Les Légendes des Pyrénées/La roche du désespoir

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Michel Lévy (p. 85-98).


LA ROCHE DU DÉSESPOIR


VALLÉE D’ASPE


Oh ! How i love, in the evening, to muse over a melancholy tale !
Pope.
Oh ! que j’aime rêver, le soir, au récit d’une histoire triste !


Dieu m’a donné une compagne étrange et mystérieuse. Elle est vieille comme le vin, les roses, l’amour et le soleil ; c’est-à-dire que malgré son âge, elle a toujours la poésie de la jeunesse et la jeunesse de la poésie.

Elle voit, pour ainsi dire, voltiger autour d’elle tous les fronts que brûle le feu de la pensée et que rafraîchit la rosée du souvenir ; tous les cœurs que glace le souffle de la crainte, et que réchauffe le baiser de l’espérance ; toutes les âmes qui chantent comme des rossignols en liberté, ou toutes celles qui pleurent comme des hirondelles en prison…

Et ma compagne les accueille sans coquetterie. Elle s’abandonne à tous et n’est infidèle à personne. Aimant toujours, elle est toujours aimée, et renferme en elle d’inépuisables trésors d’affection ; elle enfante sans cesse ; mais sa passion est aussi noble qu’ardente, aussi pure que profonde, sa volupté aussi chaste qu’infinie ; c’est-à-dire qu’elle reste et restera éternellement vierge — suivant un divin exemple — en dépit de son éternelle et sublime fécondité.

Cette compagne, ô mes frères en poésie, vous l’avez déjà devinée sans doute, car, comme moi, vous la connaissez bien, car elle est aussi la vôtre… c’est la rêverie.

Jamais je ne sors sans elle, car seule elle a le charme indicible de tout me faire entrevoir à travers le prisme flamboyant et doré de l’illusion et de la fantaisie.

C’est avec elle que j’ai parcouru cette ravissante vallée d’Aspe, une des plus délicieuses des Pyrénées, à mon avis, et aujourd’hui que je suis de retour de cette ravissante excursion, je n’ai qu’un regret, c’est de ne me point souvenir, pour vous le redire ici, de tout ce qu’elle n’a cessé de murmurer d’enchanteur tout le long de la route. Je dois en convenir aussi, je n’ai pas souvenance — et pourtant j’ai beaucoup voyagé, tant en France qu’à l’étranger — d’avoir vu nulle part rien de plus souriant à l’œil que les différents points de vue qui vinrent alors se dérouler successivement devant moi.

Quoi de plus coquet d’abord, de plus délicieux, de plus pittoresquement situé qu’Oloron — l’antique Iluro — vu de la route d’Espagne ? Où trouver un paysage qui puisse mieux émerveiller le touriste amateur et désespérer l’impuissance du peintre ? Le matin surtout, quand l’aube naissante vient soudain illuminer de ses rayons de pourpre et d’or ses clochers et ses toits d’ardoises, il est un charme incomparable dans cette suavité de teintes qu’offre partout le ravissant contraste de ces blanches maisons frangées d’un feuillage vert tout ruisselant des pleurs de la nuit.

Et puis — où qu’il s’arrête dans cette riche vallée d’Aspe toute parsemée de riants villages dont les pieds blancs se baignent dans les nappes d’argent du Gave, découpant leur mate blancheur sur la verdure des prairies — votre regard est toujours sûr de rencontrer quelque riante échappée où il pourra se reposer avec bonheur, et toujours, oui toujours quelque joli clocher d’église lançant en l’air sa délicate flèche, élancée et légère comme le feuillage d’un peuplier, splendidement inondée de lumière comme la tunique d’un archange.

Là, du moins, la nature faite grande et belle par Dieu, n’a pas été rendue petite, mesquine et ridicule par les hommes.

Là, du moins, la campagne ne cesse pas un instant de se montrer à vous dans ses plus beaux atours. — De longs bouquets de saules forment les boucles de sa chevelure, les champs lui font une robe chargée d’épis et bordée de coquelicots ; elle a des prairies pour tablier, des roses pour écharpe, de l’aubépine pour parure ; et pour la mettre à l’abri du vent qui folâtre sans cesse, Dieu lui jette, tous les étés, sur les épaules une splendide mantille de riches moissons dorées. Tout y rayonne de poésie, frissonne d’espoir, étincelle de coquetterie. À chaque pas, la brise secoue dans l’espace les notes enivrantes et parfumées de sa gamme mystérieuse. Les jeunes filles, les oiseaux et les cloches babillent à qui mieux mieux. Tout chante, gazouille et murmure.

