Les Ménechmes (Regnard)

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Les Ménechmes (Regnard)
Œuvres complètes de Regnard, Texte établi par Charles Georges Thomas Garnier, E.A. Lequientome troisième (p. 314-431).


ÉPITRE À M. DESPRÉAUX.

Favori des neuf Sœurs, toi, qui sur le Parnasse,
De l’aveu d’Apollon, marches si près d’Horace,
Ô toi, qui, comme lui, maître en l’art des bons vers,
As joui de ton nom, et mis l’Envie aux fers ;
Et qui, par un destin aussi noble que juste,
Trouves pour bienfaiteur un prince tel qu’Auguste :
Ouvre une main facile, accepte avec plaisir
Un poème imparfoit, enfant de mon loisir.
De tes traits éclatants admirateur fidèle,
Ton style, de tout temps, me servit de modèle ;
Et si quelque bon vers par ma veine est produit,
De tes doctes leçons ce n’est que l’heureux fruit.
Toi-même as bien voulu, sensible à mes prières,
Sur cet ouvrage offert me prêter tes lumières.
Ton applaudissement, que rien n’a suspendu,
De celui du public m’a toujours répondu.
Qui peut mieux, en effet, dans le siècle où nous sommes,
Aux règles du bon goût assujettir les hommes ?
Qui connoît mieux que toi le cœur et ses travers ?
Le bon sens est toujours à son aise en tes vers ;
Et, sous un art heureux découvrant la nature,
La vérité partout y brille toute pure.


Mais qui peut, comme toi, prendre un si noble essor,
Et de tous les métaux tirer des veines d’or ?
Que d’auteurs, en suivant Despréaux et Pindare,
Se sont fait un destin commun avec Icare !
De tous ces beaux lauriers qu’ils ont cherchés en vain,
Je ne veux qu’une feuille offerte de ta main :
Si je l’ai méritée, et que tu me la donnes,
Ce présent sur mon front vaudra mille couronnes ;
Et pour disciple enfin si tu veux m’avouer,
C’est par cet endroit seul qu’on pourra me louer.


ACTEURS DU PROLOGUE


PERSONNAGES

Apollon.

Mercure.

Plaute.


La scène est à Paris, dans une place publique.


PROLOGUE DES MÉNECHMES


Le Théâtre représente le Parnasse.


Scène I


APOLLON, MERCURE.

Mercure

Honneur au seigneur Apollon.

Apollon

Ah ! Dieu vous gard’, seigneur Mercure.
Par quelle agréable aventure
Vous voit-on au sacré vallon ?

Mercure

Vous savez, grand dieu du Parnasse,
Que je ne me tiens guère en place.
J’ai tant de différents emplois,
Du couchant jusqu’aux lieux où l’aurore étincelle,
Que ce n’est pas chose nouvelle
De me rencontrer quelquefois.

Apollon

Vous êtes le bras droit du grand dieu du tonnerre ;

Votre peine est utile aux hommes comme aux dieux ;
Et c’est par vos soins que la terre
Entretient quelquefois commerce avec les cieux.

Mercure

Ce travail me lasse et m’ennuie,
Lorsque je vois tant de dieux fainéants
Qui ne songent là-haut qu’à respirer l’encens,
Et qu’à se gonfler d’ambroisie.

Apollon

Vous vous plaignez à tort d’un trop pénible emploi.
S’il vous falloit donc, comme moi,
Éclairer la machine ronde,
Rendre la nature féconde,
Mener quatre chevaux quinteux,
Risquer de tomber avec eux
Et de faire un bûcher du monde,
Dans ce métier pénible et dangereux
Vous auriez sujet de vous plaindre.
Depuis que l’univers est sorti du chaos,
Ai-je encor trouvé, moi, quelque jour de repos ?
Quoi qu’il en soit, parlons sans feindre ;
À vous servir je serai diligent.
Le seigneur Jupiter, dont vous êtes l’agent,
Honnête ou non, c’est dont fort peu je m’embarrasse,
Pour goûter des plaisirs nouveaux,
À quelque nymphe du Parnasse
Voudroit-il en dire deux mots ?

Mercure

Vos muses, ailleurs destinées,

Sont pour lui par trop surannées :
Depuis trois ou quatre mille ans,
Tous vos faiseurs de vers, mal avec la fortune,
En ont tous épousé quelqu’une.
Il faut à Jupiter des morceaux plus friands :
La qualité n’est pas ce qui plus l’inquiète ;
Une bergère, une grisette,
Lui fait souvent courir les champs.

Apollon

Que dit à cela son épouse ?

Mercure

Elle suit les transports de son humeur jalouse ;
Mais le bon Jupiter ne s’en étonne pas,
Et là-haut, c’est comme ici-bas ;
Quand un époux a fait quelque intrigue nouvelle,
La femme a beau crier, le mari va son train.
Quand la dame, en revanche, a formé le dessein
De se dédommager d’un époux infidèle,
Et qu’un galant se rend patron
De la femme et de la maison,
L’époux a beau gronder, faire le ridicule,
Il faut qu’il en passe par là,
Et qu’il avale la pilule,
Ainsi que Vulcain l’avala.

Apollon

Quelle est donc la raison nouvelle
Qui près d’Apollon vous appelle ?

Mercure

Je vais vous le dire ; écoutez :

Vous savez qu’au ciel et sur terre
On me donne cent qualités.
Je suis l’agent du dieu qui lance le tonnerre ;
Je conduis les morts aux enfers.
Mon pouvoir s’étend sur les mers.
Je suis le dieu de l’éloquence.
Ma planète préside aux fous,
Aux marchands, ainsi qu’aux filous :
Fort petite est la différence.
Je donne aux chimistes la loi.
Des pâles médecins la cohorte assassine
M’appelle, suivant mon emploi,
Le furet de la médecine :
Heureux qui se passe de moi !

Apollon

Entre tant de métiers mis dans votre apanage,
Qui pourroient fatiguer quatre dieux comme vous,
C’est celui de porter, je crois, les billets doux
Qui vous occupe davantage.

Mercure

Mon crédit est tombé, je suis de bonne foi.
Chacun, depuis un temps, de ce métier se pique ;
Et tant d’honnêtes gens exercent mon emploi,
Que je leur laisse ma pratique ;
Ils y sont presque tous aussi savants que moi.

Apollon

Vous avez trop de modestie.
Mais venons donc au fait dont il est question.

Mercure

Les spectacles, la comédie,
Me donnent, à Paris, quelque occupation ;
Je les ai pris sous ma protection.
Pour célébrer une fête publique,
J’aurois aujourd’hui grand besoin
D’avoir quelque pièce comique
Qui fût marquée à votre coin.

Apollon

Hé quoi ! Sans vous donner la peine
De venir ici de si loin,
N’est-il point là d’auteurs amoureux de la scène,
Qui du théâtre encor puissent prendre le soin ?

Mercure

Depuis qu’un peu trop tôt la parque meurtrière
Enleva le fameux Molière,
Le censeur de son temps, l’amour des beaux esprits,
La comédie en pleurs, et la scène déserte,
Ont perdu presque tout leur prix :
Depuis cette cruelle perte,
Les plaisirs, les jeux et les ris,
Avec ce rare auteur sont presque ensevelis.

Apollon

Il faut réparer le dommage
Que le destin a fait au théâtre françois,
Et tirer du tombeau quelque personnage,
Pour paroître encore une fois.
Plaute fut, en son temps, les délices de Rome,
Tel que Molière fut le charme de Paris ;

Il tient ici son rang parmi les beaux esprits :
Il faut consulter ce grand homme.
Qu’on le fasse venir.

Mercure

Certes, je suis confus
Des bontés que pour moi…

Apollon

Finissons là-dessus.
Entre des dieux tels que nous sommes
Il ne faut pas de longs discours.
Laissons les compliments aux hommes ;
Ils en sont les dupes toujours.


Scène II


PLAUTE, APOLLON, MERCURE.

Apollon

A Plaute.

Pendant que tu vivois, je t’ai comblé de gloire,
Autant que de son temps auteur le fut jamais ;
J’ai fait graver ton nom au temple de Mémoire,
Et t’ai prodigué mes bienfaits.

Plaute

Il est vrai. Mais enfin, quelque amour qui vous guide,
Les dons qu’aux beaux esprits prodigue votre main
N’ont rien de réel, de solide,
Et n’ôtent pas toujours les soins du lendemain.
Qui ne mâche chez vous qu’un laurier insipide
Court risque de mâcher à vide,

Et souvent de mourir de faim ;
Et si j’avois à reprendre naissance,
J’aimerois mieux être portier
D’un traitant ou d’un sous-fermier,
Que mignon de votre excellence.

Mercure

C’est faire peu de cas, et mettre à trop bas prix
Les faveurs qu’Apollon dispense aux beaux esprits ;
Et mon avis n’est pas le vôtre.

Plaute

J’en pourrois mieux parler qu’un autre.
Croiriez-vous que, sur mon déclin,
Laissant le dieu des vers, que j’étois las de suivre,
Ne pouvant me donner de pain,
Je me suis vu réduit, pour vivre,
À tourner la meule au moulin ?

Mercure

Vous !

Plaute

Moi.

Mercure

Cet illustre poète
Finir ses jours au moulin !

Plaute

Oui.

Mercure

Si Plaute a fait en ce lieu sa retraite,
Où donc renverrons-nous nos rimeurs d’aujourd’hui ?

Apollon

Un poète aisément s’endort dans la mollesse.
L’abondance souvent, unie à la paresse,
Sèche sa veine et la tarit ;
Mais la nécessité réveille son esprit.

Mercure

Enfin, quel qu’ait été votre sort domestique,
Je viens, charmé de vos talents,
Vous demander une pièce comique,
De celles que dans Rome on vit de votre temps,
Pour savoir si le goût antique
Trouveroit à Paris encor ses partisans.

Plaute

J’en doute fort. Les caractères,
Les esprits, les mœurs, les manières,
En près de deux mille ans ont bien changé, je crois.
Et, par exemple, dites-moi,
À Paris aujourd’hui de quel goût sont les dames ?

Mercure

Mais… elles sont du goût des femmes.

Plaute

À Rome, de mon temps, libres dans leurs soupirs,
Elles ne trouvoient point l’hymen un esclavage ;
Et, faisant du divorce un légitime usage,
Elles changeoient d’époux au gré de leurs désirs.

Mercure

Oh ! Ce n’est plus le temps. Une loi plus austère
Fixe une femme au premier choix :
Elle ne peut avoir qu’un époux à la fois ;

Mais un usage moins sévère
Aux coquettes du temps permet encor parfois
D’avoir autant d’amants qu’elles en peuvent faire.

Apollon

C’est un tempérament ; et, comme je le vois,
L’usage adoucit bien la rigueur de la loi.

Plaute

Mais voit-on encor, par la ville,
Une troupe lâche et stérile
De fades et mauvais plaisants
Qui chez les grands de Rome alloient chercher à vivre,
Et qui ne cessoient de les suivre,
Soit à la ville, soit aux champs ?
De ces lâches flatteurs, des complaisants serviles,
Que dans mes vers j’ai souvent exprimés ?
Des parasites affamés,
De ces importants inutiles,
Qui tous les jours dans les maisons,
À l’heure du dîner, font de sûres visites ?

Mercure

Non ; mais l’on y voit des Gascons
Qui valent bien des parasites.

Plaute

Le goût étant changé, comme enfin je le vois,
Une pièce de moi, je crois, ne plairoit guère ;
À moins qu’Apollon ne fit choix

D’un auteur comique et françois,
Qui pût accommoder le tout à sa manière,
Porter la scène ailleurs, changer, faire et défaire :
S’il pouvoit réussir dans ce noble dessein,
Moitié françois, moitié romain,
Je pourrois peut-être encor plaire.

Apollon

Je me souviens qu’un de ces jours,
Un auteur, qui parfois erre dans ces détours,
Me fit voir un sujet qu’on nomme
Les Ménechmes, qu’il dit avoir tiré de vous,
Et qui fut applaudi dans Rome.

Plaute

Tout auteur que je sois, je ne suis point jaloux
Que mon travail lui soit utile.
Le sujet qu’il a pris
Divertit autrefois un peuple difficile ;
Et peut-être aura-t-il même sort à Paris.

Mercure

Sur cet augure heureux, de ce pas je vais faire
Tout ce qui sera nécessaire
Pour mettre la pièce en état.

Apollon

Et moi, je vais commencer ma carrière,
Et rendre au monde son éclat.


Scène III


Mercure

Messieurs, ne soyez point en peine
Comment je puis si promptement
Ajuster cette pièce, et faire en un moment
Qu’elle paroisse sur la scène.
Nous autres dieux, d’un coup de main
Nous passons tout effort humain.
Agréez donc mes soins, et, pour reconnoissance
D’avoir voulu vous divertir,
Ayez pour mon travail quelque peu d’indulgence,
Et vous n’aurez pas lieu de vous en repentir.
J’écarterai de vous tout ce qui peut vous nuire,
Coupeurs de bourse adroits, médecins, usuriers,
Avocats babillards, insolents créanciers ;
Tous ces gens sont sous mon empire.
Et s’il est parmi vous quelqu’un
Possédant femme ou maîtresse fidèle,
(C’est un cas qui n’est pas commun)
Je n’emploierai jamais près d’elle,
Pour corrompre son cœur et sa fidélité,
Ni mon art, ni mon éloquence :
C’est payer trop, en vérité,
Quelques moments de complaisance ;
Mais un dieu doit user de générosité.

ACTEURS
MÉNECHME,

Le Chevalier MÉNECHME,
frères jumeaux.

DÉMOPHON, père d’Isabelle.

ISABELLE, amante du Chevalier.

ARAMINTE, vieille tante d’Isabelle, amoureuse du Chevalier.

FINETTE, suivante d’Araminte.

VALENTIN, valet du Chevalier.

ROBERTIN, notaire.

un marquis gascon.

M. COQUELET, marchand.


La scène est à Paris, dans une place publique.

ACTE I



Scène I


Le Chevalier

Seul.

Je suis tout hors de moi. Maudit soit le valet !
Pour me faire enrager il semble qu ? il soit fait :
Je ne puis plus longtemps souffrir sa négligence ;
Tous les jours le coquin lasse ma patience.
Il sait que je l’attends.


Scène II


VALENTIN, LE CHEVALIER.

Le Chevalier

Mais enfin je le vois.
D’où viens-tu donc, maraud ? Dis, parle, réponds-moi.

Valentin

Met à terre une valise qu’il portoit, et s’assied dessus.

Quant à présent, monsieur, je ne vous puis rien dire ;
Un moment, s’il vous plaît, souffrez que je respire :
Je suis tout essoufflé.

Le Chevalier

Veux-tu donc tous les jours
Me mettre au désespoir, et me jouer ces tours ?
Je ne sais qui me tient, que de vingt coups de canne…
Quoi, maraud ! Pour aller jusques à la douane
Retirer ma valise, il te faut tant de temps ?

Valentin

Ah, monsieur ! Ces commis sont de terribles gens !
Les Juifs, tout Juifs qu’ils sont, sont moins durs, moins arabes :
Ils ne répondent point que par monosyllabes.
Oui ; non ; paix ; quoi ? Monsieur… Je n’ai pas le loisir.
Mais, monsieur… Revenez. Faites-moi le plaisir…
Vous me rompez la tête ; allez. Enfin, les traîtres,
Quand on a besoin d’eux, sont plus fiers que leurs maîtres.

Le Chevalier

Quoi ! Tu serois resté jusqu’à l’heure qu’il est
Toujours à la douane ?

Valentin

Oh ! Non pas, s’il vous plaît.
Voyant que le commis qui gardoit ma valise
Usait depuis une heure avec moi de remise,
Las d’avoir pour objet un visage ennuyeux,
J’ai cru qu’au cabaret j’attendrois beaucoup mieux.

Le Chevalier

Faudra-t-il que le vin te commande sans cesse ?

Valentin

Vous savez que chacun, monsieur, a sa foiblesse ;
Mais le mauvais exemple, encor plus que le vin,
Me retient, malgré moi, dans le mauvais chemin.
Je me sens de bien vivre une assez bonne envie.

