Les Lois sur le travail des enfans dans les manufactures en France et en Angleterre

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Les lois sur le travail des enfans dans les manufactures
Eugène d’Eichthal



LES LOIS

SUR

LE TRAVAIL DES ENFANS

DANS LES MANUFACTURES



Depuis soixante-dix ans en Angleterre, en France depuis trente ans, l’état réglemente par des lois le travail des enfants employés dans l’industrie. Ni les objections de principe ni les difficultés d’application n’ont prévalu contre l’opinion, qui a constamment soutenu la justice de l’intervention législative et réclamé des mesures efficaces de protection à l’égard des jeunes travailleurs. L’état en effet a le double devoir de sauvegarder l’intérêt social et de secourir des mineurs incapables de défendre leur santé ou leur existence menacées. La société doit veiller sur le sort des générations nouvelles. Comment laisserait-elle moissonner avant le temps ou affaiblir par des fatigues excessives ceux qui doivent faire sa force et sa richesse ? Comment ne se garantirait-elle pas contre l’égoïsme ou l’aveuglement des intérêts particuliers, qui volontiers couperaient le jeune arbre pour en cueillir le fruit ?

Qu’on ne dise pas que les inquiétudes sur ce point sont exagérées. Les statistiques du recrutement militaire nous apprennent que sur 325,000 jeunes gens qui dans l’une des dernières années se présentaient à la conscription, on comptait 109,000 réformés pour défaut de taille, rachitisme, infirmités ou faiblesse de constitution. Quelle est, dans ce contingent du vice et de la maladie, la part des campagnes et celle des centres d’industrie ? Contre 10,000 conscrits aptes au service dans dix départements agricoles, la proportion des réformés est de 4,029 contre le même nombre de conscrits valides dans dix départements industriels, on trouve 9,930 réformés. Dans la Marne, la Seine-Inférieure, l’Eure, contrées essentiellement manufacturières, cette proportion s’est élevée jusqu’à 14,451 réformés contre 10,000 jugés bons pour le service.

De tels faits touchent de trop près à l’avenir politique et social du pays pour que l’état puisse s’en désintéresser ; mais comment régler l’ingérence administrative ? La question soulève bien des problèmes délicats : il faut ménager à la fois l’autorité paternelle, l’intérêt des familles, la liberté de l’industrie, les nécessités de la concurrence. Doit-on établir une mesure uniforme pour toutes les parties du pays et toutes les branches de la production sans tenir compte ni des différences des climats, ni des mœurs des populations, ni des conditions variables des diverses professions ? Comment rendre la surveillance efficace à moins d’exercer une véritable inquisition chez les patrons ? N’est-ce pas aggraver le mal que de diminuer les ressources des familles pauvres auxquelles le faible salaire de leurs enfans est indispensable pour subsister ? Ne faut-il pas au contraire calculer de plus haut et de plus loin ? En développant par l’éducation l’intelligence et les forces des jeunes travailleurs, en faisant naître chez eux des sentimens et des habitudes morales, on augmente leur puissance productive ; les sacrifices momentanés faits pour l’instruction ne seront-ils pas amplement compensés par un rendement définitif plus considérable ? L’expérience a prouvé que, même pour les ouvriers adultes, la quantité des produits n’est pas toujours proportionnelle au nombre d’heures passées à l’atelier ; dans certaines limites, en abrégeant la journée de travail, on a parfois augmenté la somme et surtout amélioré la qualité de l’ouvrage. Quel progrès dans ce sens n’obtiendrait-on pas en procurant aux enfans une instruction propre à stimuler toutes les bonnes dispositions de la nature humaine ! Une machine n’agit que proportionnellement à la quantité de force vive qu’on enferme dans ses flancs ; l’enfant fait mieux : il multiplie l’impulsion qui lui est transmise. La sève qu’il puise dans l’éducation peut d’une faible et inutile créature former un être puissant, bien équilibré, sain de corps et d’intelligence. Comment dès lors l’état ne veillerait-il pas sur le développement et la santé des jeunes ouvriers qui peuplent les fabriques de nos villes et de nos campagnes, où se recrutent l’armée et les phalanges du suffrage universel ?


I

L’envahissement des ateliers par les femmes et les enfans est un fait assez récent : il date de l’immense multiplication des machines à vapeur, qui permit de remplacer presque partout la force physique humaine par des outils mus mécaniquement qu’un bras faible peut conduire. Durant le moyen âge et jusqu’au XVIIe siècle, le nombre des enfans employés aux travaux manuels était peu considérable. L’industrie se recrutait lentement ; limitée à une production restreinte, elle était divisée en petits ateliers qui se composaient chacun d’un maître, de deux ou trois compagnons et d’autant d’apprentis. Le nombre de ceux-ci était rigoureusement déterminé par les statuts des corporations ; dans beaucoup de métiers, on n’en autorisait que deux, parfois trois. Les règlemens fixaient aussi un temps obligatoire d’apprentissage, presque toujours fort long, variant de trois ou quatre à huit, dix et même douze années. Habituellement l’apprenti payait en entrant une certaine somme. Bref, tout était calculé pour mettre les corporations à l’abri de la concurrence. Les portes du corps de métier étaient soigneusement gardées, et, comme nul ne pouvait s’établir librement en dehors de la forteresse, ni travailler sans avoir passé par les épreuves réglementaires, les rangs de l’armée industrielle étaient rarement renouvelés.

Au XVIIe siècle, les manufactures, en se développant sous l’influence de Colbert, commencèrent à employer un certain nombre d’enfans. Les fabriques, directement fondées ou encouragées par l’état, formèrent beaucoup d’apprentis. Le célèbre ministre faisait venir des artisans habiles de tous les pays, et en les subventionnant leur imposait l’obligation de prendre avec eux de jeunes travailleurs pour leur enseigner les secrets du métier. Lorsque Colbert facilita par divers privilèges l’établissement de la manufacture de tapisserie de Beauvais, il demanda en retour au concessionnaire d’entretenir cinquante apprentis[1]. Les maîtres verriers qu’on amena de Venise pour fonder une manufacture de glaces durent accepter une charge analogue. À Aubusson, des franchises toutes spéciales furent accordées à ceux qui y auraient fait trois années d’apprentissage et quatre ans de compagnonnage. Un grand nombre de jeunes filles s’attachèrent à la fabrication de la dentelle fine : à Bourges seulement, plus de 900 ouvrières vinrent en quelques années apprendre les procédés nouveaux ; des campagnes entières s’adonnaient à ce genre de travail. Diverses fabriques s’efforçaient de recruter un nombreux personnel ; les patrons publiaient des avis demandant comme ouvriers « les hommes, les femmes et les enfans au-dessus de dix ans. » Le gouvernement de Louis XIV encouragea les familles dans cette voie ; Colbert exempta de la taille celles qui auraient trois enfans employés aux manufactures.

L’introduction des enfans dans les fabriques ne se généralisa pourtant que sous la restauration et la monarchie de juillet. Jusqu’à cette époque, le plus grand nombre travaillaient dans les campagnes, au logis de leurs parens ou dans de petits ateliers. Là leurs labeurs étaient rudes. Les ouvriers occupés chez eux, en famille, étaient astreints par la misère à des conditions au moins aussi dures que celles des fabriques ; mais le fractionnement de l’industrie empêchait que les maux de la classe ouvrière fussent alors aussi visibles qu’ils le sont aujourd’hui par suite de la concentration des ateliers. Lorsque dans les trente premières années de ce siècle les grandes usines prirent leur prodigieux essor, le spectacle des conditions nouvelles de l’industrie parut à la fois admirable et effrayant. La production faisait des pas de géant, mais elle semblait dans sa marche engloutir des générations entières, qui, au lieu de profiter du progrès, en devenaient les victimes. Auprès de ces engins infatigables, qui pouvaient nuit et jour poursuivre leur éternel labeur, on voyait avec pitié enchaînés des milliers d’enfans et de femmes dépérissant d’un travail excessif, esclaves de ces maîtres aux muscles de fer qui ne connaissaient ni lassitude ni repos. Fallait-il abandonner à eux-mêmes ces êtres faibles et les laisser sans secours succomber dans l’ardente mêlée de la concurrence ? Pour les ouvriers adultes, la plupart des bons esprits n’hésitaient pas : la liberté semblait meilleure, malgré ses périls, que des entraves légales ; c’était aux mœurs, à la volonté individuelle, de corriger les abus. Pour les femmes et surtout pour les enfans, la question était plus grave. On objectait bien la nécessité de respecter l’autorité paternelle et la liberté de l’industrie, mais l’on sentait aussi que l’une et l’autre devaient avoir des bornes. Le devoir des parens était avant tout de veiller sur la santé de leurs enfans ; quant à l’intérêt industriel, il ne pouvait dominer l’intérêt social au point que celui-ci fût complètement sacrifié.

