Les Légendes des Pyrénées/Les fées des Pyrénées

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Michel Lévy (p. 257-275).


LES FÉES DES PYRÉNÉES


Filioli, nulla est religio in lapide, fonte, stagno vel arbore : nolite maculare animas vestras in bis retibns, sed potius cognoscite Deum !
Mes amis, il n’y a rien de divin dans une pierre, une source, un lac ou un arbre ; loin de souiller vos âmes au contact de duperies semblables, attachez vous à connaître Dieu.
Grégoire de Tours.


Aucune contrée de la France — dit le savant et spirituel baron Taylor dans son Voyage aux Pyrénées — n’est plus riche que le Béarn en croyances pieuses et qui se soient mieux conservées jusqu’à nos jours toutes parfumées de la naïveté du moyen âge. Aux douces doctrines de l’Évangile se sont mêlées toutes les fictions des temps intermédiaires et jusqu’aux ombres des dieux qui ont été renversés par le christianisme ; cependant, tout est recouvert par un pur amour céleste, par le sentiment de la poésie qui entoure et de la religion qui domine ce peuple essentiellement chrétien, peuple plein de foi, d’une noblesse qui dérive de sa force, et d’une bravoure à toute épreuve pour défendre ses vieilles affections et ses vieilles croyances.

Ainsi les rochers, les cavernes, les lacs, les sources, les fontaines, les rivières, les fleuves, les hêtres, les vieux arbres, ont encore un dieu, des divinités malfaisantes ou propices, que la vengeance et l’amour, que les bonnes ou mauvaises passions prient et révèrent comme aux premiers âges. Si la fontaine arrive, toute vivante de lumière, sans que le montagnard en puisse soupçonner la source ; si par une prodigieuse fécondité elle reproduit en son sein merveilleusement limpide toutes les harmonies qui l’environnent ; s’il entrevoit enfin au fond de ses eaux un ciel pur, des nuages d’argent, des montagnes d’azur, de riantes moissons, comme sur les rives de la Thessalie, il y place aussitôt une nymphe gracieuse qui verse les bienfaits de son urne dans la coupe de celui qui vient faire appel à ses inépuisables bontés. Mais si au contraire, sur sa tête comme au fond des eaux, il n’aperçoit que l’escarpement d’âpres rochers et la sombre horreur de forêts qu’agite un vent sinistre et que recouvre un voile d’épais brouillards, oh ! alors, c’est infailliblement un redoutable génie, c’est un dieu terrible et farouche qui préside aux destinées de la fontaine. Impossible au savant, par exemple, de retrouver l’origine de ces mythes sans nombre, de relier entre elles, comme le dit M. Cordier, ces croyances éparses, isolées, sans liaison compréhensible, détachées par la puissante main du temps d’un faisceau qui n’est plus, lambeaux informes du manteau de pourpre qui ornait la grande muse tombée du haut des Pyrénées. Le secret de ces traditions vous échappe ; le sens du symbole est perdu ; la profonde sagesse qui se cachait sous les fables premières des peuples s’est à jamais évanouie. Le temps, depuis longtemps, a séché la précieuse liqueur du vase mystique dont le poëte s’efforce en vain aujourd’hui de religieusement ramasser les brillants morceaux, et de tous les mythes anciens, dont le voile, d’une transparence délicieuse, recouvrait toujours un sérieux enseignement, il ne reste plus que de pâles et incolores vestiges, quelques noms à demi effacés sur des fragments de pierre !… Si encore le peuple les avait conservés dans sa mémoire ! mais non — l’ingrat — il les a oubliés et ne se souvient plus que de la bonté de Dieu ou de sa colère !

« Les danses, les jeux du peuple dans ces montagnes, ont leur archéologie ; les chants, les ballades conservés par les vieillards sont des traditions religieuses et guerrières, qui éclaireraient l’histoire de ces contrées, si le temps ne les avait odieusement mutilés. L’hymne de Borouch entre autres nous révélerait peut-être un des plus précieux souvenirs galliques et pyrénéens.

