Les Mœurs du jour (Cooper)/Chapitre II

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Perrotin, Pagnerre (Œuvres, tome 30p. 11-24).

CHAPITRE II.


Où gît l’argile inerte, ô prodige ! ô merveille !
Pénètre du soleil le rayon éternel ;
Au même instant, un nouvel immortel
  Avec son créateur s’éveille !

Southey.



Lorsque le docteur Mac-Brain entra, les deux jeunes gens et Sarah, après l’avoir salué avec la familiarité de vieilles connaissances, se dirigèrent vers ce qu’elle appelait son jardin. Là elle mit aussitôt ses ciseaux à l’œuvre, coupant des roses, des violettes et d’autres fleurs printanières dont elle fit des bouquets pour ses compagnons, celui de Michel, le mieux fourni et le plus beau ; mais son frère ne s’en aperçut pas, absorbé qu’il était dans ses pensées, et se demandant comment il se faisait que la Constitution des États-Unis ne fût pas le palladium des libertés politiques et religieuses.

— Eh bien, Ned, dit l’avocat en étendant amicalement la main, mais sans se lever de sa chaise, qu’est-ce qui vous amène de si bonne heure ? Est-ce que la vieille Marthe a gâté votre thé ?

— Pas du tout ; ceci est une visite de profession.

— De profession ? je ne me suis jamais senti mieux portant ; et je vous signale comme un faux prophète, ou un mauvais médecin si vous l’aimez mieux, car la goutte ne m’a pas donne de ce printemps un seul avertissement, et j’espère, maintenant que j’ai renoncé au sauterne, et que je ne prends à mon dîner que quatre verres de madère…

— Deux de trop.

— Je m’engage à ne boire que du xérès, Ned, si vous voulez en permettre quatre.

— Accordé. Le xérès contient moins d’acidité, et conséquemment moins de goutte que le madère. Mais ma visite ce matin ne concerne pas ma profession, mais la vôtre.

— Ah ! c’est une affaire de loi ; au fait, maintenant que je vous regarde bien, je vois un certain trouble dans votre physionomie. Faut-il enfin formuler le contrat de mariage ?

— Il ne doit pas y avoir de contrat ; nos nouvelles lois donnent à la femme la direction sans contrôle de tous ses biens, et je suppose que ma future ne s’attend pas à prendre la direction des miens.

— Diable, oui, elle doit être satisfaite de la tournure que prennent les choses ; car elle restera maîtresse de ses tasses et de ses soucoupes, et même de ses maisons et de ses terres. Que je sois pendu, si jamais je consens à me marier, aujourd’hui que les avantages se trouvent d’un seul côté.

— Vous ne l’avez jamais fait, quand les avantages se trouvaient de l’autre. Pour moi, Tom, je suis disposé à laisser une femme maîtresse de son bien. L’expérience est bonne à faire, ne fût-ce que pour voir l’usage qu’elle fera de son argent.

— Vous aimez à faire des expériences parmi les femmes, et c’est pour cela que vous allez essayer d’un troisième mariage. Dieu merci me voici arrivé à l’âge de soixante ans, parfaitement heureux, sans en avoir essayé un seul.

— Vous n’avez goûté que la moitié de la vie. Aucun vieux garçon ne sait ce que c’est que le vrai bonheur. Il faut nécessairement être marié pour pouvoir l’apprécier.

— Je m’étonne que vous n’ajoutiez pas, marié deux ou trois fois. — Allons, allons, Ned, tâchez de sortir de ce mauvais pas, et conservez votre indépendance pour le reste de vos jours. Je pense bien que la veuve pourra rencontrer quelque cœur empressé auquel elle donnera son affection. Il importe peu quel homme la femme aime, pourvu qu’elle aime. Un homme, au contraire, n’a besoin que d’un peu de fermeté, et il peut défier Cupidon. Il n’en est pas ainsi de la femme : aimer est un besoin de son existence sans quoi, il ne se trouverait pas de femmes pour vous admirer à l’âge que vous avez.

