Les Métamorphoses (Apulée)/Traduction Bastien, 1787/Livre III

La bibliothèque libre.
◄  Livre II
Livre IV  ►


LES

MÉTAMORPHOSES:

ou

L’ANE D’OR D’APULÉE,

PHILOSOPHE PLATONICIEN,

LIVRE TROISIEME.

Déja l’Aurore dans son char (1), par le mouvement de ses bras couleur de rose, arrêtoit dans les airs la course de ses chevaux, lorsque je fus privé du repos que j’avois pris pendant la nuit. Un trouble et une agitation d’esprit me saisissent, au souvenir du meurtre que j’avois commis le soir précédent. Enfin, assis sur mon lit, les jambes croisées (2), et les mains jointes sur mes genoux, je pleurois à chaudes larmes. Je m’imaginois déjà être entre les mains de la Justice, devant les juges, entendre ma sentence, et même voir le bourreau. Hélas, disois-je, qui sera le juge assez indulgent et assez de mes amis, pour me déclarer innocent, après avoir répandu le sang de trois des citoyens de cette ville. Est-ce là ce voyage qui me devoit être avantageux, suivant les assurances si positives que m’en avoit donné le Chaldéen Diophanès ? Repassant ainsi toutes ces choses dans mon esprit, je déplorois ma triste destinée.

Cependant on entend tout d’un coup frapper rudement à la porte, avec de grands cris que faisoit le peuple qui s’y étoit amassé. Un moment après, la porte ayant été ouverte avec violence, les magistrats et leurs officiers entrèrent, suivis d’un grand nombre de toutes sortes de gens. Aussi-tôt deux archers, par l’ordre des juges, me saisissent, et me tirent hors de la maison, sans que je fisse aucune résistance. Dès la première rue par où nous passâmes, tout le peuple de la ville, qui accouroit de tous côtés, s’amassa autour de nous, et nous suivit en foule ; et quoique je marchasse fort triste, les yeux baissés jusqu’à terre, ou plutôt jusqu’aux enfers ; cependant, détournant un peu la vue, j’apperçus une chose qui me jeta dans une extrême surprise. De ce grand nombre de peuple qui nous entourait, il n’y en avoit pas un seul qui n’éclatât de rire.

Après m’avoir fait traverser toutes les places, et qu’on m’eût promené par les carrefours de la ville, comme on fait les victimes, quand on veut appaiser la colère des Dieux (3), et détourner les malheurs dont on est menacé par quelque funeste présage ; on me mène dans le lieu où l’on rendoit la justice, et l’on me met devant le tribunal. Les juges étoient déjà placés, et l’huissier faisoit faire silence, quand d’une commune voix, on demanda qu’un jugement de cette importance fût rendu dans la place où l’on représentoit les jeux (4), attendu la foule épouvantable qui mettoit tout le monde en danger d’être étouffé. Aussi-tôt le peuple courut de ce côté-là, et remplit en moins de rien l’amphithéâtre, toutes ses avenues et son toît ; les uns embrassoient des colonnes pour se soutenir, d’autres se tenoient suspendus à des statues ; quelques-uns avançoient la moitié du corps par des fenêtres et par des lucarnes, et l’extrême desir que chacun avoit de voir ce spectacle, lui faisoit oublier qu’il exposoit sa vie.

Les archers me conduisirent par le milieu du théâtre, comme une victime, et me placèrent dans l’orchestre. En même-temps le héraut appela à haute voix, celui qui s’étoit rendu ma partie. Alors un vieillard se leva, ayant auprès de lui un petit vase plein d’eau (5), en forme d’entonnoir, d’où elle tomboit goutte à goutte, pour mesurer le temps que son discours devoit durer, et adressa ainsi la parole au peuple.

Il ne s’agit pas ici, Messieurs, d’une affaire de peu d’importance, puisqu’elle regarde le repos et la tranquillité de toute la ville, et qu’elle doit servir d’un exemple mémorable pour l’avenir ; ainsi, pour l’honneur et la sûreté du public, il est d’une grande conséquence à chacun de vous en particulier, et à tous en général, que tant de meurtres que ce méchant homme a commis si cruellement, ne demeurent pas impunis. Et ne croyez pas que je me porte avec tant de chaleur dans cette affaire par quelque animosité personnelle, ou par aucun intérêt particulier ; car je suis capitaine des archers qui font le guet pendant la nuit, et je ne crois pas que personne puisse m’accuser, jusqu’à présent, d’avoir manqué d’exactitude dans les devoirs de ma charge. Mais je viens au fait, et vais vous rapporter les choses telles qu’elles se sont passées la nuit dernière. Environ à l’heure de minuit, comme je parcourois la ville, regardant soigneusement de tous côtés, je rencontre ce jeune furieux, l’épée à la main, cherchant à massacrer quelqu’un, après avoir déjà égorgé trois hommes qui achevoient d’expirer à ses pieds, baignés dans leur sang. Aussi-tôt il prend la fuite, troublé avec raison, par l’énormité de son crime ; et, à la faveur des ténèbres, il se sauve dans une maison où il a demeuré caché toute la nuit ; mais, par la providence des dieux, qui ne permettent pas que les crimes demeurent impunis, avant que ce coupable pût nous échapper par des chemins détournés, si-tôt que le jour a paru, j’ai pris soin de le faire conduire à votre tribunal, pour subir votre très-auguste et très-équitable jugement, et vous voyez devant vous un criminel souillé de trois meurtres, un criminel pris sur le fait, et qui de plus est étranger (6). Prononcez donc sans différer sur un des crimes dont un de vos citoyens même seroit sévèrement puni, s’il en étoit coupable.

Ainsi finit ce discours, que d’une voix tonnante, cet ardent accusateur venoit de prononcer. Aussi-tôt, le héraut me commanda de parler, en cas que j’eusse quelque chose à répondre ; mais je ne me sentois capable que de verser des larmes, non pas tant en vérité à cause de la cruelle accusation dont on me chargeoit, que par le reproche que me faisoit ma conscience. Cependant, comme si quelque divinité m’eût, dans le moment inspiré de la hardiesse, voici comme je parlai.

Je n’ignore pas (7), Messieurs, combien il est difficile qu’un homme accusé d’en avoir tué trois, et qui avoue le fait, puisse persuader à une si nombreuse assemblée qu’il est innocent, quelques vérités qu’il puisse alléguer pour sa justification. Mais, si votre humanité m’accorde un moment d’audience, je vous ferai connoître aisément que je cours risque de perdre la vie, non pour l’avoir mérité, mais pour avoir eu une juste indignation causée par un accident imprévu. Comme je revenois hier fort tard de souper, ayant, à la vérité, un peu de vin dans la tête, je vous avouerai franchement cette faute, je trouvai devant la maison du bon Milon, l’un de vos citoyens, chez qui je loge, une troupe de scélérats et de voleurs, qui cherchoient les moyens d’entrer chez lui, et qui ayant forcé les gonds de la porte, et fait sauter les verroux dont on l’avoit exactement fermée, délibéroient déjà d’assassiner tous ceux de la maison. Un d’entre eux, plus agissant et d’une taille au-dessus des autres, les excitoit ainsi : Courage, enfans, attaquons avec vigueur ces gens qui dorment ; ne perdons pas un moment, et bannissons toute crainte. Que celui qui sera trouvé endormi, soit tué ; que celui qui se voudra défendre, soit percé de coups. C’est ainsi que nous serons en sûreté pour notre vie, si nous la faisons perdre à tous ceux qui sont dans ce logis. Je vous avoue, Messieurs, que, poussé du zèle que doit avoir un bon citoyen, et craignant pour mes hôtes et pour moi-même, avec l’épée que je porte pour me garantir en de pareilles occasions, je me suis mis en devoir d’épouvanter ces insignes voleurs, et de leur faire prendre la fuite ; mais ces hommes féroces et déterminés, au lieu de fuir, me voyant l’épée à la main, se mettent hardiment en défense, et nous combattons fort et ferme. Enfin leur chef m’attaquant de près et vivement, se jette sur moi, me prend à deux mains par les cheveux, et me renverse en arrière. Mais, pendant qu’il demandoit une pierre pour m’assommer, je lui porte un coup, et je le jette heureusement par terre. Dans l’instant j’enfonce mon épée entre les deux épaules du second, qui me tenoit au pied avec les dents ; et le troisième venant sur moi sans précaution et comme un furieux, d’un grand coup d’épée que je lui donne dans le ventre, je le renverse mort sur la place. M’étant ainsi mis hors de danger, et ayant pourvu à la sûreté de mon hôte, aussi-bien qu’à celle du public, bien loin de me croire coupable, je croyois avoir mérité des louanges de tout le monde, moi qui n’ai jamais été accusé du moindre crime, qui ai toujours passé dans mon pays pour un homme d’honneur, et qui ai toujours préféré l’innocence à tous les avantages de la fortune ; et je ne puis comprendre par quelle raison l’on me poursuit en justice, pour avoir puni des scélérats et des voleurs, d’autant plus qu’il n’y a personne qui puisse prouver qu’il y ait jamais eu aucune inimitié particulière (8) entre nous, ni même qu’aucun d’eux me fût connu ; outre qu’on ne peut pas dire que j’aie commis une telle action dans la vue de profiter de leurs dépouilles.