Le Chevalier

Mais pourquoi hantes-tu mauvaise compagnie ?

Valentin

Je fais de vains efforts, monsieur, pour l’éviter ;
Mais je vous aime trop, je ne puis vous quitter.

Le Chevalier

Que dis-tu donc, maraud ?

Valentin

Monsieur, un long usage
De parler librement me donne l’avantage.
En pareil cas que moi vous vous êtes trouvé ;
Assez souvent, d’un vin bien pris et mal cuvé,
Je vous ai vu le chef plus lourd qu’à l’ordinaire ;
J’ai même quelquefois prêté mon ministère
Pour vous donner la main et vous conduire au lit :
De ces petits excès je ne vous ai rien dit :
Nous devons nous prêter aux foiblesses des autres,
Leur passer leurs défauts, comme ils passent les nôtres.

Le Chevalier

Je te pardonnerois d’aimer un peu le vin,
Si je te connoissois à ce seul vice enclin ;
Mais ton maudit penchant à mille autres te porte :

Tu ressens pour le jeu la pente la plus forte…

Valentin

Ah ! Si je joue un peu, c’est pour passer le temps.
Quand vous percez les nuits dans certains noirs brelans,
Je vous entends jurer au travers de la porte :
Je jure comme vous quand le jeu me transporte ;
Et ce qui peut tous deux nous différencier,
Vous jurez dans la chambre, et moi sur l’escalier.
Je vous imite en tout. Vous, d’une ardeur extrême,
Buvez, jouez, aimez ; je bois, je joue, et j’aime :
Et si je suis coquet, c’est vous qui le premier,
Consommé dans cet art, m’apprîtes le métier.
Vous allez chaque jour, d’une ardeur vagabonde,
Faisant rafle partout, de la brune à la blonde.
Isabelle à présent vous retient sous sa loi ;
Vous l’aimez, dites-vous : je ne sais pas pourquoi…

Le Chevalier

Tu ne sais pas pourquoi ! Se peut-il qu’à ses charmes,
À ses yeux tout divins on ne rende les armes ?
Je la vis chez sa tante, où j’en fus enchanté ;
Le trait qui me perça, mon cœur l’a rapporté.

Valentin

Autrefois cependant pour sa tante Araminte,
Toute folle qu’elle est, vous aviez I’âme atteinte.
J’approuvois fort ce choix : outre que ses ducats

Nous ont plus d’une fois tiré de mauvais pas,
J’y trouvois mon profit : vous cajoliez la tante,
Et moi je pourchassois Finette la suivante.
Ainsi vous voyez bien…

Le Chevalier

Oui, je vois, en un mot,
Que tu fais le docteur, et que tu n’es qu’un sot.
Pour t’empêcher de dire encor quelque sottise,
Finissons, et chez moi va porter ma valise.

Valentin

Redressant la valise, pour la mettre sur son épaule.

J’obéis : cependant, si je voulois parler,
Sur un si beau sujet je pourrois m’étaler.

Le Chevalier

Hé ! Tais-toi.

Valentin

Quand je veux, je parle mieux qu’un autre.

Le Chevalier

Quelle est cette valise ?

Valentin

Hé parbleu, c’est la vôtre.

Le Chevalier

De la mienne elle n’a ni l’air ni la façon.

Valentin

J’ai longtemps, comme vous, été dans le soupçon ;
Mais de votre cachet la figure et l’empreinte,
Et l’adresse bien mise, ont dissipé ma crainte.
Lisez plutôt ces mots distinctement écrits :
C’est « À monsieur Ménechme, à présent à Paris. »

Le Chevalier

Il est vrai ; mais enfin, quoi que tu puisses dire,
Je ne reconnois point cette façon d ? écrire ;
Enfin, ce n’est point là ma valise.

Valentin

D’accord.
Cependant à la vôtre elle ressemble fort.

Le Chevalier

Tu m’auras fait ici quelque coup de ta tête.

Valentin

Mais vous me prenez donc, monsieur, pour une bête ?
En revenant de Flandre, où par trop brusquement
Vous avez pris congé de votre régiment ;
Et passant à Péronne, où fut le dernier gîte,
Nous y prîmes la poste ; et, pour aller plus vite,
Vous me fîtes porter au coche, qui partoit,
Votre malle assez lourde, et qui nous arrêtoit :
J’obéis à votre ordre avec zèle et vitesse ;
Je fis, par le commis, mettre dessus l’adresse :
Ainsi je n’ai rien fait que bien dans tout ceci.

Le Chevalier

C’est de quoi, dans l’instant, je veux être éclairci.
Ouvre vite, et voyons quel est tout ce mystère,

Valentin

Tirant un paquet de clefs.

Dans un moment, monsieur, je vais vous satisfaire.
Ouais ! La clef n’entre point.

Le Chevalier

Romps chaîne et cadenas.

Valentin

Puisque vous le voulez, je n’y résiste pas.
Or sus, instrumentons.

Le Chevalier

Qu’as-tu ? Tu me regardes !

Valentin

Je ne vois là-dedans pas une de vos hardes.

Le Chevalier

Comment donc, malheureux !

Valentin

Monsieur, point de courroux.
Au troc que nous faisons, peut-être gagnons-nous ;
Et je ne crois pas, moi, que dans votre valise
Nous eussions pour vingt francs de bonne marchandise.

Le Chevalier

Et ces lettres, maraud, qui faisoient mon bonheur,
Où l’aimable Isabelle exprimoit son ardeur,
Qui me les rendra ? Dis.

Valentin

Tirant un paquet de lettres de la valise.

Tenez, en voilà d’autres
Qui vous consoleront d’avoir perdu les vôtres.

Le Chevalier

Prenant les lettres.

Sais-tu que les railleurs et les mauvais plaisants
D’ordinaire avec moi passent fort mal leur temps ?

Le Chevalier lit les lettres.

Valentin

Mon dessein n’étoit pas de vous mettre en colère.
Mais sans perdre de temps faisons notre inventaire.

Il examine les hardes de la valise, et tire un sac de procès.

Ce meuble de chicane appartient sûrement
À quelque homme du Maine, ou quelque Bas-Normand.

Il tire un habit de campagne.

L’habit est vraiment leste, et des plus à la mode.
Pour un surtout de chasse il me sera commode.

Le Chevalier

Ô ciel !

Valentin

Quel est l’excès de cet étonnement ?

Le Chevalier

L’aventure ne peut se comprendre aisément.

Valentin

Qu’avez-vous donc, monsieur ? Est-ce quelque vertige
Qui vous monte à la tête ?

Le Chevalier

Elle tient du prodige ;
Tu ne la croiras pas quand je te la dirai.

Valentin

Si vous ne mentez pas, monsieur, je vous croirai.

Le Chevalier

Je suis né, tu le sais, assez près de Péronne,
D’un sang dont la valeur ne le cède à personne.
Tu sais qu’ayant perdu père, mère et parents,
Et demeurant sans bien dès mes plus tendres ans,
Las de passer mes jours dans le fond d’une terre,
Je suivis à quinze ans le métier de la guerre.
Un frère seul resta de toute la maison,
Avec un oncle avare, et riche, disoit-on.
En différents pays j’ai brusqué la fortune,

Sans que l’on ait de moi reçu nouvelle aucune ;
Et je sais, par des gens qui m’en ont fait rapport,
Que depuis très longtemps mon frère me croit mort.

Valentin

Je le sais ; et de plus, je sais que votre mère
Mourut en accouchant de vous et de ce frère ;
Que vous êtes jumeaux, et que votre portrait
En toute sa personne est rendu trait pour trait ;
Que vos airs dans les siens sont si reconnoissables,
Que deux gouttes de lait ne sont pas plus semblables.

Le Chevalier

Nous nous ressemblions, mais si parfaitement,
Que les yeux les plus fins s’y trompoient aisément ;
Et notre père même, en commençant à croître,
Nous attachoit un signe afin de nous connoître.

Valentin

Vous m’avez dit cela déjà plus d’une fois.
Mais que fait cette histoire au trouble où je vous vois ?

Le Chevalier

Ce n’est pas sans raison que j’ai l’âme surprise,
Valentin. À ce frère appartient la valise ;
Et j’apprends, en lisant la lettre que je tiens,
Que notre oncle est défunt, et qu’il laisse ses biens
À ce frère jumeau, qui doit ici se rendre.

Valentin

La nouvelle en effet a de quoi vous surprendre.

Le Chevalier

Écoute, je te prie, avec attention.
Ceci mérite bien quelque réflexion.

Il lit.

Je vous attends, monsieur, pour vous remettre « comptant les soixante mille écus que votre oncle vous a laissés par testament, et pour épouser mademoiselle Isabelle, dont je vous ai plusieurs fois parlé dans mes lettres : le parti vous convient fort, et son père Démophon souhaite cette affaire avec passion. Ne manquez donc point de vous rendre au plus tôt à Paris, et faites-moi la grâce de me croire votre très humble et très obéissant serviteur, Robertin.
Robertin, c’est le nom d’un honnête notaire
Qui travailloit pour nous du vivant de mon père.
La date, le dessus, et le nom bien écrit,
Dans mes préventions confirment mon esprit.
Mon frère, pour venir au gré de cette lettre,
Comme moi, sa valise au coche aura fait mettre ;
Et dans le même temps, ce rapport de grandeur,
De cachet et de nom a causé ton erreur :
Et je conclus enfin, sans être fort habile,
Que mon frère est déjà peut-être en cette ville.

Valentin

Cela pourroit bien être ; et je suis stupéfoit
Des effets surprenants que le hasard a faits.
Il faut que justement je fasse une méprise,
Et que notre bonheur vienne de ma sottise.
Nous trouvons en un jour un vieil oncle enterré,
Qui laisse de grands biens dont il vous a frustré :

Un frère qui reçoit tous ces biens qu’on lui laisse,
Et qui vient enlever encor votre maîtresse.
Voilà tout à la fois cinq ou six incidents
Capables d’étourdir les plus habiles gens.

Le Chevalier

Nous ferons tête à tout ; et de cette aventure
Je conçois dans mon cœur un favorable augure.

Valentin

Soixante mille écus nous feroient grand besoin.

Le Chevalier

Il faut, pour les avoir, employer notre soin.
Ils sont à moi, du moins, tout autant qu’à mon frère ;
Mais il faut déterrer le frère et le notaire.
Va, cours, informe-toi, ne perds pas un moment.

Valentin

Vous connoissez mon zèle et mon empressement ;
Et s’il est à Paris, j’ai des amis fidèles,
Qui, dans une heure au plus, m’en diront des nouvelles.

Le Chevalier

Je vais chez Araminte, elle sait mon retour ;
Il faudra feindre encor que je brûle d’amour.
Elle n’a nul soupçon de ma nouvelle flamme.
Tu sais le caractère et l’esprit de la dame :
Elle est vieille, et jalouse à désoler les gens ;
Ses airs et ses discours sont tous impertinents ;
Enfin, c’est une folle, et qui veut qu’on la flatte :
Quoiqu’un rayon d’espoir pour mon amour éclate,
Incertain du succès, je la veux ménager.
Retourne à la douane, au coche, au messager.

Mais Araminte sort. Va vite où je t’envoie.

Valentin emporte la malle et sort.


Scène III


ARAMINTE, FINETTE, LE CHEVALIER.

A part.

Araminte

Nous reverrons Ménechme aujourd’hui : quelle joie !
Je ne puis demeurer en place, ni chez moi.
Pareil empressement doit l’agiter, je crois.
Comment me trouves-tu ? Dis, Finette.

Finette

Charmante.
Votre beauté surprend, ravit, enlève, enchante.
Il semble que l’Amour, dans ce jour si charmant,
Ait pris soin par mes mains de votre ajustement.

Araminte

Cette fille toujours eut le goût admirable.

Apercevant le Chevalier qui s’approche.

Ah ! Monsieur, vous voilà ! Quel destin favorable,
Plus que je n’espérois, presse votre retour ?
Et quel dieu près de moi vous ramène ?

Le Chevalier

L’Amour.

Araminte

L’Amour ! Le pauvre enfant !

Le Chevalier

Votre aimable présence
Me dédommage bien des chagrins de l’absence.

Non, je ne vois que vous qui, sans art, sans secours,
Puissiez paroître ainsi plus jeune tous les jours.

Araminte

Fi donc, badin ! L’amour quelquefois, quoique absente,
À votre souvenir me rendoit-il présente ?
Votre portrait charmant, et qui fait tout mon bien,
Que je reçus de vous, quand vous prîtes le mien,
Me consoloit un peu d’une absence effroyable :
Le mien a-t-il sur vous fait un effet semblable ?

Le Chevalier

Votre image m’occupe et me suit en tous lieux ;
La nuit même ne peut vous cacher à mes yeux.
Et cette nuit encor, je rappelle mon songe,
(Ô douce illusion d’un aimable mensonge !)
Je me suis figuré, dans mon premier sommeil,
Être dans un jardin, au lever du soleil,
Que l’Aurore vermeille, avec ses doigts de roses,
Avait semé de fleurs nouvellement écloses :
Là, sur les bords charmants d’un superbe canal,
Qui reçoit dans son sein un torrent de cristal,
Où cent flots écumants, et tombant en cascades,
Semblent être poussés par autant de Naïades ;
Là, dis-je, reposant sur un lit de roseaux,
Je vous vois sur un char sortir du fond des eaux :
Vous aviez de Vénus et l’habit et la mine :
Cent mille Amours poussoient une conque marine,
Et les zéphyrs badins, volant de toutes parts,
Faisoient au gré des airs flotter des étendards.

Finette

Ali, ciel ! Le joli rêve !

Araminte

Achevez, je vous prie.

Le Chevalier

Mon âme, à cet aspect, d’étonnement saisie…

Araminte

Et j’étois la Vénus flottant sur ce canal ?

Le Chevalier

Oui, madame, vous-même, en propre original.
L’esprit donc enchanté d’un si noble spectacle,
Je me suis avancé près de vous sans obstacle.

Araminte

De grâce, dites-moi, parlant sincèrement,
Sous l’habit de Vénus, avois-je l’air charmant,
Le port noble et divin ?

Le Chevalier

Le plus divin du monde :
Vous sentiez la déesse une lieue à la ronde.
M’étant donc avancé pour vous donner la main,
Le jardin à mes yeux a disparu soudain ;
Et je me suis trouvé dans une grotte obscure,
Que l’art embellissoit ainsi que la nature.
Là, dans un plein repos, et couronné de fleurs,
Je vous persuadois de mes vives douleurs.
Vous vous laissiez toucher d’une bonté nouvelle,
Et preniez de Vénus la douceur naturelle,
Lorsque, par un malheur qui n’a point de pareil,
Mon valet, en entrant, a causé mon réveil.

Araminte

Je suis au désespoir de cette circonstance ;
Et voilà des valets I’ordinaire imprudence !
Toujours mal à propos ils viennent vous trouver.

Le Chevalier

Mon songe n’est pas fait, et je veux l’achever.

Araminte

D’accord. Mais je voudrois que, pour vous satisfaire,
Votre bonheur toujours ne fût pas en chimère,
Et qu ? un heureux hymen, entre nous concerté,
Pût donner à vos feux plus de réalité.
Mais j ? en crains le retour : dans le siècle où nous sommes,
Le dégoût dans l’hymen est naturel aux hommes ;
Et la possession souvent du premier jour
Leur ôte tout le sel et le goût de l’amour.

Le Chevalier

Ah, madame ! Pour vous mon amour est extrême :
Je sens qu’il doit aller par-delà la mort même ;
Et si, par un malheur que je n’ose prévoir,
Votre mort… Ah, grands dieux ! Ciel affreux désespoir !
Mon âme, en y pensant, de douleur possédée…

Araminte

Rejetons loin de nous cette funeste idée ;
Et, pour mieux célébrer le plaisir du retour,
Je veux que nous dînions ensemble dans ce jour.
J’ai fait, dès ce matin, inviter une amie,
Et vous augmenterez la bonne compagnie.

Le Chevalier

Madame, cet honneur m’est bien avantageux.

Une affaire à présent m’arrache de ces lieux :
Pour revenir plus tôt, je pars en diligence.

