Les Mains de Jeanne-Marie (Berrichon)/Un poème inédit de Rimbaud

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Texte établi par Paterne BerrichonAu sans pareil (p. 7-12).


UN POÈME INÉDIT

DE RIMBAUD


En 1883, au cours de son essai sur Arthur Rimbaud dans les Poètes maudits, Paul Verlaine, ayant cité quelques vers de Paris se repeuple, poursuivait ainsi :

Dans cet ordre d’idées, les Veilleurs, poème qui n’est plus, hélas ! en notre possession, et que notre mémoire ne saurait reconstituer, nous ont laissé l’impression la plus forte que jamais vers nous aient causée. C’est d’une vibration, d’une largeur, d’une tristesse sacrées ! Et d’un tel accent de sublime désolation qu’en vérité nous osons croire que c’est ce qu’Arthur Rimbaud a écrit de plus beau, de beaucoup ! — Maintes autres pièces de premier ordre nous ont ainsi passé par les mains, qu’un hasard malveillant et le tourbillon de voyages passablement accidentés nous firent perdre. Aussi adjurons-nous ici tous nos amis connus ou inconnus qui posséderaient les Veilleurs, Accroupissements, les Pauvres à l’église, les Réveilleurs de la Nuit, Douaniers, les Mains de Jeanne-Marie’’, les Sœurs de Charité, et toutes choses signées du nom prestigieux, de bien vouloir nous les faire parvenir pour le cas probable où le présent travail dût se voir complété…

Deux seulement de ces pièces, Accroupissements et les Pauvres à l’église, furent retrouvées du vivant de Verlaine, par M. Darzens. Dans la suite, grâce à MM. Georges Maurevert et Louis Barthou, les Douaniers et les Sœurs de Charité purent être mises au jour. Enfin, sous ce titre l’Homme juste, nous croyons avoir découvert, en 1911, un gros fragment des Veilleurs (voir pages 388 à 391 des œuvres de Arthur Rimbaud, édition de 1912). Et voici qu’aujourd’hui, durant la suspension de la plus formidable des guerres, tandis que le monde est menacé des plus noirs bouleversements sociaux, les Mains de Jeanne-Marie nous parviennent, à la faveur d’un débat au Mercure de France sur le texte de Paris se repeuple ! Nous nous empressons de faire part de cet admirable poème aux amis de Rimbaud, en leur demandant de diriger leur reconnaissance du côté de M. Raoul Bonnet, qui voulut bien venir nous en soumettre le manuscrit autographe.

Il resterait à découvrir les Réveilleurs de la Nuit et le texte complet des Veilleurs.

De même que Paris se repeuple, les Mains de Jeanne-Marie s’inspirent des événements de la Commune. L’auteur composa ces vers à Charleville, en juin 1871 : il avait seize ans, et, dans une lettre parue depuis au fascicule d’octobre 1912 de la Nouvelle Revue Française, il venait d’exposer sa théorie du voyant. Chronologiquement, la pièce se placerait donc entre le Cœur volé et les Sœurs de Charité, Mes petites Amoureuses la précédant ; et de cela, à défaut d’autres certitudes, le vocabulaire de certaines strophes témoignerait.

Dans un recueil de vers manuscrit datant de l’automne de 1871 et revu au commencement de 1872, recueil qu’on n’a pas encore retrouvé en entier, Rimbaud avait, selon que l’indique une pagination de son écriture, placé les Mains de Jeanne-Marie entre le Cœur volé et les Effarés. Pour la version qu’on va lire, et qui emplit les pages 9 et 10 du dit recueil, il a intercalé dans une version précédente, dont nous ne pouvons dire si c’est la première, les 8e , 11e et 12e strophes, sous lesquelles se lit la date : Fév. 72. La variante aussi est de cette date.

Si l’on voulait avoir devant soi plus présent l’état d’âme du poète au moment de la conception de ces vers hantés par le pluriel, de ce précédent aux « Mains » verlainiennes de Sagesse et de Parallèlement, il conviendrait de relire les Déserts de l’Amour (pages 101 à 107 du volume précité des œuvres de Rimbaud). Nous sommes à l’époque la plus troublée de la formation de Rimbaud, celle qui annonce la puberté et qui coïncide avec la période littéraire dont Paul Claudel a dit quelle était « celle de la violence, du mâle tout pur, du génie aveugle qui se fait jour comme un jet de sang, comme un cri qu’on ne peut retenir, en vers d’une force et d’une roideur inouïes ». Devons-nous noter, au surplus, que la puissance créatrice de Rimbaud semble encore moins à l’aise dans le mètre octosyllabique que dans l’alexandrin ? Visiblement, ici, la gaine parnassienne craque sous la poussée des mots en colère, des mots hallucinés ; et, comme dit encore Claudel, « il est touchant d’assister à cette espèce de mue du génie et de voir éclater ces traits fulgurants parmi des espèces de jurons, de sanglots et de balbutiements ». C’est que nous touchons, matériellement pour ainsi dire, à la nécessité toute pure et prophétique des Illuminations.

Vierge belliqueuse, Jeanne-Marie c’est Marie-Jeanne sublimée et c’est Arthur Rimbaud lui-même en mai-juin 1871.


PATERNE BERRICHON.


Février 1919.


P.-S. — Le portrait qu’on voit en tête de cette plaquette a aussi son histoire. Forain le dessina, un jour de l’hiver 1871-72, sur du papier à lettres pareil à celui du manuscrit des Mains de Jeanne-Marie. Postérieur de peu à la photographie de Carjat, il précède de moins encore la peinture de Fantin-Latour, Coin de table, maintenant au musée du Louvre. C’est Isabelle Rimbaud, âgée de treize ans, qui, en 1873, à Roche (aujourd’hui détruit par la guerre) sauva des mains en colère de son frère ce fragment très précieux. La légende « qui s’y frot [te s’y pique] » fait allusion certainement au coup d’épée vers Carjat du dîner des Vilains Bonshommes ; et c’est, en même temps que le plus frais des témoignages, la plus topique explication d’un incident grossi à l’envi par la calomnie.

P.  B.