Tandis qu’il exista un reste des Asmonéens, Hérode ne put demeurer en repos. Une famille parente, ce semble, des Asmonéens s’était signalée, sous Antigone-Mattathiah, par son zèle légitimiste ; on les appelait « les fils de Baba ». Au moment du danger, un riche Iduméen, Costobare, les avait sauvés, et depuis douze ans, Hérode, malgré ses soupçons, n’avait pas réussi à découvrir leur retraite. Costobare, qui menait à la fois beaucoup d’intrigues, avait épousé Salomé, la sœur d’Hérode ; un jour, fatiguée de son mari, Salomé révéla tous ses secrets à Hérode, qui fit sur-le-champ mettre à mort Costobare et les fils de Baba. Il n’y avait plus désormais un seul descendant des Hyrcan qui pût lui faire ombrage ou, comme dit l’historien juif, s’opposer aux violations de la Loi.

Selon les Juifs, ce moment de la vie d’Hérode marqua dans son existence un progrès dans la perversion, en ce sens que jusque-là il avait gardé quelques apparences de judaïsme, et que désormais sa vie fut une injure à la religion et aux lois du pays. C’est là une appréciation juive. En tout temps, la vie d’Hérode fut une injure aux lois morales. Ce qu’il y eut de nouveau, quand il n’eut plus rien à craindre pour son trône, c’est qu’il récolta les fruits du crime, qui sont, dans l’ordre politique, tout différent de l’ordre moral, un pouvoir fort, la prospérité, l’art. Les vingt ans qui vont suivre sont d’un caractère qui ne s’était pas vu depuis Salomon. Tenant moins compte des préjugés juifs, Hérode s’engagea, hors de la Loi, en effet, dans ce qui est le couronnement d’un pouvoir établi, les grands travaux d’art et d’utilité publique, les œuvres toutes profanes qu’on ne pouvait guère accomplir sans manquer à la Loi. Nous serions indulgens pour ces manquemens, si, d’un autre côté, ces œuvres n’eussent été en réalité bâties sur le sable, la vocation du peuple n’étant pas de cette nature et l’appelant ailleurs.

Comme Octave, Hérode était sorti de la période des cruautés nécessaires ; il passait à l’ère des œuvres brillantes, qui font tout pardonner.

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Pour se justifier d’avoir fait massacrer les janissaires, Méhémet-Ali ne disait qu’une seule chose : « Si je ne les avais pas tués, ils m’auraient tué. » C’était vrai. Pour être, il faut détruire son ennemi : sans cela il vous détruira. Les meurtres odieux d’Aristobule, de Mariamne, étaient la condition de ce qui va suivre. Vouloir Hérode sans ses crimes, c’est vouloir le christianisme sans ses rêves, la révolution « sans ses excès ». Certainement, si Hérode n’eût pas supprimé Alexandra, Alexandra l’eût supprimé. Maintenant, grâce à l’extermination des derniers Asmonéens et à l’amitié d’Auguste, il est vraiment roi. Il va passer aux œuvres qui pèsent lourdement sur les peuples, mais font ce qu’on appelle les grands souverains.

II

À ce nouveau point de vue, on ne peut vraiment refuser à Hérode le titre de Grand, qui lui a souvent été décerné. Comme éclat, son règne égala celui de Salomon ; quelque chose de large, de libéral, le domine ; un vrai sentiment de la civilisation le conduit. Ce n’était nullement un Juif. Il aimait la mode et ce qui était alors à la mode, la vie grecque, avec toutes ses recherches, toutes ses élégances. Ses édifices rappelèrent les ouvrages de la plus belle antiquité. Il est inconcevable qu’un petit État ait pu suffire à de tels prodiges[7], quand on sait que d’ailleurs, pour marcher dans cette voie, Hérode allait se heurter contre les idées les plus étroites. Une majorité inflexible de vieux retardataires refusa, comme du temps d’Antiochus Épiphane, d’abandonner les anciennes mœurs et d’embrasser l’hellénisme. Hérode nous apparaît ainsi comme une sorte de khédive éclairé, faisant jouer l’opéra au Caire, patronnant des arts que ses sujets ne comprennent pas, que la religion officielle condamne, faisant taire les murmures des orthodoxes, parce qu’il s’est appuyé sur l’Europe et qu’il est presque seul détenteur de la richesse du pays.

La reconnaissance pour Auguste fut le premier mobile de ces innovations si éloignées du goût juif.

Presque toutes les provinces instituèrent, vers l’an 27 avant Jésus-Christ, des jeux quinquennaux en l’honneur d’Auguste. Hérode ne resta pas en arrière du mouvement général. Pour la célébration de ces jeux, il fallait un théâtre, un amphithéâtre, un hippodrome, Hérode improvisa tout cela. Jérusalem eut en peu de mois tous les édifices contre lesquels elle avait si énergiquement protesté cent cinquante ans auparavant. Le théâtre, situé probablement au sud de la ville[8], était richement décoré ; de pompeuses inscriptions rappelaient la gloire du maître du monde. Il n’y avait pas de statues ; mais parmi les motifs de décoration, il y avait des trophées affectant la forme humaine, qui excitèrent l’animadversion des Juifs. Hérode eut beaucoup de peine à les calmer. Il fut obligé d’aller lui-même au théâtre, de démonter ces mannequins devant les plus obstinés, et de leur montrer que ce n’était qu’un assemblage de bâches de bois portant des accessoires. Ces nigauds éclatèrent de rire. Tout devenait difficile avec des esprits étroits, sans instruction, obstinément renfermés dans leur culture bornée.

Ces nigauds pourtant avaient du bon et devançaient à quelques égards le sentiment moral du monde. Les jeux quinquennaux furent splendides. Hérode les avait fait annoncer dans tous les pays circonvoisins. Les populations y vinrent en foule, sans distinction de race ni de religion. Rien n’égala la splendeur des costumes, l’éclat des concours d’athlètes, de musiciens. Il y eut aussi des combats de bêtes, où de malheureux condamnés furent exposés à la dent des animaux féroces. Les bêtes étaient rares et chères ; mais ce qui ailleurs n’excitait que l’enthousiasme de la foule fut accueilli avec indignation à Jérusalem. Les pharisiens protestèrent et trouvèrent horrible qu’on cherchât son plaisir dans le péril que couraient des malheureux. Toutes les vieilles mœurs leur paraissaient renversées ; mais il n’y avait plus moyen de résister : le moindre murmure était puni de mort.