« Si vous passez quelque temps en ces pays, vous rencontrerez de belles jeunes filles à genoux, inquiètes dès qu’on les aperçoit, plaçant des bouquets sur la table des dolmen ; elles étaient venues prier pour obtenir un époux : une jeune femme le titre de mère. Les pierres sacrées de Nistos sont encore l’objet d’étranges cérémonies dictées par le culte qui leur est voué.

« Les Fées, vêtues de blanc, couronnées de fleurs, habitent encore le sommet du mont de Cagire ; elles y font naître les plantes salutaires qui soulagent nos maux. On les entend, la nuit, chanter d’une voix douce et plaintive, à Saint-Bertrand, au bord de la fontaine qui porte leur nom. Quelquefois elles entrent dans l’intérieur du pic de Bergons, et transforment en fils soyeux, en vêtements de prix, le lin grossier qu’on dépose à l’entrée de leur grotte solitaire. Celui qui veut des richesses doit adresser ses hommages à la Fée d’Escout. — Jugez si elle en reçoit ! — Là, sous un chêne millénaire, s’ouvre un antre profond, et le vase déposé près de cet impénétrable asile est rempli par cette Fée puissante de précieux métaux ; mais il faut que la demande soit faite en termes qui lui plaisent, et si on a su deviner cette forme de langage, le succès est certain. — Il faut croire seulement qu’elle est très difficile, car quoiqu’elle continue d’être en grande vénération, on ne se souvient pas du dernier exaucé ! — Au sommet de la vieille tour de Marguerite croissent des violettes ; sur ce donjon à demi ruiné, les Fées viennent, pendant les nuits d’été, former des danses où nul mortel n’est admis. Sous leurs pas entrelacés naissent ces jolies petites fleurs des monts dont les suaves exhalaisons se répandent dans la pittoresque vallée que les flots de l’Ourse traversent avec rapidité en bruissant. Au dernier jour de décembre chaque famille de cette région presque ignorée attend les Fées avec anxiété. Un festin sacré est préparé pour elles dans la partie la plus reculée de l’habitation. Elles viennent, disent les montagnards, au milieu de la nuit visiter ceux qui les aimaient ou les aiment encore. Le Bonheur, sous les formes gracieuses d’un enfant dont la chevelure ondoyante est couronnée de roses, est apporté dans leur main droite ; le Malheur, sous la forme d’un enfant vêtu d’un sagum déchiré, aux joues sillonnées de larmes et la tête couverte d’un diadème d’épines noires, se trouve dans leur main gauche. De nombreux troupeaux sur les montagnes voisines, des moissons abondantes, sont la récompense des habitants de la chaumière où elles sont reçues avec un amour fidèle et un faste rustique. Les désirs les plus secrets des jeunes filles des hameaux, connus des Fées, en sont aussitôt exaucés, si leurs mains blanchettes ont soigneusement préparé le lait pur de leurs vaches et le pain blanc dont elles aiment à recevoir l’hommage. De nombreuses infortunes viendront au contraire s’accumuler sur ceux qui ne leur rendront pas un culte digne d’elles. Un affreux incendie consumera leurs demeures ; les loups dévoreront leurs troupeaux qui paissent sur le mont Sacou ou dans les prairies d’Iaourt et d’Érechède ; la grêle brisera leurs épis jaunissants, et leurs fils aînés s’en iront mourir bien loin du toit paternel.

« Les Fées de ces montagnes, et partout où il y a des Fées, presque tout le monde connaît leur goût et leur amour, choisissent pour demeure les fontaines les plus limpides. Mais ici elles ne se contentent pas d’une volupté stérile ; elles entretiennent la chaleur bienfaisante des eaux thermales. On les voit guider de légères nacelles aux flancs bleus, à la poupe couverte de lames d’or, sur le beau lac d’Estoin, qu’environnent les monts de Solibiran, de Poey-Moron et de Mège. Lorsqu’elles veulent protéger les habitants des eaux, souvent elles prennent des formes monstrueuses pour épouvanter les pêcheurs qui jettent leurs filets dans les lacs d’Ovat et d’Omar.

