Les Littératures de l’Inde/Conclusion

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Les Littératures de l’Inde : sanscrit, pâli, prâcrit
Hachette (p. 321-323).

CONCLUSION


Partis du Véda des vieux brahmanes, haute crête sillonnée par la foudre d’Indra ou figée dans la sereine majesté de Varuna, et descendus jusqu’aux bas-fonds de la farce populaire où l’on roue de coups leurs descendants dégénérés, peut être pouvons nous nous flatter d’avoir parcouru toute la gamme de l’esprit hindou, sinon d’avoir réussi à en faire chanter tous les accords complexes et toutes les subtiles dissonances. Il ne faudrait pas, cependant, nous en laisser imposer par la chronologie : il y a eu, sans aucun doute, dès le temps du Véda, une littérature légère, orale du moins ; et les temps modernes n’ont pas manqué, tant s’en faut, d’œuvres graves et profondes. Seulement, la première ne nous est point parvenue, ou à peine, — il y a bien quelques amusettes semées à travers le canon liturgique, mais aisément on les compterait ; — et les autres, plus ou moins imprégnées, suivant l’époque, d’esprit grec, persan, arabe, européen, ne sauraient passer pour refléter à nos yeux la pensée spontanée de l’Inde authentique, traditionnelle et sans mélange.

Par cette raison, nous nous sommes arrêté, en principe, au XIe siècle de notre ère. Toutefois la Râjatarangini, œuvre considérable, est du XIIe, et nous sommes descendu exceptionnellement beaucoup plus bas encore, et jusqu’au XVIe, pour certains ouvrages typiques. Mais, pour le commun d’entre eux, l’époque de l’invasion et de l’expansion musulmanes est la bonne limite. Au delà, ou bien les livres sont écrits en dialectes tout modernes, et dès lors ils ne rentrent plus dans le cadre de cette histoire ; ou ce sont des traités techniques de rhétorique ou de science, ou bien encore des commentaires littéraires, précieux pour l’intelligence des textes sur lesquels ils s’appliquent, mais en eux-mêmes dépourvus de tout agrément ; ou bien enfin, s’ils ressortissent à la littérature, c’est à celle du pastiche, plus haut définie, que l’Inde du moyen âge a élevée à la hauteur d’un principe et que les pandits contemporains continuent fidèlement de tenir en grand honneur.

De cette littérature vaste et variée, déroulée sur l’espace de vingt-cinq siècles, il est facile — et nous ne nous en sommes pas fait faute — de relever les lacunes et les faiblesses. Mais les lui reprocher serait, de notre part, une criante injustice : nous dont la religion est sémitique, grecque la philosophie, romaines les institutions, celtique ou germanique la poésie, et que sais-je encore ? à elle qui n’a reçu de leçons que d’elle-même, a tout fait germer sur son propre sol, et s’était élevée des avant Platon à des hauteurs de pensée qui ont étonné Schopenhauer. Certes, nous ne saurions éprouver pour cette Inde, lointaine encore que sœur, la sympathie et la gratitude dont nous nous sentons redevables envers la Grèce qui nous a formés et nous éclaire encore de ses divins rayons. Mais nous ne saurions oublier que son isolement géographique a été le seul obstacle à ce qu’elle s’acquît les mêmes titres à notre admiration. Bien plus : peut être les revendiquerait elle à bon droit, s’il nous était donné de pénétrer le mystère des effluves qui, partis d’elle, ont pu vivifier l’atmosphère intellectuelle de l’Occident ; car ce qu’un a nommé le miracle grec, — comme tous les miracles en histoire, — qu’est-ce autre chose, au fond, que notre incurable ignorance des sources où la Grèce elle-même a puisé ?