Les Marionnettes du docteur Faust

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Les marionnettes du docteur Faust
Gaston Carraud

Revue des Deux Mondes tome 50, 1909


LES MARIONNETTES
DU
DOCTEUR FAUST

C’est sur quelque théâtre de marionnettes, que la légende du docteur Faust ébaucha sa première forme dramatique, vers le même temps qu’apparut le populaire Faustbuch :

Elle est bien encore un peu pour marionnettes, cette pièce, d’ailleurs admirable, de l’Anglais Marlowe, qui eut un succès tel, qu’en 1808 l’Allemagne se l’appropriait déjà. Faust cependant devait garder longtemps sa place au répertoire du Marionnettentheater : et sans doute, c’est aux marionnettes que Wolfgang Gœthe, qui les aima toujours, prit la première idée de l’ouvrage où se sont résumés sa vie, son génie et sa gloire. De l’orgueilleux et damnable nécromant, il acheva de faire un être magnifiquement humain : et l’âme qu’il lui donna mérita d’être sauvée.

Mais des musiciens sans nombre augmentèrent la « tragique histoire » d’étranges vicissitudes, où ses héros, égarant leur philosophie, se revirent quelquefois marionnettes comme devant. Sans prétendre à être complet, on compterait facilement une trentaine de compositeurs, de toutes races, à qui Faust suggéra des partitions de tous genres[1]. Encore bien des projets n’ont-ils pas abouti, et non des moins illustres : Beethoven, Mendelssohn, Meyerbeer, Rossini,… Boieldieu.

En Allemagne, on trouverait, de Christian Schulz, dès 1810, une ouverture et des danses ; de Joseph Strauss, en 1814, un premier opéra ; de Ludwig Spohr, au même moment, un opéra longtemps célèbre (représenté pour la première fois à Francfort en 1818 suivant Fétis, ou, suivant Riemann, à Prague en 1816). De 1814 à 1817, Franz Schubert avait mis en musique quatre fragmens du texte même de Goethe. En 1815, nouvel opéra, de Georges Lickl ; en 1820, mélodrame de Ignace-Xavier chevalier de Seyfried ; ouvertures, en 1825 de Karl Eberwein, en 1831, de Ferdinand Hiller ; en 1832, opéra, de Lindpaintner ; en 183a, poème musical, du prince Antoine Radziwill ; en 1836, scènes, de Julius Rietz, de Conradin Kreutzer. En 1841, Richard Wagner écrivait une ouverture, à laquelle il devait donner sa forme définitive en 1854, alors que Franz Liszt achevait sa Faust-Symphonie. Les Scènes de Faust ont été composées par Schumann de 1844 à 1853. Un opéra encore, de Ferdinand von Roda, date de 1872.

Parmi les Français, Théaulon et Gondelier pour les paroles, Béancourt pour la musique, ouvrent la marche, en 1827, avec un « opéra-pastiche. » Mlle Bertin, en 1831, donne un Fausto au Théâtre-Italien. A Adolphe Adam revient le joyeux honneur d’avoir fait, en 1833, danser le ballet à Faust, — il est vrai que cela se passait à Londres. La Damnation de Faust de Berlioz est de 1846 ; le Faust de Gounod, de 1859. En 1847, Henry Cohen avait fait jouer au Conservatoire un poème lyrique intitulé : Marguerite et Faust.

Voici deux opéras italiens : le premier, de Gordigiani, en 1837 ; le Mefistofele d’Arrigo Boïto, en 1868.

Deux opéras anglais : l’un, en 1825, de Bishop, qui n’est qu’un démarquage de celui de Spohr ; en 1853, le Second Faust de Hugh Pierson.

Deux opéras belges : du baron de Pellaert, en 1834, sur le livret de Théaulon ; de Joseph Gregoir, en 1847. Ce dernier particulièrement original, par la suppression du personnage de Méphistophélès.

Un « tableau symphonique » du Russe Anton Rubinstein, et les compositions orchestrales et chorales du Danois Edouard Lassen, exécutées à Weimar en 1876, ferment peut-être cette redoutable liste[2].

Beaucoup de ces noms sont obscurs. Plus encore de ces œuvres ont disparu. Mais le retentissement de toutes celles qui sont restées fut extraordinaire. Le Faust de Spohr connut de longues années de faveur par toute l’Allemagne, et c’est le seul ouvrage, — ou le seul titre d’ouvrage, — qui sauve encore de l’oubli un remarquable musicien. La vogue des Faust de Berlioz et de Gounod reste incomparable, et passe de loin celle même de leurs autres partitions. C’est la Faust-Symphonie qui nous a contraints de reconnaître en Liszt quelque chose de plus qu’un étonnant virtuose. Et s’il n’est pas un des grands ouvrages de Schumann qu’on ne préfère aux Scènes de Faust, entre tous les lieder de Schubert Marguerite au rouet ne retient pas moins de préférences.

Le poème, trop souvent en dépit de lui-même, a certainement animé et soutenu l’inspiration de ces musiciens. Sous sa lumière ils ont presque tous écrit leur chef-d’œuvre. Mais que tant de chefs-d’œuvre, par un cas unique, se soient rencontrés sur le même sujet ; que tant de compositeurs, et parmi les plus grands, et pour ainsi dire tous les compositeurs, aient au moins subi l’attirance de ce sujet ; et que ces chefs-d’œuvre aient été précisément de ceux à qui s’attache une popularité unanime, est-ce que cela ne donne pas à penser qu’il existe entre Faust et la musique des affinités singulières ? Est-ce que l’étude de ces ouvrages au regard de l’œuvre mère, — ouvrages si importans d’ailleurs par leur valeur propre, et leur influence ; si caractéristiques des courans qui ont divisé la musique au siècle dernier, — n’aidera pas à déterminer quelques-unes des propriétés essentielles de la musique ? Sera-t-il vain de distinguer ce que des musiciens éminens ont compris et retenu à leur usage dans le vaste livre, et le fort et le faible de ce qu’ils en ont su rendre ? Et leurs gestes sonores, dont le captivant magicien a tiré les ficelles, ne révèleront-ils pas quelle conception ils se formaient de leur art, et de ses rapports avec la littérature, ou mieux avec la pensée même ?

Leurs succès s’expliquent par le prestige ancien du personnage de Faust, à quoi vint s’ajouter le prestige de Gœthe. Même hors de l’Allemagne, et si allemandes qu’elles soient, ses œuvres exercent une séduction dont on ne se défend point. Elles sont à la fois poétiques et réelles, hautaines et familières, romanesques et profondes. Des visages y passent, dont les yeux vivans reflètent un si beau songe, qu’ils hallucinent toutes les mémoires. Les esprits médiocres, cependant, peuvent simplifier en récits attachans ces pages où luit tant de pensée ; les cœurs sensibles en retirer une émotion facile ; et les uns et les autres se sentir haussés d’en avoir saisi quelque chose. Un Sainte-Beuve était en droit de dire que Gœthe nous resterait toujours un étranger. Il le comprenait assez, pour se préoccuper de ce qu’il voyait en lui d’impénétrable pour le vulgaire, pour l’étranger, surtout, à sa langue et à sa race. Tous ne regardent pas si avant. Il y a dans Faust, dans Werther, dans Wilhelm Meister, un élément accessible aux plus humbles d’entre nous. Si nous avons peine à suivre certains poètes, dont la sensibilité, comme un instrument d’invention nouvelle, enregistre dans la vie des vibrations que nous n’y percevons point, il n’en va pas toujours de même avec Gœthe. Sous l’égoïsme transcendant où l’enfermaient son esprit illimité, sa force, et le goût du beau, il eut la sensibilité de la moyenne des hommes. Il l’appliqua aux événemens de sa vie, et dans ces événemens trouva le point de départ et l’appui de grandes idées et de somptueuses, ou de ravissantes imaginations. Mais ces événemens n’eurent rien d’exceptionnel, en eux-mêmes, ni dans la façon dont il les accueillit. Il fut étudiant ; il fut directeur de théâtre ; il fut ministre !… Il vit la Suisse et l’Italie. Pas plus que nous il ne s’est tué pour Charlotte ; il n’a poussé Marguerite ni au parricide, ni à l’infanticide ; cet amour, en quoi pour tant de gens se résument les deux Faust, ne lui fut, en réalité, que l’aimable aventure qui traverse toute jeunesse d’homme. Et si nous sommes impuissans à accumuler chacun toutes les ambitions du docteur : science, fortune, plaisir, passion, poésie, gloire, puissance, bienfaisance même, quelqu’une d’elles possède assurément chacun de nous : et qui n’en a pas rêvé quelque autre ?

Nous admirons Gœthe, parce que son œuvre est un miroir où nous nous voyons admirables nous-mêmes. Irrésistible attrait, qu’elle garde, toutes les splendeurs de la forme abolies, traduite, adaptée, dépecée, décharnée de toute poésie. La partition de Mignon ne se distingue de tant d’autres que par plus d’ennui et d’impitoyable platitude. N’est-ce qu’à elle-même qu’elle doit son monstrueux succès, ou bien à Wilhelm Meister ? On retrouve bien peu de Wilhelm Meister dans Mignon, et si Wilhelm Meister compte encore des lecteurs, ce n’est probablement pas parmi les habitués de Mignon. L’exquise créature est à peine reconnaissable sous son déguisement d’opéra-comique ; il lui reste, malgré tout, comme une lueur d’auréole.