D’heure en heure — et même plus souvent — vous entrevoyez derrière les replis des chevelures de chênes séculaires, de jolis petits villages, qui cachent discrètement leurs jolis maisons blanches sous des draperies de feuillage comme une naïade surprise au bain par quelque fauve et libidineux satyre.

Au loin la chaîne des Pyrénées semble heurter le ciel de ses cimes dentelées. À droite et à gauche se dessinent, enchâssées dans d’épais massifs de verdure, comme des perles au milieu d’émeraudes, de proprettes habitations de paysans, pittoresquement disséminées et toutes fraîches, toutes pimpantes comme de rieuses villageoises, par un jour de fête. Au premier aspect vous vous sentez, en les voyant, pleins de gaieté, de force et de santé ; mais bientôt vous subissez l’influence d’un je ne sais quoi qui vous alanguit et vous pénètre d’une rêveuse mélancolie, toute pleine d’inimaginables voluptés. Tranquillement assis à l’ombre d’un arbre, vous croyez entendre la montagne endormie, s’animer comme par enchantement pour venir répondre aux bruits de la vallée, et, dans ce duo de la feuille qui chante et du roc qui mugit, vous retrouvez le caquetage de deux vieilles commères qui se rencontrent.

Que de propos en l’air jette la vallée ! que de paroles imprudentes laisse échapper la montagne ! ce serait certes une belle langue à étudier ; il y aurait là plus de philosophie à recueillir que dans les songes creux des philosophes, qui n’en savent pas faire d’autres.

Et puis quoi de plus doucement délicieux, tout en prenant le frais sous ces hospitalières draperies de verdure, où les fleurs vous enivrent de leurs senteurs embaumées, que d’entendre le petit ruisseau murmurer à vos oreilles sa mélodie plaintive, ou les gais rossignols gaspiller dans l’air leur joyeux babillage d’amour. Rien d’enivrant pour moi comme de savourer alors — toujours avec mon inséparable compagne dont je vous parlais plus haut — dans la magnifique splendeur d’une belle matinée, ce charme puissant et inéluctable qui soumet l’âme à une muette admiration ! Ce ciel étincelant de lumière, ces ombres qui s’envolent blanches et légères, comme de longs voiles de gaze, ce souffle pur et frais, qui tout chargé de voluptueux parfums, murmure à votre oreille comme un soupir d’amour, ce mélodieux concert des oiseaux de la vallée, saluant la venue du jour de leurs notes les plus mélodieuses, la rosée qui s’éparpille en perles transparentes, la fleur qui ouvre son calice pour laisser monter vers le ciel ses plus suaves senteurs, cet air de félicité répandu sur la terre, cette reconnaissance de la nature, cet hymne général, cet aspect imposant des géants de granit, lançant vers vous leur regard dédaigneux et fier ; tout cela vous paraît sublime. Tant de grandeur vous pénètre l’âme. Vous respirez plus librement ; vous vous trouvez heureux d’être ; vous éprouvez le besoin de remercier Dieu d’un tel bienfait !…..

La prière vient à votre secours. Une tranquillité sereine, une joie secrète et immense inonde votre cœur. Vous tombez dans une douce mélancolie, dans une somnolence délicieuse ; votre âme dégagée des liens terrestres se met en rapport direct avec la Divinité ; pour un instant vous n’êtes plus. Chagrins, ennuis, douleurs morales ou physiques, tout s’évanouit. Il ne reste plus que bonheur, espérance et joie. Une voix angélique vous dit bien bas des mots que vous n’entendez pas, que vous ne pouvez saisir et qui cependant vous remplissent d’une ivresse intérieure qui n’a pas d’égale.

Au milieu de cette admirable nature que nous venons de vous décrire aussi imparfaitement que le permet l’impuissance de la plume en présence d’aussi sublimes choses, se dresse tout à coup une affreuse roche sinistre et sombre dont l’aspect seul ferait soupçonner un malheur, alors même que son appellation ne trahirait pas une histoire triste, triste, bien triste, si triste que j’aurais mille pardons à implorer de vous, belles lectrices, pour venir vous demander encore des larmes, si en tremblant entre les soyeuses palissades de vos longs cils ces perles humides ne rehaussaient encore l’éclat de vos grands yeux de velours.