L’art de bâtir était, du temps d’Auguste, dans un de ses meilleurs momens, et la Palestine, le sous-sol même de Jérusalem, offraient des matériaux de premier choix. Hérode eut évidemment à sa disposition des architectes excellens et une population d’ouvriers sûrement étrangers à Israël. Lui-même, sans doute, voyait les plans et s’intéressait aux travaux.

Il y eut ce qu’on peut appeler un style hérodien, d’un aspect général ressemblant au dorique[9], à Jérusalem surtout, caractérisé en Palestine par le monolithisme et l’emploi des superbes matériaux fournis par le sous-sol, ailleurs par l’emploi des colonnes de granit, de porphyre, de syénite, de marbres venus d’Égypte. Une sorte de jalousie du sort s’est attachée à ces monumens. Peu d’entre eux ont subsisté jusqu’à nos jours ; mais ce qu’on en voit par les yeux de l’esprit provoque la plus grande admiration.

Le culte d’Auguste était devenu la religion principale des provinces. Les temples de Rome et d’Auguste se multipliaient de toutes parts. Hérode en édifia pour son compte quatre ou cinq, à Césarée, à Sébaste, au Panium, en Batanée. Ces temples, surtout celui de Césarée, purent compter entre les plus beaux du temps. Il n’osa pas en élever à Jérusalem. Outre le théâtre, l’amphithéâtre et l’hippodrome dont nous avons parlé, il se construisit dans cette ville un palais qui parut une merveille. En raison de l’interdiction de la peinture et de la sculpture, Jérusalem ne prêtait pas à un art complet ; Hérode y suppléa par la délicatesse du travail du marbre et une fine polychromie. Ses parcs étaient délicieux, pleine d’arbres, de ruisseaux, de bassins, de tours pour les pigeons ramiers. Les fortifications massives qui l’entouraient servaient en même temps à la défense de l’Acra. Hérode donna aux tours les noms de Phasaël, de Mariamne, d’Hippicus[10]. Cette dernière, conservée jusqu’à nos jours, à l’entrée de Jérusalem, est un des ouvrages du monde qui font la plus vive impression[11]. Il travailla aussi à la vieille tour Baris, qui dominait le temple du côté nord ; mais, du nom de son premier protecteur, il l’appela Antonia. Jéricho dut probablement son théâtre, son amphithéâtre, son hippodrome, à Hérode, qui souvent y fit sa résidence.

C’étaient sans doute plus ou moins des hommages à Auguste que les constructions élevées par Hérode hors de Palestine, et dont le nombre étonne vraiment. La vie, si brillante et si jeune, des villes de Phénicie à cette époque, fut en partie l’œuvre des Hérodes. Délivrées du spectre noir du judaïsme, qui menaçait de les dévorer, ces villes semblèrent revivre. Empêchés, d’ailleurs, en Judée, de donner carrière à leur goût pour les arts, les princes de la dynastie hérodienne se rabattirent volontiers sur les villes voisines. Hérode les combla de bienfaits, et ses dons s’étendirent jusqu’aux villes de la Grèce. Ascalon, Acre, Tyr, Sidon, Byblos, Béryle, Tripoli, Damas, Antioche, Rhodes, Chio, Nicopolis (Actium), Athènes, Lacédémone, reçurent des marques de sa générosité en fait d’érections monumentales. À Rhodes, le temple d’Apollon Pythien, à Antioche, la grande colonnade de la rue principale furent son ouvrage. Il était le bailleur de fonds du monde grec. Apprenait-il qu’une ville avait à réparer un édifice de gloire hellénique, tout de suite il envoyait l’argent nécessaire. Ayant ouï dire que les jeux olympiques étaient devenus pauvres et mesquins, il fit des fondations pour les prix et les sacrifices, si bien qu’une belle inscription lui conféra le titre d’agonothète perpétuel. Il y avait quelque chose de bizarre à ce que l’argent des pieux Juifs fût appliqué à des fins si profanes[12]. L’État, par le mécanisme de l’impôt, fait que le contribuable borné participe à une foule d’œuvres qui lui sont indifférentes ou même antipathiques.

Plus solide, au point de vue d’un Juif sensé, fut la gloire qu’il s’acquit par ses créations de villes nouvelles. Samarie, ville bien plus hellénique que samaritaine depuis Alexandre, avait été affreusement victime du fanatisme asmonéen. Pompée et Gabinius l’avaient déjà relevée. Hérode (27 av. J.-C.) en fit une ville splendide, qu’il appela Sébaste, du nom grec d’Auguste[13]. Il en augmenta beaucoup le périmètre et y installa six mille colonistes, vieux soldats et habitans des environs. Une superbe colonnade dominait la ville, et les restes s’en voient encore aujourd’hui.

Sa grande création de Césarée fut plus belle encore. Le port de Joppé était très mauvais ; la Palestine, alors comme aujourd’hui, avait besoin d’un grand port qui la dispensât d’être tributaire d’Acre pour communiquer avec l’Occident. L’emplacement de la petite ville sidonienne appelée tour de Straton, parut à Hérode plus avantageux. Il commença par un kæsarion ou temple de Rome et d’Auguste, le plus beau qu’il eût élevé, et dont les colonnes, bizarrement transportées de leur place, font aujourd’hui notre admiration sur la piazzetta de Venise[14]. Le temple, situé sur une colline au fond du port, était d’un effet admirable, surtout vu de la haute mer. Deux statues colossales y trônaient, celle d’Auguste en Jupiter olympien, celle de Rome en Junon. La dédicace s’en fit avec des jeux et une pompe extraordinaire, l’an 10 avant Jésus-Christ.