Fait remarquable : c’est dans le pays de la liberté économique par excellence que ces vérités furent d’abord comprises et qu’on tenta pour la première fois de mettre un frein à l’emploi exagéré des enfans. Depuis soixante-dix ans, la patrie d’Adam Smith viole ouvertement sur ce point le principe du laisser-faire, qu’elle applique avec constance en tant d’autres matières. Une longue suite de bills votés malgré d’opiniâtres résistances prouve qu’en somme la majorité a compris qu’on doit distinguer dans les travailleurs de l’industrie moderne deux grandes classes : les êtres majeurs et les mineurs, — qu’il faut abandonner les premiers aux luttes de la concurrence, à toutes les chances de la bonne ou de la mauvaise fortune, en leur laissant les plus grandes facilités d’attaque ou de défense par la liberté individuelle et l’association, — qu’on doit assurer aux seconds, c’est-à-dire aux enfans et aux femmes, certaines garanties légales contre l’oppression. Le premier pas dans la voie de la réglementation date du commencement de ce siècle. Dès 1796, les docteurs Athin et Perceval avaient jeté le cri d’alarme et dénoncé au pays l’étendue et la gravité du mal qui naissait du progrès des grandes manufactures. En 1802, sir Robert Peel, père du futur ministre, membre du parlement et chef d’une filature de coton, proposa une loi qui fut adoptée et qui avait pour but « de garantir et défendre la santé et la moralité des apprentis des deux sexes » » Le bill interdisait aux enfans le travail de nuit, limitait leur journée à douze heures, et confiait aux juges de paix la mission de veiller à l’exécution de ces règlemens. Cette loi fut inefficace ; elle laissait aux fabricans de nombreuses échappatoires. En visant nominativement les apprentis, elle n’atteignait pas les industriels très nombreux qui employaient des enfans sans contrat d’apprentissage ; en outre la plupart des manufacturiers étaient eux-mêmes juges de paix : les infractions demeuraient impunies. En 1815, sur une nouvelle proposition de sir Robert Peel, le parlement ordonna une enquête qui dura quatre ans. Des faits graves furent signalés. Une brochure du temps, émanée de deux députés de Manchester, contient des révélations saisissantes : les enfans sont employés quatorze heures par jour, de six heures du matin à huit heures du soir, hiver comme été ; on leur fait parcourir, dans l’étroit espace où ils se meuvent autour de la machine, plus de 20 milles journellement. La chaleur dans les ateliers est insupportable. L’atmosphère qu’on y respire est délétère et engendre de nombreuses maladies : sur 269 enfans examinés par un honorable docteur ; 116 sont malingres, toussent, ont la poitrine atteinte. Dans leurs conclusions, les deux députés demandent que la loi limite à treize heures (y compris deux heures pour les repas) la journée des enfans au-dessous de seize ans, et que le samedi la journée soit seulement de huit heures et demie. Wilberforce réclama en vain qu’il fût établi une distinction entre les jeunes enfans et les adolescens, et qu’on adoptât pour les premiers une journée plus courte. La loi de 1818 fixa le maximum à douze heures par jour pour tous les jeunes ouvriers au-dessous de seize ans. Ce principe resta en vigueur jusqu’en 1833, et les auteurs mêmes des premières réclamations de 1802, entre autres sir Robert Peel, furent des plus acharnés à défendre la journée de douze heures. La seule concession obtenue en 1825 fut la limitation à neuf heures de la journée du samedi.

C’est le bill de 1833 qui en principe régit encore la matière chez nos voisins, bien que de nombreuses dispositions législatives soient venues le compléter. Ce fut lord Ashley, plus tard comte de Shaftesbury, qui proposa, la loi et, appuyé par des pétitions portant plus de 60,000 signatures, la fit passer. Ce bill établit une démarcation entre les enfans et les adolescens, limite de neuf à treize ans la journée de travail à huit heures, et de treize à dix-huit ans à onze heures et demie. Les femmes sont comprises dans ces prescriptions. L’instruction scolaire est déclarée obligatoire pour les enfans au-dessous de quatorze ans, et la présence à l’école doit être attestée par un certificat hebdomadaire que les fabricans sont tenus d’exiger. La loi de 1844, proposée par sir James Graham, réalise un nouveau progrès. Les enfans au-dessous de treize ans ne doivent plus travailler que six heures et demie par jour, soit le matin, soit dans l’après-midi : trois heures d’école sont obligatoires. Les enfans de moins de huit ans ne peuvent pas être employés. C’est cette loi qui a inauguré le régime de la demi-journée pour les enfans, du half-time ou demi-temps, constamment appliqué depuis en Angleterre.

Ces prescriptions sévères seraient probablement restées à l’état de lettre morte sans une innovation qui est le trait saillant des deux bills de 1833 et 1844 : la création d’inspecteurs salariés par le gouvernement et chargés de faire exécuter les règlemens légaux. Depuis, cette institution a toujours été perfectionnée et complétée. Obligés dans les premiers temps de restreindre leur surveillance aux grands ateliers, les inspecteurs ont vu d’année en année s’étendre le domaine qui leur était ouvert. Peu à peu l’industrie presque entière s’est trouvée soumise au régime légal. Les petits établissemens qui avaient échappé aux bills successifs de 1844, 1850, 1853,1860, ont été récemment visés sous le nom de workshops par un bill de 1867, qui en attribue la surveillance aux autorités locales ; mais celles-ci n’obtinrent pas des résultats aussi satisfaisans que les inspecteurs du gouvernement. Aussi l’opinion publique réclamait-elle vivement qu’on fît rentrer les workshops dans le régime commun. Cette modification a été réalisée l’année dernière, et il n’est plus désormais dans tout le pays un seul atelier qui ne soit régulièrement astreint à l’inspection. Aujourd’hui les inspecteurs se divisent en inspecteurs-généraux au nombre de 2 et en 40 sous-inspecteurs, qui sont sous les ordres des premiers. Ces agens ont le droit d’entrer dans toute manufacture et dans toute école fréquentée par des enfans travaillant aux manufactures, de s’y faire accompagner par un médecin et un officier de paix, d’interroger toute personne qu’ils y trouvent, et de punir d’une amende de 75 francs à 250 francs quiconque met obstacle à leur mission d’enquête. Deux fois par an, ils adressent un rapport au gouvernement, qui le communique au parlement.

L’institution des inspecteurs est certainement la clé de voûte de tout le système anglais. Les fabricans se sont soumis difficilement à la loi tant que chacun des concurrens n’était point obligé de l’exécuter ponctuellement ; maintenant la règle étant la même pour tous, on ne trouve plus de récalcitrans. « Ce qui fait que la loi s’applique, disait un fabricant à un fonctionnaire français chargé d’une enquête sur le système anglais, c’est monsieur, — et il montrait le sous-inspecteur du district ; — sans lui, rien ne marcherait[2]. » Les Anglais ont si bien compris l’utilité de l’inspection, qu’ils lui consacrent actuellement un budget annuel de plus de 700,000 francs. En ce moment, on parle d’ajouter de nouvelles clauses protectrices à la loi et d’augmenter le nombre des inspecteurs.