« On raconte qu’une fois Hérodiade, qui parcourait les monts de Néouvielle, aperçut sur le lac d’Ovat l’élégante gondole des fées d’Ancizan. Elle leur demanda de s’y asseoir près d’elles. Sa taille gigantesque et ses traits inspiraient l’effroi. Les fées refusèrent une si terrible compagne : furieuse alors, elle arracha d’énormes morceaux de granit des flancs de la montagne et les lança dans le lac où ils se voient encore sous leurs poids. La barque fut engloutie dans les ondes un instant troublées ; mais Hérodiade ne put atteindre les fées, qui, pour se sauver plus promptement, prirent la forme de biches, et se cachèrent dans les vastes grottes de Cébiran. Hérodiade, dont le nom indique sans doute une tradition chrétienne, figure souvent dans les récits fantastiques qui se redisent d’âge en âge, près du vaste foyer, durant les longues soirées d’hiver.

« Bensozia, elle, est une inspiration de l’antique Vénus des Pyrénées, dont le temple s’élevait jadis sur ce beau promontoire qui domine la Méditerranée. Ses longs cheveux blonds, tressés et relevés avec la grâce hellénique, supportent un diadème d’or et de fleurs des montagnes ; des bracelets d’argent ornent ses bras arrondis. Pour former son corps, l’éternelle sagesse emprunta la taille de la fée d’Aliès. La nuit, montée sur une belle haquenée, blanche comme la neige nouvelle, tombée la nuit même, sur le haut des pics, elle parcourt les vallées. Devine-t-elle le rendez-vous de deux amants, aussitôt elle frappe de sa baguette d’or la porte de la cabane ; c’est la fée du bonheur, c’est Bensozia qui vous vient visiter. Elle vous promet de longues amours, d’heureux hyménées, de beaux enfants, une inaltérable santé. Mais vous lui devez vos hommages et vos offrandes. Chaque jour, durant le printemps et l’été, il faut jeter en secret pour elle, la plus brillante fleur de vos jardins dans le lit du Gave ou du ruisseau qui fertilise la contrée que vous habitez. Chaque nuit d’hiver, il faut répandre encore pour elle quelques gouttes d’huile bien pure sur la flamme du foyer. Interrogez l’une après l’autre toutes les belles et naïves jeunes filles du Lavedan et vous n’en trouverez pas une qui ne vous assure avec une adorable crédulité que dès qu’elles aperçoivent un fil à terre près d’une fontaine, il le leur faut ramasser et enrouler bien vite parce qu’alors le fil s’allongeant sous leurs doigts d’une inexplicable manière, forme bien vite un merveilleux peloton d’où s’échappe une belle fée, qui ne manque pas, — dans sa reconnaissance pour le charme que vous venez de rompre et la liberté que vous lui avez rendue, — de faire à sa libératrice quelqu’un de ces dons sans prix dont les puissantes fées peuvent seules disposer.

Pour peu maintenant que vous les pressiez de questions, elle vous raconteront encore, — toujours avec leur même crédulité charmante — qu’on se rappelle encore avoir vu des femmes du pays voyager avec Bensozia dans les airs, et qu’avant de rentrer dans leur chaumière elles eurent l’insigne faveur d’être introduites dans le somptueux palais qu’elle habite, au fond d’une splendide caverne ignorée de tous. Là, leurs yeux furent éblouis par des ornements aussi éclatants que le soleil, par de hautes voûtes revêtues d’or, par des murs étincelants de pierreries, par de grandes cheminées de marbre où l’or et l’argent en fusion nourrissaient d’inextinguibles flammes, par des millions de merveilles, enfin telles que l’imagination la plus riche n’en saurait inventer de pareilles.

On retrouve également dans les Pyrénées quelques-unes de ces femmes sacrées — ou pour mieux dire enchantées — que le bon évêque de Couserans, Anges de Montfaucon, défendait, en 1274, de ranger au nombre des déesses.

C’est aux environs de l’antique Lapurdum des Escualdunac que jadis on révéra la plus puissante des fées de toutes les Pyrénées. Ontasuna Maithagarria ou Ontasuna l’irrésistible.

