Les Liaisons dangereuses/1782/Lettre 3

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Amsterdam (Première partiep. 28-31).


Lettre III

Cécile Volanges à Sophie Carnay
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JE ne sais encore rien, ma bonne amie. Maman avait hier beaucoup de monde à souper. Malgré l’intérêt que j’avais à examiner, les hommes sur-tout, je me suis fort ennuyée. Hommes & femmes, tout le monde m’a beaucoup regardée, & puis on se parloit à l’oreille ; & je voyois bien qu’on parloit de moi : cela me faisoit rougir ; je ne pouvois m’en empêcher. Je l’aurois bien voulu ; car j’ai remarqué que quand on regardoit les autres femmes, elles ne rougissoient pas ; ou bien c’est le rouge qu’elles mettent, qui empêche de voir celui que l’embarras leur cause ; car il doit être bien difficile de ne pas rougir quand un homme vous regarde fixement.

Ce qui m’inquiétoit le plus étoit de ne pas savoir ce qu’on pensait sur mon compte. Je crois avoir entendu pourtant deux ou trois fois le mot de jolie ; mais j’ai entendu bien distinctement celui de gauche ; & il faut que cela soit bien vrai, car la femme qui le disoit est parente & amie de ma mère ; elle paroît même avoir pris tout de suite de l’amitié pour moi. C’est la seule personne qui m’ait un peu parlé dans la soirée. Nous souperons demain chez elle.

J’ai encore entendu, après souper, un homme que je suis sûre qui parloit de moi, & qui disoit à un autre : « Il faut laisser mûrir cela, nous verrons cet hiver. » C’est peut-être celui-là qui doit m’épouser ; mais alors ce ne seroit donc que dans quatre mois ! Je voudrois bien savoir ce qui en est.

Voilà Joséphine, & elle me dit qu’elle est pressée. Je veux pourtant te raconter encore une de mes gaucheries. Oh ! je crois que cette dame a raison !

Après le souper on s’est mis à jouer. Je me suis placée auprès de Maman ; je ne sais pas comment cela s’est fait, mais je me suis endormie presque tout de suite. Un grand éclat de rire m’a réveillée. Je ne sais si l’on rioit de moi, mais je le crois. Maman m’a permis de me retirer, & elle m’a fait grand plaisir. Figure-toi qu’il étoit onze heures passées. Adieu, ma chère Sophie ; aime toujours bien ta Cécile. Je t’assure que le monde n’est pas aussi amusant que nous l’imaginions.

Paris, ce 4 août 17**