Les Maîtres mosaïstes (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 01

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II.  ►

I.

« Croyez-moi, messer Jacopo, je suis un père bien mal heureux. Je ne me consolerai jamais de cette honte. Nous vivons dans un siècle de décadence, c’est moi qui vous le dis ; les races dégénèrent, l’esprit de conduite se perd dans les familles. De mon temps, chacun cherchait à égaler, sinon à surpasser ses parents. Aujourd’hui, pourvu qu’on fasse fortune, on ne regarde pas aux moyens, on ne craint pas de déroger. De noble, on se fait trafiquant ; de maître, manœuvre ; d’architecte, maçon ; de maçon, goujat. Où s’arrêtera-t-on, bonne sainte mère de Dieu ? »

Ainsi parlait messire Sébastien Zuccato, peintre oublié aujourd’hui, mais assez estimé dans son temps comme chef d’école, à l’illustre maître Jacques Robusti, que nous connaissons davantage sous le nom du Tintoret.

« Ah ! ah ! répondit le maître, qui par préoccupation habituelle était souvent d’une sincérité excessive ; il vaut mieux être un bon ouvrier qu’un maître médiocre, un grand artisan qu’un artiste vulgaire, un…

— Eh ! eh ! mon cher maître, s’écria le vieux Zuccato un peu piqué, appelez-vous artiste vulgaire, peintre médiocre, le syndic des peintres, le maître de tant de maîtres qui font la gloire de Venise et forment une constellation sublime, où vous êtes enchâssé comme un astre aux rayons éblouissants, mais où mon élève Tiziano Vecelli ne brille pas d’un moindre éclat ?

— Oh ! oh ! maître Sébastien, reprit tranquillement le Tintoret, si de tels astres et de telles constellations dardent leurs feux sur la république, si de votre atelier sont sortis tant de grands maîtres, à commencer par le sublime Titien, devant lequel je m’incline sans jalousie et sans ressentiment, nous ne vivons donc pas dans un siècle de décadence, comme vous le disiez à l’instant même.

— Eh bien ! sans doute, dit le triste vieillard avec impatience, c’est un grand siècle, un beau siècle pour les arts. Mais je ne puis me consoler d’avoir contribué à sa grandeur et d’être le dernier à en jouir. Que m’importe d’avoir produit le Titien, si personne ne s’en souvient et ne s’en soucie ? Qui le saura dans cent ans ? Encore aujourd’hui ne le sait-on que grâce à la reconnaissance de ce grand homme, qui va partout faisant mon éloge, et m’appelant son cher compère. Mais qu’est-ce que cela ? Ah ! pourquoi le ciel n’a-t-il pas permis que je fusse le père du Titien ! qu’il s’appelât Zuccato, ou que je m’appelasse Vecelli ! Au moins mon nom vivrait d’âge en âge, et dans mille ans on dirait : « Le premier de cette race fut un bon maître » ; tandis que j’ai deux fils parjures à mon honneur, infidèles aux nobles muses, deux fils remplis de brillantes dispositions qui auraient fait ma gloire, qui auraient surpassé peut-être et le Giorgione, et le Schiavone, et les Bellini, et le Veronèse, et Titien, et Tintoret lui-même… Oui, j’ose le dire, avec leurs talents naturels, et les conseils que, malgré mon âge, je me fais encore fort de leur donner, ils peuvent effacer leur souillure, quitter l’échelle du manœuvre, et monter à l’échafaudage du peintre. Il faut donc, mon cher maître, que vous me donniez une nouvelle preuve de l’amitié dont vous m’honorez en vous joignant à messer Tiziano pour tenter un dernier effort sur l’esprit égaré de ces malheureux enfants. Si vous pouvez ramener Francesco, il se chargera d’entraîner son frère, car Valerio est un jeune homme sans cervelle, je dirais presque sans moyens, s’il n’était mon fils, et s’il n’avait fait parfois preuve d’intelligence en traçant des frises à fresque sur les murs de son atelier. Mon Checo[1] est un tout autre homme : il sait manier le pinceau comme un maître, et communiquer aux peintres les hautes conceptions que ceux-ci, que vous-même, comme vous me l’avez dit souvent, messer Jacopo, ne faites qu’exécuter. Avec cela il est fin, actif, persévérant, inquiet, jaloux… il a toutes les qualités d’un grand artiste ; hélas ! je ne concevrai jamais qu’il ait pu se fourvoyer dans une si méchante voie.