Ses longs cheveux étaient noirs, ses yeux bleus ; une tunique de pourpre voilait son corps élégant sans en déguiser les formes ; une ceinture d’argent pressait sa taille lascivement gracieuse ; des brodequins de même métal formaient sa chaussure, et sa main droite agitait une lance d’or. Montée sur un cerf rapide, elle parcourait les montagnes et les forêts ; elle chassait les loups loin des bergeries. Au mois de mai, quand la zone neigeuse se rétrécit, que l’herbe croît, et que les arbres reprennent leur verte parure, chaque pâtre lui offrait jadis la blanche toison d’un agneau.

Aujourd’hui encore le nom d’Ontasuna réveille, parmi les bergers Pyrénéens, des souvenirs aussi tendres, aussi touchants, que les plus tendres et les plus touchantes fictions des vallons de la Grèce.

Un jour — heureux le poëte qui chantera cette naïve fiction ! — un jeune Euskarien, Louzaïde, si beau, si timide, que ses compagnons l’avaient surnommé Zuhurra, conduisait les troupeaux de son père dans les prairies désertes qu’arrose l’Erréca. Comme il se promenait rêveusement sur les bords du fleuve la puissante fée lui apparut et fut bientôt éprise de la surprenante beauté du jeune Basque, Elle l’aima d’amour, disent les pâtres de la contrée. Si bien que le troupeau du jeune pasteur s’accrut avec une rapidité sans égale et que sa famille vit son bien-être augmenter avec une promptitude qui ne laissa pas que de surprendre tous les voisins. Seulement la vie du beau Louzaïde était liée à son amour, car si les fées paient de l’immortalité et des biens du monde la constance de leur amant chéri, elles punissent aussi la moindre infidélité d’une mort soudaine. Ainsi le veut du moins une fatalité qu’elles-mêmes ne peuvent braver.

Un destin jaloux conduisit un matin Louzaïde sur le mont Aistaince, et lui fit faire la rencontre d’une jeune bergère de la vallée de Cize, moins belle peut-être qu’Ontasuna, mais qu’il lui préféra pourtant par cela seul que depuis longtemps la Fée était absente et que c’est surtout en amour que le vieil adage a raison de dire : « Les absents ont toujours tort ! » Louzaïde infidèle paya de sa vie quelques instants d’un bonheur illicite et quand Ontasuna revint, elle ne retrouva plus son pâtre adoré.

Il avait subi l’implacable destin attaché à l’amour des fées !…

Ontasuna pleura beaucoup le jeune et beau pasteur. Elle le pleure même, dit-on, encore — ce qui prouve que les fées valent bien mieux que les femmes. — De plus, depuis le jour fatal, un grand voile noir a remplacé son éclatante ceinture, et pour éterniser le souvenir de ses regrets elle a donné le nom de son amant à la vallée qui l’a vu périr.

Comme dans la tradition Euskarienne, nous retrouvons dans les Hautes-Pyrénées les jolies fées du pays fort tendrement éprises des beaux pâtres de la contrée. Seulement ici ce sont les pauvres fées qui sont elles-mêmes victimes des suites de leurs fragiles amours. En passant, disons-le, cette conclusion nouvelle….. — si les rédacteurs du Code, connaissant la déplorable fragilité des hommes sur certain chapitre qui ne fait pas du tout partie du Code, croyez-le bien, n’avaient eu la spirituelle et prévoyante idée, en habiles gens qu’ils étaient, de très-formellement défendre la recherche de la paternité — cette conclusion nouvelle, disons-nous, nous porterait très-fort à supposer que quelque jeune pâtre à l’imagination poétique, comme le sont celles de tous les enfants des montagnes, pourrait bien avoir tout simplement donné naissance à la légende que vous allez lire, par une de ces splendides soirées du mois d’août où la voûte diamantée du ciel vous inspire si bien.

Jugez-en plutôt.

Un soir, — il y a de cela, comme toujours, de longues, bien longues années, — deux beaux pâtres des Hautes-Pyrénées, tout en faisant brouter à leurs brebis l’herbe courte de la montagne, virent passer devant eux, comme un beau rêve, deux jolies vierges enchantées, autrement dit : deux Fées. Les trouver charmantes, les aimer tout d’abord, et plus encore ardemment désirer de les posséder, fut pour nos deux bergers l’affaire d’un instant ; mais comment croire que deux pauvres pasteurs fussent jamais appelés à l’insigne faveur d’enlacer dans leurs bras ces jolis corps presque célestes ? Le penser seulement leur eût paru folie !