Le môle du port fut un chef-d’œuvre de construction, par la perfection du travail, les difficultés vaincues, le choix des matériaux, les raffinemens de commodité qu’il offrait aux gens de mer. Presque toutes les provinces avaient des villes du nom de Césarée[15]. Hérode donna ce nom à la première de ses créations. Ses vues politiques furent moins justes. Il voulut que la population de la ville fût composée par moitié de Juifs et de païens, vivant les uns à côté des autres, en pleine liberté, sous leurs lois. L’amixia des Juifs se vit ici par une triste expérience. Le Juif palestinien d’alors, comme maintenant le musulman, ne pouvait exister qu’en régnant sur ses voisins. La vie sociale dans Césarée fut impossible. Les rixes y furent continues ; les massacres, effroyables. À partir de la fin du Ier siècle, l’élément païen domina tout à fait ; Jérusalem ne fut plus qu’une sous-préfecture dépendante de Césarée.

Après Auguste, Agrippa tint la seconde place dans les souvenirs reconnaissans d’Hérode. Des deux grandes salles du palais royal de Jérusalem, l’une s’appelait « salle de César », l’autre « salle d’Agrippa ». Anthédon reçut le nom d’Agrippium ou d’Agrippias. Les souvenirs de son père, de sa mère, de son frère se retrouvent dans les noms d’Antipatris succédant à Capharsaba, de Cypros, citadelle de Jéricho, de Phasaëlis, dans le Ghor. Lui-même, il donna son nom et toutes ses complaisances à l’Herodium, grande et superbe villa fortifiée, qu’il fit bâtir sur une colline isolée, à une lieue à peu près au sud-est de Bethléem. Les traces qui s’en voient encore donnent l’idée d’un superbe séjour ; les chasses surtout devaient être aux environs tout à fait délicieuses. Alexandrium, Hyrcanie, Machéro, Massada, remises en état, constituaient un ensemble de forteresses comme peu de royautés en ont jamais possédé[16]. Les constructions de Machéro, entreprises en quelque sorte contre nature, ces chambres d’une beauté merveilleuse, ces citernes inépuisables au milieu du site le plus terrible, élevées comme un défi au désert arabe, frappèrent d’admiration tous ceux qui les virent.

Beaucoup d’œuvres excellentes, supposant de la vigueur, de la suite dans les idées, une force armée bien entretenue, recommandèrent également Hérode aux bons appréciateurs des choses gouvernementales. Il fit cesser le brigandage dans les parages à l’est du lac de Génésareth, qui jusque-là avaient été livrés aux pilleries des nomades, en y établissant des colonies d’Iduméens et de Juifs babyloniens. Il plaça des colonies militaires à Gaba, en Galilée, à Hésébon. Le commerce, l’industrie, florissaient, et, plus d’une fois, le roi fit des actes inspirés par un sentiment libéral. Quand l’expédition d’Ælius Gallus partit pour traverser l’Arabie, avec le caractère d’une espèce d’expédition scientifique armée, cinq cents Juifs s’y joignirent et prirent leur part des difficultés énormes de l’entreprise.

L’hellénisme triomphait sur toute la ligne. Alexandre et Aristobule, fils d’Hérode et de Mariamne, faisaient leur éducation à Rome depuis l’an 23. Ils demeuraient dans la maison d’Asinius Pollion, étaient reçus dans celle d’Auguste. Cela dura cinq ou six ans. Ils purent connaître Virgile et Horace. Les rhéteurs grecs, du reste, remplissaient Jérusalem. Le cercle littéraire d’Hérode était tout hellénique. La philosophie péripatéticienne s’y enseignait hautement, et nul effort n’était tenté pour mettre d’accord la science grecque avec les enseignemens de la Thora.

Dans cette espèce d’académie, qui n’arriva point à laisser d’elle une bien longue trace, Nicolas de Damas fut l’étoile de première grandeur. C’était un homme vaniteux, mais fort instruit, issu d’une grande famille de Damas, profondément versé dans la philosophie péripatéticienne. Il s’attacha à Hérode et fut conseiller intime dans les dix ou quinze dernières années de sa vie. Hérode n’avait reçu dans sa jeunesse aucune éducation hellénique ; sur ses vieux jours, il prit goût à ces curiosités. Nicolas lui enseigna la philosophie grecque, la rhétorique, l’histoire. Il paraît que, pendant le voyage d’Hérode en Italie (18 av. J.-C), il ne cessa, sur le navire, de causer philosophie avec lui. Il avait dix ans de moins qu’Hérode. Nous le verrons s’employer pour son maître dans les négociations les plus importantes, et continuer ses fonctions auprès d’Archélaüs. Le plus grand service, sans contredit, qu’il rendit à Hérode fut d’écrire cette vaste histoire universelle, en cent quarante-quatre livres, où les temps contemporains étaient traités avec les plus grands développemens. Si la vie d’Hérode nous est si bien connue, nous le devons surtout à Nicolas de Damas. Josèphe ne fit que l’extraire, en modifiant ses appréciations, mais en laissant les exagérations adulatrices. Si Hérode écrivit ses Mémoires, il usa probablement pour cela de la plume de Nicolas de Damas.

Ptolémée, frère de Nicolas de Damas, occupait une place importante à la cour du roi, auprès duquel on trouve encore un ou deux autres lettrés du nom de Ptolémée[17]. Andromachos et Gemellus étaient deux Grecs distingués, qui prirent part à l’éducation de ses fils et tombèrent dans la disgrâce lors des troubles domestiques. Un certain Lacédémonien, Euryclès, joue dans ces affaires un triste rôle ; un rhéteur, Irénée, semble aussi y avoir été mêlé. Le roi avouait parfois qu’il avait plus de penchant pour les Grecs que pour les Juifs. Le souvenir de la conversion forcée de son grand-père, le sentiment du ridicule dont sa circoncision le couvrait aux yeux des Grecs et des Romains, lui faisaient comme une chape de plomb qu’il portait avec impatience et avec une secrète révolte[18].