— Je ne sais pas, je ne suis pas du tout certain de cela. Chaque fois que je devins veuf, j’étais bien décidé à passer le reste de mes jours à méditer sur les mérites de celle que j’avais perdue ; mais de manière ou d’autre, je ne sais comment il se faisait qu’avant une année écoulée, je me trouvais entraîné dans de nouveaux engagements. Au fait, il n’est rien de plus heureux que le mariage, et je suis résolu à ne pas rester seul une heure de plus qu’il n’est nécessaire.

Dunscomb rit beaucoup de la sérieuse vivacité avec laquelle parlait son ami, et son accès de gaieté étant passé, il reprit : — Mais si vous venez pour une affaire qui est du ressort de la loi, et que cette affaire ne soit pas un contrat de mariage, qu’est-ce donc ? Est-ce que le vieux Kensborough maintient ses prétentions sur la terre d’Harlem ?

— Non, il y a renoncé. Mon affaire, Tom, est d’une nature toute différente. Où allons-nous ? et quelle sera la fin de tout ceci ?

Comme le docteur avait des regards encore plus expressifs que ses paroles, Dunscomb fut frappé, de cette exclamation.

— Où nous allons ! dit-il. Voulez-vous parler du nouveau Code ou de la loi sur les droits des femmes ? Je ne pense pas que vous voyiez assez loin devant vous pour sentir les terribles conséquences de l’élection des magistrats.

— Ce n’est pas cela ; je ne m’occupe pas des Codes, ou des Constitutions, ou des droits des femmes. Où va le pays, Tom Dunscomb ? voilà la question que je vous adresse.

— Mais si vous ne vous alarmez ni des Codes, ni des Constitutions, ni des magistrats électifs, de quoi donc vous alarmez-vous ?

— L’accroissement des crimes, Tom, les meurtres, les incendies, les vols, et autres abominations qui semblent prendre racine parmi nous, comme autant de plantes exotiques transportées dans un sol primitif.

— Au diable les exotiques et les primitifs ; les hommes sont partout les mêmes : mais quel rapport y a-t-il entre l’affaire qui vous amène ce matin et cet affaiblissement général de notre moralité ?

— Quel rapport ? vous allez le voir, quand vous aurez écouté ce que j’ai à vous raconter.

Alors le docteur Mac-Brain se mit en devoir de se délivrer du sujet qui pesait si lourdement sur son esprit. Il était possesseur d’une petite propriété dans un comté voisin, et il avait l’habitude, pendant la belle saison, d’y passer tout le temps que lui laissait la clientèle très-étendue qu’il avait en ville. Il est vrai qu’il n’y en passait pas beaucoup, quoique le digne médecin sût disposer si bien ses occupations, que ses visites à Timbully, nom de l’endroit en question, si elles n’étaient pas longues, étaient passablement nombreuses. Doué d’un bon cœur, jouissant d’une assez jolie fortune, il ne refusait jamais les services de sa profession à ses rustiques voisins qui s’empressaient de lui demander son avis, chaque fois qu’ils en avaient besoin. Cette portion de la clientèle du docteur était des plus florissantes, et cela pour deux raisons : la première, c’est qu’il était d’une adresse éprouvée ; la seconde, c’est que sa générosité était connue. En un mot, Mac-Brain ne recevait aucun honoraire pour les avis qu’il donnait aux proches voisins de sa maison de campagne. Cette circonstance le rendait extrêmement populaire, et il aurait bien pu être envoyé sur les bancs législatifs, n’eût été un peu d’eau froide versée sur le projet par un malin patriote, qui insinua que le temps consacré par le médecin aux affaires de l’État ne pourrait plus être employé à la guérison de ses voisins de Timbully. Ceci avait pu entraver l’avancement du docteur, sans lui rien ôter de sa popularité.