Et cependant il en devait être autrement, car à leur grande surprise voici ce que les fées leur dirent, après s’être arrêtées non loin d’eux et les avoir contemplés avec amour : « Voulez-vous bien nous épouser, jeunes pâtres ?… Nous sommes des fées, et, vous le savez, notre plaisir à nous est d’enrichir à jamais ceux que nous aimons… » Puis elles reprirent avec cette délicieuse pudeur qui monte saintement au front de toute vierge balbutiant de semblables paroles : « Nous vous donnerons, en outre, de bons et beaux enfants dont vous serez fiers, et qui feront tout à la fois et votre bonheur et l’envie de vos voisins, jaloux de n’en point avoir de pareils. »

La réponse des pâtres ne se fit pas longtemps attendre. Eux qui quelques minutes plus tôt enviaient comme un bonheur impossible les inimaginables voluptés que devaient donner les caresses de semblables compagnes, crurent voir s’entr’ouvrir pour eux les portes du ciel en entendant d’aussi séduisantes offres…

« Revenez demain, reprirent les fées, dans ce même pâturage où nous vous avons aperçus pour la première fois ; seulement, ayez grand soin de revenir à jeûn, car sans cela le charme qui nous enchante ne serait point rompu, et vous ne nous pourriez épouser. Au contraire, si vous avez eu soin de ne rien prendre jusqu’à ce que nous soyons unis, nous cesserons d’être fées pour devenir vos femmes réelles. Prenez donc bien garde pour notre bonheur à tous ! »

Le lendemain, nos deux pâtres ne manquèrent pas de se rendre au lieu convenu, heureux de voir approcher le moment d’une union si désirée.

Malheureusement, c’était l’époque où les épis de seigle prennent cette belle teinte d’or, si faite pour séduire les yeux, et l’un d’eux distraitement en saisit un qu’il porta à sa bouche pour savoir si la maturité était proche.

Aussitôt lui apparut la fée qui lui était promise, mais ce ne fut que pour s’évanouir bien vite après lui avoir jeté ces mots de reproche d’une voix plaintive où perçaient les plus amers regrets : « Oublieux, ton imprudence vient de me replonger à jamais dans le charme dont il n’appartenait qu’à toi de m’affranchir !… »

Quant à l’autre fée, heureuse de ce que son fiancé n’avait point, comme son compagnon, oublié la promesse qu’il lui avait faite, elle s’approcha du jeune pâtre et lui dit d’une voie caressante : « Maintenant que tu as rompu l’enchantement qu’il me fallait subir depuis des siècles, ô mon aimé, je vais être ta femme ; seulement, garde-toi bien de me jamais appeler fée ou folle, car dès cet instant tu me perdrais pour toujours. De plus ne t’effraie point de ce qui se va passer ; il ne t’en saurait arriver malheur. »

À peine la gente fée achevait-elle de parler ainsi, qu’un énorme serpent, surgissant tout à coup de terre, se vint enlacer autour du bâton du pâtre, élevant sa tête pointue jusqu’à la hauteur de la bouche de ce dernier pour lui donner le mystique baiser qui devait à jamais consacrer l’insolite union d’un homme et d’une fée…

Soit parce que sa future épouse l’avait rassuré d’avance, soit parce qu’il était naturellement brave et craignait surtout peu les serpents, comme tous ceux que les Pyrénées ont vus naître, le jeune pasteur, loin de paraître effrayé de cette étrange caresse, ne cessa, tout le temps qu’elle dura, de tourner vers la jolie fée ses grands yeux noirs plus étincelants que jamais, grâce aux tumultueuses ardeurs du désir qui bouillonnaient dans son corps de vingt ans.