Après que j’eus ainsi parlé, mes larmes recommencèrent à couler ; et dans la douleur qui m’accabloit, tendant les mains tantôt aux uns, tantôt aux autres, je leur demandois grace, et les conjurois de me l’accorder par tout ce qu’ils avoient de plus cher au monde, et par la pitié qu’on doit avoir pour les malheureux. Comme je crus que mes larmes avoient assez excité la compassion de tout le monde, attestant l’œil du Soleil et de la Justice, et recommandant l’évènement de cette affaire à la providence des Dieux, je levai les yeux un peu plus haut, et j’apperçus tout le peuple qui faisoit de grands éclats de rire, et même le bon Milon, cet honnête homme qui m’avoit témoigné une amitié de père, rioit à n’en pouvoir plus, aussi-bien que les autres. Je dis alors à moi-même : Voilà donc la bonne foi, voilà la reconnoissance que l’on doit attendre des services qu’on a rendus. Pour sauver la vie à mon hôte, j’ai tué trois hommes, et je me trouve prêt d’être condamné à mort ; cependant, non content de ne me donner aucun secours, ni même aucune consolation, il rit encore de mon malheur.

Dans ce moment, on vit venir au milieu du théâtre une femme en habit de deuil, qui fondoit en larmes, et qui portoit un enfant dans ses bras ; une autre vieille femme la suivoit pauvrement habillée, affligée et pleurant comme elle. Elles avoient l’une et l’autre, dans les mains, des branches d’olivier ; elles vinrent en cet état se jeter auprès du lit, où sous une couverture étoient les corps de ces morts ; et se donnant dans le sein des coups que tous les spectateurs pouvoient entendre, elles se mirent à gémir avec des tons lugubres et douloureux. Par la compassion que les hommes se doivent les uns aux autres, disoient-elles, par les sentimens naturels d’humanité, ayez pitié de ces jeunes hommes indignement massacrés ; et ne refusez pas la consolation de la vengeance à de pauvres veuves délaissées. Secourez au moins cet enfant malheureux (9) qui se trouve sans aucune subsistance dès les premières années de sa vie, et sacrifiez le sang de ce scélérat pour maintenir vos loix, et pour servir d’exemple.

Ensuite le juge le plus ancien se lève, et parle au peuple en ces termes : A l’égard du crime que nous sommes obligés de punir sévèrement, celui même qui l’a commis ne le peut désavouer. Il ne nous reste plus qu’à trouver les moyens de découvrir les complices d’une action si noire ; puisqu’il n’est pas vraisemblable qu’un homme seul en ait pu tuer trois, jeunes, forts et vigoureux. Il est donc à propos d’employer les tourmens pour en savoir la vérité ; car le valet qui l’accompagnoit s’est sauvé sans qu’on ait pu le découvrir, et cela réduit l’affaire au point qu’il faut donner la question au coupable (10), pour lui faire déclarer ses complices, afin de nous délivrer entièrement de la crainte d’une faction si dangereuse.

Sur le champ on me présente le feu, la roue et des fouets de différentes sortes, à la manière de la Grèce (11). Ce fut alors que mon affliction redoubla, de ce qu’il ne m’étoit pas au moins permis de mourir sans perdre quelque partie de mon corps. Mais cette vieille femme qui, par ses larmes, avoit ému toute l’assemblée, s’écria : Chers concitoyens, avant que ce brigand, meurtrier de mes trois pauvres enfans, soit appliqué à la question, souffrez que l’on découvre leurs corps, afin que, remarquant comme ils étoient bien faits et dans la fleur de leur âge, votre juste indignation s’augmente encore, et que vous punissiez le coupable suivant la qualité de son crime.

Tout le peuple applaudit à ce que cette femme venoit de dire et le juge aussi-tôt me commanda de découvrir moi-même les corps qui étoient sur ce lit. Comme j’en faisois difficulté, en me retirant en arrière, ne voulant point irriter de nouveau mes juges par la vue de ce spectacle, les huissiers, par leur ordre, m’en pressèrent, usant même de violence ; et me faisant avancer la main, ils me la portent jusques sur les cadavres. Enfin, cédant à la force, malgré moi, je pris le drap et découvre les corps. Grands Dieux ! quelle surprise ! quel prodige ! quel changement subit à l’état de ma fortune ! Dans le moment que je me considérois comme un homme confisqué à Proserpine, et enrôlé parmi les esclaves de Pluton (12), je vis que les choses avoient entièrement changé de face, et je n’ai point de termes pour vous exprimer ce qui causoit ce changement. Car ces prétendus hommes égorgés étoient trois outres, enflés et percés aux mêmes endroits où je me souvenois d’avoir blessé ces trois voleurs que j’avois combattus le soir précédent. Alors ce rire qui d’abord m’avoit surpris, et qui, par l’artifice de quelques-uns, avoit été retenu pendant quelque temps, éclata en liberté. Les uns transportés de joie, me félicitoient, les autres se tenoient les côtés de rire ; ainsi tout le peuple joyeux et content, sortit de l’amphithéâtre en me regardant.

Pour moi, dès l’instant même que je touchai le drap qui couvroit ces prétendus hommes morts, je demeurai froid et immobile comme une des colonnes ou une des statues du théâtre, et je ne repris point mes esprits (13), jusqu’au moment que mon hôte Milon s’approcha de moi, et me prenant par la main, m’emmena en me faisant une douce violence : Je le suivois en sanglottant et versant des larmes. Il me conduisit chez lui par de petites rues détournées, et par les endroits où il y avoit le moins de monde, et tâchoit de me tirer de l’abattement où la peur et la tristesse m’avoient mis, en me disant tout ce qu’il pouvoit pour me consoler ; mais il ne fut pas possible d’adoucir l’indignation que je ressentois jusqu’au fond du cœur de l’affront qu’on venoit de me faire.