Ses relations avec Rome continuaient d’être excellentes, Hérode ne cessa jusqu’au bout de posséder les bonnes grâces d’Auguste. La position d’un rex arnicas atque socius n’était pas toujours commode : ces pauvres rois, hors de leur royaume, à Rome surtout, avaient bien des couleuvres à avaler. Là, dépouillant la pourpre et le diadème, ils n’étaient plus que de simples cliens. On les voyait, vêtus de la toge, entourer le César et s’empresser de lui rendre les plus bas offices. Les gens comme il faut, à Rome, n’avaient pour ces reges aucune estime. Dans leurs États, au contraire, ils étaient tout. Ils avaient sur leurs sujets droit de vie et de mort, et Rome, contente de sa suzeraineté, s’immisçait rarement dans leurs affaires intérieures. Leur pouvoir n’était pas par lui-même héréditaire. Pour obtenir qu’il le devint, ils étaient obligés de redoubler de bassesses et de cadeaux.

Les reyes socii n’avaient pas le droit de battre des monnaies d’or ; rarement on leur permettait la monnaie d’argent. Hérode n’émit jamais que de la monnaie de cuivre. On s’étonne de cette infériorité ; car, par ailleurs, sa situation ne fit que grandir. En l’an 20, Auguste vint en Syrie, et Hérode alla lui faire sa cour. En 18 ou 17, il alla à Rome voir ses deux fils Alexandre et Aristobule, qui y faisaient leur éducation ; Auguste lui permit de les ramener avec lui en Judée. Il fit encore deux voyages près d’Auguste en 12 et 10.

Hérode fut aussi toujours le courtisan assidu d’Agrippa. Pendant le séjour d’Agrippa à Mitylène (28-21 av. J.-C.), il lui rendit visite. En l’an 15, Agrippa vint en Judée, offrit une hécatombe au temple de Jérusalem et donna un festin aux Hiérosolymites. La foule fut enchantée de sa piété, et le reconduisit jusqu’à la mer en lui jetant des fleurs. En l’an 14, Hérode fait une nouvelle visite à Agrippa ; il traverse avec lui toute l’Asie Mineure, ayant en sa compagnie Nicolas de Damas. Les Juifs d’Ionie vinrent se plaindre à Agrippa qu’un les gênât dans l’exercice de leur religion, en particulier dans l’envoi des sommes à Jérusalem. Hérode fit plaider pour eux devant Agrippa par Nicolas de Damas, et ils obtinrent gain de cause.

Ces empressemens étaient largement récompensés. Hérode devenait de plus en plus puissant. Son domaine reçut de notables accroissemens, par suite de la faveur d’Auguste et d’Agrippa. Le tyran Zénodore, qui s’était formé, dans le nord du lac Houlé, à Panéas, dans la Batanée, la Trachonitide et le Hauran, un domaine assez étendu, encourageait d’une façon déplorable le[19] brigandage, qui a toujours été endémique en ces contrées. Le pays de Damas en était infesté. Auguste donna à Hérode l’investiture de ces provinces. Son domaine s’étendit ainsi jusqu’aux montagnes du Hauran. Il existe encore, près de Canatha, un bel édifice, — un Augusteum peut-être, — probablement construit par lui, et la base d’une statue qui lui fut érigée par un Arabe du pays. Le pays était à cette époque fort sauvage. La civilisation n’y avait pas pénétré. Hérode commença l’œuvre qui en fit, dans les premiers siècles de notre ère, une région extrêmement riche. L’ordre fut du même coup rétabli à Damas, Hérode obtint à cette époque, pour son frère Phérore, la tétrarchie de la Pérée. Il fut ainsi, dans la Syrie du sud, le grand agent de la paix romaine, le mainteneur de l’ordre contre les nomades et les brigands.

Quoique le titre de roi des Juifs fût territorial et n’impliquât pas une juridiction sur les Juifs de la diaspora, Hérode exerçait à l’égard de ces derniers une sorte de protectorat, leur servant de défenseur ou leur fournissant des avocats devant les Romains. Sa famille, au Ier siècle de notre ère, jouera ce rôle d’une manière encore plus caractérisée.

Le règne d’Hérode fut, comme on voit, un très beau règne profane. Le progrès était immense. Si Israël avait été susceptible d’être tenté par la gloire mondaine, il eût salué son maître dans ce roi, circoncis après tout, qui lui donnait toutes les prospérités. Mais il était voué à l’idéal religieux. Il ne fit que se cabrer. Ces grandes choses, il faut bien le dire, n’avaient rien de national ; ce n’était pas la nation qui les faisait : elles passaient par-dessus la tête d’Israël sans le toucher. Au vrai Juif, les travaux d’Hérode paraissaient des œuvres sans but ou des œuvres de pur égoïste qui s’imagine qu’il vivra toujours. Dans les gouvernemens qui coûtent cher, le peuple voit l’impôt qu’il paie et non le résultat atteint par l’impôt. Derrière tant de belles créations, le Juif s’obstinait à ne voir que les charges du peuple. « Malheur, dit le livre d’Hénoch, à qui bâtit sa maison avec la sueur de ses frères ! Toutes les pierres de ces constructions profanes sont autant de péchés. »

Les plaintes de ces piétistes chagrins étaient sévèrement réprimées. Une police impitoyable faisait taire les murmures ; les rassemblemens étaient interdits ; de nombreux espions rapportaient au roi tout ce qui se passait. Deux ou trois conspirations, provoquées par les scandales des jeux scéniques, par le paganisme des monumens publics, ou par la formalité, nouvellement introduite, du serment politique, furent étouffées dans le sang. Le courage des victimes fut admirable ; un parti de sicaires, mettant leurs poignards au service de la Loi, se forma ; la soif des supplices devint ardente, comme du temps des Macchabées ; mais une bonne police vient à bout de tout. Les citadelles, notamment Hyrcanie, regorgeaient de gens qu’on mettait à mort après une courte détention. Les soldats, tous mercenaires, Thraces, Germains, Galates[20], frappaient à tort et à travers. Fort de l’autorité romaine, Hérode pesait sur ce petit monde d’un poids infini. Il avait trouvé l’élément lourd qui calme les fermentations méridionales. La rage était dans les cœurs ; le silence était absolu.

Même quand tu es seul avec toi-même, ne maugrée pas contre le roi au fond de ta chambre à coucher, ne dis pas un mot contre l’homme puissant ; car l’oiseau du ciel pourrait saisir tes paroles et les faire voyager ; la gent ailée[21] pourrait rapporter ce que tu as dit.