Quand tout fut fini, la fée reconnaissante prenant par la main son époux aimé le conduisit dans une grotte immense toute remplie d’or et d’argent. « Emportons-en seulement, dit-elle, de quoi charger deux mulets ; avec cela, nous achèterons une ferme, de beaux champs, et vivrons mille fois plus heureux dans ces montagnes que les plus puissants rois de la terre dans leurs somptueux palais. »

Ainsi firent-ils… Et depuis, la prédiction de la fée s’accomplit, car ils eurent les plus beaux enfants et les plus belles moissons qui se puissent voir.

Aucun nuage même ne semblait devoir venir troubler l’horizon si pur de leur bonheur, quand un jour — jour à jamais néfaste ! — la jeune épouse du pâtre ayant regardé le ciel pour savoir le temps qu’il annonçait, suivant l’invariable coutume des gens des campagnes, y crut apercevoir, au milieu d’une sérénité à laquelle tout le monde se serait trompé, les signes avant-coureurs d’une de ces terribles tempêtes qui ne laissent partout après elles que les navrants vestiges d’une complète dévastation. Sans plus tarder, elle donna l’ordre aux valets de ferme d’aller au plus tôt faire la moisson, et de rentrer tout d’abord les gerbes, bien que les épis fussent loin d’être arrivés à leur maturité.

Quand son époux revint de la ville, bien grand fut, comme vous pensez, son étonnement de voir tous ses gens occupés à faucher des blés à peine jaunissants. « Avez-vous donc tous perdu la tête ! exclama-t-il avec colère, et depuis quand se permet-on ici de rien faire sans mon ordre ?

Parmi les moissonneurs, personne n’osait lui déclarer qu’on ne faisait qu’obéir à sa femme ; à la fin pourtant, il s’en trouva un qui le lui dit tout franchement.

Au même instant apparut l’ex-fée, qui venait surveiller elle-même les travaux.

« Folle sans pareille, lui cria le pâtre, as-tu donc tout à fait perdu la tête pour donner des ordres aussi déraisonnables ? »

Or, le mot Folle — vous vous en souvenez — était justement un des deux qui devaient causer la ruine du bonheur de la fée. Si bien que dès qu’elle l’entendit, la malheureuse, poussant un profond soupir, s’évanouit aussitôt sous les yeux de son époux atterré…

Quand vint le soir, un affreux orage s’abattit sur la vallée, entraînant toutes les moissons dans sa marche dévastatrice. Seul, l’époux de la pauvre fée eut les siennes préservées, grâce aux ordres de celle dont il avait, il le comprit seulement alors — trop tard hélas ! — si cruellement méconnu toute la rare prudence.

Vainement depuis passa-t-il ses jours et ses nuits à la redemander aux échos de la montagne, oncques il ne la devait revoir….. Si pourtant….. ! une fois encore, mais ce devait être la dernière.

Chaque matin, en effet, avant l’aube, la malheureuse mère, si douloureusement séparée tout à coup des chers enfants de ses adorations, les revenait voir en secret et baiser au front dans leurs berceaux. Pour elle, c’était un plaisir sans égal de peigner les longs cheveux d’or de ces petits anges, et de les parer avec cet art exquis dont les mères ont seules le secret.

Vainement le père, justement étonné de toujours voir ses enfants ainsi parés avec une surprenante recherche, interrogea-t-il ces petites créatures ; pas une ne voulut trahir le secret qu’une mère adorée leur avait fait promettre de bien garder. Or, voici ce qu’il advint alors.

Dépité de n’avoir rien appris, le pâtre résolut un beau jour de demander à la surprise la révélation du mystère qu’il avait inutilement tenté de pénétrer jusque-là. Un matin donc, secrètement aposté à l’entrée de la chambre de ses enfants, il crut apercevoir, à travers une des fissures de la porte, sa jeune épouse, plus belle que jamais, passer, avec un de ces saints rayonnements de bonheur que donnent seules les pures joies de la maternité, un beau peigne d’argent dans la soyeuse chevelure de ses fils chéris. Voulant s’assurer que ce n’était pas un rêve, il ouvrit précipitamment la porte, entrevit un instant son épouse aimée, et bientôt la vit disparaître pour toujours en lui jetant un douloureux regard de reproche qu’il n’oublia jamais.


FIN.