En Prusse également, plusieurs lois successives ont eu pour objet de réglementer le travail des enfans dans les fabriques. La première remonte à 1837 ; on en fit une nouvelle en 1853. Récemment, le code industriel de la confédération du nord de l’Allemagne a définitivement réglé la matière (1869). La nouvelle législation va encore plus loin que celle de l’Angleterre ; elle établit que les enfans au-dessous de douze ans ne peuvent pas être occupés régulièrement dans les fabriques. Jusqu’à quatorze ans, ils travaillent au maximum six heures par jour ; ils doivent assister à l’école au moins pendant trois heures. De quatorze à seize ans, la journée ne peut pas dépasser dix heures. Les heures de travail doivent être comprises entre cinq heures et demie du matin et huit heures et demie du soir. Un repos d’une demi-heure dans la matinée et d’une heure dans l’après-midi est obligatoire, et pendant ce temps les enfans doivent faire de l’exercice en plein air. La police est partout chargée de veiller à l’exécution de la loi.

Les autres principaux pays de l’Europe ont adopté des dispositions diverses ; mais dans tous la loi protège et réglemente le travail des enfans. Il en est ainsi en Autriche, dans les petits états de l’Allemagne, en Suède, en Suisse, où l’âge d’admission est dans certaines industries reculé jusqu’à treize et même à quatorze ans. Après de longues discussions et une vaste enquête parlementaire, le gouvernement belge prépare un nouveau projet de loi très complet, d’après lequel le travail des enfans serait réglementé depuis dix jusqu’à dix-huit ans.


II

Revenons à la France. En 1837, lorsque le gouvernement et les chambres commencèrent à s’occuper de la condition des enfans employés dans les manufactures, le nombre des jeunes ouvriers était déjà considérable. À cette époque, la seule industrie cotonnière sur 900,000 ouvriers employait de 100,000 à 150,000 enfans entre sept et quatorze ans. Villermé cite l’exemple d’une filature en Normandie qui sur 100 ouvriers n’en avait que 22 âgés de plus de seize ans.

C’est dans une des villes manufacturières qui occupaient le plus d’enfans que l’attention publique fut pour la première fois appelée par les fabricans eux-mêmes sur les déplorables effets qu’ont pour le jeune âge les fatigues excessives de l’industrie. Dès 1827, M. Jean-Jacques Bourcart signalait le mal à la Société industrielle de Mulhouse et demandait, d’accord avec d’autres fabricans, une loi qui limiterait la journée de travail des enfans. Ce premier appel trouva bien vite de l’écho en Alsace. Pendant près de dix ans, des rapports, des pétitions, furent rédigés dans le Haut-Rhin et le Bas-Rhin et adressés soit aux chambres, soit à l’académie. Ces réclamations persistantes émurent l’opinion publique. En 1837, le gouvernement commença une étude approfondie du sujet : il adressa un questionnaire aux chambres de commerce, aux chambres consultatives, aux conseils de prud’hommes. Il résulta de l’enquête que les enfans restaient en général de treize à quatorze heures et demie à l’atelier, une heure et demie étant consacrée aux repas : on les prenait depuis six ou sept ans dans certains départemens comme le Nord, le Haut-Rhin, le Bas-Rhin, la Seine-Inférieure ; l’âge de huit ou neuf ans était cependant la limite minimum la plus fréquente. Ces enfans travaillaient souvent dans des conditions déplorables. On signalait des fabriques éloignées des centres de population : les enfans devaient, mal nourris, mal vêtus, parcourir dès cinq heures du matin la longue distance qui les séparait de l’atelier, faire ainsi en hiver, dans la boue et la neige, deux lieues le matin et autant le soir. On dénonçait le mélange imprudent des jeunes gens des deux sexes, les exemples fâcheux donnés par les ouvriers adultes, l’impossibilité complète de l’instruction pour de malheureux êtres ainsi épuisés de corps et d’esprit. Des pétitionnaires révélaient que les mauvais traitemens et les coups étaient encore chose fréquente et même habituelle dans certaines localités. On prétendait que le nerf de bœuf figurait en maint atelier de Normandie sur le métier parmi les instrumens de travail. Villermé peignait les enfans des filatures « pâles, énervés, lents dans leurs mouvemens, offrant un caractère de misère, de souffrance et d’abattement qui contraste avec le teint fleuri, l’embonpoint, la pétulance, qu’on remarque chez les enfans du même âge dans les cantons agricoles. » Sur la gravité du mal, l’accord était à peu près unanime ; mais cette unanimité cessait dès qu’il était question du remède. Les uns voulaient une loi générale, les autres des règlemens administratifs variant suivant les localités. Les projets de loi proposés par le gouvernement portaient la trace de ces hésitations de l’opinion. On trouverait dans les longs débats de cette époque l’analyse des nombreuses et graves difficultés qu’il s’agissait de résoudre ; les rapports de MM. Renouard et Charles Dupin, entre autres, en contiennent l’exposé fidèle. Les questions relatives à l’intervention de l’état dans l’organisme industriel sont toujours fort délicates. Dans le cas présent, le problème se complique de considérations spéciales : la minorité de l’enfant et le respect de l’autorité paternelle, « Nous vous enfermons dans un dilemme, disaient les adversaires de la loi. Ou bien l’enfant qui travaille et gagne un salaire doit être, comme l’ouvrier adulte, maître absolu de son travail, et nul n’a le droit de l’entraver dans l’exercice de son industrie ; si vous lui imposez des limites, il n’y a aucune raison pour que vous ne réglementiez pas également le travail des adultes (et une certaine partie de la chambre ne reculait pas devant cette extrémité). Ou bien vous considérez l’enfant comme un rameur, et alors sa tutelle appartient non à l’état, mais à son père. Respectez les droits de la famille. » On répondait que le fait de gagner un salaire ne changeait pas la condition de l’enfant : le petit ouvrier des fabriques est comme les autres enfans, un mineur soumis à l’autorité paternelle ; mais celle-ci doit être contenue en certaines limites. Dans les états modernes, la puissance du père de famille n’est pas supérieure à la loi ; elle est définie par elle. Nos codes accordent à l’enfant de sérieuses garanties contre les mauvais traitemens, la brutalité, l’insuffisance des alimens ; bien plus, le législateur lui assure la conservation intacte d’une partie de la fortune du père, sans que ce dernier ait le droit d’en user à son gré. Dès lors pourquoi la loi n’interviendrait-elle pas quand le chef de famille voudrait contraindre l’enfant à des travaux excessifs qui altèrent sa santé, empêchent son instruction, arrêtent pour jamais son développement moral et physique ? Ne serait-ce pas revenir aux plus dures théories des Romains sur l’omnipotence paternelle ? « Nous proclamons le droit des pères, disait le rapporteur, M. Charles Dupin, mais le droit prétendu de vendre sans contrôle et sans frein la force, la santé, la vie de leurs enfans, nous voulons que la loi l’interdise, le flétrisse et le châtie dans la personne des pères indignes de ce saint nom. »

Le principe fut admis, mais avec toute sorte de ménagemens pour l’autorité paternelle. La loi par scrupule ne réalisa pas la dernière partie du vœu du rapporteur : elle ne voulut point frapper d’une pénalité le père qui violerait l’une des dispositions législatives. L’enfant était-il admis trop jeune, reçu sans un certificat d’école, négligeait-il ensuite jusqu’à douze ans de compléter son instruction, le père n’était en aucune façon responsable, le patron seul était mis en cause, poursuivi et passible d’amende. Ce fut encore par respect pour l’autorité du chef de famille qu’on borna l’action de la loi aux ateliers occupant plus de vingt ouvriers. Les premiers projets avaient proposé la surveillance générale des lieux où seraient employés de jeunes enfans ; on craignit encore une fois, en visitant les petits ateliers, de porter atteinte à l’inviolabilité du foyer domestique. On rencontrerait souvent un père travaillant au logis avec ses fils, et les obligeant à des journées trop longues, ou même à passer les nuits. Il faudrait le réprimander devant la famille, diminuer par là le respect filial. Pour se mettre en garde contre des fraudes, on devrait faire des recherches minutieuses, pénétrer dans toutes les parties du logement domestique. La loi recula devant la gravité de pareilles mesures, et borna sa surveillance. aux véritables fabriques.