Araminte

Allez. Je vous attends avec impatience.

Le Chevalier

Ici, dans un moment, je reviens sur mes pas.


Scène IV


ARAMINTE, FINETTE.

Araminte

L’amour qu’il a pour moi ne s’imagine pas :
Mais, en revanche aussi, je l’aime à la folie.
Comment le trouves-tu ?

Finette

Sa figure est jolie.
Son valet Valentin n’est pas mal fait aussi :
Nous nous aimons un peu.


Scène V


DÉMOPHON, ARAMINTE, FINETTE.

Finette

Mais quelqu’un vient ici.
C’est Démophon.

Démophon

Bonjour, ma sœur.

Araminte

Bonjour, mon frère.

Démophon

Bonjour. J’allois chez vous pour vous parler d’affaire.

Araminte

Ici, comme chez moi, vous pouvez m’ennuyer.

Démophon

Votre nièce Isabelle est d’âge à marier ;
Et monsieur Robertin, dont je connois le zèle,
A su me ménager un bon parti pour elle ;
Un jeune homme doué d’esprit et de vertus,
Possédant, qui plus est, soixante mille écus
D’un oncle qui l’a fait unique légataire,
Dont ledit Robertin est le dépositaire :
Et j’apprends, par les mots du billet que voici,
Que cet homme en ce jour doit arriver ici.

Araminte

J’en suis vraiment fort aise.

Démophon

Or donc, ce mariage
Étant pour la famille un fort grand avantage,
Et vous voyant déjà, ma sœur, sur le retour,
N’ayant, comme je crois, nul penchant pour l’amour,
Je me suis bien promis qu’en faveur de l’affaire,
Vous feriez de vos biens donation entière,
Vous gardant l’usufruit jusques à votre mort.

Araminte

Jusqu’à ma mort ! Vraiment ce projet me plaît fort !
Vous vous êtes promis, il faut vous dépromettre.

L’âge, comme je crois, peut encor me permettre
D’aspirer à l’hymen ; et d’avoir des enfants.

Démophon

Vous moquez-vous, ma sœur ? Vous avez cinquante ans.

Araminte

Moi, j’ai cinquante ans ! Moi ! Finette ?

Finette

Quels reproches !
Hélas ! On n’est jamais trahi que par ses proches.
À cause que madame a vécu quelque temps,
On ne la croit plus jeune ! Il est de sottes gens !

Démophon

Ma sœur, dans mon calcul je crois vous faire grâce ;
Et je raisonne ainsi : J’en ai cinquante, et passe ;
Vous êtes mon aînée ; ergo, dans un seul mot,
Vous voyez si j’ai tort.

Araminte

Votre ergo n’est qu’un sot ;
Et je sais fort bien, moi, que cela ne peut être.
Ma jeunesse à mon teint se fait assez connoître.
Ce que je puis vous dire en termes clairs et nets,
C’est qu’il faut de mon bien vous passer pour jamais ;
Que je me porte mieux que tous tant que vous êtes ;
Que, malgré les complots qu’en votre âme vous faites,
Je prétends enterrer, avec l’aide de Dieu,
Les enfants que j’aurai, vous et ma nièce. Adieu.
C’est moi qui vous le dis ; m’entendez-vous, mon frère ?
Allons, Finette, allons.

Elle sort.


Scène VI


FINETTE, DÉMOPHON.

Démophon

Le joli caractère !

Finette

Monsieur, une autre fois, ou bien ne parlez pas,
Ou prenez, s’il vous plaît, de meilleurs almanachs.
Ma maîtresse est encor, malgré vous, jeune et belle ;
Et tous les connoisseurs vous la soutiendront telle.


Scène VII


Démophon

Seul.

Je jugeois à peu près quels seroient ses discours ;
Et j’ai fort prudemment cherché d’autres secours.
Allons voir le notaire, et prenons des mesures
Pour rendre, s’il se peut, les affaires bien sûres.
Si l’homme en question est tel qu’on me l’a dit,
Terminons au plus tôt l’hymen dont il s’agit.


ACTE II



Scène I


LE CHEVALIER, VALENTIN.

Valentin

Votre frère est trouvé, mais ce n’est pas sans peine ;
Vous m’en voyez, monsieur, encor tout hors d’haleine.
J’avois couru Paris de l’un à l’autre bout,
Au coche, au messager, la poste, et partout ;
Et je vous avertis que je n’ai passé rue,
Où quelque créancier ne m’ait choqué la vue :
J’ai même rencontré ce Gascon, ce Marquis,
À qui, depuis un an, nous devons cent louis…

Le Chevalier

J’ai honte de devoir si longtemps cette somme :
Il me l’a, tu le sais, prêtée en galant homme ;
Et du premier argent que je pourrai toucher,
De m’acquitter vers lui rien ne peut m’empêcher.

Valentin

Tant mieux. Ne sachant plus enfin quel parti prendre,
À la douane encor j’ai bien voulu me rendre ;
Là, j’ai vu votre frère au milieu des commis,
Qui s’emportoit contre eux du quiproquo commis.
Je l’ai connu de loin ; et cette ressemblance,

Dont vous m’avez parlé, passe toute croyance :
Le visage et les traits, l’air et le ton de voix,
Ce n’est qu’un ; je m’y suis trompé plus d’une fois.
Son esprit, il est vrai, n’est pas semblable au vôtre.
Il est brusque, impoli ; son humeur est tout autre :
On voit bien qu’il n’a pas goûté l’air de Paris ;
Et c’est un franc Picard qui tient de son pays.

Le Chevalier

On doit peu s’étonner de cet air de rudesse
Dans un provincial nourri sans politesse :
Et ce n’est qu’à Paris que l ? on perd aujourd’hui
Cet air sauvage et dur qui règne encore en lui.

Valentin

De loin, comme j’ai dit, j’observois sa querelle ;
Et quand il est sorti, j’ai fait briller mon zèle ;
J’ai flatté son esprit ; enfin, j’ai si bien fait,
Qu’il veut, comme je crois, me prendre pour valet.
Il s’est même informé pour une hôtellerie.
Moi, dans les hauts projets dont mon âme est remplie,
J’ai d’abord enseigné l’auberge que voici.
Il doit dans un moment me venir joindre ici.

Le Chevalier

Quels sont ces hauts projets dont ton âme est charmée ?

Valentin

La Fortune aujourd’hui me paroît désarmée.
Tantôt, chemin faisant, j’ai cru, sans me flatter,
Que de la ressemblance on pourroit profiter,
Pour obtenir plus tôt Isabelle du père,
Et tirer, qui plus est, cet argent du notaire :

Ce seroit deux beaux coups à la fois !

Le Chevalier

Oui vraiment.

Valentin

Cela pourroit peut-être arriver aisément.
À notre campagnard nous donnerions la tante ;
Pour vous seroit la nièce, et pour moi la suivante.

Le Chevalier

Mais comment ferions-nous, dans ce hardi dessein,
Pour mettre promptement cette affaire en bon train ?

Valentin

Il faut premièrement quitter cette parure,
Prendre d’un héritier l’habit et la figure,
L’air entre triste et gai. Le deuil vous sied-il bien ?

Le Chevalier

Si c’est comme héritier, ma foi, je n’en sais rien :
Jamais succession ne m’est encor venue.

Valentin

Faites bien le dolent à la première vue.
Imposez au notaire, et soyez diligent,
Autant que vous pourrez, à toucher cet argent.

Le Chevalier

J’ai de tromper mon frère, au fond, quelque scrupule.

Valentin

Quelle délicatesse et vaine et ridicule !
Nantissez-vous de tout sans rien mettre au hasard ;
Après, à votre gré vous lui ferez sa part.
S’il tenoit cet argent, il se pourroit bien faire
Qu’il n’auroit pas pour vous un si bon caractère.

Le Chevalier

Si pour ce bien offert tu me vois quelque ardeur,
C’est pour mieux mériter Isabelle et son cœur.
Je l’adore ; et je puis te dire, en confidence :
Qu’elle ne me voit pas avec indifférence ;
Son père n’en sait rien, et ne me connoît pas ;
Pour l’obtenir de lui je n’ai fait aucun pas ;
Et n’ayant pour tout bien que la cape et l’épée,
Toute mon espérance auroit été trompée.
Quelque raison encor m’arrête en ce moment.

Valentin

Quelle est-elle ?

Le Chevalier

J’ai pris certain engagement ?
Et promis, par écrit, d’épouser Araminte.

Valentin

Sur cet engagement bannissez votre crainte.
Bon ! Si l’on épousoit autant qu’on le promet,
On se marieroit plus que la loi ne permet.
Allons au fait. Pour mettre en état notre affaire,
Il faut être vêtu comme l’est votre frère.
Il porte le grand deuil ; son linge est effilé ;
Un baudrier noué d’un crêpe tortillé ;
Sa perruque de peu diffère de la vôtre,
Ainsi vous n’aurez pas besoin d’en prendre une autre.
Allez vous encrêper sans perdre un seul instant.

Le Chevalier

Pour dîner avec elle Araminte m’attend.

Valentin

Vous avez maintenant bien autre chose à faire ;
Vous dînerez demain. Je crois voir votre frère :
Il vient de ce côté, je ne me trompe pas ;
Vous, de cet autre-ci marchez, doublez le pas.

Le Chevalier

Mais, dis-moi cependant…

Valentin

Je n’ai rien à vous dire ;
De tout, dans un moment, je saurai vous instruire.


Scène II


MÉNECHME, LE CHEVALIER.

Valentin

À la fin vous voilà, monsieur. Depuis longtemps,
Pour tenir ma parole, ici je vous attends.

Ménechme

Oui vraiment me voilà ; mais j’ai cru de ma vie
Ne pouvoir arriver à votre hôtellerie.
Quel pays ! Quel enfer ! J’ai fait cent mille tours ;
Je n’ai jamais couru tant de risque en mes jours.
On ne peut faire un pas que l’on ne trouve un piège :
Partout quelque filou m’investit et m’assiége.
Là, l’épée à la main, des archers malfaisants,
Conduisant leur capture, insultent les passants.
Un fiacre, me couvrant d’un déluge de boue,
Contre le mur voisin m’écrase de sa roue.

Et, voulant me sauver, des porteurs inhumains
De leur maudit bâton me donnent dans les reins.
Quel bruit confus ! Quels cris ! Je crois qu’en cette ville
Le diable a pour jamais élu son domicile.

Valentin

Oh ! Paris est un lieu de tumulte et d’éclat.

Ménechme

Comment ! J’aimerois mieux cent fois être au sabbat.
Un bois plein de voleurs est plus sûr. Ma valise,
Contre la foi publique, en arrivant, m’est prise ;
On la change en une autre, où ce qui fut dedans,
À le bien estimer, ne vaut pas quinze francs :
Des billets doux de femme y sont pour toutes hardes.

Valentin

Il faut en ce pays être un peu sur ses gardes.

Ménechme

Je ne le vois que trop. Suffit, ce coup de main
Me rendra désormais plus alerte et plus fin.
Heureusement encor, laissant ma malle au coche,
J’ai mis fort prudemment mon argent dans ma poche.

Valentin

En toute occasion on voit les gens d’esprit.
Je vous ai, dans ce lieu, fait préparer un lit,
Dans un appartement fort propre et fort tranquille.
Comptez-vous de rester longtemps en cette ville ?

Ménechme

Le moins que je pourrai ; je n’ai pas trop sujet
De me louer fort d’elle et d’être satisfait.
Je viens m’y marier.

Valentin

C’est pourtant une affaire
Que l’on ne conclut pas en un jour, d’ordinaire.

Ménechme

J’y viens pour prendre aussi soixante mille écus,
Qu’un oncle que j’avois, et qu’enfin je n’ai plus,
Attendu qu’il est mort, par grâce singulière,
M ? a laissé depuis peu, comme à son légataire.

Valentin

Tout est-il pour vous seul, monsieur ?

Ménechme

Assurément.
La guerre m’a défait d’un frère heureusement.
Depuis près de vingt ans, à la fleur de son âge,
Il a de l’autre monde entrepris le voyage,
Et n’est point revenu.

Valentin

Le ciel lui fasse paix,
Et dans tous vos desseins vous donne un plein succès !
Si vous avez besoin de mon petit service,
Vous pouvez m’employer, monsieur, à tout office :
Je connois tout Paris, et je suis toujours prêt
À servir mes amis sans aucun intérêt.

Ménechme

Ne sauriez-vous me dire où loge un certain homme,
Un honnête bourgeois, que Démophon l’on nomme ?

Valentin

Démophon ?

Ménechme

Justement, c’est ainsi qu’il a nom.

Valentin

Qui vous peut enseigner mieux que moi sa maison ?
Nous irons. Avez-vous avec lui quelque affaire ?

Ménechme

Oui. Sauriez-vous encore où demeure un notaire.
Qu’on nomme Robertin ?

Valentin

Ali ! Vraiment, je le crois ;
Vous ne pouvez pas mieux vous adresser qu’à moi :
Il est de mes amis, et nous irons ensemble.


Scène III


FINETTE, MÉNECHME, VALENTIN.

Valentin

A part.

Mais j’aperçois Finette. Ah ! Juste ciel ! Je tremble
Qu’elle ne vienne ici gâter ce que j’ai fait.

Finette

A Valentin.

Que diantre fais-tu là, planté comme un piquet ?
Le dîner se morfond ; ma maîtresse s’ennuie.

Apercevant Ménechme, qu’elle prend pour le Chevalier.

Ah ! Vous voilà, monsieur ! Vraiment j’en suis ravie !

Ménechme

Et pourquoi donc ?

Finette

J’allois, au-devant de vos pas,
Voir qui peut empêcher que vous ne venez pas :

Ma maîtresse ne peut en deviner la cause.
Mais qu’est-ce donc, monsieur ? Quelle métamorphose !
Pourquoi cet habit noir et ce lugubre accueil ?
En peu de temps, vraiment, vous avez pris le deuil.
Faut-il, pour un dîner, s’habiller de la sorte ?
Venez-vous d’un convoi, monsieur ?

Ménechme

Que vous importe ?

A part, à Valentin.

Je suis comme il me plaît. Les filles, en ces lieux,
Ont l’abord familier, et l’esprit curieux.

Valentin

Bas, à Ménechme.

C’est l’humeur du pays ; et, sans beaucoup d’instance,
Avec les étrangers elles font connoissance.

Finette

Mon zèle de ces soins ne peut se dispenser :
À ce qui vous survient je dois m’intéresser :
Ma maîtresse a pour vous une tendresse extrême,
Et je dois l’imiter.

Ménechme

Votre maîtresse m’aime ?

Finette

Ne le savez-vous pas ?

Ménechme

Je veux être pendu
Si, jusqu’à ce moment, j’en ai jamais rien su.

Finette

Vous en avez pourtant déjà fait quelque épreuve :
Et, si vous en voulez de plus solide preuve,
Quand vous souhaiterez, vous serez son époux.

Ménechme

Je serai son époux ?

Finette

Oui vraiment.

Ménechme

Qui ? Moi ?

Finette

Vous.
Vous n’avez pas, je crois, d’autre dessein en tête.

Ménechme

La proposition est, ma foi, fort honnête ! ,

A part, à Valentin.

Voilà, sur ma parole, une agente d’amour.

Valentin

Bas, à Ménechme.

Elle en a bien la mine.

Finette

Avant votre retour,
Mille amants sont venus s’offrir à ma maîtresse ;
Mais Ménechme est le seul qui flatte sa tendresse.

Ménechme

D’où savez-vous mon nom ?

Finette

D’où vous savez le mien.

Ménechme

D’où je sais le vôtre ?

Finette

Oui.

Ménechme

Je n’en sus jamais rien.
Je ne vous connois point.

Finette

À quoi bon cette feinte ?
Je me nomme Finette, et sers chez Araminte ;
Et plus de mille fois je vous ai vu chez nous.

Ménechme

Vous servez chez elle ?

Finette

Oui.

Ménechme

Ma foi, tant pis pour vous,
Je ne m’y connois pas, ou bien, sur ma parole,
Vous êtes là, ma mie, en très mauvaise école.