III

L’extrême liberté avec laquelle Hérode traitait les choses juives l’amena à une idée dont la hardiesse nous étonne. Le temple rebâti par Zorobabel avait cinq cents ans ; le style en devait paraître mesquin. Les palais voisins, par leur splendeur, lui faisaient honte. D’un autre côté, l’or abondait dans les trésors du temple et dans ceux du roi. Entraîné par son goût pour les bâtimens, Hérode conçut le projet extraordinaire de reconstruire l’édifice sacré et de l’agrandir considérablement.

Quand il communiqua cette idée aux Juifs, l’étonnement et la crainte furent extrêmes. On soutenait que toutes les richesses du roi ne suffiraient pas à un tel ouvrage ; et si, le vieux temple démoli, on se trouvait dans l’impossibilité d’achever la construction du nouveau, quelle situation ! Hérode rassura les timorés en leur disant que l’ouvrage ne serait commencé que quand on aurait en réserve les fonds nécessaires pour le terminer. L’opposition céda ou fut étouffée. Au fond, l’idéalisme d’Israël le rendait indifférent aux questions de pierres. Son peu de goût pour l’art faisait qu’il n’attachait aucun prix au style de l’édifice. Pourvu que le sacrifice ne fût pas interrompu, — et l’on prit pour cela les précautions les plus minutieuses, — le reste était d’importance secondaire. Le grand prêtre Simon, fils de Boëthus, paraît ne s’être mêlé de rien ; il était d’ailleurs dans la main du roi d’une manière absolue.

L’ouvrage fut commencé l’an 19 av. J.-C. Les parties essentielles furent achevées en huit ans. Les portiques accessoires exigèrent beaucoup plus de temps ; le tout ne fut terminé qu’en l’an 63, à la veille de la grande révolte. Le temple nouveau ne vécut ainsi à l’état complet que six ou sept ans. Quand Jésus et ses disciples s’y promenèrent, bien des choses, dans l’entourage de l’édifice central, n’existaient encore qu’à l’état provisoire.

Ce fut un travail des plus grandioses et vraiment colossal[22]. Non seulement Hérode ne se servit d’aucune partie des vieilles constructions, mais il détruisit le soubassement et doubla en superficie le terre-plein, le poussant jusqu’aux restes de l’ancien palais de Salomon, qui formèrent l’angle sud-est. Les remblais portèrent l’enceinte rectangulaire, — le haram actuel, — à une hauteur immense au-dessus des vallées environnantes. On avait le vertige en y plongeant les yeux[23]. La grande allée à quatre rangs de colonnes qui dominait le val de Cédron était une vraie merveille. On l’appelait le portique de Salomon. Les portes en contre-bas du talus, communiquant avec l’intérieur par des escaliers souterrains, n’interrompaient pas les colonnades.

On reproduisit toutes les dispositions du temple de Zorobabel, en les agrandissant. L’autel des sacrifices, refait par Judas Macchabée, fut reconstruit sur le même modèle. La prescription de bâtir l’autel avec des pierres non taillées, provenant du Livre de l’alliance, maintenant considéré comme synchronique de tout le code mosaïque, fut peut-être tournée par quelque artifice architectural[24].

Les matériaux étaient superbes, extraits pour la plupart du sous-sol de Jérusalem[25]. Cette belle pierre maléki porte aux blocs de grandes dimensions. Le mur occidental, que les Juifs aujourd’hui vont baiser, en donne un spécimen ; les blocs ont en moyenne six ou huit mètres de long. Les portiques offraient la coupe d’une basilique à trois nefs ; les soffites étaient en bois peints et ciselés. Le module de la colonne[26]des portiques était environ de 1m,75, la longueur de 12 mètres. Un passage souterrain[27]menait le roi de la tour Antonia à la porte orientale du temple. Là se trouvait une tribune en forme de tour, où il était à l’abri de la malveillance de la foule.

La distinction des parties réservées au grand prêtre, aux prêtres, aux Juifs laïques, aux femmes, aux non-Juifs, était rigoureuse. Des inscriptions hautaines[28] excluaient les païens. Jésus ne put manquer de les voir, et sûrement ce haram divisé en compartimens, où chacun était parqué suivant sa classe, dut lui paraître le contraire de son église, ouverte à tous.

Les précautions les plus minutieuses furent prises pour que rien, dans le travail de la reconstruction, ne fût de nature à blesser les puritains[29]. Les prêtres présidèrent aux travaux de bâtisse et de menuiserie. Hérode n’entra pas une seule fois dans les parties d’où les laïques étaient exclus. Le naos fut construit par les prêtres seuls en dix-huit mois. Il se forma des légendes pour expliquer la hâte qu’avait le ciel de voir s’achever le travail sacré. La dédicace se fit avec solennité ; le roi à lui seul fit immoler trois cents bœufs. Les Juifs pieux se montrèrent assez contens et ne ménagèrent pas l’expression de leur admiration. Hérode eut là un moment de popularité juive qui dut lui paraître chose assez neuve. La gloire, au sens grec, était le mobile principal de sa vie. Ce temple prodigieux fut la grande œuvre de son règne. Il s’en pavana sur ses vieux jours. Le temple du monde fut la gloriole d’un vieillard. Voilà qui est un peu mesquin.

Ajoutons que ce temple dura peu. Il fut comme l’effort suprême qui précède la fin. Jésus le vit et n’aima que la veuve qui jetait une petite monnaie dans le tronc. L’église chrétienne n’en sortit pas : elle sortit de la synagogue et de la basilique, non du temple. Au point de vue de l’architecture, le temple, boîte fermée, ou plutôt boîte dans une boîte, à la façon égyptienne, avec son haram rectangulaire, comme les grands temples de Syrie et les Caabas arabes, donna la mosquée. Le temple d’Hérode, cependant, eut sa grande destinée historique, puisque les chrétiens de la première église de Jérusalem y furent fort attachés. Jacques, frère du Seigneur, y passait, dit-on, ses journées en prières. La dévotion y commença[30]. Le monde très pieux où se recruta le premier christianisme fut dévot au temple ; on y allait comme maintenant les personnes religieuses vont à l’église passer des heures en prières. Et ces prières-là furent des prières exaucées ; ce furent les soupirs, les larmes des habitués de ce lieu qui produisirent la plus grande révolution religieuse de l’histoire, une révolution qui n’a pas encore dit son dernier mot.