« Mes ouvrages, disait Gœthe au bon Eckermann, ne peuvent pas devenir populaires : celui qui pense le contraire et qui travaille à les rendre populaires est dans l’erreur. Ils ne sont pas écrits pour la masse, mais seulement pour ces hommes qui, voulant et cherchant ce que j’ai voulu et cherché, marchent dans les mêmes voies que moi. »

Les ouvrages de Gœthe sont devenus populaires ; et les musiciens y ont beaucoup travaillé, se voulant et se cherchant eux-mêmes dans ses créations, sans chercher ce qu’il avait voulu ; s’acharnant à les dépouiller de toute la signification qu’il y avait déposée ; fabriquant à l’usage de notre insuffisance, pour en soutenir l’éclat, de méchans verres bleus. Maîtres pourtant d’un art, le seul apte à dégager de la gangue du verbe la vie essentielle, pour la dresser nue, palpitante et claire, dans l’évidence des sons, ils n’ont su que ramènera l’état brut les choses dont le poète avait fait de la beauté. Qu’ils se soient tant de fois laissé fasciner par Faust, cela n’étonne point. Sous un visage colossal, multiple, ami comme celui de la nature même, l’âme humaine y respire en sa totalité. Mais ces musiciens, au rebours de leur devoir et de leur fonction fondamentale, se sont attachés au corps plutôt qu’à l’Ame. Comme Hélène disparue ne laisse aux mains de Faust que ses voiles, ils n’ont retenu, du prodigieux poème, qu’un décor de toile peinte et des oripeaux vides.


I

Gœthe ne trouva dans le drame de Marlowe qu’un homme d’esprit assez étroit et de chair faible. Sa faiblesse même intéresse, et surtout l’angoisse de sa fin. Mais ce n’est point encore le savant déçu, qui saigne de sa jeunesse usée dans la manie du livre. Quand il évoque Méphistophélès, il sort à peine de l’état d’étudiant. Il est avide de joies sensuelles, violentes et rares ; ambitieux de richesses et d’honneurs ; curieux d’étonner les grands par ses tours de magie, et de berner les petits. Au pape ou au maquignon, il joue presque les mêmes farces de tréteaux. C’est un aventurier, volontiers escroc. Son péché principal est le blasphème ; et pour le mieux indiquer, il revêt un surplis marqué de la croix. Il plaît au diable en disputant de théologie avec lui. Et il ne vit que dans les affres du Jugement. La première damnation de ce mécréant est de croire. Son heure finale, scandée par le chant froid de l’horloge jusqu’au moment où les démons lacéreront ses chairs, tritureront ses os, éparpilleront sa cervelle aux murs de sa chambre, est un combat d’une horreur sans égale : « Mon Dieu, je voudrais pleurer ! mais le démon fait rentrer mes larmes. O mon sang, jaillis au lieu de larmes ! oui, ma vie et mon âme !… Oh ! il arrête ma langue… Je voudrais lever les mains ! mais voyez : ils les retiennent, ils les retiennent ! » Si tragique contrition n’était-elle pas digne du pardon ? Mais l’œuvre d’une époque de foi se doit à sa moralité : « Coupée est la branche qui aurait pu grandir et prospérer. Brûlé est le rameau de laurier d’Apollon, qui poussa quelque temps dans cet homme de science. Regardez son infernale chute, et puisse sa destinée diabolique exhorter le sage à n’avoir que de l’étonnement pour les choses défendues, dont la profondeur entraîne les esprits hardis à aller plus loin que ne le permet le pouvoir céleste <[3]. »

Gœthe a grandi ce personnage de toute la libre pensée. Son Faust est au-dessus des controverses ecclésiastiques. La religion n’émeut que sa sensibilité, et surtout par le souvenir : quant à l’enfer, il n’en a cure : « Tel que je suis, ne suis-je pas esclave ? Que m’importe de qui ? Toi ou tout autre ! Pour ce qui est de LA-BAS, je ne m’en inquiète guère. »

Il n’a pas mauvais cœur. Les pauvres gens l’honorent, pour les soins charitables qu’il leur a donnés, comme avait fait son père. Mais il a erré sur le sens de la vie. « Trop vieux pour né songer qu’à s’amuser, trop jeune pour être sans désirs, » il arrive à ce degré de science où l’homme s’aperçoit « qu’après avoir accumulé sur lui tous les trésors de l’esprit humain, nulle force nouvelle ne jaillit de son sein ; il n’est pas d’un cheveu plus grand ; il n’est pas plus près de l’infini. » Son orgueil l’a retranché de la communion naturelle. Dédaigneux de ces vœux dont notre existence autorise la modeste réalisation, il n’a pas connu une minute de détente ni de contentement. Il sent qu’il n’est plus un homme : il ne sait, il n’ose plus être simplement un homme devant la nature. L’ennui le ronge, avec le dégoût et le regret. Il est acculé au saut le plus désespéré pour atteindre l’inconnu.

On n’a pas la prétention d’expliquer ici le livre qui faisait réfléchir Mme de Staël sur tout, et sur quelque chose de plus que tout ; mais rien que pour démêler quels droits y peut revendiquer la musique, il faut bien le considérer de l’intérieur, et en raisonner quelque peu. D’ailleurs, Goethe lui-même ne nous a-t-il pas avertis ? « Les Français n’admettent pas que l’imagination ait ses lois, qui puissent et doivent être indépendantes delà raison. »

Faust est l’œuvre d’une vie entière. Le poète a écrit chaque épisode au moment de sa vie qui correspondait au moment de sa pensée. Il n’a conclu qu’après avoir parcouru lui-même le cercle de l’activité humaine.

L’homme distingue en soi des principes toujours en lutte, qu’il classe sous les noms de matière et d’esprit. Méphistophélès, pour qui la matière seule existe, prétend le séduire par la matière. Parce qu’il a entendu Faust s’exclamer amèrement : « Il faut te priver ! il le faut : c’est le refrain éternel ! » il se persuade qu’il en aura raison par la jouissance : et il ne connaît de jouissance que l’ordure du vice humain. En bon Allemand, c’est à la taverne qu’il pense tout d’abord. Voyant le docteur trop prêt à exiger en ses plaisirs quelque délicatesse, il exaspère ses sens par une drogue. Le premier sentiment de l’amant de Gretchen est d’un vieillard aphrodisié : « Elle a pourtant plus de quatorze ans !… Si j’avais seulement sept heures devant moi, je n’aurais pas besoin du diable pour séduire une semblable petite créature. »

Comme il change, aussitôt entré dans la chambre candide ! Sa pensée, qui loin de tout amour avait défleuri, transmue instantanément l’infernal désir. Trop inférieure en esprit pour le fixer, cette petite fille le dépasse de tout son cœur : et l’approche de ce cœur suffit à éclairer l’esprit de Faust.

Dès ce moment, Méphistophélès est vaincu. Celui qui nie toujours reste impuissant à concevoir qu’une seule chose, pour l’homme, n’admet point la négation, et que c’est son propre rêve. Il ne saurait comprendre sa noblesse, que ce rêve soit pour lui la réalité première, et que son bonheur tienne tout entier dans le demain qu’il ne verra pas. Dès l’instant où l’âme prend conscience de son humanité, elle échappe au démon ; il s’essouffle à la suivre, parmi les tentations qu’elle s’inspire à elle-même désormais. Les yeux s’étant fermés à la matière, elle rencontrera la joie dans l’éblouissement d’un projet dont la bonne mort lui épargne le décevant accomplissement : jusque-là le démon ne peut que profiter de son adhérence à la matière pour mener au mal ses meilleurs instincts, pour faire déboucher sur le néant sa plus noble intention, et dans l’assouvissement lui faire regretter le désir. Le Faust de Goethe ne jouit pas comme celui de Marlowe des plaisirs qui sont le prix de son salut. Il les mesure à sa hauteur morale. Et s’il n’est jamais satisfait, c’est que Méphistophélès, qui ne peut considérer, — et avec quelle ironie ! — que la matérialité du peu que l’homme atteint, vide de tout effort et de toute illusion les satisfactions qu’il lui procure. Mais l’illusion de Faust renaît de sa propre cendre. Il reste « celui qui toujours va s’efforçant. » Qu’il ne parvienne, dès lors, à rien de mieux qu’être un homme, avec, comme dit Taine, plutôt des velléités que des volontés, des aspirations que des idées ; que son action n’aboutisse qu’au crime ; que son amour s’achève en un cauchemar de meurtres ; que son œuvre suprême soit souillée par la mort des deux vieillards qui lui opposent une dernière fois l’exemple de la vie normale, il n’importe : rien ne peut faire qu’il ne tende sans cesse à l’existence la plus haute. Et quand, au-delà des choses terrestres, son esprit se sera purifié dans le labeur souverain de la contemplation, la petite main plébéienne et très impure de Marguerite lui ouvrira le Paradis : car il est juste que l’amour le plus simple rachète tant de science.


On a dit que la véritable création de Goethe, dans Faust, c’était Gretchen. Ceci n’est exact qu’à la lettre. Gœthe a pris aux légendes ou aux poèmes, où ne paraît pas Marguerite, Faust et Méphistophélès, et la plupart des incidens de leur rencontre, et jusqu’à l’évocation d’Hélène. Mais c’est bien lui qui a créé toute la signification que nous connaissons à ces vieux personnages aujourd’hui, et tout ce qu’enferme leur enveloppe ; et la fin nouvelle qu’il leur a donnée témoigne à quel point il les a transformés. Gœthe s’attachait au sens intérieur de toute chose, de tout être, de toute vie, pour découvrir, sous la multiplicité des formes, l’unité cachée de l’univers et de l’homme. Les mots ne lui en paraissant pas des signes suffisans, il la réincarnait en vivans symboles.