Finette

Laissons ce badinage. En un mot, comme en cent,
Ma maîtresse à dîner chez elle vous attend.
Pour vous faire trouver meilleure compagnie,
Elle a, dans ce repas, invité son amie,
Belle et de bonne humeur, qui loge en son quartier.

Ménechme

Votre maîtresse fait un fort joli métier !

Finette

Bas, à Valentin.

Mais parle-moi donc, toi. Quelle vapeur nouvelle

  
A pu, dans un moment, déranger sa cervelle ?

Valentin

Bas, à Finette.

Depuis un certain temps il est assez sujet
À des distractions dont tu peux voir l’effet.
Il me tient quelquefois un discours vain et vague,
À tel point qu’on diroit souvent qu’il extravague.

Finette

Tantôt il paraissoit assez sage ; et peut-on
Perdre en si peu de temps et mémoire et raison ?

A Ménechme.

Voulez-vous, de bon sens, me dire une parole ?

Ménechme

Mais vous-même, ma mie, êtes-vous ivre ou folle,
De me baliverner avec vos contes bleus,
Et me faire enrager depuis une heure ou deux ?
Qu’est-ce qu’une Araminte, un objet qui m’adore,
Une amie, un dîner, et cent discours encore,
Tous plus sots l’un que l’autre, à quoi l’on ne comprend
Non plus qu’à de l’algèbre, ou bien à l’Alcoran ?

Finette

Vous ne voulez donc pas être plus raisonnable,
Ni dîner au logis ?

Ménechme

Non, je me donne au diable.
Votre maîtresse ailleurs, en ses nobles projets,
Peut à d’autres oiseaux tendre ses trébuchets.
Et vous, son émissaire et son honnête agente,
C’est un vilain emploi que celui d’intrigante ;

Quelque malheur enfin vous en arrivera,
Je vous en avertis, quittez ce métier-là.
Faites votre profit de cette remontrance.

Finette

Nous verrons si dans peu vous aurez l’insolence
De faire à ma maîtresse un discours aussi sot :
Je vais lui dire tout, sans oublier un mot.

A Valentin.

Adieu, digne valet d’un trop indigne maître :
J’espère que dans peu nous nous ferons connoître.

A part.

Je ne le connois plus, et ne sais où j’en suis.


Scène IV


MÉNECHME, VALENTIN.

Ménechme

Quelle ville, bon Dieu ! Quel étrange pays !
On me l’avoit bien dit, que ces femmes coquettes,
Pour faire réussir leurs pratiques secrètes,
Des nouveaux débarqués s’informoient avec soin,
Pour leur dresser après quelque piège au besoin.

Valentin

Au coche elle aura pu savoir comme on vous nomme,
Et que vous arrivez pour toucher une somme.

Ménechme

Justement, c’est de là qu’elle a pu le savoir :
Mais contre leurs complots j’ai su me prévaloir ;

Et si de m’attraper quelqu’un se met en tête,
Il ne faut pas, ma foi, que ce soit une bête.

Valentin

Ne restons pas, monsieur, en ce lieu plus longtemps :
Les femmes à Paris ont des attraits tentants,
Où les cœurs les plus fiers enfin se laissent prendre.

Ménechme

Votre conseil est bon ; entrons sans plus attendre.


Scène V


ARAMINTE, FINETTE, MÉNECHME, VALENTIN.

Araminte

A Finette.

Non, je ne croirai point ce que tu me dis là.

Finette

Vous verrez si je mens : parlez-lui, le voilà.

Araminte

A Ménechme, qu’elle prend pour le Chevalier.

Tandis que de vous voir je meurs d’impatience,
Vous témoignez, monsieur, bien de l’indifférence !
Le dîner vous attend ; et vous savez, je crois,
Que je n’ai de plaisir que lorsque je vous vois.

Ménechme

En vérité, madame, il faut que je vous dise…
Que je suis fort surpris… et que dans ma surprise…
Je trouve surprenant… Je ne m’attendois pas
À voir ce que je vois… Car enfin vos appas,
Quoiqu’un peu… dérangés… pourroient bien me confondre :

A part.

Si d’ailleurs… Par ma foi je ne sais que répondre.

Araminte

Le trouble où je vous vois, ce noir déguisement,
Ne m’annoncent-ils point de triste événement ?
Vous est-il survenu quelque mauvaise affaire ?
Parlez, mon cher enfant. Daignez ne me rien taire.
Vous êtes-vous battu ?

Ménechme

Jamais je ne me bats.

Araminte

Tout mon bien est à vous, et ne l’épargnez pas.
Quand on s’aime, et qu’on a pour but de chastes chaînes,
Tout le bien et le mal, les plaisirs et les peines,
Tout, entre deux amants, doit ne devenir qu’un.
Il faut mettre nos maux et nos biens en commun ;
Et je veux avec vous courir même fortune.

Ménechme

Je vous suis obligé de vous voir si commune ;
Mais je n’userai point de la communauté
Que vous m’offrez, madame, avec tant de bonté.

Araminte

Mais je ne comprends point quels discours sont les vôtres.

Finette

Bon ! Madame, il m’en a tantôt tenu bien d’autres.

Valentin

Bas, à Araminte.

Dans ses discours, parfois, il est impertinent.

Araminte

Entrons donc pour dîner.

Ménechme

Je ne puis maintenant ;
J’ai quelque affaire ailleurs.

Araminte

J’ai tort de vous contraindre ;
Mais de votre froideur j’ai sujet de tout craindre.

Ménechme

Quel diantre de discours ! Passez, et laissez-nous.
Je n’ai jamais senti ni froid ni chaud pour vous.

Finette

Hé bien ! Peut-on plus loin porter l’impertinence ?
Ferme, monsieur ; ici poussez bien l’insolence :
Mais, ma foi, si jamais chez nous vous revenez,
Je vous fais de la porte un masque sur le nez.

Ménechme

Quand j’irai, je consens, pour punir ma folie,
Que la porte sur moi se brise et m’estropie.

Araminte

Mais d’où venez-vous donc ? Ne me déguisez rien.

Ménechme

Vous feignez l’ignorer ; mais vous le savez bien.
N’avez-vous pas tantôt envoyé voir au coche
Qui je suis, d’où je viens, où je vais ?

Araminte

Quel reproche !
Et de quel coche ici me venez-vous parler ?

Ménechme

Du coche le plus rude où mortel puisse aller ;
Et je ne pense pas que, de Paris à Rome,
Un autre, tel qu’il soit, cahote mieux son homme.

Araminte

Finette, il perd l’esprit.

Finette

Il ne perd pas beaucoup.
II faut assurément qu’il ait trop bu d’un coup :
C’est le vin qui le porte à ces extravagances.

Ménechme

Je suis las, à la fin, de tant d’impertinences.
Des soins plus importants me mettent en souci :
C’est pour les terminer que l’on me voit ici,
Et non pas pour dîner avec des créatures
Qui viennent comme vous chercher des aventures.

Araminte

Des créatures ! Ciel ! Quels termes sont-ce là ?

Finette

Des créatures ! Nous ! Ah, madame ! Voilà
Les deux plus grands fripons… Si vous m’en voulez croire,
Frottons-les comme il faut, pour venger notre gloire.

Ménechme

Doucement, s’il vous plaît ; modérez votre ardeur.

Finette

Je ne me suis jamais senti tant de vigueur.
J’aurai soin du valet ; n’épargnez pas le maître.

Valentin

Se sauvant.

De tout ce différend je ne veux rien connoître,

Et je ne prétends point me battre contre toi.
Si l’on vous brutalise, est-ce ma faute à moi ?

Araminte

Que je suis malheureuse ! Et quelle est ma foiblesse
D’avoir à cet ingrat déclaré ma tendresse !
Finette, tu le sais ; rien ne te fut caché.

Finette

Perfide ! Scélérat ! Ton cœur n’est point touché ?

Ménechme

La, la, consolez-vous. Si cet amour extrême
Est venu promptement, il passera de même.

Araminte

Va, n’attends plus de moi que haine et que rigueurs.

Elle s’en va.

Ménechme

Bon ! Je me passerai fort bien de vos faveurs.


Scène VI


FINETTE, MÉNECHME, VALENTIN.

Finette

A Ménechme.

Ah ! Maudit renégat, le plus méchant du monde !
Que le ciel te punisse, et l’enfer te confonde !
Si nous avions bien fait, nous t’aurions étranglé.
Il faut assurément qu’on l’ait ensorcelé ;
Et ce n’est plus lui-même.

Finette sort ; Ménechme la suit, et s’arrête à l’entrée d’one rue.
Ménechme

A Finette et à Araminte qu’il suit des yeux.

Adieu donc, mes princesses :
Choisissez mieux vos gens pour placer vos tendresses.


Scène VII


MÉNECHME, VALENTIN.

Ménechme

Revenant, à Valentin

Mais voyez quelle rage et quel déchaînement ?
J’ai senti cependant un tendre mouvement ;
Le diable m’a tenté. J’ai trouvé la suivante
D’un minois revenant, et fort appétissante.

Valentin

Vous avez jusqu’au bout bravement combattu ;
Et l’on ne peut assez louer votre vertu.
Mais entrons au plus tôt dans cette hôtellerie,
Pour n’être plus en butte à quelque brusquerie.
Là, si vous me jugez digne de quelque emploi,
Vous pourrez m’occuper, et vous servir de moi.

Ménechme

Je brûle cependant d’aller voir ma maîtresse :
Un désir curieux, plus que l’amour, me presse.

Valentin

Lorsque vous aurez fait un tour dans la maison,
Je vous y conduirai, si vous le trouvez bon.

Ménechme

Adieu, jusqu’au revoir.


Scène VIII


Valentin

Seul.

Je vais trouver mon maître,
Savoir en quel état les choses peuvent être ;
S’il agit de sa part ; s’il a bon air en deuil.
Courage, Valentin ; ferme ; bon pied, bon œil.


ACTE III



Scène I


LE CHEVALIER, VALENTIN.

Valentin

Rien n’est plus surprenant ; et votre ressemblance
Avec votre jumeau passe la vraisemblance.
Vous et lui ce n’est qu’un : étant vêtu de deuil,
Il n’est homme à présent dont vous ne trompiez l’œil.
On ne peut distinguer qui des deux est mon maître ;
Et moi, votre valet, j’ai peine à vous connoître.
Pour ne m’y pas tromper, souffrez que, de ma main,
Je vous attache ici quelque signe certain.
Donnez-moi ce chapeau.

Le Chevalier

Qu’en prétends-tu donc faire ?

Valentin

Mettant une marque an chapeau.

Vous marquer de ma marque, ainsi que votre père,
Pour vous mieux distinguer, faisoit fort prudemment.

Le Chevalier

Tu veux rire, je crois ?

Valentin

Je ne ris nullement :
Et je pourrois fort bien, le premier, m’y méprendre.

Le Chevalier

Le notaire à ces traits s’est déjà laissé prendre :
Il m’a reçu d’abord d’un accueil obligeant ;
Et dans une heure il doit me compter mon argent.

Valentin

Quoi, monsieur ! Il vous doit compter toute la somme,
Soixante mille écus ?

Le Chevalier

Tout autant.

Valentin

L’honnête homme !
D’autres à ce jumeau se sont déjà mépris :
Pour vous, en ce lieu même, Araminte l’a pris,
Et chez elle à dîner a voulu l’introduire.
Lui, surpris, interdit, et ne sachant que dire,
Croyant qu’elle tendoit un piège à sa vertu,
L’a brusquement traitée ; il s’est presque battu ;
Et, si je n’avois pas apaisé la querelle,
Il seroit arrivé mort d’homme ou de femelle.

Le Chevalier

Mais n’a-t-il point sur moi quelques soupçons naissants ?

Valentin

Quel soupçon voulez-vous qu’il ait ? Depuis vingt ans
Il vous croit trop bien mort ; et jamais, quoiqu’on ose,
Il ne peut du vrai fait imaginer la cause.

Le Chevalier

L’aventure est plaisante, et j’en ris à mon tour.
Mais voyons le beau-père, et servons notre amour.
Heurte vite.

Valentin va frapper à la porte de Démophon, qui sort.

Scène II


DÉMOPHON, LE CHEVALIER, VALENTIN.

Valentin

A Démophon.

Êtes-vous, monsieur, un honnête homme
Appelé Démophon ?

Démophon

C’est ainsi qu’on me nomme.

Valentin

Je me réjouis fort de vous avoir trouvé.
Voilà mon maître ici fraîchement arrivé,
Qui se nomme Ménechme, et qui vient de Péronne,
À dessein d’épouser votre fille en personne.

Démophon

Au Chevalier.

Ah, monsieur ! Permettez que cet embrassement
Vous fasse voir l’excès de mon contentement.

Le Chevalier

Souffrez aussi, monsieur, qu’une pareille joie
Dans cet embrassement à vos yeux se déploie,
Et que tout le respect ici vous soit rendu,
Que doit à son beau-père un gendre prétendu.

Démophon

Votre taille, votre air, votre esprit, tout m’enchante
Et mon âme seroit entièrement contente,
Si votre oncle défunt, que je voyois souvent,
Pour voir cette alliance étoit encor vivant.

Le Chevalier

Ah, monsieur ! N’allez pas rappeler de sa cendre

Un oncle que j’aimois d’une amitié bien tendre.
Ce garçon vous dira l’excès de mes douleurs,
Et combien, à sa mort, j’ai répandu de pleurs.

Valentin

Qu’à son âme le ciel fasse miséricorde !
Mais nous parler de lui, c’est toucher une corde
Bien triste… et qui pourrait… Mais il étoit bien vieux.

Démophon

Mais point trop. Nous étions de même âge tous deux,
Cinquante ans environ.

Valentin

Ce mot se peut entendre
En diverses façons, suivant qu’on le veut prendre.
Je dis qu’il étoit vieux pour son peu de santé ;
Il se plaignoit toujours de quelque infirmité.

Démophon

Point du tout ; et je crois que, dans toute sa vie,
Il ne fut attaqué que de la maladie
Qui causa de sa mort le funeste accident.

Le Chevalier

C’étoit un corps de fer.

Valentin

Il est vrai… cependant…

Le Chevalier

Bas, à Valentin.

Tais-toi donc.

Démophon

Ce discours peut rouvrir votre plaie ;
Prenons une matière et plus vive et plus gaie.
Vous allez voir ma fille ; et j’ose me flatter

Que son air et ses traits pourront vous contenter.

Le Chevalier

Il faudra que pour moi le devoir sollicite ;
Je compte, en vérité, bien peu sur mon mérite.

Démophon

Vous avez très grand tort, vous devez y compter ;
Et du premier coup d’œil vous saurez l’enchanter.
Je me connois en gens, croyez-en ma parole :
Et, de plus, Isabelle est une cire molle
Que je forme et pétris comme il mie prend plaisir.
Quand vous ne seriez pas au gré de son désir
(Ce qui me tromperoit bien fort), je suis son père.
Et pour voir à mes lois combien elle défère,
Mettez-vous à l’écart, je m’en vais l’appeler ;
Et, sans être aperçu, vous l’entendrez parler.

Il entre chez lui.


Scène III


LE CHEVALIER, VALENTIN.

Le Chevalier

Laissez-moi seul ici ; va-t’en trouver mon frère :
Empêche-le surtout d’aller chez le notaire ;
C’est le point principal.

Valentin

J’en demeure d’accord.
Mais je ne pourrai pas, dans son ardent transport,
L’empêcher de venir ici voir sa maîtresse ;

Ainsi je suis d’avis, quelque ardeur qui vous presse,
Que vous soyez succinct en discours amoureux.

Le Chevalier

Va vite ; je ne suis qu’un moment en ces lieux.


Scène IV


DÉMOPHON, ISABELLE, LE CHEVALIER.

A l’écart.

Démophon

Isabelle, approchez.

Isabelle

Que voulez-vous, mon père ?

Démophon

Vous dire quatre mots, et vous parler d’affaire.
Un homme de province, assez bien fait pourtant,
Doit, pour vous épouser, arriver à l’instant.

Isabelle

A part.

Qu’entends-je ?