Il arriva que le futur époux était parti pour Timbully, à une distance de moins de quinze milles de sa maison de Blecker-Street, dans l’intention de faire les préparatifs pour la réception de sa fiancée, le futur couple ayant le projet, immédiatement après la cérémonie nuptiale, d’y passer quelques jours. Or, pendant son séjour à sa maison de campagne, au milieu des occupations nécessitées par ce devoir important, un exprès vint de la ville requérir sa présence devant le coroner ; on l’attendait pour donner son témoignage comme expert médical. Il paraît qu’une maison avait été brûlée, et que les propriétaires, couple d’un certain âge, avaient eu le même sort. On avait trouvé les restes des cadavres, et une enquête allait avoir lieu à ce sujet. C’est à peu près tout ce que le messager put dire quoiqu’il pensât plutôt que, d’après les soupçons, on avait mis le feu à la maison, et en même temps égorgé les deux vieillards.

Le docteur Mac-Brain obéit naturellement à la sommation. Comme les événements de ce roman sont encore récents, et les localités bien connues d’un grand nombre de personnes, nous préférons donner le nom de Biberry au village, théâtre du drame que nous allons raconter, et celui de Dukes au comté ; c’est d’ailleurs le nom d’un ancien comté de New-York.

Le docteur Mac-Brain trouva le village de Biberry dans un émoi et une animation extraordinaires ; un émoi tel, qu’il était loin d’être favorable à l’enquête judiciaire qui allait se poursuivre dans le palais de Justice. Le vieux couple, qui était victime dans cette affaire, était fort respecté de tous ceux qui le connaissaient, l’un, comme un bon homme d’une capacité fort restreinte, l’autre, comme une excellente ménagère, femme pieuse et discrète, dont le plus grand travers était un amour de la propreté quelquefois par trop féroce. Néanmoins mistress Goodwin était généralement plus respectée même que son mari, car elle avait plus d’esprit, s’occupait plus de sa maison, et était habituellement douce et attentive pour tous ceux qui venaient chez elle, pourvu, toujours, qu’ils essuyassent bien leurs pieds sur les paillassons, dont il ne fallait pas traverser moins de six avant d’arriver au petit parloir, pourvu qu’ils ne crachassent pas sur son tapis, et n’eussent pas besoin de son argent. Cette popularité ajoutait beaucoup à l’exaltation.

Le docteur Mac-Brain trouva les restes charbonnés de ces époux infortunés étendus sur une table du palais de Justice, le coroner en fonctions et le jury d’enquête tout formé. La plupart des témoignages concernant la découverte de l’incendie avaient été donnés et inscrits, et ne présentaient rien d’extraordinaire. Un individu qui s’était levé plus tôt que les autres, avait vu la maison toute en flammes, avait donné l’alarme, et s’était porté avant la foule vers le lieu de l’incendie. La résidence des Goodwin était un cottage retiré, à deux milles environ de Biberry, quoiqu’en vue du village ; et avant que l’homme en question eût atteint l’endroit, le toit était tombé, et le matériel en très-grande partie consumé. Une douzaine ou plus des plus proches voisins étaient assemblés autour des ruines et quelques articles d’ameublement avaient été sauvés ; mais, en somme, on considérait ce feu comme l’un des plus soudains et des plus destructeurs qu’on eût jamais vus dans cette partie du pays. Lorsque la pompe arriva du village, on la fit jouer à coups redoublés sur le feu, et bientôt tout, excepté les murs extérieurs qui étaient en pierre, fut réduit en un monceau de débris noircis et fumants. On devait à cette circonstance d’avoir pu retrouver quelques restes des derniers propriétaires, ce qui fut fait comme va le décrire, dans son témoignage, le vieux Pierre Bacon, celui qui le premier avait donné l’alarme dans Biberry.

— Sitôt que je vis que c’était la maison de Pierre Goodwin qui donnait cette lumière, dit cet intelligent témoin dans le cours de son interrogatoire, je donnai l’alarme, et me mis à courir, pour voir ce que je pouvais faire. Arrivé au haut de Brudler-Hill, j’étais joliment hors d’haleine, je vous l’assure, monsieur le coroner et messieurs du jury, et de cette façon je fus obligé de souffler un brin. Le feu n’en brûla que mieux, et quand j’atteignis l’endroit, il y avait peu de chance de faire grand bien. Nous tirâmes dehors une commode, et l’on fit sortir par la fenêtre la jeune femme qui habitait avec les Goodwin, et la plus grande partie de ses vêtements fut sauvée, autant que je sache.