C’est ici le point de contact avec la musique.

A l’égard du monde des apparences, l’art des sons est manifestement inférieur aux arts de la couleur et de la ligne. Mais il divulgue l’âme des hommes, l’âme des choses, immédiate, sous une forme mouvante. Tandis que les arts plastiques restent bornés à la représentation corporelle et figée d’un instant ; tandis que la poésie, assujettie à l’intermédiaire de la parole, n’atteint notre sensibilité qu’avec notre raison, « la musique n’exprime jamais le phénomène, mais uniquement l’essence intime du phénomène. » Il faut en revenir à Schopenhauer, quand on veut définir cette langue « que la raison ne comprend pas, » mais qui s’impose, si directement intelligible, à notre sensibilité. Où le phénomène seul existe et doit être exprimé, elle n’a que faire. On peut dire qu’elle-même est un phénomène, une apparence de cette essence du monde, de cette « volonté, » qu’il ne faut pas entendre alors dans un sens cosmologique ou métaphysique, mais seulement comme le centre actif et réceptif des émotions humaines. La musique, à l’égal des apparences naturelles, est un symbole. Si, au lieu de substituer son apparence propre à ces apparences, ce n’est que ces apparences qu’elle prétend explorer, elle n’est plus que le symbole d’un symbole : et qu’elle devient impuissante en ce cas ! Qu’elle est vaine et reste au-dessous d’elle-même, lorsque du sentiment elle ne veut connaître que l’acte, ou le cri !

Ainsi que faisait Gœthe, la musique, mieux comprise, retrouve sous le monde phénoménal, infiniment divers, ce monde intérieur où toutes les particularités s’effacent ; elle le traduit : elle est le geste de l’âme. N’est-ce pas dans cet esprit généralisateur qu’un Beethoven avait dû lire Faust, quand il médita d’en faire un opéra ? Sans doute, en l’état où se trouvait à son époque la musique dramatique, n’y eût-il qu’imparfaitement réussi. Mais l’œuvre de Beethoven est comblé de ces mêmes sentimens qui agitent l’âme de Faust. Que serait-il, sinon la manifestation accomplie de la volonté de vivre, au travers des souffrances, des déceptions, des erreurs propres à l’homme, la vie dans sa vérité supérieure et le plus intensément possible : de « vivre mille fois la vie[4] ? » Apre et claire perception de notre destinée dans le cadre maternel de la nature ; effroi de l’éveil au malin d’un beau jour, « qui dans son cours n’exaucera pas un souhait, pas un seul ; » effort inlassable et foi certaine, toujours bandés vers la lumière ; activité tantôt sombre, brusque, crispée au rocher toujours retombant, tantôt ravie dans la splendeur d’un rêve ; élans de piété panthéiste et d’humaine fraternité ; gémissemens titaniques ; visions d’amour, d’allégresse, de sérénité, si brillantes et si pures, qu’elles ne peuvent être que le jeu avec soi-même d’une imagination extasiée par la douleur et par le dénuement : n’est-ce pas tout le fond des Symphonies, des Sonates, des Quatuors ? Gœthe maîtrisait son émotion pour la façonner en belles formes : Beethoven, au prix même, s’il le fallait, de la beauté, laissait crier tout son émoi. Il fut plus grand que Gœthe, parce que son cœur était divin, et non pas seulement son esprit ; parce que son vouloir était libre ; parce que sa vie était un désert d’affliction, et que, par fortune suprême, il connut l’isolement des hommes. Beethoven sourd sut entendre hors du monde la joie, idéale et formidable : il sut la saisir, et la forcer de prendre un corps pour notre consolation.

Gœthe n’a pas compris Beethoven. Sensible, dans l’arabesque sonore, au dérivatif de la pensée, au stimulant de l’imagination » Gœthe, à vrai dire, était encore trop poète pour acquérir tout le sens de la musique. Il a prononcé sur la musique quelques paroles justes, se préoccupant de celle ‘qui pourrait être composée pour Faust. On aimerait à penser que ce fut avec pleine conscience qu’il dit : — et comme cela nous mènerait loin des interprétations romantiques ! — « Cette musique devrait être dans le caractère de Don Juan… Mozart aurait pu écrire la partition de Faust. »

Il fut bizarre d’ajouter : « Meyerbeer le pourrait peut-être ! »


II

Deux musiciens seulement se sont mesurés au texte original. Schubert, encore adolescent, en tira quatre lieder ; Schumann, un choix de grandes scènes résumant beaucoup de l’esprit du livre, ouvrage qui l’occupa, lui aussi, une longue part de sa vie.

Parmi les surcharges que la musique ne lui a pas ménagées, les courtes compositions de Schubert sont assurément, avec la « scène du jardin » de Schumann, les plus fidèles en même temps que les plus discrètes enluminures du dessin poétique. Elles rappellent, tant elles s’identifient à la pensée de Gœthe, cette métaphore de Wagner : la lumière placée derrière une peinture, qui donne aux couleurs la transparence et la vie.

Dans Faust, un seul personnage est naïvement humain, et c’est Gretchen. La musique peut s’emparer de cet être tout entier : son amour, sa douleur et sa foi, que rien d’abstrait n’embarrasse, s’expriment avec une spontanéité, qui déjà est un chant. C’est à son rôle que Schubert a quatre fois emprunté. Schubert apparaît, comme Mozart, comme Mendelssohn, — toutes proportions entre les trois soient gardées ! — une sorte de miracle. Mais tandis que chez ceux-ci le prodige nous étonne, d’une organisation musicale comme tombée du ciel, d’un art d’écriture et de composition qui, dès leurs essais juvéniles, n’eut pour ainsi dire plus un progrès à faire, la précoce maturité de Schubert, dans un âge où il paraît invraisemblable qu’on connaisse, qu’on devine même le cœur humain, découvre une profondeur omnisciente du sentiment, que nul n’a jamais dépassée : une certitude unique de la sensibilité, avec une beauté unique de l’idée musicale. C’est à dix-sept ans qu’il écrit Marguerite au rouet : plainte ardente et résignée de l’amante avertie par une première angoisse avant l’abandon, qui berce au rythme du travail quotidien son remords avec sa volupté furtive.

Si la Chanson du Roi de Thulé dispense moins d’émotions, que son accent a de justesse et de douceur ! Et qu’on a tort de méconnaître la Scène de l’église et la Prière à la Vierge, malheureusement inachevées ! Entre tant de Scènes de l’église, celle de Schubert, si modeste, est vraiment la seule où l’on goûte la joie de retrouver les lignes pures du modèle, tout le sens dégagé par une déclamation sobre et forte, toute la beauté du langage transfigurée dans l’atmosphère des harmonies. L’accompagnement au piano est ici quelque chose comme l’art difficile de la gravure. C’est le noir et blanc de la musique : le mouvement et la valeur créés par des moyens limités, dangereusement précis.

Est-il exact que Schumann ait conçu le projet gigantesque et fou de mettre en musique les deux Faust tout entiers ? Plus vraisemblablement, a-t-il voulu de quelques fragmens capitaux élever son monument à Gœthe, tel, ou à peu près, que nous le possédons ? Ce drame d’élans inachevés, d’amertumes recreusées, de radieux espoirs, cette philosophie nébuleuse, cette rêverie bouillonnante, cette humanité grandiose et misérable devaient éveiller en lui bien des échos. Selon son génie propre, qui n’était pas du tout visuel, il a éliminé le pittoresque et les réalités contingentes, jusqu’en des morceaux purement décoratifs, tels que les merveilleux paysages qui ouvrent la seconde et la troisième partie de son ouvrage. Selon le génie de la musique, il n’a considéré de ces choses que le reflet dans l’âme de Faust : ou pourrait dire des épisodes mêmes où Faust chante à peine ou pas du tout, qu’ils se passent au fond de son âme, comme on a dit du Crépuscule des dieux, où Wotan ne fait qu’apparaître au dénouement, que le drame tout entier s’agite dans l’âme de Wotan.

Et en vérité, Faust n’est-il pas l’unique personnage du poème de Gœthe ? Méphistophélès et Marguerite sont-ils des créatures autonomes, ou seulement ses idées et ses sentimens extériorisés, réagissant sur lui ? Le drame est-il autre chose qu’une personnification de ces mouvemens qui ballottent le cœur de l’homme, entre l’ardeur et le dégoût de vivre ? Et si la musique seule exécute simultanément l’analyse et la synthèse de notre nature, ce sera son rôle de donner une réalité harmonieuse à tant de latentes complexités.

Schumann, instinctif et sensible, ne nous donne que la synthèse. Le regard impuissant à bien mesurer de vastes proportions, il a l’intuition cependant de la nécessité d’une forme personnelle. Son Faust se divise en trois livres : le livre humain, le livre philosophique et le livre mystique. Le premier est assurément trop bref : trois fragmens de l’histoire de Gretchen, sans développement, que rien ne prépare ni ne relie. Pour l’ouverture, Schumann avait hésité jusqu’à ses dernières années, « la tâche lui paraissant trop difficile. » Le morceau est noble de pensée, mais il bégaie cette pensée et piétine, sur un rythme ambigu, comme dans une atmosphère ouatée de toiles d’araignées, où luisent sourdement des cuivres poudreux et des cristaux obscurs. Schumann a mieux exprimé la rêverie frénétique d’un Faust dérivé, le triste Manfred, et son déséquilibre, hélas !