Démophon

Ce parti vous est fort convenable ;
La naissance, le bien, tout m’en est agréable ;
Et la personne aussi sera de votre goût.

Isabelle

Mon père, sans pousser ce discours jusqu’au bout,
Permettez-moi de dire, avecque déférence,
Et sans vouloir pour vous manquer d’obéissance,
Que je ne prétends point me marier.

Démophon

Comment !
D’où vous vient pour l’hymen ce brusque éloignement ?
Vous n’avez pas tenu toujours un tel langage.

Isabelle

Il est vrai ; mais enfin l’esprit vient avec l’âge.
J’en connois les dangers. Aujourd’hui les époux
Sont tous, pour la plupart, inconstants ou jaloux ;
Ils veulent qu’une femme épouse leurs caprices :
Les plus parfaits sont ceux qui n’ont que peu de vices.

Démophon

Celui-ci te plaira quand tu l’auras connu.

Isabelle

Tel qu’il soit, je le hais avant de l’avoir vu :
Il suffit que ce soit un homme de province ;
Et je n’en voudrois pas, quand ce seroit un prince.

Le Chevalier

Se montrant.

Madame, il ne faut pas si fort se déchaîner
Contre le malheureux que l’on veut vous donner :
Si vous le haïssez, il s’en peut trouver d’autres
De qui les sentiments différeront des vôtres.

Isabelle

A part.

Que vois-je ? Juste ciel ! Et quel étonnement !
C’est Ménechme, grands dieux ! C’est lui, c’est mon amant.

Démophon

Au Chevalier.

Je suis au désespoir qu’un dégoût téméraire
Ait rendu son esprit à mes lois si contraire :
Mais je l’obligerai, si vous le souhaitez…

Le Chevalier

Non ; ne contraignons point, monsieur, ses volontés :
J’aimerois mieux mourir, que d’obliger madame
À faire quelque effort qui contraignît son âme.

Démophon

Regarde le parti qui t’étoit destiné ;
Un époux fait à peindre, un jeune homme bien né,
Dont l’esprit est égal au bien, à la naissance.

Le Chevalier

J’avois tort de porter si haut mon espérance.

Isabelle

Quoi ! C’est là le parti que vous me proposiez ?

Démophon

Eh ! Oui, si dans mon choix vous ne me traversiez.
Si votre sot dégoût et vos folles pensées
Ne rompoient mes desseins et toutes mes visées.

Isabelle

À ne vous point mentir, depuis que je l’ai vu,
Mon cœur n’est plus si fort contre lui prévenu.

Démophon

Vous voyez ce que fait l’autorité d’un père.

Le Chevalier

Vous n’avez plus pour moi cette haine sévère,
Et votre œil sans dédain s’accoutume à me voir ?

Isabelle

Mon père me l’ordonne, et je suis mon devoir.


Scène V


ARAMINTE, LE CHEVALIER, DÉMOPHON, ISABELLE.

Araminte

Au Chevalier.

Ah ! Te voilà donc, traître ! Avec quelle impudence
Oses-tu dans ces lieux soutenir ma présence !
Après m’avoir traitée avec indignité,
Ne crains-tu point l’effet de mon cœur irrité ?

Le Chevalier

Madame, je ne sais ce que vous voulez dire ;
Et ce brusque discours a de quoi m’interdire.
Vous me prenez ici pour un autre, je crois.
Quel sujet auriez-vous de vous plaindre de moi ?

Araminte

Tu feins de l’ignorer, âme double et traîtresse !
Tu ’abusois, hélas ! d’une feinte tendresse :
Et moi, de bonne foi, je te donnois mon cœur,
Sans connoître le tien et toute sa noirceur.

Le Chevalier

Vous m’honorez vraiment par-delà mes mérites ;
Mais je ne comprends rien à tout ce que vous dites.

Démophon

Ma foi, ni moi non plus. Mais, dites-moi, ma sœur,
À quoi tend ce discours ? Quelle bizarre humeur ?

Le Chevalier

A Démophon.

Madame est votre sœur ?

Démophon

Oui, monsieur, dont j’enrage ;
De plus, ma sœur aînée, et n’en est pas plus sage.

A Araminte.

Quel caprice nouveau, quel démon, dis-je, enfin,
Vous oblige à venir, en faisant le lutin,
Scandaliser ici monsieur, qui, de sa vie,
Ne vous vit, ni connut, et n’en a nulle envie ?

Araminte

Il ne me connoît pas ! Vous êtes fou, je crois !
Depuis plus de deux ans l’ingrat vit sous mes lois ;
Il a fait de mon bien un assez long usage :
J’ai fait à mes dépens son dernier équipage ;
Et si de ses malheurs je n’avois eu pitié,
Il auroit tout au long fait la campagne à pied.

Démophon

Bas, au Chevalier.

Je vous le disois bien, qu’elle étoit un peu folle.

Le Chevalier

Bas, à Démophon.

Elle y vise assez.

Démophon

Bas, au Chevalier.

Oh ! J’en donne ma parole.

Le Chevalier

Je ne veux pas ici m’exposer plus longtemps
À m’entendre tenir des discours insultants.
À madame à présent je quitte la partie ;
Je reviendrai sitôt qu ? elle sera partie.

Démophon

Bas, au Chevalier.

Ne vous arrêtez point à tout ce qu’elle dit ;
Il faut s’accommoder à son bizarre esprit.

Le Chevalier

Pour un moment, monsieur, souffrez que je vous quitte ;
Je reviens sur mes pas achever ma visite.

Il s’en va.

Araminte

Au Chevalier.

Ne crois pas m’échapper.


Scène VI


ARAMINTE, DÉMOPHON, ISABELLE.

Araminte

Revenant sur ses pas.

Je connois vos desseins,
Vous voudriez tous deux l’arracher de mes mains.
Mais je veux l’épouser en dépit de la fille,
Du père, des parents, de toute la famille,
En dépit de lui-même, et de moi-même aussi.

Elle sort.


Scène VII


DÉMOPHON, ISABELLE.

Démophon

Quel vertigo l’agite et la conduit ici ?
Toujours de plus en plus son cerveau se démonte.

Isabelle

Il est vrai que souvent pour elle j’en ai honte.

Démophon

Je crains que cette femme, avec sa brusque humeur,
Ne soit venue ici causer quelque malheur.


Scène VIII


MÉNECHME, VALENTIN, DÉMOPHON, ISABELLE.

Valentin

A Ménechme, dans le fond.

Oui, monsieur, les voilà, la fille avec le père :
Vous pouvez avec eux parler de votre affaire.

Démophon

Allant à Ménechme, qu’il prend pour le Chevalier.

Ah, monsieur ! Pour ma sœur et pour sa vision,
Il faut, ma fille et moi, vous demander pardon.
Vous savez bien qu’il est, en femmes comme en filles,

Des esprits de travers dans toutes les familles.

Ménechme

Oui, monsieur.

Démophon

Vous voilà promptement de retour !
J’en suis ravi.

Ménechme

Je viens vous donner le bonjour,
Et par même moyen, amant tendre et fidèle,
Épouser une fille appelée Isabelle,
Dont vous êtes le père, à ce que chacun dit.
En peu de mots, voilà tout ce qui me conduit.

Démophon

Je vous l’ai déjà dit, et je vous le répète,
Combien de ce parti mon âme est satisfaite :
Ma fille en est contente ; elle vous a fait voir
Qu’elle suit maintenant l’amour et le devoir.
Elle a senti d’abord un peu de répugnance ;
Mais, vous voyant, son cœur n’a plus fait de défense.

Ménechme

Nous nous sommes donc vus quelquefois ?

Démophon

À l’instant,
Vous sortez d’avec elle, et paraissez content.

Ménechme

Moi ! Je sors d’avec elle ?

Démophon

Oui, sans doute, vous-même :
Nous avions, de vous voir, une allégresse extrême,
Quand ma sœur est venue, avec ses sots discours,
De notre conférence interrompre le cours.
Se peut-il que si tôt vous perdiez la mémoire ?

Ménechme

Nous rêvons, vous ou moi. Quoi ! Vous me ferez croire
Que j’ai vu votre fille ? En quel temps ? Comment ? Où ?

Démophon

Tout à l’heure, en ces lieux.

Ménechme

Allez, vous êtes fou :
C’est me faire passer pour un visionnaire ;
Et ce début, tout franc, ne me satisfait guère.
Quoi qu’il en soit enfin, à présent je la vois ;
Que ce soit la première ou la seconde fois,
Il importe fort peu pour notre mariage.

Démophon

Bas.

Cet homme, dans l’abord, me paraissoit plus sage.

Ménechme

Madame, on m’a vanté, par écrit, vos appas :
J’en suis assez content ; mais j’en fais peu de cas
Quand l’esprit ne va pas de pair avec les charmes.
C’est à vous là-dessus à guérir mes alarmes :
J’en dirai mon avis quand vous aurez parlé.

Isabelle

A part.

Je ne le connois plus, son esprit s’est troublé.

Ménechme

J’aime les gens d’esprit plus que personne en France :
J’en ai du plus brillant, et le tout sans science.
Je trouve que l’étude est le parfoit moyen
De gâter la jeunesse, et n’est utile à rien :
Aussi je n’ai jamais mis le nez dans un livre ;
Et quand un gentilhomme, en commençant à vivre,
Sait tirer en volant, boire, et signer son nom,
Il est aussi savant que défunt Cicéron.

Démophon

Prendrez-vous une charge à la cour, à l’armée ?

Ménechme

Mon âme dans ce choix est indéterminée.
La cour auroit pour moi d’assez puissants appas,
Si la sujétion ne me fatiguoit pas.
La guerre me feroit d’ailleurs assez d’envie,
Si des gens bien versés en l’art d’astrologie
Ne m’avoient assuré que je vivrai cent ans :
Or, comme les guerriers vont peu jusqu’à ce temps,
Quoique mon nom fameux put voler dans l’Europe,
Je veux, si je le puis, remplir mon horoscope.
Oh ! J’aime à vivre, moi.

Valentin

Vous êtes de bon sens,

Isabelle

Bas.

Quel discours ! Quel travers ! Est-ce lui que j’entends ?

Ménechme

Qu’avez-vous, s’il vous plaît ? Vous paraissez surprise,
Comme si je disois ici quelque sottise.

Vous avez bien la mine, et soit dit entre nous,
De faire peu de cas des leçons d’un époux.

Isabelle

Je sais à quel devoir l’état de femme engage.

Ménechme

Jusqu’ici je vous crois et vertueuse et sage ;
Cependant ce regard amoureux et fripon
Pour le temps à venir ne me dit rien de bon :
J’en tire un argument, sans être philosophe,
Que vous me réservez à quelque catastrophe.
Plaît-il ? Qu’en dites-vous ?

Démophon

Monsieur, ne craignez rien ;
Isabelle toujours doit se porter au bien.

Isabelle

Ciel ! Peut-on me tenir de tels discours en face ?
Mon père, permettez que je quitte la place :
Monsieur me flatte trop ; ses tendres compliments
Me font connoître assez quels sont ses sentiments.

Elle sort.


Scène IX


DÉMOPHON, MÉNECHME, VALENTIN.

Démophon

A part.

Mon gendre avoit d’abord de plus belles manières.

Ménechme

Les filles n’aiment pas les hommes si sincères.

Valentin

Vous ne les flattez pas.

Ménechme

Oh ! Parbleu, je suis franc.
Femme, maîtresse, ami, tout m’est indifférent ;
Je ne me contrains pas, et dis ce que je pense.

Démophon

C’est bien fait. Vous aurez, je crois, la complaisance
De ne plus demeurer autre part que chez moi ?

Ménechme

Je reçois cette grâce ainsi que je le dois :
Mais il faut…

Démophon

Vous souffrir en une hôtellerie !
Ce seroit un affront….

Ménechme

Laissez-moi, je vous prie,
Pour quelque temps encor vivre à ma liberté.

Démophon

Soit. Je vais travailler à l’hymen projeté.

À part.

Mon gendre prétendu me paroît bien sauvage ;
Mais le bien qu’il apporte est un grand avantage.


Scène X


MÉNECHME, VALENTIN.

Ménechme

J’ai donc vu là l’objet dont je serai l’époux ?

Valentin

Oui, monsieur, le voilà.

Ménechme

Tout franc, qu’en dites-vous ?

Valentin

Mais, si vous souhaitez que je parle sans feinte,
De ses perfections je n’ai pas l’âme atteinte :

Ménechme

Ma foi, ni moi non plus.


Scène XI


MONSIEUR COQUELET, MÉNECHME, DÉMOPHON, VALENTIN.

Valentin

A part.

Quel surcroît d’embarras !
Un de nos créanciers tourne vers nous ses pas :
C’est le marchand fripier qui nous rend sa visite.

Monsieur Coquelet

A Ménechme, qu’il prend pour le Chevalier.

De mon petit devoir humblement je m’acquitte
J’ai, ce matin, monsieur, appris votre retour,
Et je viens des premiers vous donner le bonjour.

Nous étions tous pour vous dans une peine extrême ;
Car, dans notre maison, tout le monde vous aime,
Moi, ma fille, ma femme : elles trembloient de peur
Qu’il ne vous arrivât quelque coup de malheur.

Ménechme

M’aimer sans m’avoir vu ! Voilà de bonnes âmes !
Je n’aurois jamais cru tant être aimé des femmes !

Monsieur Coquelet

Nous le devons, monsieur, pour plus d’une raison :
Vous êtes dès longtemps ami de la maison.

Ménechme

Bas, à Valentin.

Quel est cet homme-là ?

Valentin

Bas, à Ménechme.

C’est un visionnaire,
Une espèce de fou d’un plaisant caractère,
Qui s’est mis dans l ? esprit que tous les gens qu’il voit
Sont de ses débiteurs, et veut que cela soit :
C’est sa folie enfin : il n’aborde personne
Qu’un mémoire à la main ; et déjà je m’étonne
Qu’il ne vous ait point fait quelque sot compliment.

Ménechme

Bas, à Valentin.

Sa folie est nouvelle et rare assurément.

Monsieur Coquelet

Votre bonne santé, plus que l’on ne peut croire,
Me charme et me ravit. Voici certain mémoire
Qu’avant votre départ je vous fis arrêter,
Et que vous me paierez, je crois, sans contester.

Valentin

Bas, à Ménechme.

Que vous avois-je dit ?

Monsieur Coquelet

J’ai, pendant votre absence,
Obtenu contre vous certain mot de sentence,
Et par corps.

Ménechme

Et par corps ?

Monsieur Coquelet

Mais, bénin créancier,
J’ai différé toujours d’en charger un huissier :
De poursuites, d’exploits, il vous romproit la tête.

Ménechme

Mais vous êtes vraiment trop bon et trop honnête !
Comment vous nomme-t-on ?

Monsieur Coquelet

Oh ! Vous le savez bien.

Ménechme

Je veux être un maraud si j’en sus jamais rien.

Monsieur Coquelet

Pourriez-vous oublier ?

Valentin

Prenant Monsieur Coquelet à part.

Ignorez-vous encore
Le mal qui le possède ?

Monsieur Coquelet

A Valentin.

Oui, vraiment, je l’ignore.

Valentin

Bas, à Monsieur Coquelet.

Sa mémoire est perdue ; il ne se souvient plus,
Ni de ce qu’il a fait, ni des gens qu’il a vus.
Ainsi, de lui parler du passé c’est folie :
Son nom même, son nom, bien souvent il l’oublie.

Monsieur Coquelet

A part, à Valentin.

Ciel ! Que me dites-vous ? Quel triste événement !
Et comment se peut-il qu’à son âge…

Valentin

Bas.

Comment !
On l’a mis, à la guerre, en une batterie
D’où le canon tiroit avec tant de furie,
Qu’il s’est fait dans sa tête une commotion
Qui de son souvenir empêche l’action.
De son foible cerveau… la membrane trop tendre…
Oh ! L’effet du canon ne sauroit se comprendre.

Monsieur Coquelet

A Ménechme.

Je plains bien le malheur qui vous est survenu ;
Mais je puis assurer que le tout m’est bien dû.
Vous savez…

Ménechme

Oui, je sais, sans en faire aucun doute,
Et vois que la raison est chez vous en déroute.