IV

Par la reconstruction du temple, Hérode compléta une similitude qui dut être rappelée fréquemment dans les harangues de ses adulateurs. C’était vraiment un « nouveau Salomon » que celui qui avait procuré à ses États une prospérité sans exemple, accumulé des richesses, goûté des jouissances infinies, construit des palais merveilleux, donné la paix à ses sujets, bâti le temple de Dieu. Pour plusieurs, c’était là un haut éloge ; pour d’autres, il s’y mêlait les pensées d’une philosophie triste. Toutes ces splendeurs ne pouvaient rien contre la vieillesse, la maladie, la mort. Le roi employait tous les artifices pour dissimuler son âge, se teignait les cheveux ; rien n’y faisait. Le créateur de tant de merveilles arrivait à sa fin, sans savoir ce qui se passerait après lui, sans savoir à qui seraient ces trésors, ces palais. Sa vie n’avait été qu’une série d’inquiétudes, de soucis. Et, en définitive, à quoi bon travailler ainsi pour le vide ? Vanité des vanités[31] !

Le premier Salomon avait été perdu par les femmes ; le second le fut aussi. Hérode fut marié dix fois ; on lui connaît au moins quinze enfans. Toujours la coutume juive avait reconnu aux rois le droit d’avoir plusieurs femmes. Les Asmonéens, cependant, ne paraissent jamais avoir profité de ce droit. Hérode en usa largement. Sa grande faute fut son mariage avec Mariamne l’Asmonéenne, qui introduisit dans sa famille les prétentions dynastiques contre lesquelles il avait lutté victorieusement au début de sa carrière. Nous avons vu cette situation contre nature aboutir au meurtre de Mariamne, suivi d’affreux remords. Douze ans après, la situation se reproduisit presque la même. Alexandre et Aristobule, les fils de Mariamne, revinrent de Rome, où ils avaient fait leur éducation dans le monde le plus brillant. Ils plurent beaucoup à Jérusalem ; on leur trouva de la dignité, un air tout royal ; on se souvint de leur mère, de leurs ancêtres, souverains légitimes du pays. Ils eurent un parti : les princes sont presque toujours perdus par leur parti.

Le soupçonneux Hérode ne fut pas sans voir tout cela. Sa sœur Salomé, pleine d’une haine sombre contre tout ce qui restait du sang asmonéen, et son frère Phérore envenimèrent la chose. On calomnia les jeunes princes ; peut-être aussi ne furent-ils pas exempts de reproche. La popularité les portait ; on leur prêtait la pensée de venger la mort de leur mère ; cette pensée, ils l’avaient sans doute. On prétendait que, quand ils voyaient sur des femmes de leur père des vêtemens qui avaient appartenu à Mariamne, ils s’emportaient, leur disaient qu’on leur arracherait ces belles robes, qu’elles iraient vêtues de sacs. Le crime engendre le crime. Il est sûr que l’œuvre d’Hérode courait le plus grand danger qu’elle eût rencontré jusque-là. La famille asmonéenne une fois rétablie, le fanatisme qu’il avait comprimé allait reparaître ; son règne aurait été non avenu.

Hérode dissimula d’abord ; il fit épouser à Aristobule Bérénice, fille de Salomé ; à Alexandre, Glaphyra, fille d’Archélaüs, roi de Cappadoce. Les jeunes princes devinrent plus imprudens. Pour apaiser leur orgueil, Hérode donna une haute place à la cour à Antipater, fils de Doris, sa première femme, qui jusque-là avait été tenu à l’écart. Il ne cachait pas qu’il le destinait au trône après lui ; il le présentait à Auguste et à Agrippa comme devant être son successeur.

L’an 12, le vieux roi prit un parti décisif ; il se rendit en Italie avec Alexandre et Aristobule, pour les accuser devant Auguste. Il trouva ce dernier à Aquilée. Auguste fut plein de tact. Sur un signe de lui, les deux fils de Mariamne tombèrent aux pieds de leur père, qui leur ouvrit les bras. Antipater feignit de prendre part à l’émotion générale ; Hérode donna trois cents talens pour les largesses qui se firent lors de l’inauguration du théâtre de Marcellus ; tous revinrent en Judée.

Les intrigues de cour reprirent de plus belle. Les femmes, les eunuques, les valets s’en mêlèrent. Ce brillant palais de marbre devint un enfer. Les tortures se succédaient sans trêve, appliquées à tort et à travers, sur le moindre soupçon. Hérode, par momens, paraissait fou ; il poussait des cris terribles durant son sommeil. Les malheureux mis à la question mouraient presque tous. On fabriqua des fausses lettres. Dans ce feu croisé d’intrigues et de délations, le grand prêtre Simon, fils de Boëthus, fut destitué et remplacé par Matthias, fils de Théophile, qui appartenait, au moins par ses alliances, à la famille de Boëthus.

Si, dès ce moment. Hérode ne fit pas subir à ses fils le sort de leur mère, c’est que deux gros embarras l’arrêtèrent. Archélaüs, roi de Cappadoce, vint à Jérusalem pour défendre sa fille et son gendre, et calma un peu les choses. D’un autre côté, Hérode, vers le même temps, encourut assez sérieusement la disgrâce d’Auguste, pour une expédition contre les Arabes, où l’on ne voit pas bien quels furent les torts du roi. Nicolas de Damas, en cette circonstance, lui rendit des services signalés. Le nuage qui s’était un moment élevé dans les relations de l’empereur et du roi se dissipa. Cette réconciliation fut l’arrêt de mort des deux princes. Auguste permit à Hérode de tenir à Béryte, la ville romaine du pays, une sorte de conseil supérieur de la famille et des hauts fonctionnaires de la province, où la conduite des jeunes gens serait examinée. Ce singulier tribunal, composé de cent cinquante membres, conféra à Hérode le droit de traiter les accusés comme il l’entendrait. Les Romains seuls, en particulier Sextius Saturninus et ses trois fils, trouvèrent cela excessif. Nicolas de Damas engagea aussi le roi à la clémence. Le parti du vieil ambitieux était pris : les deux fils de Mariamne furent étranglés à Sébaste (an 7 av. J.-C.). Pour le coup, le spectre d’une résurrection asmonéenne était écarté.