— Je ferai tout ce que vous voudrez, répondit le Tintoret ; mais auparavant je vous dirai en conscience ce que je pense de votre colère contre la profession qu’ont embrassée vos fils. La mosaïque n’est point, comme vous le dites, un vil métier ; c’est un art véritable, apporté de Grèce par des maîtres habiles, et dont nous ne devrions parler qu’avec un profond respect ; car lui seul nous a conservé, encore plus que la peinture sur métaux, les traditions perdues du dessin au Bas-Empire. Si elle nous les a transmises altérées et méconnaissables, il n’en est pas moins vrai que, sans elle, nous les eussions perdues entièrement. La toile ne survit pas aux outrages du temps. Apelle et Zeuxis n’ont laissé que des noms. Quelle reconnaissance n’aurions-nous pas aujourd’hui pour des artistes généreux qui auraient éternisé leurs chefs-d’œuvre à l’aide du cristal et du marbre ? D’ailleurs la mosaïque nous a conservé intactes les traditions de la couleur, et en cela, loin d’être inférieure à la peinture, elle a sur elle un avantage que l’on ne peut nier : elle résiste à la barbarie des temps, comme aux outrages de l’air…

— Et pourquoi, puisqu’elle résiste si bien, interrompit le vieux Zuccato avec humeur, la seigneurie fait-elle donc réparer toutes les voûtes de Saint-Marc, qui sont aujourd’hui aussi nues que mon crâne ?

— Parce qu’à l’époque où elles furent revêtues de mosaïques, les artistes grecs étaient rares à Venise, venaient de loin, restaient peu, formaient à la hâte des apprentis qui exécutaient les travaux indiqués, sans savoir le métier et sans pouvoir donner à ces travaux la solidité nécessaire. Depuis que cet art a été cultivé, de siècle en siècle, à Venise, nous sommes devenus aussi habiles que les Grecs l’ont jamais été, et les ouvrages de votre fils Francesco passeront à la postérité ; on le bénira d’avoir tracé sur les parois de notre basilique des fresques inaltérables. La toile où Titien et Véronèse ont jeté leurs chefs-d’œuvre tombera en poussière ; un jour viendra où l’on ne connaîtra plus nos grands maîtres que par les mosaïques des Zuccati.

— Fort bien, dit l’obstiné vieillard. De cette manière, Scarpone, mon cordonnier, est un plus grand maître que Dieu ; car mon pied, qui est l’œuvre de la Divinité, tombera en poussière, tandis que ma chaussure pourra garder pendant des siècles la forme et l’empreinte de mon pied !

— Et la couleur ! messer Sébastiano, et la couleur ! Votre comparaison ne vaut rien. Quelle substance travaillée de main d’homme pourra garder la couleur exacte de votre chair pendant un temps illimité ? tandis que la pierre et le métal, substances primitives et inaltérables, garderont, jusqu’à leur dernier grain de poussière, la couleur vénitienne, la plus belle du monde, et devant laquelle Buonarotti et toute son école florentine sont forcés de baisser pavillon. Non, non, vous êtes dans l’erreur, maître Sébastien ! Vous êtes injuste, si vous ne dites pas : « Honneur au graveur, dépositaire et propagateur de la ligne pure ! Honneur au mosaïste, gardien et conservateur de la couleur ! »

— Je suis votre esclave[2], répondit le vieillard. Merci de vos bons avis, messer ; il ne me reste plus qu’à vous prier de veiller à ce que l’on n’oublie pas de graver mon nom sur ma tombe, avec le titre pictor, afin qu’on sache, l’année prochaine, qu’il y avait à Venise un homme de mon nom qui maniait le pinceau et non pas la truelle.

— Dites-moi donc, messer Sebastiano, reprit le bon maître en le retenant, est-ce que vous n’avez point vu les derniers travaux que vos fils ont exécutés dans l’intérieur de la basilique ?

— Dieu me préserve de voir jamais Francesco et Valerio Zuccato hissés par une corde comme des couvreurs, coupant l’émail et maniant le mastic.

— Mais vous savez, mon bon Sébastien, que ces ouvrages ont obtenu les plus beaux éloges du sénat et les plus belles récompenses de la république ?

— Je sais, Messer, répondit Zuccato avec hauteur, qu’il y a sur les échelles de la basilique de Saint-Marc un jeune homme qui est mon fils aîné, et qui, pour cent ducats par an, abandonne la noble profession de ses pères, malgré les reproches de sa conscience et les souffrances de son orgueil. Je sais qu’il y a sur le pavé de Venise un jeune homme qui est mon second fils, et qui, pour payer ses vains plaisirs et ses folles dépenses, consent à sacrifier toute sa fierté, à se mettre aux gages de son frère, à quitter les habits beaucoup trop riches du débauché pour les habits beaucoup trop humbles du manœuvre, à trancher du patricien le soir dans les gondoles et à supporter tout le jour le rôle de maçon pour payer le souper et la sérénade de la veille. Voilà ce que je sais, Messer, et rien autre chose.

