Aller au contenu

Les Légendes des Pyrénées/Le médaillon

La bibliothèque libre.
Michel Lévy (p. 141-150).


LE MÉDAILLON


SOUVENIR DES EAUX-BONNES


Frutto d’amore è questo.
Ant. Marc. Salvini.


Quand cette enfant gâtée de la nature, qu’on nomme la belle saison, vient renouveler l’aspect des campagnes, et sitôt que les fleurs aux mille parfums, aux mille couleurs s’épanouissent au sein de la verdure, les tendres rossignols, les poëtes et les femmes volent aux champs. Adieu Paris et ses fêtes magiques. Adieu ce cher ruisseau de la rue du Bac que Mme de Staël, au sein de l’exil, préférait à l’Adriatique de Venise et au Tibre dégénéré de l’ancienne reine du monde. Fi de Lutèce, la ville de Boue !

L’aristocratie s’enfuit à ses châteaux ; la bourgeoisie dans ses villas ; la lorette et l’étudiant sous les bosquets fleuris d’Asnières. Quant au poëte, trop pauvre pour avoir ni châteaux, ni villas ; trop blasé des fêtes champêtres pour y trouver le moindre charme, il donne à l’imprévu le soin de le distraire, et s’en va demander aux villes thermales leurs souvenirs et leurs romans d’un jour.

Il y a quelques années donc, je me trouvais aux Eaux-Bonnes, quand un soir que je venais de lancer à l’air les dernières bouffées d’un excellent puro, mes regards, après s’être promenés du haut d’un des balcons de l’hôtel de France où j’étais descendu, sur les sublimes horreurs de cette mystérieuse et grande nature, que la lune argentait de ses pâles lueurs, plongèrent machinalement tout à coup dans l’intérieur d’une chambre voisine dont les fenêtres se trouvaient ouvertes.

Assis à une vaste table, couverte de morceaux de musique et de volumes épars, un grand jeune homme blond y concentrait ses regards avides sur un portrait de femme, idéal, frais et pur, tel qu’en voient les imaginations de quinze ans dans leurs rêves les plus dorés, tel qu’en eût rêvé Lamartine, dans ces heures d’inspiration divine où son génie créait Laurence et Daïdha.

Rien qu’à la manière dont il promenait sa main sur son front large et rêveur et dans les longues boucles de sa chevelure d’or, on devinait le poëte ; et c’en était un, en effet, mesdames ; un, dont muse, douce comme le souffle embaumé du matin, mélancolique comme la brise du soir, vous a bien souvent fait verser les généreuses larmes de la sympathie. Vous l’allez reconnaître.

Il ressemble à s’y méprendre au portrait de Van Dyck, tel que ce grand peintre nous l’a lui-même tracé. Il est mince, grand, élancé. Son visage blanc et pâle a cette teinte merveilleusement diaphane que les peintres chinois prêtent à leurs figures fantastiques. Tout autour de son front extraordinairement découvert, comme pour montrer combien est vaste le foyer de son intelligence de feu, se déroulent négligemment rejetées en arrière les capricieuses boucles d’une de ces chevelures d’or qu’affectionnaient tant Michel-Ange et Sanzzio d’Urbin. Sa bouche étonnamment petite pour un homme, et spirituelle comme celle de Voltaire, n’a qu’un défaut, celui d’être éternellement plissée par un sardonique et moqueur sourire, indice de son caractère désespérément caustique. Son regard profond et bleu comme l’Océan, semble, lorsqu’il s’arrête sur une femme, illuminé de cette lueur magique aux ardeurs de laquelle toute résistance se fond, et qui vous promet mille voluptés enchanteresses pour l’heure divine où l’on s’abîme à deux dans les silencieuses harmonies du cœur. Sa mise enfin a toujours ce caractère de bon goût exquis et de laisser aller dans la recherche qui caractérise l’homme du monde, artiste.

À un mouvement que je fis, il se retourna et je reconnus en lui mon ami, mon frère, Paul de S…..