En revanche, la « scène du jardin » est toute grâce et fine lumière. Gounod trouvera des mélodies plus amples et plus rares, de plus sensuelles séductions : autour du couple pâmé sous de molles blancheurs, il conduira le concert des oiseaux, des corolles et des brises. Mais il ignorera cette avenante simplicité, cette affectueuse candeur, cette diction naturelle soulevée par l’orchestre d’élans contenus. C’est toute la sensible, et facile, et très peu lyrique Gretchen : et de quel transport, soudain, son regard bleu épanouit le cœur de Faust !… Schumann était Allemand.

Il y a déjà du théâtre dans la prière à la Vierge des remparts. Il y en a plus encore dans la « scène de l’Eglise. » De l’une et de l’autre le sentiment est puissant et vrai ; mais nous en avons plutôt la représentation extérieure, et avec du désordre, avec une violence appuyée, qui ne sont pas de Gœthe.

Et voici le Second Faust, condensé entre sa première et ses dernières scènes, de manière à n’exprimer que « l’insatiable aspiration » que rien n’apaise jusqu’à la mort. L’erreur de Schumann, qui frappe d’impuissance une partie de son œuvre, fut d’emprunter le texte même du poète, dans ses parties les plus abstraites. Un tempérament si mélodique, — et si tendrement passionné, — s’accorde mieux au vague des sentimens qu’à la précision des pensées. Et pour ce qu’il a des préjugés encore sur l’utilité des formes traditionnelles, pour ce que sa musique cependant n’est pas assez solidement construite, ni assez sûrement fondée, il lutte contre ce texte plutôt qu’il ne le traduit ; et trop souvent il se contente d’une grandiloquence superficielle, un peu fumeuse et un peu lâche. Mais que le sentiment l’emporte ; que sa musique serre de plus près la parole, comme dans la scène du Souci, et, aux derniers momens, il touche alors aux sommets de l’émotion, digne et forte.

La troisième partie, de beaucoup la plus étendue, ne contient que l’Assomption de Faust, épilogue qui dans le poème paraît occuper une place bien moins considérable. Il est certain qu’aux yeux de Gœthe, cette dernière phase d’évolution morale n’était pas la moins importante ; qu’elle devait non seulement balancer les autres dans l’ensemble, mais encore les dominer, comme la blancheur d’une cime. La poésie était insuffisante à réaliser ce rêve du poète. Si beaux, si mélodieusement groupés qu’ils soient, les mots peuvent à peine indiquer le schéma de telles imaginations : la musique seule les appellera tout entières à la vie, comme un symbole du développement suprême de l’âme. Il est remarquable qu’entre tous les musiciens qui ont écrit sur Faust, le seul Schumann se soit attaché au seul épisode où la musique fût nécessaire, et qu’il l’ait élu avant tout autre. La Transfiguration de Faust, composée en 1844, exécutée en 1849 à l’occasion du centenaire de Goethe, semble même avoir été l’effort qui lui coûta définitivement la santé, et si vite la vie[5]. Elle a plus de clarté que les autres Scènes de Faust, qui datent de 1849, 1850 et 1853. Dans cette fresque pas trop bien composée, fragmentaire, et qui se répète un peu, l’invention brille de fraîcheur et de sincérité : majestueux cantique des forêts, des rochers et des eaux ; extases qu’enfièvre l’insistante caresse du violoncelle, ou qu’épure le cristal de la harpe et du hautbois ; rondes séraphiques rythmées sur des rires d’enfans ; parfums de roses angéliques ; universelles méditations : tout concourt à l’allégresse du salut.


On ne peut s’empêcher de redouter la comparaison avec cet ouvrage pour celui de Berlioz, dont la forme est analogue, et la destination pareille. Ce n’est pas que la Damnation de Faust ne contienne des beautés en plus grand nombre peut-être, et plus fortes, et plus achevées : mais rien qu’au choix des épisodes et au lien de l’ensemble, on connaît la différence des natures, on mesure l’inégale portée des esprits. La Damnation est une suite de tableaux étincelans, si vigoureux, si divers, qu’on n’en saurait trouver d’égale : plusieurs atteignent la perfection. Mais cette œuvre, entre toutes celles de Berlioz la favorite, fut aussi de toutes la moins pensée. Il faut le dire à sa décharge : Berlioz n’eut du chef-d’œuvre de Gœthe qu’une révélation très incomplète, puisqu’il ne devait connaître que la traduction de Gérard de Nerval, où le Second Faust n’existe pour ainsi dire pas. Dans le premier transport[6], il composa et fit graver à ses frais Huit scènes de Faust : ce n’étaient que des hors-d’œuvre du poème, tels que chants de Pâques, concert de Sylphes, chœurs de paysans, chansons du Bat, de la Puce, du Roi de Thulé, etc. Mais Berlioz entrevoyait dès lors de plus vastes projets : « J’ai dans la tête, écrivait-il à Humbert Ferrand, une symphonie descriptive de Faust qui fermente. Quand je lui donnerai la liberté, je veux qu’elle épouvante le monde musical. »

Elle vint au jour dix-sept ans plus tard, au cours d’une tournée de concerts en Autriche. « J’écrivais quand je pouvais, et où je pouvais : en voiture, en chemin de fer, sur les bateaux à vapeur, et même dans les villes, malgré les soucis divers auxquels m’obligeaient les concerts que j’avais à y donner[7]. » A Paris, l’œuvre s’achève dans le même recueillement : « toujours à l’improviste, chez moi, au café, au jardin des Tuileries, et jusque sur une borne du boulevard du Temple[8]. »

Des morceaux composés à vingt ans d’intervalle, et quelques-uns pour les circonstances les plus étrangères[9] ; l’excellent avec le pire ; des membres mutilés du texte mêlés à de fantasques interpolations ; point de plan, que des contrastes adroitement ménagés ; et pour toutes lois, l’effet et l’occasion. Cette partition bâtarde, ni opéra, ni symphonie, ni même oratorio, n’exprime, au hasard du caprice ou de l’intérêt du musicien, qu’un peu de l’extérieur d’un poème feuilleté à l’aventure, dont elle anéantit l’âme. Tant de fragmens, qui sont d’un artiste incomparable, s’amassent en un tout à qui manque la suite et l’unité d’une œuvre d’art.

Berlioz a eu le sentiment, exceptionnel à son époque, de la vérité de la couleur et de l’expression. Il l’a eu très vif, et il l’a violemment introduit dans son art. Mais bien qu’un sentiment tout nouveau l’inspirât, il ne s’est pas émancipé tant qu’il l’a cru des procédés de composition de son temps, ni des formes anciennes, — alors que cette vérité neuve réclamait l’invention de formes toutes neuves. Son geste audacieux, que ne contenaient ni l’éducation ni le respect des convenances, a fait craquer ces formes de toutes parts ; mais c’est la dépouille souvent mise en pièces, de Beethoven, de Gluck, de Weber, que Berlioz endosse. Quel nouveau personnage il y drape cependant, et de quelle allure, montrant au travers ses muscles puissans !

Il a fait une superbe émeute, dont la musique a profondément retenti. Son influence, pourtant, n’est pas comparable à celle de Wagner, qui accomplit une réforme. Wagner ne nous a pas légué seulement de belles actions, et leur exemple, mais encore des idées nouvelles. Il a découvert certaines lois de la musique, qui vont plus loin que la libération d’un tempérament, la déconfiture de quelques formules, ou la ruine de captieux préjugés. Elles touchent à l’essence même de l’art. Avant même d’éclairer notre avenir, elles nous font mieux comprendre ce que nous admirons chez les vieux maîtres, et pourquoi nous les admirons : elles certifient la nature de la musique, et son pouvoir, et ses limites.

Berlioz continue de considérer la musique comme un art extérieur, dont le théâtre, — quoique ses insuccès l’aient porté à en médire, — reste le suprême aboutissant. Il est vrai que Berlioz exprime, et avec une grande efficace, des sentimens : mais c’est toujours au travers d’une image, et c’est moins le sentiment lui-même que sa manifestation plastique. Il tire de la matière sonore des signes éclatans de si personnelles formations pittoresques ou passionnelles, que toute représentation scénique, même des œuvres qu’il écrivit pour la scène, les diminue, tandis qu’on ne saurait, sans lui nuire, isoler de la représentation la musique de Wagner, qui ne lâche qu’à dégager le sens intime du décor et du geste. Si Wagner a mis la symphonie dans le drame, Berlioz a mis le théâtre dans la symphonie.