Aussi-tôt les magistrats, avec les marques de leur dignité, entrent dans notre maison, et tâchent de m’appaiser en me parlant ainsi : Nous n’ignorons point, seigneur Lucius, votre illustre naissance, ni la dignité de vos ancêtres ; car la grandeur de votre maison est en vénération dans toute la province. Aussi n’est-ce point pour vous faire aucun outrage qu’on vous a fait, ce qui vous cause tant de chagrin. Banissez donc cette tristesse et cet accablement, dont votre cœur et votre esprit sont saisis. Car ces jeux, par lesquels nous célébrons publiquement tous les ans la fête de l’agréable Dieu Ris sont toujours recommandables par quelque nouvelle plaisanterie. Ce Dieu n’abandonne plus celui qui en a été le sujet, et ne souffrira jamais que la tristesse s’empare de vous ; mais il répandra toujours un air de sérénité et de joie sur votre visage. Au reste, toute la ville vous fera de grands honneurs pour cette faveur qu’elle a reçue de vous ; car elle vous a déjà choisi pour son protecteur (14), et elle vous a décerné une statue de bronze (15).

Je leur répondis en ces termes : Je remercie très-humblement cette magnifique et principale ville de Thessalie, de tous les honneurs qu’elle m’offre ; mais je lui conseille de réserver ses statues pour des sujets plus dignes et plus considérables que moi. Ayant ainsi parlé modestement, et tâchant de montrer un peu de gaieté sur mon visage, je congédiai les magistrats avec civilité.

Un moment après, un des domestiques de Birrhene vint m’avertir de sa part, que l’heure approchoit d’aller souper chez elle (16), suivant la promesse que je lui en avois faite le soir précédent ; et comme je ne pouvois seulement penser à cette maison sans frémir (17) : Je voudrois de tout mon cœur, dis-je à cet envoyé, pouvoir obéir aux commandemens de Birrhene, s’il m’étoit permis de le faire honnêtement ; mais mon hôte Milon m’ayant conjuré par le Dieu dont on fait la fête aujourd’hui, m’a fait promettre de souper avec lui. Il ne m’a point quitté, et ne souffrira jamais que je sorte. Ainsi je la prie de remettre la partie à une autre fois.

Comme j’achevois de parler, Milon commanda qu’on apportât après nous les choses nécessaires pour se baigner, et me prenant par la main, il me conduit aux bains les plus proches. J’évitois les regards de tout le monde, et marchant à côté de lui, je me cachois, autant qu’il m’étoit possible, de ceux que je rencontrois, pour ne leur pas donner encore sujet de rire par le souvenir de ce qui s’étoit passé. Quand nous fûmes aux bains, j’eus l’esprit si troublé, je fus si confus de voir que tout le monde avoit les yeux attachés sur moi, et me montroit au doigt, que je ne me souviens point, ni comme je me baignai, ni comme je m’essuyai, ni de quelle façon je retournai chez mon hôte.

Le mauvais petit soupé que je fis avec Milon, ayant duré fort peu de temps, je le priai de me permettre de m’aller coucher, attendu le violent mal de tête que j’avois, causé par l’abondance des larmes que j’avois répandues. Lorsque je fus dans mon lit, je repassois tristement dans mon esprit toutes les particularités de ce qui m’étoit arrivé, quand enfin ma chère Fotis, après avoir couché sa maîtresse, vint me trouver fort changée ; ce n’étoit plus cet air riant, ni cet enjouement qui accompagnoit d’ordinaire ses discours ; au contraire, elle avoit un air sombre et triste.

Je viens vous avouer franchement, me dit-elle, avec une parole lente et timide, que c’est moi qui suis la cause du chagrin que vous avez eu. En même-temps elle tire de son sein une courroie, et me la présentant : vengez-vous, dit-elle, je vous en conjure, vengez-vous d’une femme déloyale ; punissez-la, même encore par quelque plus grand supplice, tel que vous voudrez l’imaginer. Je vous prie cependant de ne pas croire que je vous aye causé ce déplaisir volontairement ; aux Dieux ne plaise qu’il me vînt jamais dans la pensée de vous faire la moindre peine ; et si vous étiez menacé de quelque malheur, je voudrois le détourner aux dépens de tout mon sang ; mais ma mauvaise fortune a voulu que ce qu’on m’envoyoit faire pour un autre, a malheureusement retombé sur vous.

Ce discours renouvellant ma curiosité naturelle, et souhaitant passionnément d’apprendre la cause de cette affaire où je ne comprenois rien : Je couperai, lui dis-je, en mille morceaux, cette infame et maudite courroie, que tu avois destinée pour te maltraiter, plutôt que d’en toucher ta peau blanche et délicate. Mais de grace, conte-moi fidèlement par quel malheur ce que tu préparois pour un autre, a retombé sur moi ; car je jure par tes beaux yeux que j’adore, que je te crois incapable de penser seulement la moindre chose pour me faire de la peine, qui que ce pût être qui m’assurât du contraire, et quand ce seroit toi-même. Au reste, on ne doit pas imputer la faute du mauvais évènement d’une affaire à ceux qui en sont la cause, quand ils n’ont eu que de bonnes intentions.

En achevant ces mots, j’embrassois tendrement Fotis, qui me faisoit voir dans ses yeux languissans, et fermés à moitié, tout ce que l’amour a de plus tendre et de plus pressant. L’ayant ainsi joyeusement rassurée : Laissez-moi, me dit-elle, avant toutes choses, fermer soigneusement la porte de la chambre, de peur de me rendre coupable envers ma maîtresse d’un grand crime, si par mon imprudence, on venoit à entendre quelque chose de ce que je vais vous dire. En même temps elle ferme la porte aux verroux et au crochet, revient à moi, se jette à mon col, et m’embrassant de tout son cœur : Je tremble de peur, me dit-elle d’une voix basse, de découvrir les mystères de cette maison, et de révéler les secrets de ma maîtresse ; mais je présume mieux de vous et de votre prudence, vous qui, outre la grandeur de votre naissance et l’élévation de votre esprit, êtes initié dans plusieurs mystères de la religion (18), et connoissez sans doute la foi que demande le secret (19). Je vous conjure donc, qu’il ne vous échappe jamais rien de ce que je vais vous confier, et de récompenser, par un silence éternel, la sincérité (20) avec laquelle je vais vous parler ; car l’extrême tendresse que j’ai pour vous, m’oblige à vous apprendre des choses que personne au monde ne sait que moi.

Vous saurez donc tout ce qui se passe en cette maison. Ma maîtresse a des secrets merveilleux, auxquels les ombres des morts obéissent, qui troublent les astres, qui forcent les Dieux et soumettent les élémens, et jamais elle n’emploie avec plus de passion la force de son art, que quand elle est touchée de la vue de quelque jeune homme beau et bien fait, ce qui lui arrive assez souvent : même à l’heure qu’il est, elle aime éperdument un jeune Béotien qui est parfaitement beau, et elle met en œuvre tous les ressorts de la magie pour s’en faire aimer. Je l’entendis hier au soir de mes propres oreilles qui menaçoit le soleil de l’obscurcir, et de le couvrir de ténèbres pour jamais, s’il ne se couchoit plutôt qu’à l’ordinaire ; et s’il ne cédoit sa place à la nuit, afin de pouvoir travailler à ses enchantemens.

Dans le temps qu’elle revenoit hier des bains, elle vit par hasard ce jeune homme dans la boutique d’un barbier ; aussi-tôt elle me commanda de tâcher d’avoir adroitement quelques-uns de ses cheveux qu’on avoit coupés, qui étoient à terre, et de les lui apporter. Mais le barbier m’apperçut comme j’en ramassois à la dérobée, le plus soigneusement que je pouvois ; et comme nous avons, ma maîtresse et moi, cette infâme réputation d’être sorcières, il me saisit en me querellant avec emportement. Ne cesseras-tu point, malheureuse, me dit-il, de dérober, comme tu fais de temps en temps, les cheveux que l’on coupe aux jeunes gens les mieux faits ? Si tu ne t’arrêtes, je te vais mettre tout présentement entre les mains de la Justice. En disant cela, il fourre sa main dans mon sein, et tout en fureur, il y reprend les cheveux que j’y avois déjà cachés.