— Arrêtez, dit le coroner en l’interrompant : il y avait une jeune femme dans la maison, dites-vous.

— Oui ; ce que j’appelle une jeune femme, quelque chose comme une jeune fille, quoique d’autres l’appellent une jeune femme. Pour lors donc, on la fit sortir, on fit sortir ses habits, mais personne ne put faire sortir les vieux. Aussitôt que la pompe arriva, nous nous mîmes à faire de l’eau, et cela éteignit le feu assez promptement. Après cela, nous nous mîmes à creuser, et bientôt nous trouvâmes ce que certains appellent les restes, quoiqu’à mon sens il ne reste que très-peu de ces bonnes gens.

— Vous avez déterré les restes, dit le coroner en écrivant ; dans quel état les avez-vous trouvés ?

— Dans ce que j’appelle un bien pauvre état, à peu près comme vous les voyez là sur la table.

— Qu’est devenue la jeune dame dont vous avez parlé ? reprit le coroner.

— Je ne puis vous le dire, Monsieur ; je ne l’ai plus revue après sa sortie par la fenêtre.

— Voulez-vous dire que c’était une jeune fille à gages attachée à la famille, ou la vieille dame n’avait-elle pas d’aide ?

— Je crois plutôt que c’était quelque chose comme une locataire, une femme qui payait son loyer, répondit le témoin, qui n’était pas homme à établir de bien fines distinctions, comme le lecteur n’aura pas de peine à le concevoir d’après son langage. Il me semble que j’ai entendu parler d’une autre servante dans la famille des Goodwin, une espèce d’Allemande ou d’Irlandaise.

— Vit-on une femme de ce genre autour de la maison le matin, pendant la fouille des ruines ?

— Non pas que je sache. Nous retournâmes en tous sens les brandons et les poutres, et nous finîmes par tomber sur les vieux ; alors chacun parut penser que la besogne était à peu près terminée.

— Dans quel état ou situation trouva-t-on ces restes ?

— Brûlés jusqu’aux os, juste comme vous les voyez, Esquire, comme je l’ai déjà dit, en bien pauvre état pour des créatures humaines.

— Mais on étaient-ils étendus ? étaient-ils près l’un de l’autre ?

— Pressés l’un contre l’autre. Leurs têtes, si on peut appeler têtes des crânes noircis, se touchaient presque, si elles ne se touchaient pas tout à fait l’une l’autre : leurs pieds gisaient plus loin à part.

— Croyez-vous pouvoir placer les squelettes de la même manière, l’un par rapport à l’autre qu’ils l’étaient quand vous les vîtes la première fois ? — Mais laissez-moi demander s’il y a d’autres personnes présentes qui ont vu ces restes avant qu’on les remuât.

Plusieurs hommes, et une ou deux femmes, qui attendaient qu’on les interrogeât, s’avancèrent et affirmèrent qu’ils avaient vu les restes comme ils se trouvaient, quand on les découvrit tout d’abord. Choisissant les plus intelligents de la bande, après les avoir interrogés à tour de rôle, le coroner manifesta le désir qu’on pût placer les squelettes, aussi approximativement que possible, dans la même position respective où ils avaient été trouvés.

Il y avait divergence d’opinion parmi les témoins sur des points moins importants, mais tous reconnaissaient que les corps, ou ce qui en restait, avaient été trouvés côte à côte ; les têtes se touchant, les pieds à part, à plus de distance. C’est dans cette première position que les squelettes furent maintenant remis ; on venait de terminer cet arrangement, quand le docteur Mac-Brain entra dans la salle d’audience. Le coroner pria sur-le-champ les témoins de se tenir de côté, pendant que le médecin ferait l’inspection des os calcinés.

— Voilà de la vilaine besogne, s’écria le docteur presque aussitôt qu’il commença l’inspection. Les crânes de ces deux personnes ont été fracturés, et si cette position approche de celle où on trouva les squelettes, le même coup les a frappés.