A-t-il du moins profité de ce qu’il n’écrivait pas un drame, pour manifester musicalement ce fond de la pensée, qui fait du poème de Goethe, comme disait Wagner, « un drame impossible ? » Tous ou presque tous les épisodes qu’il a choisis, et dès l’heure de sa première impression, sont ou décoratifs ou scéniques. S’il les eût destinés au théâtre, sans doute les eût-il traités autrement, mais non dans un autre caractère, non avec une musique d’une autre espèce. Et c’est bien pour cela que sa Symphonie de Faust, loin d’épouvanter le monde musical, l’a séduit. Elle présente le poème sous son aspect le plus facile et le plus flatteur, et forme transition avec les adaptations théâtrales, toutes si superficielles, de Faust. Berlioz, il est vrai, nous prévient qu’il n’a cherché « ni à traduire, ni même à imiter le chef-d’œuvre, mais à s’en inspirer seulement, et à en extraire la substance musicale qui y est contenue[10]. » C’est au contraire la substance pittoresque seulement qu’il s’est assimilée ; et rien ne pourrait mieux, que son illusion même, nous renseigner sur la nature vraie de son art, et sa conception de la musique. Non qu’on ait raison autant qu’il semble, de traiter Berlioz de littérateur ou de peintre. Au point de vue spécialement musical, la technique et le don, — sauf en ce qui concerne l’orchestre, — peuvent paraître contestables chez lui ; mais tout son énorme effort ne tend qu’à la musique considérée en elle-même ; et il a dans l’imagination et dans la volonté tant de ressources, qu’il y atteint quelquefois. Il erre quant à son essence ; et lorsqu’il se sent trop inexpert à lui faire énoncer normalement ce qu’il a conçu, il la torture dans sa forme. Voyez les livrets qu’il s’est lui-même composés. Ils ne sont rien qu’une suite d’occasions à beaux morceaux. « Il n’y a que des effets, a-t-il dit quelque part[11], et il faut savoir les employer. »

Ces « effets » de la Damnation de Faust, Berlioz pouvait encore les coordonner par les caractères des personnages. Il ne semble point s’être occupé de la « psychologie, » — comme nous disons aujourd’hui, — de son ouvrage : et toute la partie dramatique est particulièrement faible. Qu’y a-t-il de l’âme de Gretchen dans l’affectation fade et contournée de sa chanson gothique ? dans la gauche mélodie que Faust lui repasse au duo d’amour ? même dans cet air de l’abandon, qui se développe autour d’une belle phrase, mais d’une beauté purement instrumentale, et qui, jusqu’à l’émouvant élan final, reste si tourmenté, si apprêté, si froid ?

C’est la diablerie surtout qui dans Faust attira Berlioz. Son Méphisto existera peut-être davantage ? Des chansons spirituellement rythmées ; une mélodie d’une beauté charmante ; l’éclair fantastique de certaines touches d’orchestre sur les récitatifs ; dans le Menuet des Follets, quelque chose de l’ironie du sire, de ses prétentions aristocratiques et de sa grossièreté foncière, le sabot sous le manteau : mais où est sa pensée corrosive, où son immonde sensualité ?

Quelques fragmens du rôle de Faust touchent de plus près, sinon à la philosophie, du moins à l’humanité du personnage. Deux momens fugitifs : l’un dans son cabinet de travail, avant le chœur de Pâques ; l’autre, délicieux, dans la chambre de Marguerite. Et deux grandes scènes, celle du début, et celle de l’Invocation à la Nature, qui sont les plus belles de la partition, et peut-être ce que Berlioz a écrit de plus beau. Si Berlioz et Gœthe ont pu se rencontrer, ce n’est que dans la fréquentation de la nature. Il n’en fallait pas moins. L’aigre, l’hypocondre, le satanique Berlioz, qu’a-t-il de commun avec le poète qui tout enfant offrait des sacrifices au soleil, et qui mourut en invoquant la lumière ? avec le critique qui détestait « les abominations, » et tenait le genre classique pour « le genre sain, et le romantique pour le genre malade ? »

Berlioz appelle[12] Shakspeare et Gœthe les muets confidens de ses tourmens, les explicateurs de sa vie. Et d’abord, comment l’eussent-ils été, si différens l’un et l’autre ? Singulière maladie d’un esprit, — le plus fougueux et le plus indiscipliné, — qu’il n’ait pu créer une œuvre qui ne soit étroitement connexe à l’œuvre d’autrui. La Symphonie Fantastique et Lelio font seuls exception. Encore y reconnaîtrait-on plus d’une influence, et celle même, très directe, de Faust. La vie comme l’œuvre de Berlioz semblent un combat furieux, moins pour égaler les génies qui l’ont précédé que pour les astreindre à prendre l’aspect sous lequel il aimait son propre génie. Ceux que le monde tient pour les plus grands, il faut que Berlioz soit en eux. Chose admirable, il n’en apparaît que plus original et que plus sincère. Tout ce dont il s’empare, il le fait péremptoirement sien. Virgile et Shakspeare, Gœthe, Byron et l’Écriture, oui, vous les retrouverez dans son œuvre, comme on retrouve des morceaux d’antiques aux murs d’un palais de la Renaissance.

Il y a pourtant chez ce romantique éperdu quelque chose aussi de classique, comme il y a dans ses enthousiasmes exorbitans quelque chose de cet étonnement bourgeois que les romantiques ont tant souhaité de scandaliser. L’art de cette sensibilité volontairement hypertrophiée et toute cérébrale, mais merveilleusement vivante, est organisé avec une solidité, une logique, un sang-froid qui attestent à quel point Berlioz est imbu du classique : presque autant que Gœthe, s’il l’a autrement vu et étudié. On lui fait, pour quelques excentricités concertées, une réputation de tapageur : aucun musicien de son temps n’a été si ménager des sonorités de l’orchestre. Dans la Course à l’abîme, par exemple, où le sujet pouvait entraîner loin, la concision du trait, la sobriété des moyens, la netteté de la ligne sont dignes du véritable Faust. Et Wagner, — qui pourtant a mieux compris et mieux traité Berlioz que Berlioz ne l’a traité et compris, — exagère quelque peu quand il écrit : « Tout sentiment de la beauté lui manque[13]. » Le nocturne de Béatrice et Bénédict, le septuor et le duo des Troyens seraient dignes de murmurer sous l’éclat immobile de la lune au zénith, la nuit du Sabbat classique.


III

Un musicien de l’intelligence la plus fine et la plus haute, qui ne prit pas le temps d’être des plus grands, s’étant trop dépensé pour les autres, Franz Liszt, devait donner la meilleure leçon à ceux de ses confrères que tenterait l’adaptation musicale d’un ouvrage littéraire. Seul, il eut cette idée simple, qu’il fallait que chaque art eût ses lois, et que la musique, pour noter la pensée contenue dans un poème, s’écartât tout d’abord de ce poème, et refondît cette pensée dans une forme nouvelle. Aussi est-il le seul musicien qui ait dominé ce sujet écrasant ; le seul qui l’ait vraiment incorporé à son œuvre.

A l’époque où Liszt écrivit sa Faust-Symphonie[14], Wagner eut précisément l’idée de remanier son ancienne Ouverture pour Faust[15], tout en avouant que ce pouvait être une chose à ne pas publier. Il la publia cependant : et elle a bien son intérêt dans le développement de sa personnalité. Contemporaine de Rienzi et du Vaisseau Fantôme, elle montre, par sa structure comme par son expression, un esprit plus dégagé, et tout près de prendre pleine possession de soi. Il en est longuement question dans cette admirable Correspondance de Wagner et de Liszt, où l’intelligence et le cœur de l’un apparaissent avec tant de largeur, l’orgueil et l’égoïsme de l’autre avec une magnificence que son génie a justifiée. Comme Liszt critiquait la phrase qui dans cette ouverture semble personnifier Gretchen, — et qui est en effet médiocre, — Wagner lui répondit : « Je voulais écrire autrefois toute une symphonie de Faust : la première partie (celle qui est achevée) était : Faust dans la solitude, le Faust qui désire, qui désespère, qui maudit ; le « féminin » lui apparaît seulement comme l’image née de son désir, mais non dans sa divine réalité ; et c’est justement cette image insuffisante de ce qu’il désire qu’il brise dans l’excès de son désespoir. C’était la seconde partie seulement qui devait présenter Marguerite, la femme. » L’explication est spécieuse : on peut la soupçonner de venir après coup. Mais elle convient à ce morceau sombre et véhément, dont le motif principal, avec ses sauts d’octave, indique d’une façon frappante le flux et le reflux de la volonté humaine. Après d’énergiques impulsions, des appels passionnés qui font déjà songer au délire de Tristan, des frissons et des ricanemens, des implorations qui se perdent dans le vide, il s’achève en un geste touchant de mains tendues vers l’instabilité du rêve.


Le plan que Wagner n’avait point réalisé, Liszt l’avait en même temps formé, et pour le mener à bien.

Si merveilleuses qu’aient été chez Liszt l’intuition et la science de l’orchestre, le pianiste en lui demeure indélébile : le Hongrois aussi, avec ses longs cheveux et ses brandebourgs, son panache et ses bottes. Sa composition, généralement assez forte dans le principe, s’abandonne au courant d’une improvisation mal contenue. Son imagination thématique est souvent faible, peu personnelle, médiocrement surveillée. Mais cela mis à part, — qui touche bien, hélas ! au principal, — quelle géniale activité d’invention ! Quelques pages de virtuosité inférieure écartées, pas un, presque, de ses ouvrages qui ne soit gros d’idées novatrices. Aussi, comme on l’a pillé ! Comme on s’est fié à la caducité probable d’un œuvre qui porte les tares de l’époque, de l’homme et de la race ! Qui, de tous les musiciens modernes, ne lui doit quelque chose ? Et combien ont eu, comme M. Saint-Saëns, l’honnêteté d’avouer qu’ils lui devaient beaucoup ? Liszt a fait pour la musique symphonique autant que Wagner pour la musique dramatique ; avec cette différence, qu’il a ouvert des chemins qu’il n’a pu parcourir lui-même tout entiers. Par la création du poème symphonique, il a préparé une renaissance de la symphonie qui peut-être commence à peine. Il l’a affranchie des formes classiques d’écriture, de composition, d’instrumentation. L’armant de ressources illimitées, il l’a rendue capable d’un contenu plus déterminé. La Faust-Symphonie est le chef-d’œuvre de Liszt, et c’est un chef-d’œuvre. Ces fautes de goût et ces faiblesses, qui interdisent à la plupart de ses ouvrages la beauté durable, y sont moins nombreuses et plus légères. Dans sa production inégale, si imposante pourtant, presque seule elle brave le temps, avec la grande Sonate dédiée à Schumann.