Très-fâchée de ce qui venoit de m’arriver, et faisant réflexion à l’humeur de ma maîtresse, qui se met dans une colère épouvantable quand je manque à faire ce qu’elle m’ordonne, jusqu’à me battre quelquefois à outrance, je songeois à m’enfuir ; mais l’amour que j’ai pour vous m’en ôta aussi-tôt le dessein. Comme je m’en revenois donc fort triste d’avoir les mains vuides, j’apperçois un homme qui tondoit avec des ciseaux des outres de chevre. Après qu’il les eut liés comme il faut, et bien enflés, en sorte qu’ils se soutenoient debout, je ramasse à terre une bonne quantité de poil de ces outres, qui étoit blond, et par conséquent semblable aux cheveux du jeune Béotien ; et je le donne à ma maîtresse, en lui déguisant la vérité. Dès le commencement de la nuit, et avant que vous fussiez de retour du souper de Birrhene, Pamphile, toute hors d’elle-même, monte dans une guérite couverte de bois, qui est au haut de la maison, et qui a des fenêtres ouvertes de toutes parts, pour recevoir tous les vents, et pour découvrir l’orient et les autres côtés du monde ; lieu qu’elle a choisi comme l’endroit le plus propre à travailler en secret à ses enchantemens.

Elle commence, suivant sa coutume, à étaler tout ce qui servoit à sa magie (21), comme plusieurs sortes d’herbes aromatiques, des lames d’airain gravées de caractères inconnus, des morceaux de fer qui étoient restés du débris des vaisseaux, où des malheureux avoient fait naufrage, des os (22) et des restes de cadavres tirés des tombeaux. On voyoit, d’un côté, des nez et des doigts ; d’un autre côté, des clous où il restoit encore de la chair des criminels qu’on avoit attachés au gibet ; en un autre endroit, des vases pleins du sang (23) de gens qui avoient été égorgés, et des cranes d’hommes à moitié dévorés par des bêtes sauvages, et arrachés d’entre leurs dents. Puis ayant proféré des paroles magiques sur des entrailles d’animaux encore toutes palpitantes, elle fait un sacrifice, répandant diverses liqueurs, comme du lait de vache, de l’eau de fontaine, du miel de montagne et de l’hidromel (24) ; ensuite ayant noué et passé ces prétendus cheveux ensemble, en différentes manières, elle les brûle avec plusieurs parfums sur des charbons ardens. Aussi-tôt, par la force invincible de son art, et par la puissance des esprits qu’elle avoit conjurés, ces corps, dont le poil fumoit sur le feu, empruntent les sens et la respiration humaine ; ils ont du sentiment ; ils marchent et viennent où les attiroit l’odeur de leurs dépouilles qui brûloient, et tâchant d’entrer chez nous, au lieu de ce jeune Béotien que Pamphile attendoit, ils donnent l’assaut à notre porte. Vous arrivâtes dans ce temps-là, avec un peu trop de vin dans la tête, et l’obscurité de la nuit aidant à vous tromper, vous mîtes bravement l’épée à la main, comme fit jadis Ajax en fureur, non pour vous acharner comme lui à tailler en pièces des troupeaux entiers de bêtes vivantes (25), mais avec un courage fort au-dessus du sien, puisque vous ôtâtes la vie à trois outres de chèvres enflés de vent ; afin qu’après avoir terrassé vos ennemis, sans que leur sang eût taché vos habits, je pusse vous embrasser, non comme un homicide, mais, comme un outricide.

Fotis m’ayant ainsi plaisanté, je continuai sur le même ton : Je puis donc avec raison, lui dis-je, égaler ce premier exploit à un des douze travaux d’Hercule, et comparer les trois outres que j’ai tués aux trois corps de Gerion, ou aux trois têtes de Cerbères, dont il est venu à bout. Mais, afin que je te pardonne de bon cœur la faute que tu as faite, qui m’a attiré de si grands chagrins, accorde-moi une chose que je te demande avec la dernière instance : fais-moi voir ta maîtresse, quand elle travaille à quelque opération de cette science divine, quand elle fait ses invocations. Que je la voie au moins, quand elle a pris une autre forme, car j’ai une curiosité extraordinaire de connoître par moi-même quelque chose de la magie, où je crois aussi que tu n’es pas ignorante. Je n’en dois pas douter, et je l’éprouve en effet, puisque tu m’as soumis à toi, comme un esclave, moi qui n’ai jamais eu que de l’indifférence pour les femmes, même de la première qualité ; et puisque tes yeux brillans, ta bouche vermeille, tes beaux cheveux, ta belle gorge et tes caresses m’ont si absolument attaché à toi, que j’en fais mon unique plaisir. Enfin je ne me souviens plus de mon pays, ni de ma famille ; je ne songe plus à retourner chez moi, et il n’y a rien dans le monde que je voulusse préférer à cette nuit que je passe avec toi.

Que je voudrois bien, mon cher Lucius, me dit-elle, pouvoir faire ce que vous souhaitez ; mais la crainte continuelle que cause à Pamphile la malice des envieux, fait qu’elle se retire en particulier, et qu’elle est toujours seule lorsqu’elle travaille à ses enchantemens. Cependant je tenterai de faire ce que vous me demandez au péril de ma vie, et je chercherai avec soin le temps et l’occasion de vous contenter, pourvu, comme je vous l’ai déjà dit, que vous gardiez le secret que demande une affaire d’une aussi grande importance. En causant ainsi l’un et l’autre, insensiblement l’amour nous anima tous deux ; alors nous dépouillans tous deux de nos vêtemens, nous nous abandonnons aux fureurs de l’amour, comme si nous eussions été surpris d’une fureur bachique, jusqu’à ce qu’enfin fatigués, le sommeil assoupissant nos yeux, nous amena jusqu’à la pointe du jour, que nous nous séparâmes.

Après avoir encore passé voluptueusement quelques nuits, comme nous avions fait celle-là, Fotis, toute emue et toute tremblante, vint me trouver à la hâte, pour me dire que sa maîtresse n’ayant pu jusqu’alors rien avancer en ses amours, quoi qu’elle eût pu faire, devoit se changer en oiseau, quand la nuit seroit venue, pour aller trouver celui qu’elle aimoit, et que je me tinsse prêt pour voir une chose si extraordinaire.

Si-tôt qu’il fut nuit, Fotis me conduisit tout doucement et sans faire de bruit à cette guérite qui étoit au haut de la maison ; elle me dit de regarder au travers de la porte par une fente, et voici ce que je vis.

Pamphile commence par se déshabiller toute nue, ensuite elle ouvre un petit coffre, et en tire plusieurs boîtes ; elle prend dans l’une une pommade, et l’ayant long-temps délayée entre ses mains, elle s’en frotte tout le corps, depuis les pieds jusqu’à la tête ; ensuite se tournant vers une lampe allumée, elle prononce tout bas plusieurs paroles, et donnant une petite secousse à tous ses membres, son corps se couvre de duvet, et ensuite de plumes ; son nez se courbe et se durcit, et ses ongles s’allongent en forme de griffes. Enfin Pamphile est changée en hibou. En cet état, elle jette un cri plaintif, et pour s’essayer, elle bat des aîles et vole à fleur de terre ; s’élevant tout d’un coup, elle sort de la chambre à tire d’aîles. Cette femme, par la vertu de ses charmes, change de forme quand elle veut.