Il fit alors remarquer, au coroner et au jury une légère fracture dans l’os frontal de chaque crâne, et à peu de chose près, tellement en ligne droite, que cela rendait sa conjecture des plus probables. Cette découverte donna une couleur toute nouvelle à l’événement, et chacun des assistants commença à réfléchir sur la probabilité d’un incendie et d’un meurtre se liant à cette malheureuse affaire. Les Goodwin étaient connus pour avoir vécu à l’aise, et la bonne femme, en particulier, avait la réputation d’être un peu avare. Comme l’ordre avait momentanément disparu de la salle d’audience, et que les langues allaient dans toutes les directions, une foule de choses furent débitées, sous la forme d’insinuations très-curieuses, surtout par les femmes. Le coroner ajourna l’interrogatoire pour donner cours aux conversations irrégulières, en vue d’obtenir d’utiles renseignements pour l’enquête à venir.

— Vous dites que la vieille mistress Goodwin avait un bon nombre d’espèces ? demanda le fonctionnaire à une certaine veuve mistress Tope, qui avait été libre dans ses confidences, et pouvait fort bien en savoir plus que le reste du voisinage, à cause de l’extrême propension qu’elle avait toujours montrée à s’immiscer dans les affaires de tous ceux qui l’entouraient. Ne dites-vous pas que vous avez vu l’argent de vos propres yeux ?

— Oui, Monsieur, et bien des fois. Elle le gardait dans un bas du vieux bonhomme, qui n’était plus que reprises ; il en était si plein que personne n’aurait pu le porter. Mistress Goodwin n’était pas femme à mettre de côté quelque chose qui pouvait encore servir. Pas moyen de trouver autre part quelqu’un de plus ladre dans tous les environs de Biberry.

— Et une partie de ces espèces était en or, à ce que je crois vous avoir entendu dire. Un bas bien rempli d’or et d’argent.

— Le pied en était bourré quand je le vis, il n’y a pas de cela trois mois. Je ne puis dire s’il y en avait beaucoup dans la jambe. Oui, il y avait aussi de l’or. Elle me montra le bas la dernière fois que je la vis, dans le dessein de me demander quelle pouvait être la valeur d’une pièce d’or presque aussi grosse qu’un demi-dollar.

— Reconnaîtriez-vous cette pièce d’or en la revoyant ?

— Ah ! ça, oui. Je ne connaissais ni son nom ni sa valeur car je n’avais jamais vu auparavant une si grosse pièce ; mais je dis à mistress Goodwin que je pensais que c’était de la pure Californie, car il en vient beaucoup de ce pays, et j’espère que les pauvres gens en auront leur part. Vieille comme je suis, c’est-à-dire pas tant si vieille, ma foi, mais telle que je suis, je n’ai jamais eu une pièce d’or de ma vie.

— Vous ne sauriez alors dire le nom de la pièce en question ?

— Impossible ; on me la donnerait pour le dire que je ne le pourrais pas ; tout ce que je sais, c’est que ce n’était pas une pièce de cinq dollars, car la vieille dame en avait un bon nombre, et celle-ci était plus large, plus jaune aussi ; meilleur or, je suppose.

Le coroner était habitué au bavardage et aux suppositions des femmes, et il savait comment les faire jaser.

— Où mistress Goodwin gardait-elle ses espèces ? lui demanda-t-il. Si vous l’avez vue sortir son bas, vous devez savoir la place ordinaire du dépôt.

— Dans sa commode, répondit la femme avec vivacité ; cette même commode qu’on a retirée de la maison en aussi bon état que le jour où elle y entra, et qu’on a portée au village pour qu’elle fût en sûreté.

Tous ces détails étaient vrais ; des mesures furent prises pour pousser les recherches plus loin et dans cette direction. Trois ou quatre jeunes gens, de bonne volonté dans un pareil cas, apportèrent le meuble dans la salle d’audience, et le coroner voulut que chaque tiroir fût publiquement ouvert en présence des jurés. La femme prêta serment la première, et donna son témoignage en forme pour ce qui concernait le bas, l’argent et la place habituelle du dépôt.