Monsieur Coquelet

Monsieur, souvenez-vous que ce sont des habits
Qu’à votre régiment l’an passé je fournis.

Ménechme

Mon régiment, à moi ? Cherchez ailleurs vos dettes ;
Et je n’ai pas le temps d’entendre vos sornettes :
Vous êtes un vieux fou.

Monsieur Coquelet

Je suis marchand fripier,
Mon nom est Coquelet, syndic et marguillier.
Si vous avez perdu, par malheur, la mémoire,

   
Les articles sont tous contenus au mémoire.

Il lui donne son mémoire.

Ménechme

Tiens, voilà ton mémoire, et comme j’en fais cas.

Il déchire le mémoire, et lui jette les morceaux an visage.

Valentin

à Ménechme.

Ah, monsieur ! Contre un fou ne vous emportez pas.

Monsieur Coquelet

Ramassant les morceaux.

Déchirer un billet !… Le jeter à la face !…
Vous êtes un fripon.

Ménechme

Un fripon, moi ?

Valentin

Se mettant entre deux.

De grâce…

Monsieur Coquelet

Je vous ferai bien voir…

Valentin

A M. Coquelet.

Sans faire tant de bruit,
Plaignez l’état où le sort l’a réduit.

Monsieur Coquelet

Un mémoire arrêté !

Valentin

A Monsieur Coquelet.

Ne faites point d’affaires.

Monsieur Coquelet

C’est un crime effroyable et digne des galères.

Ménechme

A Valentin.

Laissez-moi lui couper le nez.

Valentin

A Ménechme.

Laissez-le aller :

Que feriez-vous, monsieur, du nez d’un marguillier ?

A M. Coquelet.

Vous causerez ici quelque accident funeste.

Monsieur Coquelet

Je veux être payé ; je me moque du reste.

Valentin

A Monsieur Coquelet.

Partez, monsieur, partez. Voulez-vous de nouveau,
Par vos cris redoublés, ébranler son cerveau ?

Monsieur Coquelet

Oui, je pars : mais peut-être, avant qu’il soit une heure,
Je lui ferai changer de ton et de demeure.
Serviteur.


Scène XII


MÉNECHME, VALENTIN.

Valentin

Contre un fou falloit-il vous fâcher ?

Ménechme

De quoi s’avise-t-il de me venir chercher
Pour être le plastron de ses impertinences ?
Qu’il prenne un autre champ pour ses extravagances.
Allons chez mon notaire, et ne différons plus.

Valentin

Présentement, monsieur, nos pas seroient perdus ;
Il n’est pas chez lui, mais bientôt il doit s’y rendre :
Dans peu, pour l’aller voir, je reviendrai vous prendre.
Certain devoir pressant m’appelle à quatre pas.

Ménechme

Je vous attendrai donc. Allez, ne tardez pas.
Je m’en vais un moment tranquilliser ma bile.
Tout est devenu fou, je crois, dans cette ville.
Ma foi, de tous les gens que j’ai vus aujourd’hui,
Je n’ai trouvé que moi de raisonnable, et lui.

Il sort.


Scène XIII


Valentin

Seul.

Je prétends l’observer autour de cette place.
Le poisson, de lui-même, entre dans notre nasse :
Tout succède à mes voeux, et j’espère, en ce jour,
Servir utilement la Fortune et l’Amour.


ACTE IV



Scène I


Valentin

Seul.

J’ai toujours observé cette porte de vue ;
Personne du logis n’est sorti dans la rue :
Mon maître a tout le temps de toucher son argent.
Je reviens en ce lieu, ministre diligent,
De crainte que notre homme, allant chez le notaire,
Ne fasse encor trop tôt découvrir le mystère.
Déjà d’un créancier il m’a débarrassé.
Je ris, lorsque je pense à ce qui s’est passé :
Je les ai mis aux mains d’une ardeur assez vive.
Parbleu, vive les gens pleins d’imaginative !


Scène II


FINETTE, VALENTIN.

Valentin

Mais j’aperçois Finette ; et mon cœur amoureux
Se sent, en la voyant, brûler de nouveaux feux,

Finette

Je cherche ici ton maître.

Valentin

En attendant qu’il vienne,
Souffre que mon amour un moment t’entretienne,
Et que j’offre mon cœur à tes charmants attraits.

Finette

Porte ailleurs tes présents ; ne me parle jamais.
Ton maître m’a traitée avec tant d’insolence,
Qu’il faut sur le valet que j’en prenne vengeance.
M’appeler créature !

Valentin

Ah ! Cela ne vaut rien.
Il est dur quelquefois et brutal comme un chien.

Finette

J’ai de ses vilains mots l’oreille encor blessée ;
Et ma maîtresse en est si fort scandalisée,
Que, rompant avec lui désormais tout à fait,
Je viens lui demander et lettres et portrait.

Valentin

Pour les lettres, d’accord ; c’est un dépôt stérile,
Dont la garde, à mon sens, est assez inutile :
Mais pour le portrait d’or, attendu le métal,
Le cas, à mon avis, ne paroît pas égal.
Quand le besoin d’argent nous presse et nous harcèle,
Tu sais, ma pauvre enfant, qu’on troque la vaisselle.

Finette

Pourroit-on d’un portrait faire si peu de cas ?

Valentin

Nous nous sommes trouvés dans de grands embarras.
Mais, depuis quelque temps, un oncle, un honnête homme,

(À peine pouvons-nous dire comme il se nomme)
A bien voulu descendre aux ténébreux manoirs,
Pour nous mettre à notre aise, et nous faire ses hoirs :
Soixante mille écus d’argent sec et liquide
Ont mis notre fortune en un vol bien rapide.

Finette

Ah, ciel ! Que me dis-tu ?

Valentin

Je dis la vérité.

Finette

Quoi ! Dans si peu de temps vous auriez hérité ?

Valentin

Bon ! Nous avons appris le mal de ce bon homme,
La mort, le testament, et reçu notre somme,
Dans le temps que tu mets à me le demander.
Mon maître est diablement habile à succéder.

Finette

Oli ! Je n’en doute point.

Valentin

Sois-en juge toi-même.
Tu vois bien qu’il feroit une sottise extrême,
S’il se piquoit encor d’avoir des feux constants :
Il faut bien, dans la vie, aller selon le temps.

Finette

Nous nous passerons bien d’amants tels que vous êtes.

Valentin

À son exemple aussi je quitte les soubrettes :
Mon amour veut dompter des cœurs d’un plus haut rang :
Je prends un vol plus fier, et suis haussé d’un cran.

Mes mains de cet argent seront dépositaires ;
Et je vais me jeter, je crois, dans les affaires.

Finette

Dans les affaires, toi ?

Valentin

Devant qu’il soit deux ans,
Je veux que l’on me voie, avec des airs fendants,
Dans un char magnifique, allant à la campagne,
Ébranler les pavés sous six chevaux d’Espagne.
Un Suisse à barbe torse, et nombre de valets,
Intendants, cuisiniers, rempliront mon palais :
Mon buffet ne sera qu’or et que porcelaine ;
Le vin y coulera, comme l’eau dans la Seine :
Table ouverte à dîner ; et les jours libertins,
Quand je voudrai donner des soupers clandestins,
J’aurai, vers le rempart, quelque réduit commode,
Où je régalerai les beautés à la mode,
Un jour l’une, un jour l’autre ; et je veux, à ton tour,
Et devant qu’il soit peu, t’y régaler un jour.

Finette

J’en suis d’avis.

Valentin

Pour toi ma tendresse est extrême.
Mais quelqu’un vient ici.


Scène III


MÉNECHME, VALENTIN, FINETTE.

Valentin

C’est Ménechme lui-même.

A Ménechme.

À vos ordres, monsieur, vous me voyez rendu.

Ménechme

A Valentin.

Vous m’avez, en ce lien, quelque temps attendu ;
Mais j’ai cherché longtemps un papier nécessaire,
Pour aller finir chez le notaire.

Finette

A Ménechme, qu’elle prend pour le Chevalier.

Ma maîtresse, rompant avec vous tout à fait,
M’envoie ici, monsieur, demander son portrait,
Ses lettres, ses bijoux. En nous rendant les nôtres,
Elle m’a commandé de vous rendre les vôtres.
Les voilà.

Elle tire de sa poche une boite à portrait, et un paquet de lettres.

Ménechme

A Finette.

Tout ceci doit-il durer longtemps

Finette

C’est l’usage parmi tous les honnêtes gens :
Quand il est survenu rupture ou brouillerie,
Et que de se revoir on n’a plus nulle envie,
On se rend l’un à l’autre et lettres et portraits.

Ménechme

C’est l’usage ?

Finette

Oui, monsieur ; on n’y manque jamais.
Ce garçon vous dira que cela se pratique,
Lorsque de savoir vivre et de monde on se pique.

Valentin

Pour moi, dans pareil cas, toujours j’en use ainsi.

Ménechme

Savez-vous bien, ma mie, enfin que tout ceci
M’ennuie étrangement, me lasse et me fatigue ;
Et que, pour vous payer de toute votre intrigue,
Vous pourriez bien sentir ce que pèse mon bras ?

Finette

Mort non pas de mes jours ! Ne vous y jouez pas.
Voilà votre portrait, et rendez-nous le nôtre.

Ménechme

Mon portrait ! Qu’est-ce à dire ?

Finette

Oui, sans doute, le vôtre,
Que ma maîtresse prit en vous donnant le sien.

Ménechme

J’ai donné mon portrait à ta maîtresse ?

Finette

Hé bien !
Allez-vous dire encor que ce sont là des fables,
Et que rien n’est plus faux ?

Ménechme

Oui, de par tous les diables.
Je le dis, le soutiens, et je le soutiendrai.

Quoi ! Vous pourriez jurer, monsieur…

Ménechme

J’en jurerai.
Je ne me suis jamais ni fait graver ni peindre.

Finette

A part.

Ah, l’abominable homme !

Valentin

Bas, à Ménechme.

Il n’est plus temps de feindre ;
Si vous l’avez reçu, dites-le sans façon :
C’est pousser assez loin votre discrétion.

Ménechme

A Valentin.

Je ne sais ce que c’est, ou l’enfer me confonde.

Finette

Votre portrait n’est pas dans cette boîte ronde ?

Ménechme

Non, à moins que le diable, à me nuire obstiné,
Ne l’ait peint de sa main, et ne vous l ? ait donné.

Finette

A part.

Quelle audace ! Quel front ! Mais je veux le confondre.
Voyons à ce témoin ce qu’il pourra répondre.

Elle ouvre la boite, et en montre le portrait à Ménechme.

Hé bien ! Connaissez-vous ce visage et ces traits ?

Ménechme

Considérant le portrait.

Comment diable ! C’est moi ! Qui l’eût pensé ! Jamais ?
Ce sont mes yeux, mon air.

Valentin

Prenant le portrait.

Voyons donc, je vous prie,
Mettons l’original auprès de la copie.

Par ma foi, c’est vous-même ; et vous voilà parlant :
Jamais peintre ne fit portrait si ressemblant.

Ménechme

A part.

Il entre là-dessous quelque sorcellerie ;
Ou du moins j’entrevois quelque friponnerie.
Vous verrez qu’en venant par le coche, à leurs frais,
Ces deux coquines-là m’auront fait peindre exprès
Pour me jouer ici de quelque stratagème.

Finette

A Ménechme.

Finissons, s’il vous plaît.

Ménechme

Oh ! Finissez vous-même.
Allez apprendre ailleurs à connoître vos gens,
Et ne me rompez point la tête plus longtemps.

Finette

Rendez donc le portrait.

Ménechme

De qui ?

Finette

De ma maîtresse.

Ménechme

La prenant par les épaules.

Je ne sais ce que c’est. Passe vite, et me laisse.

Finette

Savez-vous bien qu’avant de partir de ces lieux,
Je pourrois bien, monsieur, vous arracher les yeux ?

Valentin

Bas, à Ménechme.

Pour éviter, monsieur, de plus longue querelle,
Rendez-lui son portrait, et vous défaites d’elle.
Vous savez ce que c’est qu’une amante en courroux :

Les enfers déchaînés seroient cent fois plus doux.

Ménechme

Mais, quand elle seroit mille fois plus diablesse,
Je ne la connois point, elle, ni sa maîtresse.

Valentin

Bas, à Finette.

Quoi qu’il dise, l’amour le tient, encore au cœur :
Je vais le ramener un peu par la douceur.
Tu reviendras tantôt, je te ferai tout rendre.

Finette

Eh bien ! Jusqu’à ce temps je veux encore attendre ;
Mais si l’on manque après à me faire raison,
Je reviens, et je mets le feu dans la maison.


Scène IV


MÉNECHME, VALENTIN.

Ménechme

Mais peut-on sur les gens être tant acharnée ?
Pour me persécuter l’enfer l’a déchaînée.

Valentin

Quand on est, comme vous, jeune, aimable et bien fait,
À ces petits malheurs on est souvent sujet.
Entre amants, tel dépit n’est qu’une bagatelle ;
Je veux, dès aujourd’hui, vous remettre avec elle.


Scène V


LE MARQUIS, MÉNECHME, VALENTIN.

Valentin

A part.

Mais je vois le Marquis ; il tourne ici ses pas.
Les cent louis nous vont donner de l’embarras.

Le Marquis

Embrassant vivement Ménechme, qu’il prend pour le Chevalier.

Hé ! Cadédis, mon cher, quelle heureuse fortune !
Qué jé t’embrasse… encore… et millé fois pour une.
Quelqué contentément j’aie à té révoir,
Régardé-moi ; jé suis outré dé désespoir ;
Lé jour mé scandalise, et voudrois contré quatre,
Pour terminer mon sort, trouver seul à mé battre.

Ménechme

Monsieur, je suis fâché de vous voir en courroux ;
Mais je n’ai pas le temps de me battre avec vous.

Le Marquis

Un coup dé pistolet mé séroit coup dé grâce.
Jé voudrois que quelqu’un m’écrasât sur la place.

Ménechme

A part, à Valentin.

Quel est ce Gascon-là ?

Valentin

Bas, à Ménechme.

C’est un de vos amis,
Sans doute, et des plus chers.

Ménechme

Bas, à Valentin.

Jamais je ne le vis.

Le Marquis

Jé sors d’uné maison, qué la terre engloutisse,
Et qu’avec elle encor la nature périsse !
Où, jusqu’au dernier sou, j’ai quitté mon argent.
D’un maudit lansquénet lé caprice outrageant
M’oblige à té prier dé vouloir bien mé rendre
Cent louis qué dé moi lé bésoin té fit prendre.
Excuse si jé viens ici t’importuner ;
En l’état où jé suis, on doit tout pardonner.

Ménechme

Je vous pardonne tout ; pardonnez-moi de même,
Si je dis qu’en ce point ma surprise est extrême.
Je ne vous connois point. Comment auriez-vous pu
Me prêter cent louis, ne m’ayant jamais vu ?

Le Marquis

Quel est donc cé discours ? Il mé passe. À l’entendre…

Ménechme

Le vôtre est-il pour moi plus facile à comprendre ?

Le Marquis

Vous né mé dévez pas cent louis ?

Ménechme

Non, ma foi ;
Vous les avez prêtés à quelque autre qu’à moi.

Le Marquis

II né vous souvient pas qu’allant en Allémagne,
Étant vide d’argent pour fairé la campagne,
Sans âne, ni mulet, prêt à demeurer là…

Ménechme

Le contrefaisant.

Jé né mé souviens pas d’un mot dé tout cela.

Le Marquis

Vous vîntes mé trouver pour vous fairé ressource,
Et qué, sans déplacer, jé vous ouvris ma bourse ?

Ménechme

À moi ? J’aurois perdu le sens et la raison,
De prétendre emprunter de l’argent d’un Gascon.

Le Marquis

Montrant Valentin.

Cet hommé-ci présent peut rendré témoignage ;
Il étoit avec vous, jé rémets son visage.

A Valentin.

Viens çà, bélître ; parle ; oseras-tu nier
Cé qué son mauvais cœur tâche en vain d’oublier ?