Pour moi, quoique je ne fusse point enchanté, j’étois dans un si grand étonnement de ce que je venois de voir, que je doutois si j’étois encore Lucius. Ainsi tout troublé, comme si j’eusse perdu l’esprit, je croyois rêver, et je me frottai long-temps les yeux pour savoir si je dormois ou si j’étois éveillé. A la fin, cependant ayant repris mes esprits, je prends la main de Fotis, et la pressant contre mes yeux : Souffre, de grace, lui dis-je, pendant que l’occasion le permet, que je profite d’une chose que je dois à la tendresse que tu as pour moi. Ma chère enfant, je te conjure par ces yeux qui sont plus à toi qu’à moi-même, donne-moi de cette même pommade dont s’est servi Pamphile, et par cette nouvelle faveur, au-dessus de toute reconnoissance, assure-toi pour jamais un homme qui t’est déjà tout dévoué. Fais donc que je puisse avoir des aîles pour voler auprès de toi comme l’Amour auprès de Vénus.

Oh, ho ! dit-elle, vous ne l’entendez pas mal, vous êtes un bon fripon (26) : Vous voudriez donc que je fusse moi-même la cause de mon malheur (27). Effectivement c’est pour les filles de Thessalie que je garde mon amant ; je voudrais bien savoir quand il sera changé en oiseau, où j’irois le chercher, et quand je le reverrois.

Aux Dieux ne plaise, lui dis-je, qu’il me vînt jamais dans la pensée de commettre une action si noire, que de manquer à revenir auprès de toi, après que j’aurai été changé en oiseau, quand même je pourrois, comme l’aigle, élever mon vol jusqu’aux cieux, que Jupiter se serviroit de moi pour annoncer ses ordres, et me donneroit son foudre à porter. Je jure par ces beaux cheveux qui ont enchaîné ma liberté, qu’il n’y a personne au monde que j’aime tant que ma chère Fotis. D’ailleurs, je songe qu’après m’être servi de cette pommade, et que j’aurai pris la forme d’un tel oiseau, il n’y a point de maison que je ne doive éviter. En effet, les Dames prendroient un grand plaisir avec un amant beau et gracieux tel que l’est un hibou : outre que, quand ces oiseaux nocturnes sont entrés dans quelque maison, et qu’on peut les y attraper, nous voyons qu’on les attache à la porte, afin de leur faire expier par les tourmens qu’on leur fait souffrir, les malheurs dont, par leur vol funeste, ils ont menacé ceux de la maison. Mais j’avois presque oublié de te demander ce qu’il faudra dire ou faire pour quitter mes plumes étant oiseau, et reprendre ma forme d’homme.

Ne vous en mettez pas en peine, dit-elle, car ma maîtresse m’a appris tout ce qu’il faut faire pour remettre toutes ces sortes de métamorphoses dans leur état naturel ; et ne croyez pas qu’elle m’en ait instruite dans la vue de me faire plaisir, mais afin que, quand elle revient, je puisse lui donner les secours nécessaires pour lui faire reprendre sa forme humaine. Au reste, voyez avec quelles simples herbes et avec quelles bagatelles on fait une chose si merveilleuse. Par exemple, il ne lui faudra à son retour qu’un bain et un breuvage d’eau de fontaine, où l’on aura mêlé un peu d’anis et quelques feuilles de laurier.

En me donnant plusieurs fois cette assurance, elle entre dans la chambre toute troublée de peur, et tire une boîte d’un petit coffre. Je la pris et la baîsai, faisant des vœux, et souhaitant avec passion qu’elle me fût favorable dans l’envie que j’avois de voler dans les airs. M’étant promptement déshabillé, je prens avec empressement plein mes mains de la pommade qui étoit dans la boîte, et je m’en frotte généralement par tout le corps, ensuite je fais des efforts, en m’élançant comme un oiseau, et remuant les bras pour tacher de voler. Mais, au lieu de duvet et de plumes, toute ma peau devient comme du cuir, et se couvre d’un poil long et rude. Les doigts de mes pieds et de mes mains se joignent ensemble, et se durcissent comme de la corne ; du bout de mon échine sort une longue queue ; mon visage devient énorme, mes narines s’ouvrent, ma bouche s’agrandit, mes lèvres deviennent pendantes, mes oreilles et les autres parties de mon corps s’alongent d’une grandeur extraordinaire et se couvrent d’un poil hérissé. Dans cette extrémité, ne sachant que faire, je considérois toutes les parties de mon corps, et je vis qu’au lieu d’être changé en oiseau, j’étois changé en âne. Je voulus m’en plaindre, et le reprocher à Fotis ; mais n’ayant plus le geste d’un homme, ni l’usage de la voix ; tout ce que je pouvois faire étoit d’ouvrir les lèvres, et de la regarder de côté, avec des yeux mouillés de larmes, lui demandant ainsi du secours tacitement.

Pour elle, si-tôt qu’elle me vit en cet état : Malheureuse que je suis, s’écria-t-elle, en se meurtrissant le visage avec les mains, je suis perdue ! La crainte, la précipitation et la ressemblance des boîtes sont causes que je me suis méprise ; mais heureusement le remède à cette transformation est encore plus aisé à faire qu’à l’autre ; car, en mâchant seulement des roses, me dit-elle, vous quitterez cette figure d’âne et vous redeviendrez dans le moment, mon cher Lucius, tout comme vous étiez auparavant, et plût aux Dieux que j’eusse des couronnes de roses ! Comme j’ai soin d’en avoir d’ordinaire pour nous le soir, vous ne passeriez pas même la nuit sous cette forme ; Mais si-tôt qu’il sera jour, j’y mettrai ordre.

Fotis se lamentoit ainsi ; et moi, quoique je fusse un âne véritable, je conservois cependant l’esprit et le jugement d’un homme, et je délibérai quelque temps en moi-même fort sérieusement (28), si je ne devois point, à coups de pieds et avec les dents, me venger de l’imprudence, ou peut-être de la méchanceté de cette malheureuse femme. Mais une réflexion prudente m’ôta entièrement cette envie inconsidérée ; j’eus peur de me priver, par la mort de Fotis, des secours nécessaires pour reprendre ma forme naturelle.

Baissant donc la tête, et secouant les oreilles ; dissimulant le ressentiment de l’outrage que j’étois forcé de souffrir pour un temps, et cédant à la dure nécessité de l’état où j’étois, je m’en vais à l’écurie auprès de mon cheval, et d’un âne qui appartenoit à Milon. Je m’imaginois que, s’il y avoit un instinct secret et naturel parmi les animaux, mon cheval me reconnoîtroit, et qu’ayant compassion de moi, il m’alloit bien recevoir et me donner la meilleure place et la plus nette. Mais, ô Jupiter, dieu de l’hospitalité, et vous dieux protecteurs de la bonne foi (29), ce brave cheval qui étoit à moi, et cet âne approchent leurs têtes l’une de l’autre, et sur le champ conviennent ensemble de ma perte ; si bien que craignans pour leur mangeaille, à peine virent-ils que je m’approchois du ratelier, que baissant les oreilles, et tous furieux, ils me poursuivent à grands coups de pieds et me chassent bien loin de l’orge que j’avois mise moi-même ce soir-là devant cet animal si reconnoissant.

Reçu de cette manière, et chassé loin d’eux, je m’étois retiré dans un coin de l’écurie, rêvant à l’insolence de mes camarades, et méditant à me venger le lendemain de la perfidie de mon cheval, si-tôt que, par le secours des roses, je serois redevenu Lucius. Alors j’apperçois à un pilier qui soutenoit la poutre de l’écurie par le milieu, l’image de la déesse Epone (30), qui étoit dans une petite niche, qu’on avoit ornée de bouquets et d’une couronne de roses nouvellement cueillies. Voyant ce remède salutaire, je m’en approche plein d’une douce espérance ; je me lève sur les pieds de derrière, m’appuyant avec ceux de devant contre le pilier, et alongeant la tête et les lèvres le plus qu’il m’étoit possible, je tachois d’atteindre jusqu’aux roses.

