Les Livres (Verhaeren)

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Poèmes (IIe série)Société du Mercure de France (p. 193-200).
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LES LIVRES


Les chats d’ébène et d’or ont traversé le soir.

« Au dessus de la vie et des formes, dans l’air
Non remué jamais de la pensée abstraite,
Point immatériel, inaccessible et clair,
Élée avait, jusques au faîte,
Hissé le songe et l’unité d’un Dieu.
La matière ? qui donc y jettera les sondes ?
L’être immense, absolu, total,
Emplit de son unique éternité les mondes.
Les sages blancs, assis sur la montagne blanche,
Ne voient même jamais d’éclair, lointainement,
Tomber vers eux, par à travers le firmament,
Tellement haut se darde son rayonnement. »


Les chats d’ébène et d’or ont traversé le soir,
Avec des bruits stridents de vrille et de fermoir.

« Et lucides cristaux suspendus sur la mer
Discordante des figures et apparences,
Dans l’immobilité de leurs fixes essences,
Les lucides cristaux scintillaient sur la mer
Et ses vagues, vers l’infini échaffaudées.
C’étaient, Platon, tes purs orgueils d’idées
De qui se réclamait, pour à l’instant finir,
Le monde inconsistant et bref du Devenir.

Les chats d’ébène et d’or ont traversé le soir,
Avec des bruits stridents de vrille et de fermoir
Et des griffes, en l’air, vers les étoiles.

« Comme une grotte d’yeux et d’oreilles, ouverts
À des splendeurs myriadaires,

Les sens braquent leurs feux rouges et solidaires,
Par à travers les faits, jusques à la pensée.
La mémoire compare, agence et resplendit.
L’idée éclate — et la certitude dressée,
En mât d’orgueil sur des voiliers de nuit,
Monte à l’assaut des mers des univers.
Et long rêveur et front ravagé de science,
Épicure darde ces vérités,
À travers des siècles de patience,
Vers notre ivresse d’absurdités. »

Les chats d’ébène et d’or ont traversé le soir,
Avec des bruits stridents de vrille et de fermoir,
Avec des bruits de vis et de coupoir,
Et leurs griffes, en l’air, vers les étoiles.

« Reposez-vous d’errer pauvres cerveaux antiques,
En l’église du dogme et de l’extase, ici,
Sans qu’un sophisme éclate en la pensée, ainsi

Que sur des lins pieux les ors asiatiques.
Les paradis chrétiens, verrières de splendeur,
Brûlent, de leurs feux clairs, les murailles nocturnes
Laissez croire les yeux, laissez pleurer les urnes
Divinement de la croyance sur le cœur,
La neigeuse raison gèle le doux mystère
Du bon Jésus pasteur qui s’en revient, là-bas,
Par les jardins, avec ses pauvres agneaux las ;
Laissez croire l’amour et la raison se taire. »

Les chats d’ébène et d’or ont traversé le soir
Avec des bruits de vrille, de vis et de fermoir,
Les chats peignés d’un vent de flamme
Ont traversé, de part en part mon âme.

« Penser, même douter que l’on pense, c’est être.
Première ! au jour intérieur, cette fenêtre.
L’idée éclot innée, elle se scrute, insiste ;

L’infini se conçoit : donc il existe,
Et Dieu ne trompe pas l’homme sur l’univers.
Mais l’âme humaine encore gothique
Maintient le corps que rongeront les vers
Ainsi qu’un instrument sous son doigté mystique »

Les chats d’ébène en flamme
Ont traversé, de part en part, mon âme,
Comme des rages de vent noir
Et des tempêtes dans le soir
Et des chocs de marées,
Immensément, désespérées.

« La raison invariable et fatale,
Debout, dans le cerveau, à toutes ses issues,
Préside à l’expérience brutale
Et la fixe d’après des formes préconçues,
Elle se scrute et se juge préexistante
Aux sens à l’entendement.

Elle a sa vie et sa splendeur patente
Elle est la reine, et vers son étincellement
Marchent les critiques et les philosophies »

Les chats d’ébène et d’or ont traversé le soir,
Avec des cris de vis et de fermoir,
Ils ont griffé mon cœur et le miroir
De mes yeux clairs vers les étoiles ;
Ils ont mordu, jusques au sang,
Mon rêve atrocement agonisant,
Ils ont mordu mon cœur et mon rêve et mes moëlles :
Les chats d’ébène et d’or
Ont déchiré mon cœur à mort.

« Et fleur dernière en la forêt des êtres,
Après des millions de jours épars
En semailles vers les hasards,
L’homme se greffe clair sur ses humbles ancêtres

Et lent, s’épanouit en suprêmes cerveaux.
Matériel pourtant et de même substance
Que l’univers qui s’ignore dans l’existence
Et se roule, par l’infini des renouveaux,
Dites, vers quels seuils de nocturnes tombeaux ?
Et des mondes encore et puis des mondes
Tournent autour de lui leurs mutuels flambeaux,
Et l’homme est l’égaré de leurs routes profondes
Et le perdu de leur immensité.

Les chats en noir ont traversé le soir,
Quand le moulin des maladies,
Fauchait le vent des incendies,
Éperdument, sa voile au nord.
Lorsque j’étais celui qui se casse la tête
Aux blocs d’hiver de la tempête
Et qui recommence, toujours,
Sa même mort de tous les jours.


Hélas ! ces tours de ronde de l’infini, le soir,
Et ces courbes et ces spirales
Et cette terreur, tout à coup,
Comme une corde au cou,
Sans aucun cri, sans aucun râle,
Lorsque soudain les noirs chats d’or
Se sont assis sur ma muraille
Et m’ont fixé de leurs grands yeux,
Comme des fous silencieux,
Si longuement fixé de leur mystère,
Avec de telles pointes de clous,
Que j’en reste béant, avec des trous,
Dans ma tête réfractaire,
Morne de moi, fini d’essor,
Hagard — mais regardant encor
Les yeux des chats d’ébène et d’or.