Et puis si jamais héroïne fut digne de quelque intérêt, c’est bien sans contredit celle dont je vous vais parler.

Blondinette — ainsi s’appelait-elle — était, de l’aveu de tous, la plus gente fille de tous les alentours. Rien de plus suave que sa délicieuse figurine entourée d’une gaze de cheveux blonds. Rien de plus beau que ses grands yeux bleus frangés de soyeux cils d’or. Rien de plus souple que sa taille de guêpe à laquelle ses deux petites mains eussent pu servir de ceinture.

Et toutes ses compagnes le savaient bien et pas une pourtant n’en était jalouse ; car sa bonté et sa douceur faisaient oublier sa beauté.

Un soir que, le sourire aux lèvres et la joie au cœur, la belle enfant revenait chez elle, les bras chargés de grosses gerbes de fleurs qu’elle venait d’amasser, un jeune poëte, nouvellement arrivé dans le pays, l’aperçut et la trouva si blanche et si proprette qu’il résolut d’en être aimé. Et ses grands yeux bleus, pleins d’intelligence et de mélancolie, s’éclairèrent d’une flamme d’amour et la jeune fille l’aima. Et quand venait la brune, assise sur la mousse du roc, elle attendait son aimé et tous deux réunis à la pâle lueur des étoiles qui brillaient au manteau de la nuit, la main dans la main, épaule contre épaule, rêvant ivresse et volupté, devisaient d’amour.

Pour eux chaque heure s’envolait insensible, sur les ailes de cette indicible volupté qu’éprouvent deux âmes sœurs à n’avoir qu’une seule pensée, à respirer le même parfum, à saisir la même harmonie, le même bruissement dans la feuillée, le même murmure dans le ruisseau. Jamais n’avait été passion plus pure et plus innocente que celle de la pauvre enfant…..

Une nuit pourtant que le dernier tintement de l’Angelus palpitait encore, que les feux rougeâtres du soleil couchant s’éteignaient au ciel, que la fleur sans nom penchait étiolée sur sa tige, le sable des chemins craqua sous un pas furtif.

Pendant ce temps tout reposait silencieux dans la vallée ; la lune argentait le paysage de ses feux livides ; le rossignol préludait sa mélodie du soir et la nature entière semblait se reposer des fatigues du jour.

Un rayon incertain en perçant les nuages découvrit une jeune femme. Son visage, qui paraissait beau, portait je ne sais quelle empreinte de suave mélancolie. Son œil inquiet semblait vouloir interroger le vide, percer l’obscurité ; sa main blanchette caressait doucement une petite fleur du pays que ses compagnes ont surnommée depuis Fleur d’amour.

Jeunes lectrices, surtout gardez-vous bien de la cueillir !

Elle écouta longtemps le crépitement de la rosée, le bruissement des feuilles qui tombaient lentes et desséchées, puis tout à coup sa respiration devint plus brève, plus haletante ; sa tête alourdie par le poids d’une accablante pensée s’inclina faiblement ; un long soupir gémit dans sa poitrine : « Il ne viendra point, » dit-elle !

Un bruit de pas se fit pourtant derrière les rochers : — Raoul, mon Raoul, est-ce toi ? murmura-t-elle tout bas. Oh ! que tu as tardé !

— Ma mère me retenait !

— Ta mère ? et pourquoi donc ? vas-tu déjà retourner à Paris ?

— Hélas ! oui, la fatalité m’y contraint ! Et Blondinette essuya bien vite une larme furtive qui roulait dans sa paupière, et de ses lèvres humides s’échappa doucettement un murmure de deuil qui venait de sa pauvre âme.

— Oh ! tu vas m’oublier, mon Raoul ! Dis-moi, m’aimeras-tu toujours ?

— Oui, toujours ! répondit le jeune homme séduit par les irrésistibles fascinations de ce céleste visage qui lui versait, comme une rosée irritante, ses sourires et ses pleurs de joie. Toujours ! Et les échos heureux en frémirent d’une joie sympathique.

Quand enfin il se fallut quitter, un long et doux baiser scella leur triste adieu sur leurs bouches amies…..

Depuis ce jour, la pauvre enfant s’en fut chaque soir, rêveuse et pâle, s’asseoir sous les grands saules dont chaque feuille en se heurtant contre sa compagne semblait redire tout bas le nom de son amant chéri.