Malheureusement mon valet qui avoit le soin de mon cheval, m’apperçut, et se levant de colère : Jusqu’à quand, dit-il, souffrirons-nous cette rosse qui vouloit manger, il n’y a qu’un moment l’orge et le foin de nos bêtes, et qui en veut présentement aux images des Dieux ? Il faut que j’estropie et que j’assomme ce sacrilège. Cherchant en même-temps quelque instrument pour cet effet, il trouve un fagot, et en ayant tiré le plus gros bâton, il se met à frapper sur moi de toute sa force et sans discontinuer, jusqu’à ce qu’il entendît enfoncer la porte de la maison à grand bruit, et la rumeur que faisoient les voisins qui crioient : aux voleurs ; ce qui lui fit prendre la fuite tout épouvanté.

Si-tôt que la porte de notre maison fut jetée par terre, une partie des voleurs entre pour la piller, et l’autre l’investit l’épée à la main. Les voisins accourent au secours de tous côtés ; mais les voleurs leur font tête. Il y faisoit clair comme en plein jour, par la quantité de flambeaux et d’épées nues qui brilloient à la lumière. Pendant ce temps-là, quelques-uns de ces voleurs vont à un magasin qui étoit au milieu du logis, où Milon serroit toutes ses richesses, et à grands coups de haches en enfoncent la porte, quoiqu’elle fût bien forte et bien baricadée. Ils enlèvent tout ce qu’ils y trouvent, font leurs paquets à la hâte, et en prennent chacun leur charge ; mais ils n’étoient pas assez de monde pour pouvoir emporter la quantité de richesses qu’ils avoient. Cela les obligea, ne sachant comment faire, à tirer mon cheval de l’écurie, et deux ânes que nous étions, et à nous charger tous trois le plus qu’il leur fut possible. Ayant tout pillé dans la maison, ils en sortirent en nous faisant marcher devant eux à coups de bâton. Et après avoir laissé un de leur camarade dans la ville, pour voir quelle perquisition l’on feroit de ce vol, et pour leur en rendre compte, ils nous firent aller le plus vîte qu’ils pûrent dans des montagnes et par des endroits écartés et déserts.

J’étois prêt de succomber et de mourir accablé du poids de tant de choses que je portois, joint à la longue traite qu’on nous faisoit faire, au travers d’une montagne fort rude, quand je m’avisai de recourir tout de bon à la justice, et d’interposer le sacré nom de l’empereur (31), pour me délivrer de tant de misères. Comme nous passions donc au milieu d’un bourg où il y avoit beaucoup de monde, à cause d’une foire qui s’y tenoit, le jour étant déjà fort grand, je voulus, devant tous ces Grecs, invoquer l’auguste nom de César en ma langue naturelle, et je m’écriai : O, assez distinctement ; mais je ne pus jamais achever ni prononcer César. Alors les voleurs se mocquant de ma voix rude et discordante, me déchirèrent si bien la peau à coup de bâton, qu’elle n’auroit pas été bonne à faire un crible.

Enfin Jupiter me présenta un moyen de finir mes malheurs, dans le temps que j’y pensois le moins. Car, après avoir traversé plusieurs hameaux et plusieurs villages, j’apperçus un jardin assez agréable, où entre autres fleurs, il y avoit des roses fraîches et vermeilles (32), couvertes encore de la rosée du matin. N’aspirant qu’après cela, j’y courus plein de joie et d’espérance ; mais, comme je remuois déjà les lèvres pour en prendre quelques-unes, je changeai d’avis fort prudemment, faisant réflexion que, si d’âne que j’étois, je redevenois alors Lucius, je m’exposois évidemment à périr par les mains des voleurs, parce qu’ils me croiroient magicien, ou parce qu’ils auroient peur que je ne les découvrisse, je m’abstins donc avec raison, de manger des roses, et prenant mon mal en patience, je rongeois mon foin sous ma figure d’âne.

Fin du troisieme Livre.


REMARQUES

SUR

LE TROISIEME LIVRE.


(1) Déja l’Aurore. Le texte dit, Commodum punicantibus phaleris Aurora roseum quatiens lacertum, cælum inequitabat. Déjà l’Aurore dans son char, par le mouvement de son bras couleur de roses, excitoit dans les airs la course de ses chevaux, dont les harnois sont d’un rouge éclatant. Les poëtes ont feint que l’Aurore avoit un mari extrêmement vieux, nommé Tithon, et qu’elle avoit coutume de se lever avant le jour. Elle est fille d’Hypérion et de Thia, selon Hésiode en sa théogonie, et selon d’autres, de Titan et de la Terre, ou du soleil et de la Terre.

(2) Les jambes croisées. C’est la posture ordinaire de l’homme qui est dans la peine ou dans l’embarras.

(3) Et qu’on m’eût promené, comme on fait les victimes, quand on veut appaiser la colère des Dieux. Anciennement, chez de certains peuples, et même dans les Gaules à Marseille, lorsqu’on étoit affligé de quelque calamité publique, comme de la famine, de la peste, de la guerre, &c., on choisissoit un homme le plus mal fait et le plus disgracié de la nature qui se pouvoit trouver ; on le nourrissoit pendant un an de mets exquis et succulens, ensuite on le promenoit dans toutes les places de la ville, et, après l’avoir chargé de toutes sortes d’imprécations, pour détourner sur lui seul tous les maux dont on étoit affligé ou menacé, on le jettoit dans la mer.

Dans les sacrifices expiatoires, on faisoit faire trois tours aux victimes autour des terres, avant de les égorger. Cette procession et solemnité s’appeloit ambarvale, et se faisoit principalement pour les fruits de la terre, afin que, par telle sanctification, la fertilité fût plus considérable. Les rogations représentent cette cérémonie.

(4) Qu’un jugement de cette importance fût rendu dans la place où l’on représentoit les jeux. J’ai exprimé ainsi, fût rendu dans le théâtre, qui est dans le texte, parce que ce terme de théâtre, qui, chez les anciens, comprenoit toute l’enceinte du lieu commun aux acteurs et aux spectateurs, ne s’entend chez nous, que d’un lieu élevé, où l’acteur paroît et où se passe l’action. Tout cet édifice en général, destiné aux spectacles des anciens jeux publics qui se nommoit le théâtre, comprenoit la scène, l’orchestre et les degrés qui servoient de siège aux spectateurs. La scène avoit trois parties principales : 1, le pupitre ou proscenium, c’est-à-dire, le devant de la scène ; 2, la scène proprement prise ; 3, le derrière de la scène, en latin, poscenium. Le pupitre étoit le lieu élevé sur lequel les acteurs jouoient, qui est ce que nous appelons aujourd’hui le théâtre. Ce pupitre ou proscenium avoit deux parties aux théâtres des Grecs, l’une où les acteurs jouoient, et l’autre où les chœurs venoient réciter, et où les pantomimes faisoient leurs représentations, ce qu’ils nommoient loreion. La scène étoit une face de bâtiment d’une structure magnifique et enrichie de décorations. Le derrière de la scène ou poscenium étoit le lieu où se retiroient les acteurs et où ils s’habilloient.

La séconde partie du théâtre, pris en général, étoit l’orchestre ; c’étoit le lieu le plus bas du théâtre, qui étoit un demi-cercle enfermé au milieu des degrés. Chez les Grecs, il faisoit partie de la scène prise en général ; mais, chez les Romains, aucun des acteurs ne descendoit dans l’orchestre qui étoit occupé par les sièges des sénateurs.

La troisième partie du théâtre, pris en général, étoient les degrés où les spectateurs étoient assis, qui avoient plus d’étendue à mesure qu’ils s’élevoient. Dans les premiers temps, on n’étoit assis que sur la pierre ou le bois dont ces degrés étoient faits, mais, dans la suite, on y mit des oreillers ou d’autres sortes de sièges.