D’ailleurs à cette époque les préoccupations générales s’attachaient surtout à la grande industrie. Le développement gigantesque des machines et la révolution qui en résultait dans la condition du personnel des manufactures frappaient tous les esprits. On ne voyait pas sans anxiété les populations quitter la vie saine des champs pour la dangereuse atmosphère des fabriques. Des tableaux douloureux étaient constamment mis sous les yeux du public. On décrivait non-seulement les abus qui se produisaient dans notre pays, mais on rappelait ceux que, depuis le commencement du siècle, les nécessités d’une ardente concurrence avaient fait naître en Angleterre, et on prédisait à la France le plus sombre avenir, si elle se laissait entraîner sur les traces de sa voisine. Ajoutons qu’il y a quarante ans l’organisation des manufactures au point de vue de la salubrité était bien plus défectueuse qu’aujourd’hui. « La science et l’industrie, dit M. Jules Simon[3], ont rivalisé de zèle pour assainir les fabriques ;… métiers, procédés, salles de travail, escaliers, dégagemens de toute sorte, tout est changé et amélioré dans une proportion surprenante : ce qui était étroit, sordide, horrible, est devenu vaste, aéré, régulier et d’une propreté pour ainsi dire brillante, car les fabricans ne sont pas moins fiers de la beauté de leurs établissemens que de celle de leurs produits. » À cette image flatteuse des fabriques d’aujourd’hui, le même auteur oppose la description des ateliers « sombres, encombrés de matières puantes, infectés de miasmes » qu’on visitait naguère. La vue des femmes et des enfans, entassés pendant de longues heures dans ces salles mal aménagées, excitait la compassion et la détournait des ateliers de la petite industrie. Là les souffrances étaient au moins aussi réelles, mais moins apparentes, et, il faut le dire aussi, les abus moins faciles à atteindre.

Le législateur, en 1841, limita sa tâche à la surveillance « des fabriques à moteur mécanique et des ateliers employant plus de vingt personnes. » Si ces restrictions eussent rendu la réforme plus efficace en diminuant le champ de l’expérience, il ne faudrait pas les reprocher aux auteurs de la loi ; malheureusement, même sur ce terrain restreint, les dispositions législatives ne furent pas exécutées. La loi du 22 mars 1841, encore en vigueur, ne permet l’admission des enfans qu’à huit ans : de huit à douze ans, il ne peut leur être imposé chaque jour plus de huit heures de travail effectif, divisées par un repos. De douze à seize ans, la journée maximum est de douze heures. Le travail de nuit est interdit pour les enfans au-dessous de treize ans et aussi pour ceux de treize à seize ans, sauf dans certains établissemens où il sera autorisé par des mesures spéciales ; le travail du dimanche est également prohibé pour les deux catégories. Les dispositions relatives à l’enseignement scolaire sont remarquables pour l’époque. « Nul enfant âgé de moins de douze ans ne pourra être admis qu’autant que ses parens ou tuteur justifieront qu’il fréquente actuellement une des écoles publiques ou privées existant dans la localité… Les enfants âgés de plus de douze ans seront dispensés de suivre une école lorsqu’un certificat donné par le maire attestera qu’ils ont reçu l’instruction élémentaire. » Malgré leur insuffisance et leurs lacunes, ces diverses prescriptions auraient pu produire de bons effets ; malheureusement la loi n’avait pas de sanction. Il fut bien stipulé qu’en cas de contravention les délinquans seraient traduits devant le tribunal de police correctionnelle et au besoin frappés d’une amende ; mais qui se chargerait d’y tenir la main ?

Le gouvernement s’était réservé d’une façon générale le droit de pourvoir par des règlemens d’administration publique aux mesures nécessaires à l’application de la loi ; l’article 10 notamment prévoyait la nomination d’inspecteurs spéciaux chargés de visiter les établissemens industriels. Dans le fait, cette disposition demeura stérile. L’inspection fut confiée à des commissions libres nommées par les préfets, non salariées, qui se trouvèrent ou incompétentes ou hostiles à la nouvelle réglementation, et qui restèrent sans action. D’ailleurs ces commissions manquaient de moyens de contrôle : certains patrons les trompaient aisément soit sur l’âge des enfans, soit sur la durée du travail. Partout la loi fut éludée. Elle offrait aux industriels de nombreux motifs de réclamation. D’abord la distinction entre les ateliers de plus de vingt ouvriers et les autres était injuste ; c’était précisément dans les petits ateliers que se commettaient le plus d’abus. Une autre faute grave était la limite de huit heures imposée aux enfans. Dans la plupart des fabriques, ceux-ci servent d’aides aux ouvriers adultes ; ces derniers ne peuvent se passer des jeunes travailleurs qui sont à leur côté, qui préparent l’ouvrage ou font marcher les machines. Comment dès lors accorder la journée de huit heures des enfans avec celle de dix ou douze heures des ouvriers adultes ? En Angleterre, la question a été soulevée et tranchée par l’adoption de la demi-journée de travail. Les enfans sont divises en deux escouades, l’une qui travaille le matin, et l’autre l’après-midi ; de cette manière, il n’y a point d’interruption. Le reproche de la mauvaise division de la journée fut un des plus graves dirigés contre la loi de 1841, et il n’était pas sans fondement. Aussi la loi fut-elle ouvertement violée : on s’habituait à la considérer comme une tentative philanthropique manquée ; bientôt même on alla plus loin. Les industriels qui s’étaient sentis menacés, non contens d’enfreindre les règlemens, en demandèrent la suppression. Des influences puissantes déterminèrent en 1847 le gouvernement à présenter un nouveau projet qui modifiait profondément la loi de 1841. L’âge d’admission était à la vérité porté de huit à dix ans ; mais à partir de dix ans tous les enfans devaient travailler douze heures. Les manufacturiers semblaient faire un sacrifice en acceptant qu’on leur enlevât les enfans de huit ou neuf ans ; en compensation, ils demandaient que la journée des jeunes travailleurs de douze ans fût égale à celle des adultes. Dans le fait, le sacrifice était plus apparent que réel ; le nombre des enfans de huit à dix ans employés dans les manufactures est relativement faible (6,000 environ dans les dernières années) ; au contraire le retour à la journée de douze heures pour les enfans au-dessus de douze ans était l’annulation complète des mesures protectrices. Plus d’école, plus d’instruction possible à partir de dix ans, — la vie entière des adolescens absorbée par les travaux débilitans de la fabrique, — la prolongation indéfinie des maux auxquels la loi de 1841 avait tenté de remédier, telles étaient les conséquences auxquelles aboutissait le nouveau projet. Il fut énergiquement combattu par le rapporteur, M. Charles Dupin, dont l’avis finit par prévaloir. Après de longues discussions, le projet primitif était remplacé par un plan de réglementation protectrice plus efficace : la loi devait s’étendre aux ateliers occupant non plus vingt, mais dix ouvriers. L’âge d’admission restait fixé à huit ans, la journée de travail était de huit heures pour les enfans de huit à douze ans ; ceux de douze à treize ans ne seraient pas employés plus de soixante-neuf heures par semaine. La journée des femmes de devait pas dépasser douze heures par jour. Enfin la commission adoptait, — et c’était là une réforme capitale, — le principe de l’inspection salariée comme en Angleterre. Le gouvernement avait accepté ce projet, et la loi allait être votée au mois de février 1848, lorsque la révolution emporta la monarchie de juillet. Le décret du 2 mars et la loi du 9 septembre 1848, qui réglementaient la durée de la journée de travail des ouvriers en général, n’établirent aucune disposition spéciale pour les enfans. Sous l’empire, il fut plusieurs fois question de reprendre le projet de 1847. Une enquête fut commencée au conseil d’état ; le conseil général des manufactures émit un avis favorable au projet élaboré par le gouvernement de Louis-Philippe. Le seul résultat fut un décret du 7 décembre 1868, qui confiait aux ingénieurs des mines l’inspection des usines et le soin de faire exécuter la loi sur le travail des enfans. Par malheur, le personnel désigné pour ces fonctions ne pouvait pas les remplir utilement ; ce décret demeura lettre morte.