Pour elle plus de joies, plus de plaisirs folâtres ! Triste et chancelante elle se promenait dans l’ombre, pâle comme un clair de lune, légère comme un génie de la nuit. La tête perdue, dévorée par la fièvre elle s’efforçait de trouver dans l’air le souffle qui devait éteindre la flamme qu’elle portait dans son sein ; mais l’air n’exhalait pas cette brise salutaire. Bien au contraire plus elle allait plus la blessure de son cœur s’élargissait, plus elle apprenait, la pauvrette, à connaître tout ce qu’il y a d’amer à ne plus voir celui qu’on aime, à n’avoir plus de lui qu’un souvenir qui s’enfuit comme une ombre devant votre pensée vagabonde ; plus elle se désolait de ne point avoir le bien-aimé de son cœur à ses côtés, au sein de cette nature parée des trésors de la terre et du ciel. Il lui semblait qu’une voix mystérieuse lui parlât dans le silence : une flamme intérieure la brûlait, de vagues désirs l’assiégeaient et le passé se dressait, devant chacun de ses pas, sous les traits de son adoré. Jamais elle n’avait aussi bien su combien il lui était cher, que depuis qu’il était ravi à ses caresses. Involontairement elle le cherchait dans les retraites les plus solitaires, elle l’appelait, elle lui tendait les bras, suppliant Dieu de le lui rendre, et demandant au vent qui agitait le feuillage de lui apporter un son de sa voix, aux nues voyageuses de lui parler de lui, aux hirondelles qui volaient dans l’espace, d’aller lui dire sa tristesse et son abandon : inutiles prières ! rien autour d’elle ne semblait partager l’agitation passionnée de son âme, et comme toujours son cœur devenait d’autant plus captif qu’il se révoltait contre le joug et s’efforçait de secouer son esclavage.

Enfin quand revint le mois de mai, quand la campagne se diapra de nouveau de sa mosaïque de fleurs nuancées, quand les grands arbres revêtirent leur parure d’été, quand la fleur d’amour reverdit, Blondinette l’alla cueillir et la cacha discrètement comme une confidente bien-aimée entre deux frais boutons de rose, d’un éclat plus vif encore et que j’eusse de beaucoup préféré pour ma part. — Sans vous connaître, vertueux lecteur, je parierais bien que vous pensez de même. Mais passons.

Bientôt, pensait-elle, mon Raoul reviendra, et son âme confiante s’endormait dans les illusions de l’espérance.

Chaque fois que le vent soulevait au loin des tourbillons de poussière, c’était pour elle le pas des chevaux de son bien-aimé et son petit cœur battait bien fort dans sa jeune poitrine.

Un soir de novembre enfin que la flamme tout hérissée de sinistres langues de feu, semblait happer avec bonheur la suie de la cheminée ; que le rouet des bonnes vieilles et la langue des jeunes filles babillaient à qui mieux mieux ; que quatre ou cinq vieux paysans, assis en cercle, pipe à la bouche, berret sur l’oreille, jambes et bras croisés, s’entretenaient gravement du maire et du curé de la commune ; que quelques jeunes gens enfin, entre nombreuses parenthèses d’œillades et de baisers, racontaient des histoires à donner le frisson, des histoires sombres comme l’enfer et longues comme une nuit d’insomnie.

Tout à coup un homme entra… — c’était le facteur… il apportait une lettre de Paris… Blondinette, la saisit en tremblant, car elle était cachetée de noir… elle l’ouvrit avec résignation…

Son ami, son frère, l’unique objet de ses pensées, son Raoul adoré venait de mourir sans l’avoir à son chevet pour lui fermer les yeux !…

L’imagination de feu du jeune poëte avait fini par faire éclater le vaste foyer de son intelligence, et en quelques jours seulement une fièvre brûlante avait fait un cadavre de ce qui était cette force, de ce qui était cette vie, cette jeunesse…

En lisant ces lignes, Blondinette sentit une sueur froide glisser sur son front de vierge. L’ange de la mort la toucha du bout de son aile glacée et ses lèvres crispées murmurèrent tout bas, tout bas : « Je n’ai plus qu’à mourir ! »

Le soir, en effet, à l’heure où les hiboux entonnent leurs lugubres concerts, le promeneur attardé sur les rives du Gave eût pu entendre le bruit d’un corps qui tombait à l’eau, et quelques heures plus tard, quand l’astre des nuits en argenta les ondes moirées, voir une blanche poitrine trembler à leur surface…..

C’était celle de Blondinette !