Pour donner quelque idée de la magnificence des théâtres des anciens, je parlerai seulement de celui que M. Scaurus, étant Edile, fit bâtir à Rome. Il contenoit quatre-vingt mille personnes, il y avoit trois cent soixante colonnes, en trois rangs les uns sur les autres. Celles d’en-bas qui avoient trente-huit pieds de haut, étoient de marbre ; celles du second rang étoient de crystal, et les troisièmes étoient dorées. Entre toutes ces colonnes, il y avoit trois mille statues de bronze, avec un très-grand nombre de riches tableaux. Pline, liv. 36, chap. 15.

(5) Un petit vase plein d’eau. Ce vase se nommoit Clepsidre ; l’eau dont on le remplissoit étoit un quart-d’heure ou un peu plus à en sortir. On accordoit un plus grand nombre de Clepsidres à l’accusé qu’à l’accusateur, parce qu’on supposoit qu’il falloit plus de temps pour se justifier, qu’il n’en falloit pour accuser.

(6) Etranger. Ciceron dit, au premier livre des Offices, que le degré de société est plus proche entre ceux qui sont d’une même nation et langage, mais qu’il y a plus étroite alliance, lorsqu’on est de la même ville. La loi mosaïque recommandoit le soin des étrangers. Platon, au 8e liv. de ses loix, veut que les étrangers demeurent vingt ans dans la ville où ils ont élu leur domicile, exerçant quelque métier, sans payer aucune taille, et qu’au bout de ce temps ils se retirent.

(7) Je n’ignore pas. C’est la défense de l’accusé, de laquelle l’état ou constitution est judiciaire ; car il ne nie pas le fait dont il est chargé, mais il démontre qu’il le fait avec droit et raison. Ainsi dans la cause d’Horace, homicide de sa sœur ; l’intention de l’accusateur est, vous avez tué votre sœur ; l’excuse du défendeur, je l’ai voirement tuée, mais avec raison. La question est savoir si l’homicide est raisonnablement commis et selon le droit ? Or, puisqu’il est loisible de tuer celui qui en veut à votre vie, et que chacun a droit de faire ce qu’il peut pour la conserver, il soutient qu’il a eu raison de tuer ces trois voleurs.

(8) Inimitié particulière. Les docteurs en droit commandent qu’en tout procès on regarde principalement la cause : or, suivant eux, toute cause est impulsive, comme colère, haine : ou ratiocinative, comme gain, hérédité : davantage, la cause est ou efficiente, quand nous disons, il a été provoqué par tel ou tel sujet : ou adjuvente, quand nous disons, cette cause ou ce sujet l’a aussi poussé : ou prohibée, comme, mais j’ai eu raison de n’en rien faire, de peur que l’hérédite ne parvînt à mon ennemi. Apulée, dans ce moment, se sert de l’impulsion, disant qu’il n’a aucune inimitié, et de la ratiocinative niant avoir fait le délit par aucune envie de gain.

(9) Enfant malheureux. Les exemples émeuvent davantage que les paroles. Ainsi Sergius Galba échappa à la punition qu’il méritoit, produisant et tenant entre ses bras ses petits enfans, et les portant de tous côtés pour émouvoir la compassion du peuple. Pour cet effet, les criminels produisent ordinairement leurs femmes, leurs enfans dans l’état le plus abandonné et le plus malheureux.

(10) Car le valet qui l’accompagnoit s’est sauvé sans qu’on ait pu le découvrir, et cela réduit l’affaire au point qu’il faut donner la question au coupable. Quand quelqu’un étoit accusé d’un crime chez les anciens, la coutume étoit d’appliquer tous ses esclaves à la question pour en découvrir la vérité. C’est ce qui fait que le juge dit ici, qu’il faut donner la question à Apulée, puisque son valet a disparu, et qu’on ne peut plus apprendre la vérité du fait par son moyen.

(11) Le feu et la roue à la manière de la Grèce. Cette manière de donner la question par le feu et la roue est aussi rapportée dans Achilles-Tatius. Les Romains, au lieu de feu et de roue, se servoient de lames ardentes et du chevalet, qui faisoient les mêmes effets ; les lames de brûler, et le chevalet de tirer et d’étendre les membres avec violence, comme la roue chez les Grecs.

(12) Comme un homme. Le bien particulier que les mères, les enfans et les esclaves possédoient, sous l’autorité du père de famille, se nommoit peculium.

(13) Et je ne repris point mes esprits. Le texte dit, Nec priùs ab inferis emersi : Et je ne sortis point des enfers. Apulée étoit si accablé de ce qui venoit de lui arriver, et il avoit si bien cru perdre la vie, qu’il se regardoit déjà comme un homme descendu aux enfers, jusqu’au moment que son hôte Milon vint le prendre par la main pour l’emmener chez lui.

(14) Car elle vous choisit pour son protecteur. C’étoit la coutume des provinces soumises à l’empire romain, de se choisir à Rome des protecteurs pour les affaires qui les regardoient. C’est ainsi que Lacédémone étoit sous la protection des Claudiens, Boulogne, sous celle des Antoines, la Sicile, sous celle de Cicéron, ainsi des autres.

(15) Elle vous a décerné une statue de bronze. Entre les plus éclatantes marques d’honneur qu’on pouvoit donner aux grands hommes, celle qui tenoit le premier rang, étoit de leur élever des statues. D’abord elles ne se donnoient qu’aux Héros qui l’avoient mérité par de grands exploits ; mais dans la suite, on en récompensa aussi le mérite de ceux qui se rendoient recommandables par leur doctrine et par leur éloquence, ou par quelque bienfait particulier que le public en avoit reçu.

(16) Un des domestiques de Birrhene vint m’avertir, de sa part, que l’heure approchoit d’aller souper chez elle. C’étoit la coutume des anciens, lorsqu’ils avoient invité quelques personnes à venir manger chez eux, de les envoyer encore avertir quand l’heure du repas approchoit. Ainsi Térence, dans l’Héauton-Timorumenos fait dire à Chremès.


— Sed, ut dixi, tempus est
Monere oportet me tunc vicinum Phaniam
Ad cœnam ut veniat. Ibo ut visam si domi est.
Nihil usus fuit monitore ; jam dudùm domi
Præsto apud me esse ajunt. Egomet convivas morer.


Mais le jour est déjà bien avancé, il faut que j’aille avertir notre Phania de venir souper avec nous ; je vais voir s’il n’y seroit point allé. Il n’a pas eu besoin d’avertisseur, on vient de me dire qu’il y est déjà. C’est moi-même qui fais attendre les autres. Act. 1, scen. 2.


(17) Mais, comme je ne pouvois penser à cette maison sans frémir. C’étoit à cause de ce qui lui étoit arrivé au retour du soupé qu’il y avoit fait, où il avoit un peu trop bu.

(18) Etant initié dans plusieurs mystères de religion. Saint Augustin dit qu’Apulée étoit prêtre en Afrique, et qu’alors il y faisoit représenter des jeux publics et des spectacles de gladiateurs, de chasses, &c.

(19) Secret. Orphée obligeoit par serment tous ses confrères, à ne communiquer les secrets de la religion à des oreilles prophanes. Les Platoniciens ne veulent pas que les vénérables maximes de leurs secrètes disputes soient divulguées aux ignorans. Pythagore et Porphyre conjuroient leurs disciples à se contenir religieusement en silence. Tertulien, dans l’Apologétique, dit : que la foi du silence est due à la religion.

(20) La sincérité. Portius Caton disoit qu’il se repentiroit, si jamais il avoit confié quelque secret à une femme. Les histoires sont remplies de preuves que les femmes n’ont jamais su garder de secrets. Leur impuissance à garder un secret, a fait naître ce proverbe : Il ne se faut fier ni à femme ni au giron. Celle-là a l’esprit incertain et léger ; et ceux qui tiennent quelque chose en leur giron ou bien au bas de leur manteau, le laissent tomber bien souvent sans se le rappeler.