Aujourd’hui la loi de 1841 reste en vigueur, mais tout le monde reconnaît qu’elle n’est pas exécutée. Les renseignemens et dépositions recueillis sous l’empire jettent une pleine lumière sur les tristes conditions où se trouvent trop fréquemment les enfans employés dans certaines fabriques. Les rapports des instituteurs primaires citent des faits saisissans : ici des enfans de neuf ans travaillent au rouet douze heures par jour ; là on les emploie à un ouvrage au-dessus de leurs forces ou nuisible à leur santé. « On en fait des êtres étiolés et souffrans pour le reste de leur existence… ils n’ont de la vie que le souffle, et restent contrefaits à la suite d’un travail trop pénible… Les ivrognes, les libertins, les paresseux, envoient leurs enfans aux fabriques pour travailler moins eux-mêmes et boire davantage[4]. » Un fonctionnaire de l’université, qui s’est pendant dix ans occupé de l’inspection du travail des enfans, écrit en 1867 : « Dans l’espace de quatre ans, j’ai dressé une trentaine de procès-verbaux pour des faits scandaleux ou d’une cruauté inouïe. Le préfet a constamment arrêté les poursuites de peur de compromettre ses bonnes relations avec les grands manufacturiers de son département. Dans l’arrondissement de S…, j’ai trouvé des enfans de quatre à huit ans occupés à planter des allumettes chimiques dans les trous d’une planche destinée à les recevoir pour faciliter l’opération du soufrage : ces enfans travaillaient treize et quatorze heures par jour ; ils avaient l’aspect de véritables cadavres… » Évidemment de tels faits sont l’exception, mais c’est déjà trop qu’ils puissent exister. Cette violation de la loi par un certain nombre d’industriels a encore pour effet de paralyser les bonnes intentions de ceux qui voudraient la respecter. La concurrence les empêche de limiter le travail des enfans qu’ils emploient. On voit se produire ce qui est arrivé en Angleterre avant l’établissement d’une législation uniforme. Aujourd’hui, d’après les dernières statistiques[5], sur soixante et un départemens qui possèdent des manufactures occupant des enfans, il y en a environ la moitié où la loi de 1841 reste sans effet.

Cette situation émeut depuis longtemps l’opinion publique. Les préoccupations qu’elle fait naître se sont déjà manifestées à l’assemblée nationale. Suivant le bon exemple du père de Robert Peel et des manufacturiers de l’Alsace, c’est un industriel important qui cette fois encore a donné le signal. M. A. Joubert, député, est l’auteur d’un projet de loi qui vient d’être l’objet d’un long rapport émané d’une commission spéciale, laquelle à son tour propose à la chambre une législation complète. Ces divers documens sont dignes d’une sérieuse étude. Voici en quelques mots les conclusions de la commission.

Le projet propose d’abord d’étendre le domaine d’application de la loi. Au lieu de se borner aux ateliers occupant plus de 20 ouvriers, elle réglementera le travail de tous les enfans employés « hors de la famille, sous les ordres d’un patron, » dans les manufactures, ateliers et chantiers, quels qu’ils soient. C’est là une réforme réclamée depuis longtemps. Les petits ateliers doivent être au moins autant que les grands soumis à une surveillance rigoureuse. Dans les vastes usines, le contrôle est facile, l’aménagement de la fabrique est en général favorable à la santé des ouvriers ; il y a de l’air, de l’espace, de la lumière. Le patron est le plus souvent un homme éclaire qui traite avec une certaine humanité ceux qui travaillent sous sa direction. Au contraire, dans les petits ateliers, les abus sont faciles. Les dispositions matérielles sont parfois déplorables ; l’espace est étroitement mesuré, la chaleur accablante, le froid excessif. Pas de règle de travail comme dans les fabriques ; quand l’ouvrage presse, on passe les nuits. L’enfant est obligé de faire comme son patron, et de s’imposer des fatigues extrêmes. Dans les momens de chômage, l’ouvrier s’absente, il reste une partie de la journée au cabaret ou en promenade ; l’enfant demeure abandonné à lui-même ou suit le mauvais exemple du maître. Les traitemens brutaux, les procédés grossiers, sont plus fréquens là que dans les usines. Les peuples voisins l’ont bien reconnu, ils n’ont pas établi d’exception pour les petits ateliers. Pourquoi conserverions-nous une distinction inexplicable et fâcheuse ?

L’âge d’admission est dans le projet reculé de huit à dix ans. Dans les enquêtes faites sous l’empire, dit le rapport, la grande majorité des conseils-généraux s’est prononcée en faveur de cette limite. Les chambres de commerce ont émis un avis analogue ; un certain nombre ont même demandé qu’on exclût les enfans jusqu’à onze ou douze ans. C’est à douze ans que la limite est fixée en Allemagne, en Suisse, aux États-Unis. En se contentant de dix ans, le législateur ne peut donc pas être accusé d’exagération. L’enfant au-dessous de cet âge est encore bien jeune, ses forces physiques et intellectuelles sont à peine développées : l’excès de fatigue, le travail monotone de l’atelier peuvent arrêter sa croissance ; les deux années de liberté que la loi nouvelle lui accorderait de plus que celle de 1841 ne seraient assurément pas de trop. Aurait-il été possible de reculer la limite jusqu’à douze ans comme chez nos voisins ? Nous n’oserions l’affirmer. L’industrie a besoin de grands ménagemens ; la priver tout à coup d’une notable partie de son contingent de jeunes travailleurs serait assurément une mesure grave. L’intérêt des familles exige aussi que les transitions ne soient pas trop brusques. Pour notre part, nous ne doutons pas que dans un avenir peu éloigné le vœu général réclame impérieusement l’élévation du minimum d’âge d’admission. Pour le moment, la commission a peut-être été bien inspirée en réalisant une réforme modérée qui est un progrès sérieux et qui, sans les compromettre par une hâte intempestive, prépare des améliorations plus considérables.

Une innovation à laquelle on applaudira en général est la limitation de la journée de travail pour les enfans au-dessous de treize ans à six heures. La commission se place ainsi dans les conditions réalisées en Angleterre. On verrait disparaître la mauvaise division du temps établie par le législateur en 1841. On réclamait depuis longtemps l’application du système anglais du half-time, demi-temps. Le rapport dit que sur ce point l’accord des industriels consultés a été unanime.

Jusqu’ici, la commission se montre plus large en fait de protection que la loi de 1841 : élévation de l’âge d’admission, abréviation de la journée de travail, ce sont là deux mesures éminemment favorables à l’enfance. Nous touchons à un point où le nouveau projet semble plutôt rester en-deçà de la législation actuelle. La loi existante, on se le rappelle, divise les enfans en deux catégories, ceux de huit à douze ans, et les adolescens de douze à seize ans. La catégorie des adolescens est, comme la première, protégée par la loi. Ils doivent être affranchis de tout travail le dimanche ; leur emploi aux travaux de nuit est soumis à de nombreuses restrictions, ils profitent des prescriptions législatives au point de vue des ateliers dangereux, de l’instruction primaire, etc. Le projet de loi ne conserve pas cette division en deux classes ; il se contente d’élever l’âge de la première à treize ans, et supprime la seconde : à partir de treize ans, les adolescens seront considérés comme des ouvriers libres, et leur journée ne sera plus limitée par la loi. C’est là du moins ce que déclare le rapport.