Celle-ci n’est pas moins régénératrice dans sa forme. Et n’y entendez-vous pas encore l’humanité se soulever de toute sa pensée, de tout son amour et de tout son rêve contre la médiocrité de la vie ?

Mais, au contraire de Beethoven, Liszt refuse à son effort la capacité de vaincre. La Sonate en si mineur est parmi les très rares grandes œuvres musicales, dont la fin pessimiste résiste à cette impulsion souveraine qui porte la musique à s’achever dans la lumière. La Faust-Symphonie, en réalité, arrive aux mêmes conclusions. L’apothéose mystique qui la termine semble postiche. On y peut bien reconnaître la céleste pluie de roses qui bâillonne Méphistophélès, et la glorification de l’Éternel Féminin — n’est-il pas, dans Gœthe même, bien loin, bien oublié, à la fin du Second Faust ? — et l’action de Faust définitivement pacifiée ; mais que tout cela est hâtif, et sonne creux ! C’est bien au démon que le futur abbé Liszt a laissé le dernier mot.

Des trois parties de sa symphonie, la première, consacrée à Faust, est la moins saisissante. Il faut considérer que le personnage se complète dans les deux autres. Et si l’on peut discuter, par endroits, la valeur des idées sur lesquelles le morceau est construit, ce sont du moins de ces idées qui ont comme un visage. Sous l’éclat changeant des rythmes, des harmonies, des sonorités, leurs combinaisons, leurs dislocations, leur évolution évoquent les mouvemens contrastés dont cette âme osée et vite lasse s’est elle-même constituée, à l’écart de la vie réelle. Quatre de ces thèmes ont une importance capitale. Le premier, en progressions tortueuses d’intervalles difficiles qu’attirent les profondeurs, annonce de graves méditations ; par opposition immédiate, un thème sentimental affronte les gestes de l’abattement et de l’espoir ; puis un thème de lutte, sombre, fiévreux, douloureusement vibrant ; enfin le thème de l’action décisive, sûre et fière d’elle-même, encore défaite cependant par la pensée du néant.

Les deux autres morceaux de la symphonie sont établis sur une série de transformations plus profondes des mêmes thèmes. Plutôt que Gretchen et Méphistophélès en tant qu’êtres concrets, ils nous montrent leur pensée agissant sur l’âme de Faust. Cela est d’un homme encore qui a compris Gœthe, et qui comprend la musique, et d’une façon plus sûre, plus lucide que Schumann. Les sentimens et les idées vivent ici comme des êtres, et par la vie évoluante des formes musicales elles-mêmes : et c’est là ce qui devrait interdire que l’on considérât jamais Liszt comme un simple disciple de Berlioz.

Cette vie propre du thème, à laquelle Liszt dans la symphonie et Wagner en même temps dans le drame ont donné une signification psychique si évidente, est bien la découverte qui leur appartient. Quoi qu’on en ait dit, les rappels de motifs qu’on trouve chez de plus anciens compositeurs n’ont avec ce système rien de commun, que de très superficiel. Il est bien plutôt la fleuraison, au travers de la symphonie classique, des vénérables principes de la fugue : et c’est dans ce qu’on appelle la « grande variation » de la dernière époque de Beethoven qu’on en reconnaît le véritable élément.

Gretchen seule aura encore des thèmes personnels. Liszt aborde cette figure avec une délicatesse infinie. Du bavardage puéril des flûtes et des clarinettes il dégage ses premiers sentimens, si naïfs, si timides encore, qu’il faut pour les exprimer la fraîcheur gracile des instrumens en soli. Ce sera le thème de l’Éternel Féminin. Peu à peu, il s’assure. Un nouveau motif s’enhardit, encore hésitant : et le cœur de la jeune fille s’ouvre à la plainte voluptueuse de Faust. L’attendrissement les pénètre tous deux. Faust alors met en œuvre son pouvoir combatif, devenu séduction. Dans l’extase finale résonne, lointain, adouci, le motif de l’action décisive.

Méphistophélès n’a pas de thème à soi : sa pensée ne vit que de la destruction de la pensée des autres. Etonnant par sa technique, et sans doute unique par sa signification, le scherzo qui porte ce titre ne suit plus en son développement la marche de la passion, mais celle de la dialectique ; et d’une dialectique bien serrée, bien persuasive de la vanité des vouloirs les plus hauts et du ridicule de l’effort. Dès l’abord, l’acre rire de Méphistophélès fait brutalement table rase de tout idéal. Il attaque Faust par un fragment du thème sentimental. Puis il suit l’ordre de ses idées dans le premier morceau, les reprend une à une, déforme leur sens, en montre l’envers, les tourne en argumens contre elles-mêmes, fouaillant de négations impérieuses l’illusion du docteur. Avec une virulence sans égale, il combat par ces idées mêmes le souvenir intact de Gretchen, premier principe du salut. L’amour de Faust, il l’a bafoué comme le reste ; l’amour de Gretchen est la seule chose qui échappe à son sarcasme.

De tout ce qui est à portée de la musique dans le Faust de Goethe, le Faust de Liszt résume l’absolu. Ce peut être une œuvre imparfaite au point de vue musical, de second ordre en bien des endroits : ce n’en est pas moins un modèle de ce que doit être, dans l’état actuel de la musique, une œuvre musicale par rapport à l’œuvre poétique dont elle est issue. Intelligemment fidèle, mais tout indépendante, elle reste la musique dans sa personnalité intégrale. Le musicien dramatique lui-même devrait la prendre comme exemple, et porter sur le théâtre le même esprit.


IV

Mais les opéras dont Faust a fourni le sujet appartiennent pour la plupart à une autre sorte de musique, qui ne vise qu’aux sens, et ne recherche que l’agrément, l’amusement, ou une émotion facile et peu relevée. Il est extrêmement fâcheux que pette musique-là soit confondue avec la véritable sous le même nom, dans les mêmes théâtres, quelquefois sur les mêmes programmes de concerts. Si l’élégance ou l’esprit de la forme, la légèreté du style, suffisent à donner du prix à certains ouvrages qui n’ont que les dehors de la musique, mais qui les ont corrects et charmans, il en existe une catégorie, d’un caractère servile et intéressé, qui ne sont pas seulement de la mauvaise musique : ils ne sont pas de la musique du tout. Dans l’ordre de la littérature, on garde soigneusement les distinctions nécessaires, et dans l’ordre de la peinture même, si mêlées que soient certaines expositions. Ces distinctions sont plus tranchées et plus nécessaires encore dans l’ordre de la musique. Cependant les théâtres de l’Opéra et de l’Opéra-Comique font couramment ce que ferait la Comédie-Française, si elle annexait à son répertoire celui de l’Ambigu ou du Palais-Royal. Le pis est qu’ils le font avec des partitions qui possèdent l’autorité de l’âge et de très longs succès. Et la musique est un art si peu compris, — au fond, si rarement aimé, — que dans l’opinion publique ces formes inférieures prennent le pas, posent l’exemple, et font la loi. Et la musique jouit de cette faveur sans seconde, que les gens quelquefois qui prétendent la régenter du plus haut, publient à son endroit des goûts injurieux, dont l’amateur le moins cultivé rougirait d’avouer l’équivalent dans une exposition ou dans un théâtre littéraire, à l’égard d’un livre ou d’une statue. Ils la ravalent au frivole divertissement d’un sens, qui ne serait, à les en croire, pas plus élevé que ceux de l’odorat ou du goût.

Quand on raisonne de la musique, on ne tient pas assez de compte d’un fait, qui mérite d’être considéré autrement que comme une anecdote douloureuse et singulière. C’est que le plus grand des musiciens fut sourd ; c’est que les œuvres que le consentement universel désigne comme le type supérieur, indubitable et complet de l’art musical, ont été composées par un homme qui n’entendait point ; c’est que l’art de Beethoven s’est développé, est devenu, si l’on peut dire, plus profondément musical, au fur et à mesure et comme en raison de son infirmité. Si la musique ne devait être rien qu’un jeu de sons plus ou moins délectable ; si même on admettait qu’elle peut bien nous affecter d’une impression morale, mais seulement, comme le fait la peinture, par la médiation d’une impression sensuelle, l’hypothèse d’un musicien sourd serait aussi absurde que celle d’un peintre aveugle : il n’importe que le musicien ait la faculté d’entendre mentalement la musique qu’il lit ou qu’il écrit. Or il y a eu des musiciens sourds ; il y a plus de musiciens qu’on ne croit, chez qui le sens de l’ouïe n’a ni une finesse spéciale, ni une particularité comparable à ces particularités de la vision, sans quoi il n’est pas de véritable peintre. Il existe donc quelque chose dans la musique qui ne dépend pas des sens. Et si la musique atteignit son apogée par un homme qui était muré dans sa vie intérieure, ce quelque chose ne peut être que l’expression immédiate de la vie intérieure. Et cette vie intérieure exprimée dans la musique se substituera impérieusement à celle de l’auditeur. La musique insinue en nous, quand nous l’écoutons, une personnalité nouvelle ; s’empare de notre pensée et de nos sentimens ; les dirige suivant la pensée et les sentimens du compositeur : elle devient notre propre vie intérieure.