— Et moi, je vous dis maître Sébastien, reprit Tintoret, que vous avez deux bons et nobles enfants, deux excellents artistes, dont l’un est laborieux, patient, ingénieux, exact, passé maître dans son art ; tandis que l’autre, aimable, brave, jovial, plein d’esprit et de feu, moins assidu au travail, mais plus fécond peut-être en idées larges et en conceptions sublimes…

— Oui, oui, repartit le vieillard, fécond en idées et en paroles encore plus ! J’ai beaucoup connu ces théoriciens qui sentent l’art, comme ils disent, qui l’expliquent, le définissent, l’exaltent, et ne le servent point : c’est la lèpre des ateliers ; à eux le bruit, aux autres la besogne. Ils sont de trop noble race pour travailler, ou bien ils ont tant d’esprit qu’ils ne savent qu’en faire ; l’inspiration les tue. Aussi, pour n’être point trop inspirés, ils babillent ou battent le pavé du matin au soir. C’est apparemment dans la crainte que les émotions de l’art et le travail des mains ne nuisent à sa santé que messer Valerio, mon fils, ne fait œuvre de ses dix doigts, et laisse son cerveau s’en aller par les lèvres. Ce garçon m’a toujours fait l’effet d’une toile sur laquelle on tracerait tous les jours les premières lignes d’une esquisse, sans se donner la peine d’effacer les précédentes, et qui présenterait ainsi, au bout de peu de temps, le spectacle bizarre d’une multitude de lignes incohérentes, dont chacune pourtant aurait eu une intention et un but, mais où l’artiste, plongé dans le chaos, ne pourrait jamais en ressaisir et en suivre une seule.

— J’avoue que Valerio est un peu dissipé et passablement paresseux, repartit le maître. Je me chargerai donc de l’en reprendre encore une fois, usant en ceci du droit paternel qu’il m’a accordé lui-même en se fiançant volontairement à ma petite Maria.

— Et vous souffrez cette plaisanterie ! dit le vieux peintre en déguisant mal le secret plaisir que lui causait cette circonstance, confirmée par la bouche de Robusti lui-même ; vous permettez qu’un artisan, pas même un artisan, un apprenti, ose aspirer, même en riant, à la main de votre fille ? Messer Jacopo, je vous déclare que si j’avais une fille, et que Valerio Zuccato, au lieu d’être mon fils, se trouvât être mon neveu, je ne souffrirais pas qu’il se mît sur les rangs pour l’épouser.

— Oh ! cela regarde ma femme ! répondit Robusti. Cela regardera ma fille, quand elle sera en âge d’être épousée. Maria aura du talent, beaucoup de talent ; j’espère que bientôt elle fera des portraits que j’oserai signer, et que la postérité n’hésitera point à m’attribuer ; j’espère qu’elle se fera un nom illustre, par conséquent une position élevée. L’héritage d’une fortune indépendante lui est assuré par mon travail. Qu’elle épouse donc Valerio, l’apprenti, ou même Bartolomeo Bozza, apprenti de l’apprenti, si bon lui semble : elle sera toujours Maria Robusti, fille, élève et continuateur du Tintoret. Il y a des filles qui peuvent se marier pour leur plaisir et non pour leur avantage. Les jeunes patriciennes sont plus portées pour leurs pages que vers les illustres fiancés qu’on leur offre. Maria est une patricienne aussi dans son genre. Qu’elle agisse donc en patricienne. Savez-vous que l’enfant a du goût pour Valerio. »

Le vieux Zuccato hocha la tête, et ne répondit pas, afin de ne pas laisser percer sa reconnaissance et sa joie. Cependant le maître put s’apercevoir d’un grand adoucissement dans son humeur ; et, après une assez longue discussion, où Sébastien se défendit pied à pied, mais avec moins d’âcreté qu’au commencement, il finit par se laisser emmener à la basilique de Saint-Marc, où les frères Zuccati achevaient alors la grande mosaïque de la voûte, au-dessus de la porte majeure interne. Les figures, tirées des visions de l’Apocalypse, étaient exécutées sur les cartons du Titien et du Tintoret lui-même.

  1. Abréviation de Francesco ; se prononce Keco.
  2. Schiaro. Comme nous disons : Votre serviteur.