Valentin

Monsieur…

Le Marquis

Parle, ou ma main dé fureur possédée…

Valentin

Il m’en vient dans l’esprit quelque confuse idée

Le Marquis

Quelqué confuse idée ? Oh ! Moi, j’en suis certain.

A Ménechme.

Çà, monsieur, mon argent, ou l’épée à la main.

Ménechme

Quoi ! Pour ne vouloir pas vous donner cent pistoles,
Il faut que je me batte ?

Le Marquis

Un peu ; trêve aux paroles,
Il mé faut des effets ; vite, dépêchez-vous.

Ménechme

Je ne suis point pressé ; de grâce, expliquons-nous.

Le Marquis

Point d’explication, la chose est assez claire.

Ménechme

Mais, monsieur…

Le Marquis

Mais, monsieur, il faut mé satisfaire.

Ménechme

Vous satisfaire, moi ! Mais je ne vous dois rien ;
Faites-nous assigner, nous vous répondrons bien.

Le Marquis

Quand on mé doit, voilà lé sergent qué jé porte.
  Il met l’épée à la main.

Ménechme

A part.

Juste ciel ! Quel brutal ! Si faut-il que j’en sorte.

Haut.

Combien vous est-il dû ?

Le Marquis

L’avez-vous oublié ?
Cent louis.

Ménechme

Cent louis ! J’en paierai la moitié.

Le Marquis

Qué jé dévienne atome, ou qu’à l’instant jé meure,
Si vous né mé payez lé tout dans un quart d’heure.

Valentin

Bas, à Ménechme.

Il nous tuera tous deux. Quand vous ne serez plus,

De quoi vous serviront quarante mille écus ?
Lui n’a plus rien à perdre.

Ménechme

Bas, à Valentin.

Il est pourtant bien rude…

Le Marquis

Qué dé réflexions, et qué d’incertitude !

Ménechme

Si vous êtes si prompt, monsieur, tant pis pour vous ;
Il me faut plus de temps pour me mettre en courroux.
Je n’ai pas cent louis, mais en voilà soixante.

Bas, à Valentin.

Tirez-moi de ses mains ; faites qu’il se contente.

A part.

Ah ! Si je n’avois pas hérité depuis peu,
Je me battrois en diable, et nous verrions beau jeu.

Valentin

Au Marquis.

Voilà plus de moitié, monsieur, de votre dette ;
Demain on vous fera votre somme complète.

Le Marquis

Prenant la bourse.

Adieu, monsieur, adieu ; je vous croyois du cœur,
Et vous m’aviez fait voir des sentiments d’honneur ;
Mais cette occasion mé prouve lé contraire ;
Né m’approchez jamais qué dé loin… Plus d’affaire.
Jé serois dégradé dé noblesse chez nous,
Si j’étois accosté d’un lâche tel qué vous.


Scène VI


MÉNECHME, VALENTIN.

Ménechme

Je lui conseille encor de me chanter injure.
Où suis-je ? Quel pays ! Quelle race parjure !
Hommes, femmes, passants, marchands, Gascons, commis,
Pour me faire enrager, tous semblent s’être unis.
Je n’en connois aucun ; et tous, à les entendre,
Sont mes meilleurs amis, et viennent me surprendre.
Allons voir mon notaire, et sortons, si je puis,
Du coupe-gorge affreux et du bois où je suis.

Il s’en va.

Valentin

Courant après lui.

Vous ne voulez donc pas que je vous y conduise ?

Ménechme

Je n’ai besoin de vous ni de votre entremise ;
Je vous suis obligé des services rendus :
À tout autre qu’à moi je ne me fierai plus ;
Et j’appréhende encor, dans mon soupçon extrême,
D’être d’intelligence à me tromper moi-même.


Scène VII


Valentin

Seul.

Le pauvre diable en a, par ma foi, tout son soûl ;
Il faudra qu’il décampe, ou qu’il devienne fou ;
Pour peu de temps encor qu’en ces lieux il habite,
De tous ses créanciers mon maître sera quitte.


Scène VIII


LE CHEVALIER, VALENTIN.

Le Chevalier

Ah ! Mon cher Valentin, tu me vois hors de moi ;
Mon bonheur est si grand qu’à peine je le crois.
J’ai reçu mon argent ; regarde, je te prie,
Des billets que je tiens la force et l’énergie ;
Tous billets au porteur, des meilleurs de Paris ;
L’un de trois mille écus ; l’autre de neuf, de six,
De huit, de cinq, de sept. J’achèterois, je pense,
Deux ou trois marquisats des mieux rentés de France.

Valentin

Quelle aubaine ! Le bien vous vient de toutes parts.
De grâce, laissez-moi promener mes regards
Sur ces billets moulés, dont l’usage est utile.
La belle impression ! Les beaux noms ! Le beau style !
Ce sont là les billets qu’il faut négocier,
Et non pas vos poulets, vos chiffons de papier,
Où l’amour se distille en de fades paroles,
Et qui ne sont partout pleins que de fariboles.

Le Chevalier

Va, j’en connois le prix tout aussi bien que toi ;
Mais jusqu’ici l’usage en fut peu fait pour moi :
J’espère à l’avenir m’en servir comme un autre.

Valentin

Vous ignorez encor quel bonheur est le vôtre ;
Votre frère pour vous vient encor d’être pris.

Le Marquis, qui jadis nous prêta cent louis,
Est venu brusquement lui demander la somme.
Votre frère d’abord a rembarré son homme ;
Mais lui, sourd aux raisons qu’il a pu lui donner,
A voulu sur-le-champ le faire dégainer.
Notre jumeau prudent n’en a voulu rien faire ;
Et, mettant à profit mon conseil salutaire,
Il en a délivré plus de moitié comptant,
Que le Marquis a pris toujours en rabattant.

Le Chevalier

Je lui suis obligé d’avoir payé mes dettes.

Valentin

Vos obligations ne sont pas si parfaites ;
Car avec Isabelle il vous a mis fort mal.

Le Chevalier

Il l’a vue ?

Valentin

Oui vraiment. Il est un peu brutal,
Ainsi que j’ai tantôt eu l’honneur de vous dire :
Il a sur son chapitre étendu sa satire,
Et tenu, face à face, un propos aigre-doux,
Qu’on met sur votre compte, et que l’on croit de vous.
Isabelle est sortie à tel point courroucée…

Le Chevalier

Il faut de cette erreur détromper sa pensée.


Scène IX


ISABELLE, LE CHEVALIER, VALENTIN.

Le Chevalier

Mais je la vois paroître. Où tournez-vous vos pas,
Madame ? Où fuyez-vous ?

Isabelle

Traversant le théâtre.

Où vous ne serez pas.

Valentin

Voilà le quiproquo.

Isabelle

Je vais chez Araminte,
Lui dire que pour vous ma tendresse est éteinte.
Aimez-la, j’y consens ; je fais vœu désormais
De vous fuir comme un monstre, et ne vous voir jamais.

Le Chevalier

Madame…

Isabelle

Pour le prix de l’ardeur la plus vive,
Je ne reçois de vous qu’injure et qu’invective ;
Je vous parois sans foi, sans esprit, sans appas.

Le Chevalier

Madame, écoutez-moi.

Isabelle

Non ; je ne comprends pas,
Si brutal que l’on soit, qu’on puisse avoir l’audace
De dire, de sang-froid, ces duretés en face.

Le Chevalier

Vous saurez qu’en ces lieux…

Isabelle

Je ne veux rien savoir.

Le Chevalier

C’est bien fait.

Valentin

A Isabelle.

Écoutez, sans tant vous émouvoir.

Isabelle

A Valentin.

Veux-tu que je m’expose encore à ses sottises ?

Valentin

Mon Dieu ! Non. Sans sujet vous en venez aux prises.
Je vais dans un moment dissiper ce soupçon :
Tous deux vous avez tort, et vous avez raison.

Isabelle

Oh ! Pour moi, j’ai raison ; toi-même, sois-en juge.

Le Chevalier

Et moi, je n’ai pas tort.

Valentin

Tout ce petit grabuge
Entre vous excité va finir en deux mots.
Monsieur vous a tantôt tenu certains propos
Assez durs, dites-vous ?

Isabelle

Hors de toute créance.

Le Chevalier

Moi ! Je vous ai….

Valentin

Au Chevalier.

Paix donc, point tant de pétulance.
Je ne dirai plus rien, si vous parlez toujours.

A Isabelle.

L’homme qui vous a fait d’impertinents discours,
C’est lui, sans être lui : ce n’est que son image,
De taille, de façon, de nom, et de visage ;
Et quoique l’un soit l’autre, ils diffèrent entre eux ;
Tous les deux ne font qu’un, et cependant font deux.
Ainsi, c’est l’autre lui, vêtu de ses dépouilles,
Le portrait de monsieur, qui vous a chanté pouilles.

Isabelle

De quels contes en l’air me fais-tu l’embarras ?

Le Chevalier

Sans l’entendre parler, ne vous emportez pas.

Valentin

La chose, j’en conviens, ne paroît pas trop claire :
Mais sachez que monsieur en ces lieux a son frère,
Frère jumeau, semblable et d’habit et de traits,
Dont la langue à tantôt sur vous lancé ses traits.
Vous l’avez pris pour lui ; mais quoiqu’il soit semblable
L’autre est un faux brutal, voici le véritable.

Isabelle

Quelque étrange que soit ce surprenant récit,
Je me plais à le croire ; il flatte mon esprit.
L’amour rend ma méprise et juste et pardonnable.

Le Chevalier

Ce courroux à mes yeux vous rend plus adorable.
Souffrez que mon transport…

Il veut lui baiser la main.

Isabelle

Modérez ces désirs.

Le Chevalier

Je me méprends aussi : transporté de plaisirs,
Je pousse un peu trop loin mes tendres entreprises.
Mais, d’une et d’autre part, oublions nos méprises.

Valentin

Montrant la marque du chapeau du Chevalier.

Pour ne vous plus tromper, regardez ce signal ;
Il doit, dans l’embarras, vous servir de fanal.
Mais n’allez pas tantôt, par-devant le notaire,
Épouser l’un pour l’autre, et prendre le contraire :
Vous apprendrez par là quel est le vrai des deux.

Isabelle

Mon cœur me le dira bien plutôt que mes yeux.

Le Chevalier

Quoi qu’aujourd’hui le ciel fasse pour ma fortune,
Sans ce cœur j’y renonce, et je n’en veux aucune.

Valentin

Trêve de compliments. Quand vous serez époux,
Il vous sera permis de tout dire entre vous.
La gloire en d’autres lieux vous et moi nous appelle.
Que madame à présent en paix rentre chez elle.
Nous, courons au contrat ; et qu’un heureux destin,
Comme il a commencé, mette l’affaire à fin.


ACTE V



Scène I


ARAMINTE, FINETTE.

Finette

Je vous dis vrai, madame, et je ne saurois croire
Que l’on puisse trouver une âme encor si noire.
Lorsque je l’ai pressé de rendre le portrait,
Il a voulu me battre, et l’auroit, je crois, fait
Si son valet, plus doux, n’eût écarté l’orage.
Ah, madame ! Armez-vous d’un généreux courage ;
Poursuivez votre pointe, et faites bien valoir
Les droits que la raison met en votre pouvoir.
Vous avez sa promesse, il faut qu’il l’accomplisse.

Araminte

Si je ne le fais pas, que le ciel me punisse !

Finette

II n’est plus ici-bas de foi, de probité,
Plus de loi, plus d’honneur, plus de sincérité.
Les filles, en ce temps, si souvent attrapées,
Sur la foi des serments avoient été trompées ;
Et, voulant mettre un frein au dégoût des amants,
Se faisoient d’un écrit confirmer les serments ;

Mais que leur sert d’user de cette prévoyance
Si les écrits trompeurs n’ont pas plus de puissance ?
Je vois bien maintenant que, dans ce siècle ingrat,
Il ne faut se fier que sur un bon contrat.
Mais c’est notre destin : toujours, tant que nous sommes,
Nous serons le jouet et les dupes des hommes.

Araminte

Vit, j’ai bien résolu, dans mon cœur courroucé,
De venger, si je puis, tout le sexe offensé.

Finette

Quoi donc ! Il ne tiendra, pour engager le monde,
Qu’à venir étaler une perruque blonde !
Une tête éventée, un petit freluquet,
Qui s’admire lui seul, et n’a que du caquet,
Parce qu’il a bon air, et qu’on a le cœur tendre,
Impunément viendra nous plaire et nous surprendre ;
Nous fera par écrit sa déclaration,
Sans en venir après à la conclusion !
Non, c’est une noirceur qui crie au ciel vengeance.
Il faut de cet abus réprimer la licence ;
Et, quand ce ne seroit que pour vous en venger,
Il faudroit l’épouser pour le faire enrager.

Araminte

Mais, s’il ne m’aime point, quel sera l’avantage
Que me procurera ce triste mariage ?

Finette

Est-ce donc pour s’aimer qu’on s’épouse à présent ?
Cela fut bon du temps du monde adolescent :
Et j’en vois tous les jours qui ne font pas un crime

D’épouser sans amour et même sans estime.
Il faut se marier : vous êtes dans un temps
Où les appas flétris s’effacent pour longtemps.
Ce conseil bienfaisant que mon zèle vous donne,
Je voudrois l’appliquer à ma propre personne ;
Et rester vieille fille est un mal plus affreux
Que tout ce que l’hymen a de plus dangereux.


Scène II


DÉMOPHON, ISABELLE, ARAMINTE, FINETTE.

Démophon

Le hasard justement en ce lieu vous amène ;
D’aller jusque chez vous il m’épargne la peine.

Araminte

Le hasard nous sert donc tous deux également,
Mon frère ; car chez vous j’allois pareillement.
Vous m’épargnez des pas.

Démophon

Toujours préoccupée,
N’êtes-vous point, ma sœur, encore détrompée ?
Et ne voyez-vous pas que votre passion
N’est rien qu’une chimère et pure vision ?
Finissez, croyez-moi, n’allez pas davantage
Traverser mes desseins, et montrez-vous plus sage.

Araminte

Sans rime ni raison vous babillez toujours ;

Mais vous savez quel cas je fais de vos discours.
Ménechme m’appartient, et voilà la promesse
Qu’il me fit de sa main pour marquer sa tendresse.

Démophon

Mais jusqu’où va, ma sœur, votre crédulité ?

Araminte

Il est, vous dis-je, à moi ; je l’ai bien acheté.
Entendez-vous, ma nièce ?

Isabelle

Oui, sans doute, ma tante,
J’entends bien.

Araminte

Sans mentir, vous êtes fort plaisante
De vouloir m’enlever un cœur comme le sien,
Et vous approprier si hardiment mon bien !
Un procédé pareil est sot et malhonnête.

Isabelle

Qui pourroit de vos mains ravir une conquête ?
Quand on est une fois frappé de vos attraits,
Vos yeux vous sont garants qu’on ne change jamais.
Ce sont ces yeux charmants qui les volent aux autres.

Araminte

Mes yeux sont, pour le moins, aussi beaux que les vôtres ;
Et, lorsque nous voudrons les employer tous deux,
On verra qui de nous y réussira mieux.

Démophon

Oh ! Je suis à la fin bien las de vous entendre.


Scène III


MÉNECHME, DÉMOPHON, ISABELLE, ARAMINTE, FINETTE.

Démophon

Heureusement ici je vois venir mon gendre.

A Ménechme.

Vous n’amenez donc pas le notaire en ces lieux ?

Ménechme

J’ai cherché son logis en vain une heure ou deux,
Et je viens vous prier de m’y vouloir conduire,
Toujours quelque fâcheux a pris soin de me nuire.

Démophon

Je l’attends, et je crois qu’il ne tardera pas.

Ménechme

L’un, du bout de la place accourant à grands pas,
Comme le plus chéri de mes amis fidèles,
Me vient de ma santé demander des nouvelles ;
Un autre, à toute force, et me serrant la main,
Me veut mener souper au cabaret prochain ;
Celui-ci, m’arrêtant au détour d’une rue,
Me force à lui payer une dette inconnue :
Et de tous ces gens-là, me confonde l’enfer,
Si j’en connois aucun, non plus que Lucifer !