Certes il restera toujours impossible d’abstraire la musique de l’esthétisme de ses lignes, de ses couleurs, de sa construction immatérielles ; de tout ce qui fait d’elle, à bien meilleur titre que la poésie, un art. Il restera impossible de soustraire nos sens à l’emprise de sa beauté. Mais il est également impossible de négliger sa signification directe et profonde, qui la place au-dessus des autres arts. Ces deux élémens concourent à sa perfection : le second n’y est pas moins nécessaire que le premier ; même il semble qu’il doive le précéder et le conduire.

Beaucoup de personnes se refusent cependant à une conception de la musique qui a été, plus ou moins consciente, celle de tous les compositeurs dont l’œuvre a véritablement vécu. C’est celle d’un avenir pour lequel Beethoven s’imaginait ne laisser que « quelques notes, » en précurseur. Nous y allons d’un pas inégal. Mais c’est un pas qu’on n’arrête point. « Progrès » n’a de sens en art qu’à la condition qu’on ne le prenne pas toujours pour synonyme d’amélioration : encore moins, de détachement du passé. Celui qui marche quitte souvent les plus beaux paysages, les chemins les plus doux, pour des passages ingrats. Il peine le long de pentes arides et sans vue ; chancelle sur des cailloux roulans ; de ténébreux chaos l’égarent ; des plaines vides le harassent : mais plus loin, de jeunes eaux sourdent à l’ombre des pins ; plus haut, la prairie est comme un ciel de fleurs ; et la gorge ardue aspire à des horizons vierges. Quand ils seront conquis, s’ils vous laissent regretter les sites dépassés, qui vous empêchera d’y retourner à tout instant rafraîchir vos espoirs et vos forces ? Ils sont toujours à vous.

Quant à une autre conception, trop usuelle, selon laquelle la musique ne serait qu’un excitant du système nerveux, amenant l’hypnose ou des visions, il faut la laisser aux personnes qui n’entendent pas la musique.


Un drame tel que celui de Faust, qui n’est, à le bien voir, qu’une personnification de la vie intérieure, ne convient pas seulement à la musique : il l’appelle. Il l’appelle pour donner à tous ses élémens une vie explicite : à ses personnages, que leur philosophie entraîne à rester des abstractions, et dont la musique peut équilibrer l’humanité par le sentiment ; aux visions parmi lesquelles le poète les promène, si extraordinaires que toute parole leur reste inégale, et que la représentation n’en serait admissible qu’enveloppée de la splendeur significative des sons.

Des personnages, nous ne retrouverions réellement quelque chose, — quelque chose de bien vague et de bien fugace, — que dans le premier de tous les opéras de Faust, qui pourtant ne doit presque rien de son intrigue au Faust de Goethe. La partition du vieux Spohr nous ennuierait doucement aujourd’hui. C’est l’œuvre d’un esprit distingué, mais d’une faible imagination ; l’expression y est presque toujours juste, elle n’est jamais persuasive ; les idées, volontiers chromatiques, ont du charme, mais elles sont ternes et courtes, sans relief et sans accent : le pouvoir représentatif leur manque. La recherche de l’harmonie, du mouvement scénique, de la coupe souvent assez libre des morceaux[16] est intelligente ; mais la spontanéité, plus encore que la personnalité, fait défaut. Cette musique estimable s’essaye sans audace à la couleur et à l’action, en même temps qu’elle maintient la tradition morale du classicisme allemand : elle commence d’indiquer la voie où s’avancera Weber. Soutenue par le rythme, — ceci, même dans la période, — elle est intéressante par le rôle de l’orchestre, important et déjà intentionné. Spohr a le pressentiment de l’unité d’une scène, et qu’on en peut établir la trame sur le développement, ou la simple persistance d’un rythme, sinon d’un véritable motif.

Quant au livret, romanesque et puéril, certes la valeur en est mince. Ce Faust, un peu mâtiné de don Juan, est pourtant le seul qui [garde sur la scène lyrique quelque caractère. Dès le début, il philosophe assez congrûment avec Méphistophélès. Quand celui-ci lui remet sa puissance : « Je veux te battre, s’écrie-t-il, avec tes propres armes, et les employer au bien. Je veux enrichir le dénuement, je veux que la joie soulage la misère humaine, et que la douleur soit oubliée. » Cela vaut bien :


A moi les plaisirs,
Les jeunes mal tresses !…


Ce Faust a des clartés de conscience : il hésite entre des ambitions très hautes, et la passion que lui inspirent tour à tour la tendre Röschen et l’altière Künigunde. Ainsi apparaît, avant même que Goethe ait publié l’épisode d’Hélène, l’idée indispensable d’une double forme de l’amour, toute cordiale d’une part, de l’autre plus esthétique et plus intellectuelle.


Lorsque Goethe envisageait la possibilité qu’on mît en musique quelque épisode de son chef-d’œuvre, c’était surtout à celui d’Hélène qu’il pensait : il l’eût volontiers confié à Rossini, disait-il. La musique, — une tout autre musique que celle de Rossini, — pourrait être en effet le véhicule de cet étrange voyage dans le temps, qui fait simultanées les amours de Gretchen et d’Hélène, comme Francfort et Sparte le sont dans l’espace. Elle donnerait un corps à cette déconcertante chimère. Avec moins de symbolisme littéraire, et plus de symbolisme sentimental, elle ferait sentir comment ces deux amours se complètent et s’attirent pour parachever l’âme de Faust, sortie du néant de la science et de l’orgueil.

Un seul compositeur s’est donné l’air de suivre le plan de Goethe, a prononcé le nom d’Hélène, et ramassé les deux Faust en un seul opéra. Pure vanterie. Mefistofele ne contient, au vrai, rien d’aucun des deux Faust ; et toutes ses prétentions cachent mal les défauts de l’opéra italien moderne. C’est toujours le même art, un peu fardé, tout en façade, courtisan de la foule sous sa mine expansive. Le livret n’est en somme que celui de Jules Barbier et Michel Carré, débarrassé sans doute de ses plus voyantes trahisons, mais poussé à l’extrême du sommaire et du décousu, afin qu’y trouvent place le Prologue dans le ciel, et deux scènes du Second Faust. Faust s’efforce de retrouver des andante de Beethoven ; Marguerite semble préférer Adolphe Adam ; Hélène cultive la canzonetta napoletana. Quelques récitatifs, quelques rappels de thèmes ont pu se faire traiter de wagnériens, il y a trente ans : il y a soixante ans, Donizetti eût été jaloux de certains unissons vocaux. Avec de la bonne volonté, on peut reconnaître du mouvement, un peu de couleur aux tableaux de foule : dimanche populaire, ou nuit de Walpürgis. Il ne faudrait point parler de cet ouvrage intelligent, mais d’une intelligence courte, s’il n’avait tenu une place sur de nombreuses scènes, et prétendu jusqu’à celle de notre Opéra, où nous avons assez d’un Faust.


Supérieur en tout point au Mefistofele qui affecta de le corriger, ce Faust est-il bien un Faust ? Gounod a-t-il pensé vraiment mettre Goethe même en musique ? Ou, très raisonnablement puisqu’il suivait sa nature, et d’une façon qui force la sympathie, tant elle a de sincérité, n’a-t-il voulu considérer qu’un conte d’amour fertile en incidens divers et frappans, un « livret » favorable, bien coupé pour la musique telle qu’il la comprenait ?

On préférerait assurément que les personnages portassent des noms moins lourds. Ils le pourraient sans que rien fût changé à leur être, que le prestige. Ils n’ont que cette espèce d’âme que le premier ténor, la basse-chantante ou la chanteuse légère se constituent des vagues traits d’humanité épars dans leurs rôles du répertoire. Mais s’ils ne vivent pas d’une vie conforme à celle de leurs modèles, l’inspiration d’un véritable artiste les a fait vivre cependant. S’ils s’expriment quelquefois sans beaucoup de force ni d’individualité, ils parlent une langue musicale personnelle et châtiée, intimement significative en ses meilleurs momens. Et pour quelques pages du second et du troisième acte, où la grâce et la tendresse touchent à la beauté, et qui sont uniques dans l’art moderne à porter notre pensée jusqu’à Mozart ; pour une nuance neuve de l’amour qu’elles nous ont apprise, on peut bien pardonner quelque chose au Faust de l’Opéra. Peut-être d’ailleurs cet ouvrage nous apparaît-il un peu déformé aujourd’hui, par les traditions qui se sont à la longue introduites dans son interprétation, et par sa popularité même. Il ne faut pas confondre tout à fait Gounod avec ces musiciens qui ne font que « du théâtre, » au sens étroit et bas de l’expression. Il faut penser à l’époque où Faust fut représenté ; il faut se remémorer les ouvrages qui triomphaient sur la scène française alors qu’il tomba, pour apprécier comme il convient ce qu’il y eut en Gounod d’instinct de la vérité, de délicatesse, d’amour de la bonne musique, et l’originalité de son imagination. Son Faust se tient à l’écart des hautes méditations ; il ne prétend être qu’une attrayante imagerie scénique, docile un peu trop aux règles de la poétique d’opéra, qui s’insère en regard du chef-d’œuvre sans l’offusquer.