— Ah ! vous ne le trouverez pas là, fit observer mistress Pope, voyant que l’ébéniste du village appliquait une clef qui s’adaptait à merveille à la serrure en question ; elle gardait son argent dans le dernier tiroir. Je l’ai vue en retirer le bas au moins une douzaine de fois.

En conséquence le dernier tiroir fut ouvert. Il contenait des ornements de femme et une foule d’objets dont se sert une respectable matrone entre cinquante et soixante ans ; mais pas de bas rempli de reprises, pas d’argent, pas d’or. Les doigts rapides et agiles de mistress Pope se glissèrent dans un coin du fond du tiroir, et une robe de soie fut ouverte sans cérémonie, laquelle était le réceptacle du trésor, ainsi qu’elle l’avait vu souvent.

— Il n’y est plus ! s’écria la femme ; il faut que quelqu’un l’ait pris.

Cet incident semblait expliquer beaucoup de choses. Les crânes brisés, l’absence de l’argent, confirmèrent presque le cas de meurtre et de vol à ajouter au crime affreux d’incendie. Les hommes, qui avaient eu des contenances graves et solennelles toute la matinée, prirent alors une expression d’impatience et d’animation. Le désir de recourir à la justice était vif et général, et, à la pensée du crime les morts devinrent doublement chers.

Pendant tout ce temps, le docteur Mac-Brain avait été exclusivement préoccupé de la partie qui concernait le plus sa profession. Quant à une fracture des deux crânes, il en avait la certitude, bien que l’aspect des restes fût tel qu’il défiait presque l’investigation. Il était moins certain d’un autre fait important. Tandis que tout ce qu’il entendait le préparait à trouver les squelettes d’un homme et de sa femme, les os, selon lui, étaient ceux de deux femmes, autant qu’il pouvait en juger dans l’état de détérioration où ils se trouvaient.

— Connaissiez-vous ce M. Goodwin, monsieur le coroner ? demanda le docteur, interrompant avec très-peu de cérémonie l’enquête régulièrement commencée, ou était-il bien connu de quelqu’un ici ?

Le coroner n’avait pas une parfaite connaissance du défunt, bien que chacun des jurés se le rappelât parfaitement : quelques-uns l’avaient connu toute leur vie.

— Était-ce un homme d’une taille ordinaire ? demanda le docteur.

— Il était très-petit, pas plus haut que sa femme, qui pouvait passer pour grande.

Il arrive souvent en Europe, et surtout en Angleterre, que le mari et la femme sont d’une taille à laisser entre eux une différence très-peu sensible ; mais cela se voit rarement dans ce pays. En Amérique, la femme est ordinairement délicate, et comparativement d’une petite stature, tandis que la stature moyenne de l’homme est de quelque chose supérieure au type européen ; aussi sortait-il des voies habituelles de rencontrer un couple d’une taille si rapprochée, comme ces restes semblaient l’indiquer, en ce qui était de Goodwin et de sa femme.

— Ces squelettes sont presque de la même longueur, reprit le docteur après les avoir mesurés pour la cinquième fois. L’homme ne devait pas être, s’il l’était, de beaucoup plus grand que sa femme.

— Il ne l’était pas, répondit un juré. Le vieux père Goodwin n’avait pas plus de cinq pieds, et Dorothée avait, je pense, la même mesure. Quand on les voyait ensemble, il n’y avait pas de différence.

Le docteur Mac-Brain, plein de promptitude et de décision dans la pratique, était facilement effrayé par les théories de toute espèce, et en face d’un public, il se sentait peu disposé à entrer en controverse. Cette particularité dans son caractère fit que dans la circonstance actuelle, en présence de tant de témoins, qui soutenaient que les deux squelettes étaient celui de l’homme et de la femme, il hésitait à soutenir d’une manière catégorique sa propre opinion. Il pouvait certainement se tromper en présence de ces débris à demi consumés, mais la science à un œil clairvoyant, et le docteur était un anatomiste habile et expérimenté. En conséquence, dans son esprit, il restait peu de doute à ce sujet.