Araminte

A Ménechme.

Traître ! C’en est donc fait ; malgré ta foi donnée,
Tu te veux engager dans un autre hyménée,
Malgré tous tes serments, malgré ton premier choix !

Ménechme

Ah ! Nous y voilà donc encore une autre fois !

Araminte

Tu me quittes, perfide, ingrat, cœur infidèle !
Tu te fais un plaisir de ma peine cruelle !
Tu me vois expirante et cédant à mon sort,
Sans donner seulement une larme à ma mort !

Elle tombe sur Finette.

Ménechme

Cette femme est sur moi rudement endiablée !
Il faut assurément qu’on l’ait ensorcelée.
Faudra-t-il que toujours je sois dans l’embarras
De voir une furie attachée à mes pas ?

Finette

A Ménechme.

Vous, qui pour nous jadis eûtes tant de tendresse,
Verrez-vous dans mes bras expirer ma maîtresse ?
Cette pauvre innocente a-t-elle mérité
Qu’on payât son amour de tant de cruauté ?

Ménechme

Qu’elle expire en tes bras, que le diable l’emporte,
Et te puisse avec elle entraîner, que m’importe ?
Déjà, pour mon repos, il devroit l’avoir fait.

Araminte

Perfide ! Je me veux venger de ton forfait.
J’ai ta promesse en main ; voilà ta signature :
Je puis, par ce témoin, confondre l’imposture.

Démophon prend la promesse.

Ménechme

A Démophon.

Elle est folle à tel point qu’on ne peut l’exprimer :

Travaillez au plus tôt à la faire enfermer.

Démophon

Lui montrant la promesse.

Bas.

Mais voilà votre nom « Ménechme. » En confidence,
Avez-vous avec elle eu quelque intelligence ?
C’est ma sœur, et je puis assoupir tout cela.

Ménechme

A part, à Démophon.

Moi ! Si j’ai jamais vu ces deux friponnes-là,
Pardonnez-moi le mot ; c’est votre sœur, n’importe :
Je veux bien à vos yeux, et devant que je sorte,
Que Satan… Lucifer…

Démophon

A part, à Ménechme.

Je vous crois sans jurer.

Ménechme

Cette femme a fait vœu de me désespérer.

A Araminte.

Esprit, démon, lutin, ombre, femme ou furie,
Qui que tu sois enfin, laisse-moi, je te prie.


Scène IV


ROBERTIN, MÉNECHME, DÉMOPHON, ISABELLE, ARAMINTE, FINETTE.

Démophon

Ah ! Monsieur Robertin, vous venez justement ;
Et nous vous attendons avec empressement.

Robertin

Je vois avec plaisir toute la compagnie,

Dans un jour plein de joie, en ce lieu réunie.
Je crois que ma présence ici ne déplaît pas,
Surtout à la future : elle a beaucoup d’appas ;
Mais un époux bien fait, tel que l’Amour lui donne,
Malgré tous ses attraits, manquoit à sa personne :
Elle n’a maintenant plus rien à désirer.

Ménechme

Si ce n’est d’être veuve, et me voir enterrer :
C’est ce qui met le comble au bonheur d’une femme.

Isabelle

De pareils sentiments n’entrent point dans mon âme.

Robertin

A Isabelle.

Monsieur ne pense pas aussi ce qu’il vous dit.
Votre beauté le charme autant que votre esprit.
Je stipule, pour lui, que c’est un honnête homme.

Ménechme

A Robertin.

Vous vous moquez, monsieur.

Robertin

Et dans lui l’on renomme
La franchise du cœur qu’il a par préciput.

Ménechme

A Robertin.

Je voudrois pouvoir être avec vous but à but.
C’est vous qui des vertus êtes le protocole ;
Et pour vous bien louer, je n’ai point de parole.

Robertin

Puisque, comme je crois, vous êtes tous d’accord,
Il nous faut procéder.

Araminte

Rien ne presse si fort.

À ce bel hymen, moi, s’il vous plaît, je m’oppose ;
Et j’en ai dans les mains une très juste cause.

Démophon

Vous direz vos raisons et vos griefs demain,
Ma sœur. Ne laissons pas d’aller notre chemin.

Robertin

Voici donc le contrat…

Ménechme

Mais, monsieur le notaire,
Avant tout, finissons une certaine affaire
Qui, plus que celle-là, me tient sans doute au cœur.

Robertin

Tout ce qui vous convient est toujours le meilleur.
Je n’aurois pas usé de tant de diligence,
Si vous n’étiez venu chez moi me faire instance
De vouloir achever le contrat au plus tôt.

Ménechme

Vous m’avez vu chez vous ?

Robertin

Oui, monsieur.

Ménechme

Quand ?

Robertin

Tantôt…

Ménechme

Qui ? Moi ? Moi ?…

Robertin

Vous ; oui, vous. Au logis où j’habite,
Vous m’avez fait l’honneur de me rendre visite :

 
Mais je l’ai bien payé. Soixante mille écus
N’ont pas rendu vos pas ni vos soins superflus.

Ménechme

Entendons-nous un peu. Que voulez-vous donc dire ?

Robertin

Vous vous divertissez, vous avez de quoi rire.

Ménechme

Je ne ris nullement, et me fâche à la fin.
Ne vous nommez-vous pas, s’il vous plaît, Robertin ?

Robertin

Oui, l’on me nomme ainsi.

Ménechme

N’êtes-vous pas notaire ?

Robertin

Et, de plus, honnête homme.

Ménechme

Oh ! C’est une autre affaire.
N’avez-vous pas chez vous soixante mille écus
À moi ?

Robertin

Je les avois ; mais je ne les ai plus.

Ménechme

Comment donc ?

Robertin

N’est-ce pas Ménechme qu’on vous nomme ?

Ménechme

Sans doute.

Robertin

C’est à vous que j’ai remis la somme,

En bon argent comptant, ou billets au porteur,
Dont j’ai votre quittance ; et c’est là le meilleur.

Ménechme

Quoi ! Monsieur, vous auriez le front et I’insolence…

Robertin

Quoi ! Monsieur, vous auriez l’audace et l’impudence,…

Ménechme

De dire que j’ai pris soixante mille écus ?

Robertin

De nier hardiment de les avoir reçus ?

Ménechme

Voilà, je le confesse, un homme abominable.

Robertin

Voilà, je vous l’avoue, un fourbe détestable.

Démophon

Se mettant entre deux.

Hé ! Messieurs, doucement ; je suis pour vous honteux,
Et je ne sais ici qui croire de vous deux.

Isabelle

Monsieur pourroit-il bien avoir l’âme assez noire,…

Araminte

Oui, c’est un scélérat, qui du crime fait gloire.

Finette

Faites-lui son procès ; et, s’il en est besoin,
Je servirai toujours contre lui de témoin.


Scène V


MÉNECHME, VALENTIN, DÉMOPHON, ARAMINTE, ISABELLE, ROBERTIN, FINETTE.

Valentin

Hé ! Qu’est-ce donc, messieurs ? Voilà bien du grabuge !

Ménechme

Montrant Valentin.

De notre différend cet homme sera juge ;
Il ne m’a point quitté, je m’en rapporte à lui.

A Valentin.

Qu’il parle. Ai-je reçu quelque argent aujourd’hui
De monsieur que voilà ?

Valentin

Sans doute, en belle espèce.
Soixante mille écus, que votre oncle vous laisse,
Vous ont été comptés en argent ou valeur.

Ménechme

Le prenant au collet.

Ah, maudit faux témoin ! Malheureux imposteur !
Tu peux soutenir…

Valentin

Oui, je soutiens que la somme
A tantôt été mise entre les mains d’un homme
Semblable à vous d’habit, de mine, de hauteur,
Qui prétend épouser la fille de monsieur ;
Il s’appelle Ménechme, il est de Picardie ;

Et, si vous le niez, c’est une perfidie.
Je lèverai la main de tout ce que j’ai dit.

Robertin

A Démophon.

Vous voyez s’il se peut un plus méchant esprit,
Plus noir, plus scélérat. Hélas ! Qu’alliez-vous faire ?
Je vous embarquois là dans une belle affaire !

Démophon

A Ménechme.

Je vous prenois, monsieur, pour un homme de bien ;
Mais je vois à présent que vous ne valez rien.

Araminte

Après ce qu’il m’a fait, il n’est point d’injustice,
De crimes, de noirceurs dont il ne soit complice.

Finette

A Ménechme.

Traître ! Te voilà donc à la fin confondu !
Sans autre procédure, il faut qu’il soit pendu.

Ménechme

Non, je ne pense pas que l’enfer soit capable
De vomir sur la terre, en sa rage exécrable,
Des hommes, des démons si méchants que vous tous ;
Et… je ne puis parler, tant je suis en courroux.


Scène VI


LE CHEVALIER, MÉNECHME, DÉMOPHON, ARAMINTE, ISABELLE, ROBERTIN, VALENTIN, FINETTE.

Le Chevalier

A part.

Ma présence, je crois, est ici nécessaire,
Pour découvrir le fond d’un surprenant mystère.

Démophon

Apercevant le Chevalier.

Qu’est-ce donc que je vois ?

Robertin

Apercevant le Chevalier.

Quel prodige en ces lieux !

Araminte

Apercevant le Chevalier.

Quelle aventure, ô ciel ! Dois-je en croire mes yeux ?

Finette

Apercevant le Chevalier.

Madame, je ne sais si j’ai le regard trouble,
Si c’est quelque vapeur ; mais enfin je vois double.

Ménechme

Apercevant le Chevalier.

Quel objet se présente, et que me fait-on voir ?
C’est mon portrait qui marche, ou bien c’est mon miroir.

Le Chevalier

A Ménechme.

Pourquoi prendre, monsieur, mon nom et ma figure ?
Je m’appelle Ménechme, et c’est me faire injure.

Ménechme

A part.

Voilà, sur ma parole, encor quelque fripon !

Au Chevalier.

Et de quel droit, monsieur, me volez-vous mon nom ?
Je ne m’avise point d’aller prendre le vôtre.

Le Chevalier

Pour moi, dès le berceau, je n’en ai point eu d’autre.

Ménechme

Mon père, en son vivant, se fit nommer ainsi.

Le Chevalier

Le mien, tant qu’il vécut, porta ce nom aussi.

Ménechme

En accouchant de moi l’on vit mourir ma mère.

Le Chevalier

La mienne est morte aussi de la même manière.

Ménechme

Je suis de Picardie.

Le Chevalier

Et moi pareillement.

Ménechme

J’avois un certain frère, un mauvais garnement,
Et dont, depuis quinze ans, je n’ai nouvelle aucune.

Le Chevalier

Du mien, depuis ce temps, j’ignore la fortune.

Ménechme

Ce frère, étant jumeau, dans tout me ressembloit.

Le Chevalier

Le mien est mon image, et qui me voit, le voit.

Ménechme

Mais vous qui me parlez, n’êtes-vous point ce frère ?

Le Chevalier

C’est vous qui l’avez dit : voilà tout le mystère.

Ménechme

Est-il possible ? Ô ciel !

Le Chevalier

Que cet embrassement
Vous témoigne ma joie et mon ravissement.
Mon frère, est-ce bien vous ? Quelle heureuse rencontre !
Se peut-il qu’à mes yeux la fortune vous montre ?

Ménechme

Mon frère, en vérité… je m’en réjouis fort :
Mais j’avois cependant compté sur votre mort.

Finette

A Araminte.

En tout ceci, madame, il n’y va rien du nôtre ;
Quoi qu’il puisse arriver, nous aurons l’un ou l’autre.

Démophon

L’incident que je vois, certes, n’est pas commun.

A Isabelle.

Il te faut un époux ; en voilà deux pour un :
Choisis le bon pour toi, ma fille, et te contente.

Isabelle

Reconnoissant la marque du chapeau du Chevalier.

Puisque vous m’accordez le choix qui se présente,
Portée également de l’une et l’autre part,

Elle donne la main au Chevalier.

Je prends monsieur : il faut en courir le hasard.

Araminte

Prenant Ménechme par le bras.

Et moi, je prends monsieur.

Ménechme

A Araminte.

Il semble, à vous entendre,
Que vous n’ayez ici qu’à vous baisser et prendre.

Valentin

Prenant Finette par le bras.

Puisque chacun ici prend ce qui lui convient,
Par droit d’aubaine aussi, Finette m’appartient.

Robertin

Prenant les deux frères par le bras.

Moi, je vous prends tous deux. Je veux que l’on m’instruise
En quelles mains enfin cette somme est remise.
L’un de vous a touché soixante mille écus.

Le Chevalier

A Robertin.

N’en soyez point en peine, et je les ai reçus.
C’est moi qui, pour la mienne, ayant pris sa valise,
Ai su me prévaloir d’une heureuse méprise.

C’est lui qui, pour un legs, vient d’arriver ici :
C’est moi qu’on a cru mort, et qui m’en suis saisi :
C’est moi qui, dans l’ardeur d’une feinte tendresse,

Montrant Araminte.

À madame autrefois ai fait une promesse ;
Et c’est moi qui, depuis, brûlant des plus beaux feux,
À l’aimable Isabelle ai porté tous mes voeux.

Ménechme

Vous m’avez donc trahi, vous, monsieur le notaire ?

Robertin

Je n’ai rien fait de mal dans toute cette affaire,
Et j’ai du testateur suivi l’intention.
Il laisse à son neveu cette succession :
Monsieur l’est comme vous ; vous n’avez rien à dire.

Le Chevalier

Aux arrêts du destin, mon frère, il faut souscrire.
Mais vous aurez bientôt tout lieu d’être content,
Pourvu que, sans éclat, vous vouliez à l’instant,
En épousant madame, acquitter ma parole.

Ménechme

Comment donc ! Voulez-vous que j’épouse une folle ?

Araminte

Au Chevalier.

Et de quel droit, monsieur, me faites-vous la loi ?
Je vous trouve plaisant de disposer de moi !

Le Chevalier

A Ménechme et à Araminte.

Suivez tous deux l’avis d’un homme qui vous aime.
Vous vouliez m’épouser, c’est un autre moi-même.
Et, pour vous faire voir quelle est mon amitié,
De la succession recevez la moitié :

Que trente mille écus facilitent l’affaire.

Ménechme

Embrassant le Chevalier.

A ce dernier trait-là je reconnois mon frère.

A Araminte.

Çà, ma reine, épousons, malgré notre discord.
Nous nous sommes tous deux chanté pouilles à tort,
Moi vous nommant friponne, et vous m’appelant traître.
Nous n’avions pas, pour lors, l’honneur de nous connoître.
Bien d’autres, avant nous, en formant ce lien,
S’en sont dit tout autant, et se connoissoient bien.

Finette

Moi, quand ce ne seroit que pour la ressemblance,
Je voudrois l’épouser, sans tant de résistance.

Araminte

Si je pouvois un jour me résoudre à ce choix,
Je le ferois exprès pour vous punir tous trois.
Vous n’avez, je le vois, que mon bien seul en vue ;
Mais, en me mariant, votre attente est déçue.
Oui, je l’épouserai, pour me venger de vous,
Lui donner tout mon bien, et vous désoler tous.

Ménechme

Ce sera très bien fait.

Démophon

Au Chevalier.

Vous, acceptez ma fille,
Puisqu’un coup du hasard vous met dans ma famille.
Je voulois un Ménechme : en lui donnant la main,
Vous ne changerez rien à mon premier dessein.

Le Chevalier

Dans l’excès du bonheur que le destin m’envoie,

Mon cœur ne peut suffire à contenir sa joie.

Valentin

Chacun, Finette, ici songe à se marier ;
Marions-nous aussi, pour nous désennuyer.

Finette

À ne t’en point mentir, j’en aurois grande envie ;
Mais je crains ?

Valentin

Que crains-tu ?

Finette

De faire une folie.

Valentin

J’en fais une cent fois bien plus grande que toi ;
Et je ne laisse pas de te donner ma foi.

Aux auditeurs.

Messieurs, j’ai réussi dans l’hymen qui s’apprête ;
De myrte et de laurier je vais ceindre ma tête :
Mais si je méritois vos applaudissements,
Ce jour mettroit le comble à mes contentements.