Au premier abord, il semble que la commission introduise une grave réforme. Les Anglais, les Allemands, les Suisses ont également admis les deux périodes, celle de l’enfance et celle de l’adolescence ; la seconde se prolonge en Angleterre jusqu’à dix-huit ans, en Allemagne jusqu’à seize. Le projet de loi élaboré par le Belgique étendrait la protection jusqu’à dix-huit ans. Il est vrai que ce sont peut-être là des limites trop reculées. Déterminer l’âge exact où la loi doit considérer le jeune ouvrier comme un homme fait et le laisser voler de ses propres ailes est évidemment une question délicate. Dans les pays où le travail des adultes est communément très prolongé, il devient nécessaire de limiter jusqu’à la croissance complète la journée des adolescens. C’est ainsi qu’en Allemagne et en Suisse, où les journées des ouvriers sont habituellement d’une durée excessive, le législateur a dû interdire aux jeunes gens plus de dix heures de travail quotidien. Chez nous la loi de 1848 et les mœurs ont réduit presque partout la journée à moins de douze heures ; il n’est donc pas à craindre que les jeunes ouvriers soient astreints comme autrefois à rester pendant quatorze ou quinze heures dans les ateliers. Pourtant cette considération justifierait-elle suffisamment la suppression complète de la seconde catégorie ? Un jeune homme de seize à dix-huit ans peut à la rigueur supporter une journée de dix ou douze heures et être traité comme un ouvrier ordinaire ; mais un enfant de treize à quatorze ans doit-il être abandonné à lui-même, sans que la loi mesure le fardeau que ses faibles forces peuvent porter ? Nous ne le pensons pas, et en fait la commission partage notre opinion. Tout en rayant de la loi la catégorie des adolescens, dans la réalité elle la conserve. Le travail de nuit est interdit jusqu’à l’âge de seize ans révolus pour les garçons, jet sans limite d’âge pour les femmes et les filles. La même interdiction s’applique au travail des dimanches et jours de fête. Si les enfans au-dessous de treize ans sont complètement bannis des travaux souterrains des mines et carrières, ceux de treize à seize ne pourront y être employés que dans des conditions spéciales déterminées par des décisions ministérielles. De plus il est dressé une liste assez longue d’ateliers dangereux ou malsains d’où les enfans âgés de moins de seize ans sont exclus.

Une autre disposition importante est celle qui concerne la fréquentation des écoles. « Nul enfant de moins de treize ans ne peut être employé par un patron qu’autant que ses parens ou tuteur justifient qu’il suit actuellement une école publique ou privée. » La fréquentation de l’école sera constatée au moyen d’une feuille de présence, dressée par l’instituteur et remise chaque semaine au patron. Ces prescriptions touchant l’assiduité obligatoire aux écoles ne s’arrêtent à treize ans que si l’enfant justifie par la production d’un certificat de l’instituteur ou de l’inspecteur de l’instruction primaire, visé par le maire, qu’il possède l’instruction primaire élémentaire. S’il ne peut pas faire cette preuve, l’enfant ne sera point admis, jusqu’à l’âge de quinze ans révolus, à travailler au-delà du demi-temps. Il ne rentrait pas dans le rôle de la commission de frapper d’une pénalité les parens qui enverraient leurs enfans aux fabriques sans leur avoir fait recevoir l’instruction élémentaire : elle déclare s’en remettre sur ce point aux décisions ultérieures de la loi de l’enseignement ; mais elle n’hésite pas à condamner à l’amende les patrons qui prendraient des enfans dans ces conditions, ou qui, pour les enfans admis, n’exigeraient pas la preuve de la fréquentation de l’école.

La partie la plus nouvelle du projet est sans contredit celle qui organise d’une façon normale l’inspection. C’est là en effet le véritable point critique de la question : il ne suffit pas de faire sur le papier une loi excellente ; il faut qu’elle soit obéie. Et pourtant que de ménagemens à garder vis-à-vis de l’industrie ! Que de limites qu’on ne peut franchir sous peine d’être accusé d’inquisition despotique et de violation des libertés individuelles ! C’est là ce qui a jusqu’ici paralysé nos législateurs. Ceux de 1841 ont mieux aimé laisser leur œuvre incomplète et inefficace que braver les reproches qui leur étaient adressés par des adversaires intéressés. Depuis, un meilleur raisonnement et l’exemple des pays voisins ont diminué les scrupules. Les véritables difficultés naissent moins de l’objection de principes que des obstacles qu’apportent à l’intervention administrative les résistances locales, les stratagèmes employés pour éluder la loi. Pourtant l’Angleterre fournit encore sur ce point un exemple encourageant. On sait combien peu dans ce pays on aime les entraves de la réglementation ou l’ingérence trop fréquente de l’état : on aurait pu croire que l’industrie ne se soumettrait jamais au joug d’une inspection minutieuse et sévère ; eh bien ! l’expérience a prouvé que les inspecteurs font partout appliquer la loi, que les fraudes sont devenues très rares.

« Posons la question en ces termes, dit le rapporteur[6] : Veut-on, oui ou non, une loi sérieuse, une loi exécutée ? En cas d’affirmative sincère, on ne doit pas hésiter plus longtemps à constituer l’inspection rémunérée par l’état ; si non, la loi nouvelle restera illusoire. » L’inspection gratuite serait stérile. Sous les régimes précédens, on a rencontré des hommes dévoués qui déployèrent un grand zèle dans cette mission délicate et pénible ; mais les fabriques voisines des villes étaient seules soumises à un certain contrôle. On ne pouvait pas demander à des commissaires non rétribués de se déranger de leurs affaires pour aller visiter une usine écartée. D’ailleurs en cas de contravention, quelle commission gratuite voudrait assumer les désagrémens et la responsabilité des poursuites judiciaires ? qui s’exposerait, sans y être contraint, aux luttes personnelles, aux difficultés de tout genre qui doivent naître d’une application rigoureuse de la loi ? Attendre de pareilles commissions la continuité d’action, l’inflexibilité dans la répression des abus, l’unité de vue et de direction qui sont les conditions essentielles du succès, n’est-ce pas se bercer d’illusions ?

On propose donc de diviser le territoire en quinze circonscriptions industrielles : dans chacune d’elles, un inspecteur divisionnaire sera nommé et rétribué par l’état. Les inspecteurs auront entrée dans tous les établissemens industriels : ils devront dresser procès-verbal des contraventions ; leur dire fera foi jusqu’à preuve contraire. Cette organisation est, comme le déclare le rapport, une première tentative : elle n’est pas aussi complète que l’inspection anglaise, qui se compose de 40 inspecteurs, dont les droits sont plus étendus ; cependant, même dans ces limites, la nouvelle institution serait un progrès sérieux. Au-dessus des inspecteurs divisionnaires, le projet place deux inspecteurs-généraux, également nommés par le gouvernement. Seront admissibles aux fonctions d’inspecteurs les ingénieurs civils ou de l’état, ou ceux qui justifieront avoir dirigé ou surveillé pendant cinq années des établissemens occupant 100 ouvriers au moins. La commission prévoit que les appointemens de ces fonctionnaires et les frais de tournées ne dépasseraient pas environ 160,000 francs. Le traitement des inspecteurs serait fixé à 6,000 francs.