(21) Elle commença, suivant sa coutume, à étaler tout ce qui servoit à sa magie. Vous trouverez dans Lucain, liv. 6, une magnifique description d’un semblable appareil magique.

(22) Des os. Démocrite a dit que les os de la tête d’un criminel servent à certains remèdes, et ceux d’un ami ou d’un hôte à d’autres. Artemon faisoit boire du miel dans le crâne d’un homme tué, puis brûlé, contre le mal caduc. Anthée composoit des breuvages qu’il faisoit prendre dans le test d’un pendu contre les morsures d’un chien enragé. Apollonius a voulu faire croire que, contre la douleur des gencives, il les faisoit scarifier avec la dent d’un homme tué par violence. Les rognures des ongles, suivant quelques-uns, guérissent des fièvres tierces, quartes et quotidiennes.

(23) Pleins de sang. Les magiciens estiment qu’il vaut mieux boire le sang humain tout chaud, et respirant, pour ainsi dire, encore. Faustine, fille d’Antoninus, puis femme de l’empereur Marcus, se fit, par le conseil des Chaldéens, un bain de sang d’un gladiateur, dont elle s’étoit amouraché et que son mari avoit fait tuer ; puis elle coucha avec son mari : ainsi cet amour se perdit, et Commodus lui naquit, lequel fut plus gladiateur qu’empereur.

(24) Hidromel. C’est de l’eau cuite avec du miel. Ce breuvage est bon pour ceux qui frissonnent continuellement, et qui ne peuvent endurer le froid. Il est excellent aussi contre la toux. Il s’en fait encore avec du vin vieux et du miel frais, qui ramollit le ventre, et donne de l’embonpoint. Quelques-uns se sont nourris d’hidromel dans leur extrême vieillesse. L’empereur Auguste ayant demandé à Pollion, bourgeois de Rome, âgé de plus de cent ans, par quel moyen il avoit conservé cette vigueur et d’esprit et de corps, lui répondit, avec de l’hidromel par dedans, et de l’huile par dehors.

(25) Comme fit jadis Ajax en fureur ; non pour vous acharner, comme lui, à tailler en pièces des troupeaux entiers de bêtes vivantes. Ajax, fils de Telamon, étoit, à ce que dit Homère, après Achille, le plus vaillant des Grecs qui étoit au siège de Troye. Achille étant mort, Ajax prétendit avoir ses armes, mais Ulysse s’y opposa et voulut aussi les avoir. L’affaire fut remise à la décision de tous les chefs de l’armée, et les armes d’Achille furent adjugées à Ulisse ; les Grecs firent plus d’état de sa prudence, que du courage et de la force d’Ajax, qui fut transporté d’une telle fureur de cette préférence, qu’il massacroit tous les animaux qu’il rencontroit, croyant toujours tuer Ulisse. Enfin, connoissant son erreur, il devint encore plus furieux, et se tua lui-même.

(26) Vous êtes un bon fripon. Le texte dit, Vulpinaris amasio, vous faites le renard, mon mignon. La manière dont je l’ai mis est plus selon notre usage. Il est vrai qu’on dit, en parlant d’un homme rusé et artificieux, c’est un fin renard ; mais cette façon de parler ne convient que dans le style bas et comique. Le renard passe pour le plus fin et le plus malicieux de tous les animaux. Esope lui a fort bien conservé son caractère dans ses fables. Quelques personnes reprochoient un jour à Lysandre, Lacédémonien, qu’il employoit l’artifice et la fourberie, pour venir à bout de ses desseins. Il leur répondit en riant : que, quand on ne pouvoit parvenir à ce qu’on souhaitoit avec la peau du lion, il falloit se couvrir de la peau du renard.

On eût pu traduire encore par le mot renarder ; il s’emploie souvent pour signifier, pervertir la vérité par fraudes et par mensonges, le mot est pris des ruses de l’animal. Amoureux renardesque se peut entendre d’un amant frivole et imposteur.

(27) Vous voudriez donc que je fusse moi-même la cause de mon malheur : le texte dit, Meque sponte asciam cruribus meis illidere compellis : Vous voulez que je me donne moi-même de la hache dans les jambes. C’est une métaphore tirée des charpentiers qui sont assez mal-adroits pour se blesser de leurs propres outils. Ce sont-là de ces sortes de phrases qui ne vaudroient rien dans une traduction, et qu’il faut rendre par d’autres façons de parler, conformes au génie de notre langue, et au sens de l’auteur.

(28) Je délibérai quelque temps en moi-même fort sérieusement, &c. Le texte dit : Diù denique ac multum mecum ipse deliberavi, an nequissimam facinorosissimamque feminam illam spissis calcibus feriens, et mordicitus appetens necare deberem. Enfin je délibérai long-temps et fort sérieusement en moi-même, si je ne devois point, à force de coups de pieds et avec les dents, mettre à mort cette très-méchante et très-criminelle femme. Ce sentiment d’Apulée m’a paru bien dur. Je conviens qu’il pouvoit être fâché de se voir tout d’un coup métamorphosé en âne ; mais il devoit bien juger par l’amour que Fotis avoit pour lui, par sa douleur de le voir en cet état, et par tout ce qu’elle lui disoit, qu’elle ne l’avoit pas fait par méchanceté ; et cependant, sans la réflexion qu’il fit, qu’il alloit se priver par la mort de Fotis, des secours nécessaires pour reprendre sa première forme, il étoit prêt de la tuer, comme la plus méchante et la plus abominable femme qui eût jamais été. J’ai cru bien faire d’apporter en cet endroit quelques adoucissemens aux expressions de l’original.

(29) Bonne foi. Les Romains envoyèrent l’image de la foi dans le capitole, près du tout-puissant Jupiter. Les mystères de cette divinité étoient secrets et cachés ; on n’osoit les révéler à personne. Numa Pompilius lui dédia une chapelle et des prêtres. La foi, dit Quintilien, est le souverain bien des choses de ce monde, sacrée parmi les ennemis, sacrée parmi les pirates.

(30) L’image de la déesse Epone. Epone, ou selon quelques auteurs, Hippone étoit la déesse des chartiers et des muletiers. Elle présidoit aux écuries, où sa statue, grossièrement faite, étoit d’ordinaire placée dans une niche taillée dans quelque pilier.

Hippos, en grec, signifie un cheval. La déesse Hippone est au nombre des semones. Ces sortes de Dieux n’étoient pas rangés parmi les célestes, à cause de la pauvreté de leur mérite ; on ne les appeloit pas terrestres, comme indignes de quelques honneurs. Quelques-uns appelent Dieux semones ceux qui tenoient cet espace qui est entre l’air et la terre, et qui rapportoient aux Dieux les vœux et prières des hommes. Ainsi faisoient-ils de même que les médioxumès. Tels étoient Priape, Vertumne, Hippone, Pomone, &c. S. Augustin croyoit que Janus s’appeloit Semone, parce qu’il préside sur la semence.

(31) De recourir tout de bon à la justice, et d’interposer le sacré nom de l’empereur. C’est ainsi qu’en usoient ceux qui se trouvoient dans une grande oppression ; ils s’écrioient, j’en appelle à César, ou seulement ô César ! et l’on portoit un si grand respect au nom de l’Empereur, que, lorsque quelqu’un l’invoquoit ainsi, on suspendoit le jugement de son affaire ; si c’étoit même un homme condamné au supplice, on ne passoit pas outre, et son affaire étoit portée devant l’Empereur, ou devant des juges qu’il nommoit.

(32) Des roses fraîches et vermeilles. On ne pouvoit guère autrement expliquer le texte qui dit, rosæ virgines, des roses vierges, c’est-à-dire, des roses où l’on n’a point encore touché, et qui ne sont pas tout-à-fait épanouies.

Fin des Remarques du troisième Livre.