En un instant, je volai dans sa chambre et le serrai dans mes bras, mais quand je relevai la tête, je vis ses yeux humides de larmes.

— Qu’as-tu ? lui dis-je. Tu sembles triste, souffrirais-tu ? Quelle est cette femme dont tu contemplais l’image tout à l’heure avec une aussi fiévreuse exaltation.

— Oh ! ne m’interroge pas là-dessus, je t’en prie.

— Un secret pour moi, Paul, pour moi, ton plus intime ami ! oh ! c’est mal, bien mal.

— Eh bien, non, je vais te l’avouer. Regarde… n’est-ce pas qu’elle est belle, bien belle, cette femme avec ses grands cheveux d’or, comme ceux des vierges de Raphaël, avec son cou de neige, dont les ondulations doivent être mille fois plus souples que celles des lianes d’Amérique ? Regarde, sa peau, d’une blancheur étincelante, est si fine que les moindres veines y coulent en filets d’un bleu transparent. C’est comme une surface d’azur et d’albâtre que ne sillonne aucune ride, et que n’altère aucun nuage. Quant à ce corsage, où l’élégance et la force, la délicatesse et l’ampleur s’harmonisent si bien, n’est-ce pas celui d’Ève ou de Niobé ? N’y a-t-il pas dans ces beaux bras d’un galbe si pur quelque chose qui surprend et qui ravit ? Ces yeux, enfin, magnifiques et grands, qu’un peintre reconnaîtrait entre tous ceux de l’univers, lorsqu’un sourire les illumine, ne doivent-ils pas vous donner un avant-goût du ciel ? Cette femme, vois-tu, c’est le triomphe d’un ciseau tout-puissant, c’est un chef-d’œuvre de l’artiste éternel, qui, lui aussi, rêve l’idéal et ne le réalise que rarement. Aussi je l’aime, je l’aime comme un insensé ; quand je l’ai contemplée longtemps avec toute mon âme, un éblouissement passe dans ma vue avec la lumière ardente de son regard ; bienheureux, mon ami, bienheureux, celui qui glissera sa main frémissante dans les soyeux replis de cette chevelure, digne de Cléopâtre la superbe ! Bienheureux, celui qui cueillera les roses de ces lèvres, effeuillera de ses baisers ardents sur son front d’ivoire le poëme de sa pensée. Moi, je ne la verrai jamais ; jamais je n’aurai l’ineffable consolation de lui exprimer à deux genoux l’adoration passionnée de mon cœur.

Cette femme, je ne la connais pas ; ce portrait, je l’ai trouvé dans le sable d’un des sentiers de la promenade horizontale ; séduit par l’espérance d’y rencontrer l’idéal qu’un pinceau humain avait osé reproduire, j’en ai fait le but de mes promenades assidues, mais il ne m’a pas encore été donné de voir l’original de ce médaillon bien-aimé.

Et je l’aime ! c’est folie, je le sens : c’est folie, mais je l’aime, et ne sais si je la verrai jamais ! Je ne sais si nos deux existences se coudoieront un jour dans le monde ; qu’importe ! J’en mourrai peut-être, mais je bénirai Dieu ; l’idéal, ce démon insaisissable de nos nuits brûlantes à nous autres poëtes, l’idéal me sera apparu une fois sous une forme visible ; mes rêves d’artiste ne m’auront pas trompé !

Qu’elle est belle cette femme ! Oh ! dis-moi que je ne suis pas fou !

Elle est peut-être mariée, ajouta-t-il après un grand silence ; qui sait ? Heureuse épouse, heureuse mère, elle fait peut-être danser sur ses genoux un enfant blond et rose comme elle. Oh ! ma tête ! ma tête !

Mais je la verrai au moins avant de mourir.

Jeune fille, elle consentira peut-être à ne pas repousser l’amour d’un jeune poëte riche d’avenir ; mariée, je m’ensevelirai tout entier dans le silence de mon cœur.

— Du courage et de l’espérance, lui dis-je en le quittant.

— Oh ! merci, merci ! car j’ai grand besoin de tous deux.