A côté de l’inspection rétribuée, le projet voudrait maintenir deux genres de commissions gratuites : une commission supérieure unique nommée par le gouvernement et des commissions locales instituées par les conseils-généraux et formées par les préfets. La commission supérieure, composée de 7 membres, serait chargée de pourvoir à l’application générale de la loi, de donner son avis sur les nouveaux règlemens à faire, enfin d’arrêter des listes de présentation sur lesquelles l’administration devrait choisir les inspecteurs-généraux ou divisionnaires. Les inspecteurs seraient tenus d’adresser des rapports annuels à cette commission. Quant aux commissions locales, le conseil-général de chaque département en déterminerait le nombre et la circonscription ; chaque arrondissement devrait en posséder au moins une : les membres de cette commission seraient nommés par le préfet, qui devrait y faire entrer autant que possible un ingénieur, un médecin, un inspecteur de l’instruction primaire. Les fonctions de ces commissions seraient de contrôler le service de l’inspecteur, et, pour cet objet, de visiter de temps à autre les établissemens industriels de la circonscription ; des rapports seraient remis au conseil-général et à la commission supérieure. Les auteurs du projet de loi pensent que l’influence morale des membres de ces commissions ne serait pas inutile pour faire pénétrer dans l’esprit des populations le sentiment de l’importance de la loi. Il y a là toutefois un danger que nous devons signaler. On sait quelle part il faut faire dans les petits centres aux recommandations, aux relations du monde, aux protections administratives. Tel manufacturier haut placé saura gagner les bonnes grâces du préfet ou de la commission ; celle-ci interviendra auprès de l’inspecteur pour qu’il ne se montre pas trop rigoureux. Les attaches administratives que le projet donne aux commissaires ne sont pas de bien bonnes conditions d’indépendance. Le préfet conservera trop d’influence sur le comité qu’il aura lui-même nommé. Peut-être eût-il mieux valu laisser aux conseils-généraux le soin de désigner eux-mêmes les membres des commissions.

Une intervention beaucoup plus utile encore que celle de ces délégations officielles serait celle de sociétés particulières, comme il en existe déjà un bon nombre dans les centres manufacturiers, qui s’occupent de toutes les questions intéressant la condition des personnes employées dans l’industrie, notamment des femmes et des enfans. La Société industrielle de Mulhouse, celle d’Amiens, la Société de protection des apprentis de Paris, bien d’autres encore ont déjà rendu de grands services sur ce terrain. Les chambres syndicales de patrons et celles des ouvriers, qui depuis quelques années reprennent une vitalité remarquable, pourraient aussi jouer là un rôle utile. Elles possèdent des moyens de contrôle et d’intervention qui sont parfois refusés aux agens de l’administration. Entre confrères ou concurrens, les fraudes ne se dissimulent pas aisément. Avant d’en appeler à la loi, les chambres donneraient aux délinquans d’efficaces avertissemens. Les pénalités que la commission propose d’appliquer aux contraventions seraient d’utiles sanctions de ce premier blâme. D’après le projet, les patrons pris en faute devraient être traduits devant le juge de paix, et passibles d’amendes variant de 25 à 200 francs ; en cas de récidive, ils seraient renvoyés au tribunal de police correctionnelle, qui pourrait prononcer des amendes ne dépassant pas 500 francs, et ordonner l’affiche du jugement ou l’insertion dans des journaux de la localité.

Il faut enfin mentionner une importante disposition relative aux apprentis. La condition de ceux-ci est régie par la loi spéciale du 4 mars 1951 ; or cette loi est sur plusieurs points en désaccord avec celle de 1841. Tandis que cette dernière fixe à huit ans l’âge d’admission, et à huit heures la journée des enfans de huit à douze ans, la loi de 1851 n’établit pas d’âge minimum, et prescrit seulement que les apprentis au-dessous de quatorze ans ne pourront travailler plus de dix heures par jour. En ce qui concerne l’instruction, mêmes divergences. La loi de 1841 exige la fréquentation de l’école par les enfans des manufactures ; celle de 1851 se contente d’édicter en termes vagues que, si l’apprenti de moins de seize ans n’a pas terminé son éducation scolaire, le patron doit lui laisser deux heures de liberté par jour pour ses études. Le nouveau projet supprime ces contradictions en étendant aux apprentis l’application de la loi protectrice du travail des enfans. Les règles relatives à l’âge d’admission, au travail de nuit, aux ouvrages dangereux, au repos du dimanche et des jours fériés, à l’obligation scolaire, seraient les mêmes pour tous.


III

Dans l’ordre de faits qui nous occupe, la loi ne saurait réaliser que la moitié du bien : elle peut garantir les enfans contre des fatigues excessives, les mettre dans des conditions matérielles favorables à leur développement physique et intellectuel ; mais c’est à la bonne volonté des patrons, aidée par celle des familles, qu’il appartient de compléter l’œuvre du législateur. Si les parens ou les patrons ne veillent pas sur les enfans, les heures que ceux-ci passeront hors de la fabrique seront mal employées. Il aurait encore mieux valu les tenir à l’atelier que de les laisser errer sans surveillance dans les champs ou les places publiques. C’est là une des objections qu’on a le plus souvent adressées aux partisans de la limitation de la journée de travail. Les patrons pourront avec quelques efforts faire disparaître en grande partie ce danger. Il leur est facile d’encourager l’assiduité des enfans aux écoles, soit en récompensant ceux qui ont montré le plus d’ardeur, soit par des réprimandes et une certaine sévérité vis-à-vis des délinquans. S’il n’y a pas d’école voisine des fabriques, les industriels pourront à peu de frais en fonder dans l’atelier ou à la porte même de l’usine. De nombreuses institutions de ce genre fonctionnent déjà avec succès. La liste serait longue des établissemens où, comme aux chantiers de La Ciotat, au Creusot, à Anzin, dans les filatures de l’Alsace, des écoles sont ouvertes à certaines heures aux enfans et aux apprentis. Ce sont là d’excellentes créations. Le chef d’industrie s’intéresse tout naturellement aux progrès des jeunes écoliers ; au besoin il se fait professeur ou examinateur lui-même. L’enfant sent naître un nouveau lien entre le patron et lui ; l’instruction qu’il y reçoit le rattache plus étroitement à l’établissement où il travaille. Il y est élevé dans certaines traditions qu’il n’oubliera jamais complètement : au milieu des épreuves et parfois des corruptions de la vie, il conservera une bonne impression de la salle d’étude où son esprit s’est ouvert aux lueurs de la science élémentaire, où en sortant de l’atelier il a trouvé des livres, des cartes, un maître d’école patient et bienveillant. L’enfant est naturellement curieux et porté à s’instruire ; mais trop souvent aujourd’hui il arrive à la classe fatigué par un travail manuel prolongé ou par des distances excessives. Les cours du soir ont ce désavantage, que les auditeurs n’y viennent qu’après une journée de labeur et peuvent à peine se tenir éveillés. L’application du demi-temps éviterait cet inconvénient ; les enfans, libres pendant toute la matinée ou l’après-midi, auraient l’esprit dispos et profiteraient doublement de l’enseignement scolaire.

On a dit qu’il sera impossible d’avoir dans des écoles de ce genre des cours complets avec un professeur compétent dans chaque branche. Il est évident que les écoles communales pourront être mieux organisées ; mais pour porter de bons fruits, l’instruction n’a pas besoin d’être encyclopédique. Lorsqu’ils entreront dans les manufactures à l’âge de dix ans, les enfans sauront déjà lire, écrire, et posséderont les élémens du calcul. La tâche de l’instituteur consistera donc d’abord à développer ces premières notions. Pour le complément de l’éducation, c’est moins l’amplitude des connaissances qu’une bonne méthode qui importe chez le professeur. L’essentiel est d’ouvrir les esprits, d’attirer les intelligences vers l’étude. Combien d’anciens écoliers qui au bout de dix ans ont le cœur et l’esprit aussi fermés que s’ils n’étaient jamais entrés dans une classe ! La cause principale, n’est-ce pas le mauvais système pédagogique pratiqué trop souvent ? On s’est contenté de faire répéter machinalement des mots, des noms, des règles, des théories que l’enfant n’a jamais bien compris, qu’il sait par cœur pendant quelques jours ou quelques mois et qui s’effacent ensuite sans laisser de traces. Dans l’enseignement ainsi conduit, il n’y a point en quelque sorte de prise pour l’écolier : rien qui soit en rapport immédiat avec son milieu, ses habitudes, le monde où il passe sa vie. Ces images flottantes qu’on lui présente, ces vagues notions d’histoire, de géographie générales, même de dogme ou de morale religieuse, ne se fixent pas dans son esprit. On l’a transporté trop vite en dehors de la réalité : il n’est pas capable de suivre bien loin son guide ; s’il garde quelques souvenirs de ce voyage ténébreux, c’est une suite confuse d’idées mal cousues qui plus tard troubleront son bon sens et le rendront aisément accessible aux sophismes. La base même d’une telle instruction est mauvaise. Il faudrait apprendre aux enfans à raisonner d’abord sur ce qu’ils voient, sur ce qu’ils font chaque jour ; de là on déduirait des observations plus générales. Partie d’un objet vulgaire, la curiosité de l’enfant serait poussée de question en question. La science serait rattachée par des liens directs ou indirects à la vie réelle. Eh bien ! pour un pareil enseignement n’est-ce pas une excellente condition que l’association de l’école avec l’industrie ?