Les monumens qu’édifie la musique prennent tout de suite de si vastes dimensions, qu’elle n’aurait pu songer à mettre le Faust de Goethe à la scène tout entier : à moins d’en faire quelque tétralogie. D’autre part, le théâtre exige un sujet lié : un choix d’épisodes détachés ne lui convient pas comme au concert. On devait donc se trouver amené à isoler un des épisodes de Faust, pour le traiter comme une pièce qui se suffît à elle-même ; et c’est ce qu’on a fait communément de l’épisode de Marguerite. On aurait pu, on pourrait encore en choisir d’autres. Quel que fût l’épisode choisi, l’important serait d’y laisser voir comme la pensée du poète éclate, toujours identique à elle-même, dans chaque fragment de sa création. C’est ce qu’on n’a point tenté. On n’a montré que les formes et les événemens qui sont sujet ou objet de cette pensée, mais vidés de toute pensée.

La musique n’a distingué généralement, dans un si grand poème, que la féerie rebattue d’un vieillard qui vend son âme au diable pour se rajeunir, et l’anecdote sentimentale. Schumann alla plus au fond, parut comprendre que le vrai pivot de l’action était ce moment où Faust, ayant sondé successivement le néant de la science abstruse et des passions, et comme jeté sa gourme, s’éveille, et se détourne du soleil levant, non plus désormais pour frapper aux funèbres portes, mais pour éviter l’éblouissement de l’inconnaissable, et n’en considérer que le reflet dans l’action humaine supérieure. À quelque ordre de ses idées ou de ses sentimens que s’attache un musicien, il devrait, pour tendre au vrai but, les orienter sur une évolution pareille. Le danger, — et Schumann ne l’a pas évité, — serait d’atteindre aux régions idéologiques qui sont au-delà de l’émotion pure, au-delà, par conséquent, de la musique. Rien qu’un danger, puisque c’est précisément la philosophie des personnages de Faust que Liszt a su, sans même qu’une parole y fût nécessaire, tourner en musique.

Des exemples si probans offrent aux musiciens d’utiles directions. Ils montrent comment on peut se tromper sur la nature d’un sujet, négliger ce qu’il contient d’intimement musical, et s’attacher indûment aux parties pittoresques ou dramatiques, qui ne lui restent essentielles qu’à la condition d’être profondément traitées.

Et ils apprennent qu’il est indispensable de délimiter exactement les domaines respectifs de la musique et de la littérature, puisqu’elles ne peuvent pas toujours exprimer les mêmes choses, et qu’en tout cas elles expriment les choses de façon opposée. La musique est impuissante devant l’idée qui ne s’associe pas à un sentiment : la poésie n’atteint que par de longs détours le sentiment que la musique évoque directement. En dehors de compositions très courtes, telles que le lied, où une correspondance parfaite peut se rencontrer, modeler une œuvre musicale sur une œuvre littéraire déjà existante, conçue pour des besoins différens par un esprit différemment construit, c’est une tâche illogique et impossible. On objectera les Noces de Figaro… et Pelléas : exceptions qui se produisent une fois tous les deux siècles, et de celles, si on les examine de près, qui confirment vraiment la règle. Et la règle, c’est que de cette alliance apparente, qui n’est qu’un antagonisme, de la musique avec la littérature, l’une au moins sortira diminuée et se renonçant elle-même.

Mais la musique peut exprimer à sa manière, dans une forme qui lui soit propre, la même pensée qu’une œuvre littéraire. Cette pensée se trouvera comme traduite en deux langues différentes. Et s’il faut, dans les cas où la musique ne suffit pas à sa propre clarté, que les deux traductions se superposent, ce n’est pas une raison pour que la musique se fasse servante de la parole, — comme Gluck l’a presque indiqué, — ni d’autre part pour que la parole s’avilisse devant la musique. Il faut que la parole, se mettant d’accord au fond et dans la forme avec la condition tout entière de la musique, devienne elle-même musique, expression d’une harmonie supérieure, devant laquelle finira probablement par disparaître l’harmonie rudimentaire du vers.

Le cas du musicien qui se fie, pour préparer cette métamorphose, à un littérateur, semblera un jour aussi bizarre que celui d’un peintre qui exécuterait son tableau sur le crayon d’un autre dessinateur. Encore ne trouverait-on pas un dessinateur aussi étranger au sens de la couleur, que certains poètes peuvent l’être au sens de la musique : par conséquent, aux combinaisons spéciales de la parole qui s’adaptent à la musique.

Wagner a laissé l’exemple de ce qu’un homme pouvait créer à lui seul ; de l’unité où pouvaient tendre la parole et la musique inséparablement confondues ; des formes amples et souples où la musique, par l’art du musicien-poète, se déploierait à l’aise. Cet exemple n’est point parfait, parce qu’il vint le premier, et que les communes habitudes d’esprit agirent encore sur Wagner, le firent se dédoubler, et quelquefois être lui-même trop littérateur, quelquefois trop musicien. D’ailleurs, l’influence de Wagner n’est féconde que pour le musicien qui a reçu une culture générale, et non pas seulement un étroit enseignement technique : cela se connaît à ses résultats ordinaires.

Mais quand il a emprunté aux légendes, aux chroniques, aux vieux romans, c’est bien la substance musicale que Wagner en a su distiller. Le musicien qui chercherait son bien chez Goethe, n’aurait point comme Wagner à animer d’un nouvel esprit des fables surannées ; mais il devrait procéder d’une manière analogue, par éliminations, par interprétations. L’esprit si profond et si humain des deux Faust, il devrait le dégager à sa façon et selon son aptitude ; l’exposer par des moyens scéniques, trop élémentaires peut-être pour le théâtre parlé, que la musique illuminerait ; recomposer un tout autre Faust, qui serait cependant tout le Faust, avec une éloquence nouvelle, moins abstraite et plus émue, et qui ne ferait pas moins penser.

Sans doute un Faust ainsi compris semblerait-il austère au coût moyen des dilettantes de théâtre.

Mais « on ne va pas voir Faust pour s’amuser, » disait Berlioz, qui pourtant a fait un Faust amusant.


GASTON CARRAUD.


  1. Voyez : Adolphe Jullien, Gœthe et la Musique.
  2. Il faut y ajouter deux partitions de « musique de scène » exécutées cette année même : l’une, de M. Félix Weingartner, à Weimar ; l’autre, de M. Max Schillings, à Munich.
  3. Couplet final du Chœur. (Faust de Marlowe : traduction Félix Rabbe. )
  4.  » Vous ne me verrez qu’aussi heureux qu’il m’est donné de l’être ici-bas : pas malheureux, — non, je ne pourrais le supporter ; je veux saisir le destin à la gorge ; sûrement il ne m’abattra pas tout à fait. Oh ! c’est si beau de vivre la vie mille fois ! » (Correspondance de Beethoven, traduite par M. Jean Chantavoine, lettre à Wegeler, du 16 novembre 1800.)
  5. Voyez : Schumann et ses œuvres, par Louis Schneider et Marcel Mareschal.
  6. « Le merveilleux livre me fascina de prime abord ; je ne le quittai plus ; je le lisais sans cesse, à table, au théâtre, dans les rues, partout. » (Mémoires de Berlioz.) A la même époque, il voulut aussi composer un ballet sur Faust, dont le livret, en trois actes, par Bohain, fut même reçu à l’Opéra.
  7. Mémoires de Berlioz.
  8. Mémoires de Berlioz.
  9. A côté des Huit scènes composées en 1828, et simplement revues et corrigées pour prendre place dans la Damnation, on y trouve, par exemple, la marche célèbre sur le thème de Rakoczy, qui fut improvisée par Berlioz, à Vienne, en 1845, pour les concerts qu’il allait, quelques jours après, donner en Hongrie. « Pourquoi l’auteur a-t-il fait aller son personnage en Hongrie ? Parce qu’il avait envie de faire entendre un morceau de musique instrumentale dont le thème est hongrois, — ajoutons : et l’effet sûr. — Il l’eût mené partout ailleurs, s’il eût trouvé la moindre raison musicale de le faire. » (Avant-propos de la Damnation de Faust.)
  10. Mémoires de Berlioz.
  11. Dans un article du Correspondant sur la musique classique et la musique romantique (22 octobre 1830) cité par M. Adolphe Boschot (la Jeunesse d’un Romantique, p. 451).
  12. Lettres à Humbert Ferrand.
  13. Esquisse autobiographique (Gesammelte Schriften, t. I).
  14. Ses compositions très remarquables d’après Lenau : la Procession nocturne et les deux Mephisto-Walzer, achèvent certains traits de la Symphonie, qui garde cependant la première importance.
  15. Dans la liste des œuvres de jeunesse de Wagner figurent Sept compositions sur le Faust de Gœthe (1832) sur les mêmes textes à peu près que les Huit scènes de Berlioz (publiées en 1829).
  16. Voyez au premier acte le duo avec chœur de Faust et de Franz, et surtout le terzetto, original et fort joli, de la forêt ; au second acte, certains passages de la scène afantastique avec Sycornx, et le sextuor.