II

À quelque temps de là, Paul vint me voir à Paris. Je fus frappé de l’extrême pâleur empreinte sur son visage. Ses yeux caves étaient bordés par un cercle de feu ; on suivait dans les rides prématurées de son front tous les sillons d’une forte souffrance.

— Mariée ! me cria-t-il en se jetant dans mes bras. C’est tout ce qu’il put exclamer.

Il est de ces douleurs qu’il ne faut pas essayer de consoler par de vaines lamentations ; quand un ami pleure dans vos bras, on ne peut que pleurer avec lui.

— Un jour, sanglota-t-il, — comme nul parfum ne m’avait encore révélé la trace de mon inconnue depuis mon retour à Paris, et que je passais mon temps à promener ma tristesse au hasard, à l’aventure, — je fus comme tant d’autres à Notre-Dame assister à un grand et somptueux mariage qu’on allait célébrer. On en disait tant de merveilles, que lorsque j’arrivai dans le temple chrétien j’eus une peine infinie à trouver de la place. Rien n’était beau à voir comme cette antique basilique, inondée du plus riche et du plus beau monde qu’ait jamais fourni la première capitale du globe. Ce n’étaient de tous côtés qu’or, diamants, fleurs et parfums ; les cierges brillaient de mille feux ; il y avait comme une émanation divine sous les sombres arceaux, encens enivrant qui devait s’envoler bientôt sur les ailes de la prière. On allait commencer la bénédiction nuptiale : l’orgue soupira ses premières notes, notes doucement harmonieuses comme des voix d’anges, toutes les têtes se penchèrent : la jeune vierge entrait. Au murmure d’admiration générale que souleva sur son passage la royale beauté de la mariée, rehaussée encore par sa blanche toilette d’une richesse inouïe, je relevai la tête pour voir à mon tour et n’eus que le temps de la regarder une seconde. C’était elle, mon ami, mon inconnue des Eaux-Bonnes, l’idéal si longtemps caressé.

La douleur retomba sur mon cœur en larmes de sang. Je glissai évanoui sur la dalle du temple… mais au moins je n’entendis pas le oui fatal, je ne revis pas la jeune épouse passer, fière et pudique, avec la bénédiction divine au front.

Aimer et savoir que celle qu’on aime ne peut pas répondre à votre amour ! Avoir enfoui dans son cœur mille trésors d’affection, de tendresse, et ne pouvoir y faire participer un autre soi-même ! Rêver toujours les délices d’une blanche main que l’on tient dans la sienne, et savoir que cette même main si désirée frissonne d’amour sous l’étreinte d’une autre main, oh ! c’est horrible !

Et Paul était forcé de vivre avec cette pensée ! Aussi voulut-il en finir avec tous ses tourments

— Un soir, en effet, qu’il traversait le pont de la Concorde pour regagner la rue Royale, qu’il habite, il s’arrêta comme frappé d’une sorte de vertige à la vue des flots bleus de la Seine, qui semblaient l’attirer et lui dire : « Viens dans notre discret linceul ensevelir les souffrances de ta vie ; viens, et tu seras heureux, car tu oublieras. »

Et il contemplait toujours d’un œil d’envie ces palais splendides de l’oubli entr’ouvrant devant lui leurs portes d’azur limpide où se miraient les pâles clartés des étoiles.

Et il allait priant Dieu tout bas de lui pardonner d’obéir à cette mauvaise inspiration de l’esprit des ténèbres, quand les cris plaintifs d’une pauvre petite, murmurant de sa voix éteinte : « Pour ma mère, monsieur, je vous en prie, pour ma mère ! » vinrent frapper son oreille.

Cette simple et touchante prière le sauva ; il pensa à sa mère, à sa pauvre mère qui mourrait de sa mort.

« Je vivrai, dit-il, mais je n’aurai qu’un souvenir au cœur, qu’un seul regret, qu’un seul nom dans mon passé, je n’aurai qu’un seul amour dans l’avenir… l’ambition, la gloire ! »