Hérode était comme tous les créateurs ; il regardait sa création comme sa propriété et prétendait en disposer après sa mort. Antipater, pour le moment, était hors de ligne et déclaré héritier présomptif. Mais rien n’était plus possible avec la volonté du roi, obstiné dans son plan général, devenu versatile dans les questions de détail. Antipater trouvait que son père vivait trop longtemps, ou on le lui faisait dire. Des débauches secrètes venaient compliquer le tout ; ces ambitieux étaient par-dessus le marché des gens de mauvaise vie. Les tortures d’esclaves recommencèrent d’une effroyable manière. À propos de la mort de Phérore, on parla de poison. Tout le monde fut suspect. Le manque absolu de sentiment moral qui caractérisait cette cour finissait par arriver à l’impossibilité de vivre ; tous cherchaient à exterminer tous. Auguste et les hauts fonctionnaires romains mettaient seuls un peu de raison dans ce monde de scélérats. Un moment même, Hérode songea à faire tuer sa sœur Salomé, qui avait inauguré à la cour ce système horrible de délations et de meurtres. Antipater fut chargé de chaînes et destiné au supplice.

Sur ces entrefaites, Hérode tomba malade et vit qu’il allait mourir. Alors ce fut une fièvre galopante de fureurs et de résolutions contradictoires. Chaque jour il change son testament, selon qu’une veine de soupçons chasse l’autre. En général, il inclinait vers les enfans qu’il avait eus de la Samaritaine Malthacé. Un moment, ce fut Antipas, son plus jeune fils, qui eut tout ; puis il rentra dans ses hésitations. Le roi mourant était plus méchant que jamais ; l’approcher était dangereux. Ce qui l’irritait surtout était la pensée que sa mort serait un sujet de joie pour ses sujets.

La terreur qu’inspirait sa garde, composée de Germains, de Thraces, de Galates, était telle qu’on continuait d’exécuter les ordres qu’il donnait. Le fanatisme, cependant, comprit qu’un grand poids allait cesser de peser sur lui. À la nouvelle de sa fin prochaine, deux docteurs très connus, et qu’entourait une nombreuse jeunesse, Judas fils de Sariphée et Matthias fils de Margaloth, poussèrent leurs élèves à purifier la ville des scolies païennes qu’Hérode y avait introduites. Ils montaient surtout les esprits à propos d’un aigle d’or que, sans doute pour quelque fête romaine, on avait appliqué en guise de trophée sur la porte principale du temple. Les deux docteurs ordonnèrent à leurs élèves d’aller abattre cet aigle, même au péril de leur vie. En plein jour, les jeunes fanatiques y coururent et mirent l’aigle en pièces. On arrêta les deux docteurs et une quarantaine d’exaltés. C’était la mort qu’ils voulaient. Conduits devant le roi, ils réclamèrent en quelque sorte ce qu’ils avaient mérité. Hérode rassembla les notables de la nation au théâtre et s’y fit porter en litière. Il fut menaçant, tous tremblèrent. L’assemblée demanda le supplice des coupables. Les chefs furent brûlés vifs ; le grand prêtre Matthias fils de Théophile, qui avait pactisé avec l’émeute, fut remplacé par son beau-frère, Joazar fils de Boëthus.

La maladie du roi faisait des progrès effrayans. On le transporta aux eaux de Callirhoé, près de Machéro ; on lui fit prendre des bains d’huile chaude ; il faillit mourir. On le ramena à son palais de Jéricho. Il fit répandre de fortes largesses parmi les soldats. Dans son délire[32], il ne parlait que des moyens atroces par lesquels on pourrait amener les Juifs à être tristes le jour de sa mort ; il rêvait de massacres ; il cherchait à se tuer. Un moment le palais se remplit de hurlemens. Antipater, de sa prison, entendit ces cris, crut son père mort, et voulut persuader aux geôliers de le laisser sortir. Le chef des geôliers resta incorruptible et transmit au vieux roi la proposition que lui avait faite Antipater. La rage du mourant n’eut plus de bornes. Se dressant sur son coude, il ordonna de tuer son fils et de l’enterrer sans pompe à Hyrcanie. Auguste, que cette triste histoire avait fort ennuyé, dit en apprenant ce meurtre : « Voilà un homme dont il vaut mieux être le porc que le fils[33]. »

Hérode vécut cinq jours après le meurtre d’Antipater. Pendant ce temps, il trouva moyen de changer encore une fois de testament. Archélaüs reçut la Judée et la couronne royale ; Antipas eut la tétrarchie de Pérée et de Galilée ; Philippe eut l’ancien pays de Zénodore ; Panéas, la Gaulanitide, la Trachonitide, la Batanée, aussi avec le titre de tétrarque[34]. Salomé, tous les membres de la famille hérodienne, Auguste, Julie, reçurent des legs énormes.

Les funérailles furent superbes, présidées par Archélaüs. Le corps fut porté de Jéricho à Hérodium sur une litière d’or capitonnée de pierres précieuses ; le drap mortuaire était écarlate, le corps vêtu de pourpre, la tête ceinte du diadème, surmonté d’une couronne d’or, le sceptre à la main. Toute la famille était groupée alentour. L’armée suivait, divisée en ses différens corps : d’abord les gardes du roi, puis le régiment thrace, puis les Germains, puis les Galates. Puis venaient le gros de l’armée, comme si l’on allait à une expédition, et cinq cents domestiques portant des parfums. Hérode fut enterré dans son château favori. Le tombeau d’Hérode que l’on voyait près de Jérusalem n’était qu’un cénotaphe.

