Les Liaisons dangereuses/Lettre 172

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J Rozez (volume 2p. 279-281).

Lettre CLXXII.

Madame de Rosemonde à madame de Volanges.

Si j’avais été obligée, ma chère amie, de faire venir & d’attendre de Paris les éclaircissements que vous me demandez concernant madame de Merteuil, il ne me serait pas encore possible de vous les donner ; & sans doute, je n’en aurais reçu que de vagues & d’incertains : mais il m’en est venu que je n’attendais pas, que je n’avais pas lieu d’attendre ; & ceux-là n’ont que trop de certitude. Ô mon amie ! combien cette femme vous a trompée !

Je répugne à entrer dans aucun détail sur cet amas d’horreurs ; mais quelque chose qu’on en débite, assurez-vous qu’on est encore au-dessous de la vérité. J’espère, ma chère amie, que vous me connaissez assez pour me croire sur ma parole ; que vous n’exigerez de moi aucune preuve ; & qu’il vous suffira de savoir qu’il en existe une foule, que j’ai dans ce moment même entre les mains.

Ce n’est pas sans une peine extrême que je vous fais la même prière de ne pas m’obliger à motiver le conseil que vous me demandez, relativement à mademoiselle de Volanges. Je vous invite à ne pas vous opposer à la vocation qu’elle montre. Sûrement nulle raison ne peut autoriser à forcer de prendre cet état, quand le sujet n’y est pas appelé : mais quelquefois c’est un grand bonheur qu’il le soit ; & vous voyez que votre fille elle-même vous dit que vous ne la désapprouveriez pas, si vous connaissiez ses motifs. Celui qui nous inspire nos sentiments, sait mieux que notre vaine sagesse ce qui convient à chacun, & souvent, ce qui paraît un acte de sa sévérité, en est, au contraire, un de sa clémence.

Enfin, mon avis, que je sens bien qui vous affligera, & que par là même vous devez croire que je ne vous donne pas sans y avoir réfléchi, est que vous laissiez mademoiselle de Volanges au couvent, puisque ce parti est de son choix ; que vous encouragiez, plutôt que de contrarier, le projet qu’elle paraît avoir formé ; & que dans l’attente de son exécution, vous n’hésitiez pas à rompre le mariage que vous aviez arrêté.

Après avoir rempli ces pénibles devoirs de l’amitié & dans l’impuissance où je suis d’y joindre aucune consolation, la grâce qui me reste à vous demander, ma chère amie, est de ne plus m’interroger sur rien qui ait rapport à ces tristes événements : laissons-les dans l’oubli qui leur convient ; &, sans chercher d’inutiles & d’affligeantes lumières, soumettons-nous aux décrets de la Providence, et croyons à la sagesse de ses vues, lors même qu’elle ne nous permet pas de les comprendre. Adieu, ma chère amie.

Du château de…, ce 15 décembre 17…