On a souvent dit du collège qu’il présentait l’image résumée du monde ; le mot est plus vrai de l’usine. A côté des mauvais élémens d’instruction, elle en offre beaucoup de bons. L’organisme industriel repose sur quelques grands principes que le spectacle de la production met chaque jour en relief. Nécessité du travail et des économies, lutte acharnée contre la concurrence, la victoire restant à l’habile emploi des capitaux et de l’intelligence, — les vieux procédés, les idées fausses, les théories creuses, impitoyablement sacrifiés au progrès rationnel, — la discipline, l’esprit d’ordre, la persévérance, conditions indispensables du succès ; voilà ce qui constitue l’enseignement moral de l’industrie. Au point de vue de l’étude matérielle, les machines, les substances employées, les transformations mécaniques ou chimiques, les relations des divers agens de la production, l’économie entière de la fabrique, fournissent d’excellens sujets d’observation. Il n’est pas une des opérations industrielles ou commerciales, un des outils, un des matériaux, qui ne puissent devenir le point de départ d’analyses élémentaires par lesquelles on introduira peu à peu l’enfant dans la science. Donner à l’instruction un caractère positif et ne pas l’enfermer pourtant dans un cercle trop étroit, montrer le côté réel et pratique des notions scientifiques, tout en conservant à l’étude l’élévation et la généralité, tel est le problème que poursuivent ceux qui veulent fonder en France l’enseignement professionnel. Combien le rapprochement des écoles et de la grande industrie ne faciliterait-il pas la réalisation de ces idées ?

Tout en aidant à l’expansion de l’enseignement scolaire, les industriels pourraient sans grande dépense contribuer au développement physique des enfans par les exercices du corps, par la gymnastique. C’est là un élément de l’éducation qui est trop négligé en France, et qui est pourtant bien nécessaire. On a vu qu’en Allemagne la loi stipule formellement que pendant le temps de repos obligatoire les enfans des fabriques doivent prendre de l’exercice en plein air. L’activité corporelle bien réglée est spécialement utile pour ces jeunes êtres qui dès l’âge de dix ou douze ans ont vécu enfermés dans des ateliers, astreints à une occupation uniforme qui rompt l’équilibre de leur constitution, dévie les membres, amène ici des affaiblissemens, là des développemens exagérés. Que d’enfans, sortant des manufactures, sont rachitiques, déformés, étiolés à l’âge de vingt ans ! Quelques heures d’exercice gymnastique chaque semaine leur auraient conservé la santé et la force. Là encore, la bonne volonté des patrons peut beaucoup : qu’ils établissent eux-mêmes des gymnases, excitent l’émulation par de petites récompenses ; avec très peu d’efforts, on obtiendra d’importans résultats. Les écoles de chant, les cours de dessin seraient également d’excellentes institutions non-seulement pour les enfans, mais pour les jeunes gens et même pour certains adultes. Là où l’initiative individuelle isolée ne suffirait pas, des groupes d’industriels pourraient s’entendre pour une fondation commune. Les œuvres de l’enseignement sont-elles donc moins sacrées que celles de la charité, et ne méritent-elles pas d’être soutenues avec la même ferveur ? Dans les centres manufacturiers, l’instruction, surtout l’instruction professionnelle, pourrait facilement être organisée par les syndicats soit de patrons, soit d’ouvriers. Dans les programmes de ces associations, la question de l’enseignement figure presque toujours au premier rang. On parle d’organiser l’apprentissage, d’instituer des cours spécialement adaptés aux besoins de chaque profession. Les fabricans d’Alsace ont sur ce point comme sur tant d’autres donné d’excellens exemples : les écoles techniques de Mulhouse, de Guebwiller, de Wesserling, sont des types remarquables ; elles ont été imitées dans d’autres régions, à Lyon, où l’école de la Martinière a produit de si bons résultats, dans le Calvados, à La Ciotat, à Amiens, à l’usine de Graffenstadt, à Baccarat, à Saint-Gobain, etc. Quelques chambres syndicales d’ouvriers ont commencé à marcher dans la même voie. Plusieurs groupes professionnels de Paris, notamment les tailleurs et les tapissiers, ont déjà ouvert des cours de dessin spéciaux pour leur industrie.

Le développement des associations ouvrières amènera nécessairement de grands progrès dans l’organisation de l’enseignement professionnel. Depuis longtemps c’est une plainte générale que l’apprentissage disparaît, que les ouvriers habiles manquent, que l’extrême division du travail et le défaut d’instruction technique rendent chaque jour les véritables artisans plus rares. Les classes laborieuses sentent aussi vivement que les patrons la gravité de ce fait ; leurs inquiétudes à ce sujet sont résumées dans les rapports des délégués ouvriers aux diverses expositions. Partout aussi on cherche le remède, et l’on comprend que l’impulsion de l’état ou même celle des municipalités serait insuffisante sans le concours de l’initiative privée agissant par l’association. Celle-ci pourrait être dans un prochain avenir un puissant instrument de progrès. Le danger des associations serait l’absence de programmes nets, la recherche d’utopies irréalisables qui conduisent aux déceptions, et de là aux violences. Nous avons déjà, dans de précédentes études, indiqué aux unions professionnelles un terrain d’action bien défini où elles pourraient, à l’exemple des sociétés anglaisés, rendre de grands services par la solution amiable des conflits qui naissent entre le capital et le travail[7]. Le domaine que nous explorons aujourd’hui offre se nouvelles ressources à leur activité. Intervenir au nom des intérêts de la profession elle-même dans la protection des enfans employés par l’industrie, — chercher les combinaisons qui, en conciliant les nécessités de la production avec celles de l’éducation, pourraient former à la fois de bons ouvriers et d’honnêtes citoyens, — développer par l’enseignement l’habileté, la moralité, l’intelligence des jeunes ouvriers, et procurer ainsi aux classes laborieuses comme aux capitaux de notables augmentations de revenu, — prouver par la pratique qu’il existe un lien étroit entre la bonne économie du travail et les qualités des travailleurs, n’est-ce pas là un programme assez vaste pour réunir les nombreux amis du progrès, assez positif pour les retenir sur le terrain des saines discussions ? Qui ne sent qu’il s’agit là d’un intérêt de premier ordre, dominant les questions transitoires de la politique et les luttes des partis, qu’en touchant à l’éducation on touche en réalité aux assises de la nation, que former des hommes est l’unique moyen de refaire la grandeur des états ?


EUGENE D’EICHTHAL.


  1. Levasseur, Histoire des classes ouvrières avant 1789, t. II, livre 6.
  2. Voyez les Bulletins de la Société de protection des apprentis et aussi Jules Simon, l’Ouvrier de huit ans, ch. III.
  3. L’Ouvrier de huit ans, ch.III.
  4. Bulletin de la Société de protection des apprentis, février 1872.
  5. Bulletin de la Société de protection des apprentis, février 1872, discours de M. Charles Robert.
  6. M. Eugène Tallon.
  7. Voyez la Revue du 15 juin 1871 et du 1er janvier 1872.