Le jour de la mort d’Hérode figura dans l’album des fêtes d’Israël comme un jour de joie. Le christianisme naissant, dans ses légendes, peignit aussi Hérode sous les plus noires couleurs. La famille de Jésus, en particulier, paraît avoir été contre lui une officine de calomnies. Il crut arrêter le christianisme dans son germe ; il voulut tuer le petit Jésus ; il extermina les innocens de Bethléem. La liste des crimes réels d’Hérode est assez longue pour qu’on ne l’amplifie pas de crimes apocryphes. Jésus n’était pas né quand Hérode mourut à Jéricho. Mais, en un sens, il est très vrai qu’Hérode voulut tuer Jésus. Si son idée d’un royaume juif profane eût prévalu, il n’y aurait pas eu de christianisme. Israël ne connut plus désormais de poigne comme la sienne ; la liberté profita de l’affaiblissement de l’autorité, Hérode Antipas, Hérode Agrippa, les procurateurs romains, seront de faibles obstacles au développement des mouvemens intérieurs dont Israël porte le germe en son sein.

Ernest Renan.

  1. L’aigle sur la porte du temple (Jos., Ant., XVII., VI ; B. J., 1, XXXIII, 1) et l’aigle sur la monnaie (Schürer, I, 327, note) paraissent devoir s’expliquer par l’hypothèse que, dans les derniers temps de sa vie, Hérode aurait eu moins d’égards pour les préjugés de ses sujets.
  2. Esclaves mis à la torture, etc.
  3. Jos., Ant., XV, IV, 2. Tout cela n’a pu être su que par Hérode lui-même et, est, par conséquent, un peu douteux.
  4. C’est cette disposition, bien aperçue par le sentiment populaire, qui créa la légende chrétienne (Matth., II), Hérode faisant tuer tout, dès qu’il entend parler d’un roi des Juifs autre que lui.
  5. Les deux récits de Josèphe, Ant., XV, II, 5, et XV, VI, 5, sont sûrement des doublets d’un même récit, provenant de sources différentes, que Josèphe, selon un procédé très ordinaire dans la rédaction des Évangiles, a juxtaposés.
  6. Autre doublet peut-être entre Jos., Ant., XV, III, 7, et XV, VII, 8.
  7. Le tombeau de David, déjà pillé par Jean Hyrcan, dut être une ressource bien insuffisante.
  8. Un théâtre a été découvert par M. Schick à un kilomètre à peu près au sud de Bir-Eyyoub (Palest., Expl. Fund, 1887, p. 161-166). Josèphe dit que le théâtre était dans Jérusalem ; mais cela doit sans doute s’entendre par à peu près. Si le théâtre et l’amphithéâtre eussent été dans l’intérieur de la ville, il en serait question, comme il est question de l’hippodrome, dans les accidens du siège. L’amphithéâtre était probablement dans le plateau au nord de Jérusalem.
  9. Les colonnes des portiques du temple, cependant, étaient de style corinthien.
  10. Cet Hippicus paraît avoir été un favori d’Hérode.
  11. C’est la tour qu’on appela tour de David au moyen âge.
  12. Hérode, n’étant pas grand prêtre, ne touchait sûrement rien du temple ; mais les cadeaux qu’il se faisait attribuer devaient être énormes.
  13. Aujourd’hui Sébastieh.
  14. Les deux colonnes de la piazzetta (une troisième est enterrée dans la vase, sous le débarcadère des gondoles) furent enlevées par les Vénitiens des décombres de Césarée.
  15. Suétone, Aug., 60.
  16. La superbe construction rectangulaire d’Hébron est bien dans le style hérodien ; mais, si elle était d’Hérode, Josèphe le saurait et le dirait ; car il est très bien renseigné sur les constructions d’Hérode, et il l’est très peu sur celles d’Alexandre Jannée.
  17. Ptolémée, auteur d’une vie d’Hérode (probablement Ptolémée d’Ascalon), paraît un biographe du Ier siècle de notre ère.
  18. La génération suivante des Hérodes fut bien plus dévote. Voir Orig. du christ., index.
  19. Suétone, Aug., 60.
  20. Les Thraces étaient de race gauloise. Dès le ve siècle avant J.-C., ils jouaient dans les villes grecques le rôle de soldats de police.
  21. Les mouchards du temps.
  22. Voir Vogüé, Temple de Jérusalem, pl. XV et XVI.
  23. Les fouilles anglaises à l’angle sud-est ont confirmé l’assertion de Josèphe.
  24. On se demande si Zorobabel et Judas Macchabée observèrent la prescription supposée mosaïque.
  25. Vogüé, Temple de Jérusalem ; Perrot et Chipiez, Hist. de l’art, t. IV, p. 178-218.
  26. Colonne trouvée par Clermont-Ganneau. Archæol. Researches in Palestine. Cf. Journ. des Débats du 24 oct. 1871.
  27. Noter l’escalier souterrain, avec sa colonne monolithe et ses ornemens juifs au plafond.
  28. Le dé de pierre portant l’inscription en grec a été conservé. Clermont-Ganneau, Acad. des Inscr., Comptes rendus, 1872, p. 170-192.
  29. Ce qu’on raconta plus tard d’un aigle d’or consacré sur la grande porte du temple est peut-être une invention de sectaire, destinée à fomenter une révolution. Ou bien il faut dire que, dans ses derniers temps, Hérode s’appliqua moins à ne pas blesser les susceptibilités juives.
  30. Cela est sensible surtout dans l’Évangile de Luc.
  31. Ecclésiaste, II, 20 et suiv. C’est ce qui porte à placer sous Hérode la composition de l’Ecclésiaste ; mais nous croyons le livre un peu plus ancien.
  32. On ne peut prendre au sérieux ce que raconte Josèphe, Ant., XVII, VI, 5 ; IX, 2 ; B. J., I, XXXIII, 6, 8. Peut-être y eut-il des otages renfermés dans l’hippodrome de Jéricho, qu’on relâcha après la mort du tyran. Le même conte se lit dans le Talmud, attribué à Jannée. Derenbourg, Palestine, p. 163-164.
  33. Macrobe, Saturn., II, ch. IV.
  34. Le mot tétrarque ou tétradarque est ancien grec. Il signifie chef de tétrade ou de quartier d’un pays divisé en plusieurs parties.