Dès que le médecin, après avoir terminé son examen, eut fixé son attention sur la contenance de ceux qui se pressaient dans la salle, il vit que presque tous les regards se portaient sur une jeune femme assise à part, et qui semblait en proie à une émotion que pouvait naturellement expliquer le spectacle qu’elle avait sous les yeux. Mac-Brain s’assura d’ailleurs du premier coup d’œil que cette personne appartenait à une classe de beaucoup supérieure, même aux plus élevés de ceux qui se tenaient autour de la table. Sa figure était cachée par un mouchoir, et sa tournure révélait non-seulement la jeunesse, mais aussi une haute distinction ; ses vêtements étaient simples et d’une modestie étudiée, mais il y avait autour de tout cela un air qui surprenait un peu le bon docteur.

Il eut assez de peine à apprendre de ceux qui l’entouraient, que cette jeune femme avait eu pour résidence pendant quelques semaines la maison des Goodwin, à titre de locataire, suivant l’assertion des uns, comme amie, selon les autres. Quoi qu’il en fût, il y avait un mystère autour d’elle, et la plupart des jeunes filles de Biberry l’avaient traitée d’orgueilleuse, parce qu’elle ne s’associait pas à leurs frivolités, à leurs coquetteries, à leurs visites.

Il était évident que les soupçons étaient tombés sur cette jeune inconnue, privée d’amis, selon toute apparence. Si le feu avait été mis avec intention, à en juger par les probabilités, qui était plus coupable qu’elle ? Si l’argent n’y était plus, qui avait eu autant de moyens de se l’approprier qu’elle-même ? Telles étaient les questions qui circulaient de bouche en bouche, jusqu’à ce que les soupçons prissent une telle consistance, que le coroner jugea convenable d’ajourner l’enquête, tandis qu’on pourrait recueillir les preuves et les présenter dans la forme voulue.

Le docteur Mac-Brain avait naturellement bon cœur de plus, il ne pouvait se défaire de ce fait scientifique, qui lui revenait sans cesse : c’est que les deux squelettes étaient ceux de deux femmes. Il est vrai que cette supposition, fût-elle juste, jetait très-peu de lumière sur l’affaire, et ne détruisait en rien les soupçons qui pesaient sur la jeune femme ; mais cette opinion le séparait de la foule, et plaçait son esprit dans cette condition intermédiaire, où il pensait qu’il serait aussi prudent que charitable de douter. Voyant que la foule se dispersait, non sans des discussions animées et à voix basse, et que le sujet de toute cette conversation roulait toujours sur cette jeune fille retirée seule dans un coin, sans qu’elle se doutât apparemment de ce qui se passait autour d’elle, le digne docteur s’approcha de l’immobile figure, et lui adressa la parole.

— Vous êtes venue ici comme témoin, je suppose, lui dit-il d’une voix douce ; s’il en est ainsi, votre présence n’est pas nécessaire plus longtemps, le coroner ayant remis l’enquête à demain après midi.

Au premier son de cette voix, la jeune femme solitaire écarta de son visage un fin mouchoir de batiste, et permit à son nouveau compagnon d’y jeter un regard. Nous ne dirons rien, pour le moment, ni de son extérieur, ni des autres particularités de sa personne, vu qu’il en sera donné une description suffisamment détaillée dans le chapitre suivant, par les communications du docteur Mac-Brain à Dunscomb. Après avoir remercié son interlocuteur de sa question, et avoir échangé quelques mots sur la triste affaire qui les avait amenés tous deux en cet endroit, la jeune femme se leva, fit un léger mais gracieux salut, et disparut.

Le parti du docteur Mac-Brain fut arrêté sur-le-champ. Il vit clairement que de graves soupçons planaient sur cette charmante et jeune créature, qui lui paraissait sans amis. Il résolut de retourner au plus, vite à la ville, et d’obtenir de son ami d’aller à Biberry, dans le plus bref délai, afin qu’il pût y arriver dans l’après-midi pour servir de conseil à cette jeune fille délaissée.