Les Masques et les Visages - Portraits de Florentine, le long de la Seine et de l’Arno/02

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Les Masques et les Visages - Portraits de Florentine, le long de la Seine et de l’Arno
Revue des Deux Mondes5e période, tome 60 (p. 343-376).
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LES MASQUES ET LES VISAGES

PORTRAITS DE FLORENTINES
LE LONG DE LA SEINE ET DE L’ARNO

II[1]
XVIe SIÈCLE

Ce sont d’autres figures que nous montrent les portraits du XVIe siècle. Ce ne sont plus des profils purs, frappés commodes médailles, sur un fond d’Évangile ou de nature ; ces profils où les saillies révélatrices du caractère se lisent comme sur un plan en relief, ces fonds de tableau où cheminent, comme des idées vivantes, les saintes patronnes, les nymphes, où se déroulent les devises, où s’ébattent des amours. Au XVIe siècle, les portraits sont des faces : dès lors les plans osseux, vus en perspective aplatie, se confondent ; le fond est irréel le plus souvent et, en tout cas, désert. La femme ne vit plus dans sa vie coutumière, ni dans son rêve, mais détachée de son milieu, n’en gardant que la toilette. Pour deviner la construction du visage, nous en sommes réduits à ce qu’on peut en voir par la face, et aux yeux. La face, c’est déjà un masque : les yeux seuls, ou plutôt l’entour des yeux, laissent passer, malgré toutes les précautions, des lueurs d’âme et, s’ils n’en laissent point passer du tout, si le masque est fermé tout entier, c’est encore un indice, le plus accusateur quoique le moins défini. Les trois femmes, dont nous allons regarder les portraits, sont trois mystères.


IV. — A BRESCIA. — TULLIA D’ARAGON[2]

Quand on erre dans les rues mortes de Brescia, il arrive qu’on débouche sur une petite place déserte, vétusté, moisie, où une grande statue de bronze figurant un artiste, barrette en tête et palette en main, annonce que la ville s’enorgueillit de quelque porte-pinceau célèbre. C’est Bonvicino, dit le Moretto. Il semble, depuis un temps infini, être Je seul hôte de cette place où l’herbe pousse entre les pavés, où les heures semblent se traîner plus lentement qu’ailleurs et les ombres tourner moins vite. Il y a, là, des iris jaunes que personne ne regarde, une fontaine où personne ne boit, une vieille église où personne ne prie et un musée que personne ne visite. On y entre, pourtant, quand on est un passant, étranger, et las des choses que trop de regards ont usées. C’est un palais massif, ennuyé, désert, plein de silence, d’apparence ruineuse et caduque : un de ces palais italiens construits jadis pour des familles nombreuses et exubérantes, demeurés tels lorsque les familles se sont réduites et les vies recroquevillées. Il a été laissé à la ville par son dernier propriétaire, le comte Martinengo, avec une collection de toiles qu’il contenait, de Moretto pour la plupart, qui ne sont pas toutes des chefs-d’œuvre, et des tableaux modernes, qui sont exécrables.

A cela est venue s’ajouter la collection léguée par le comte Tosio qui habitait la même ville et le même quartier. On imagine le pieux souci du gentilhomme, qui n’occupe plus qu’un coin de sa vieille demeure, appelant pour la remplir les ombres glorieuses des temps heureux de la cité. On comprend qu’il s’agit, là, d’une œuvre de piété civique, et l’on se résigne, tout de suite, à n’y rien éprouver d’impérieux. Pourtant, parmi toutes ces scènes trop prévues de sainteté, ces Pèlerins d’Emmaüs qui se mettent à table ou ces bergers qui apportent des moutons à l’enfant Jésus, on se trouve tout à coup en présence d’une petite figure singulière, dont les guides ne parlent pas, qui ne ressemble à rien de ce qu’on attend et qui intrigue, qui inquiète et, par l’insistance de son regard, retient, à Brescia, quelques heures de plus qu’on n’avait résolu.

Imaginez, devant un taillis de lauriers verts, d’un vert tirant légèrement sur le jaune, la tête penchée d’une jeune femme couronnée de tresses blondes et de perles, debout dans sa robe de velours d’un vert bleuâtre, drapée d’un manteau grenat, doublé de fourrure et qui s’appuie, du coude jusqu’à la main, sur une pierre jaunâtre, comme sur un balcon. Ajoutez l’impression que fait la ligne blanche d’un beau cou penché, nu, flexible comme une tige ; un regard en coulisse, doux et insistant, une bouche demi-ouverte, comme exhalant un chant ou une plainte, un ovale parfait, un teint ambré et rose, plus rouge dans l’ombre, une main tenant un sceptre d’or qui coupe le tableau en diagonale, et vous avez à peu près l’aspect de ce petit portrait demi-grandeur nature, peint par le Moretto. L’harmonie est en vert et rouge : vert jaunâtre du laurier, vert bleuâtre du ruban dans les cheveux d’or et de la robe entière, vert blanchâtre de la robe sous une gaze qui la drape, rouge grenat du manteau qui apparaît çà et là, tons roussâtres de la fourrure par place, or rougi du sceptre.

Par l’extrême insistance du regard, par le mouvement très moderne des cheveux relevés sur la nuque et de toute la coiffure, par la fantaisie des accessoires, cette figure est une énigme. On lit bien, sur la pierre où elle s’appuie, ces mots : Quæ sacru ioanis capat saltando obtinuit, qui désignent le plus clairement possible Salomé. Mais si c’était vraiment une Salomé, pourquoi ce sceptre, ces lauriers, tous ces attributs de la gloire, et où est la tête de saint Jean-Baptiste ? Et si ce n’est pas Salomé, qui est-ce ? Quelle allégorie ? Quelle fantaisie historique ? On se sent en présence d’un portrait, et d’un portrait traité avec une liberté qu’un peintre de ce temps n’a pas en face d’une princesse. Ce sceptre n’est pas celui des rois… cette attitude et ce regard ne sont point ceux de la grande dame qui veut léguer un souvenir à ses enfans… À mesure qu’on le regarde, on éprouve que cette chose est la seule vivante ici. On comprend que c’est son magnétisme obscur qui nous a amenés, malgré nous, au cours d’une promenade sans but vers ce vieux palais, au fond des rues mornes de Brescia.


Nous ne sommes pas les premiers que cette figure intrigue. Pendant trois ans, au milieu du XVIe siècle, de l’hiver 1545-1546 à l’automne 1548, on vit passer sur les bords de l’Arno, à Florence, une femme singulière, admirablement belle, inspiratrice des poètes et poète elle-même, dont toute l’Italie s’entretenait depuis vingt ans, sans qu’on sût au juste ce qu’elle était. De qui était-elle fille ? Avait-elle été mariée ? Pourquoi ne l’était-elle plus ? Pourquoi allait-elle de ville en ville, ne se fixant jamais ? Que voulait-elle ? Que cherchait-elle dans la vie ? À cela, les malveillans avaient tôt fait de répondre : C’est une courtisane. Et ils auraient pu le prouver peut-être en justice, mais en psychologie, ce mot de « courtisane » n’expliquait rien de son étoffe morale, pas plus qu’on n’explique celle d’une reine en disant : C’est une reine. Les mieux renseignés savaient qu’elle était née à Rome, il y avait quelque quarante ans, dans une maison du Campo Marzo, d’une itéra fameuse, Giulia Campana, de Ferrare, et du cardinal d’Aragon, petit-fils du roi de Naples. De là, elle tirait son nom de Tullia d’Aragon, sans compter tous les noms du calendrier mythologique dont ses admirateurs, en vers et en prose, l’affublaient. Pendant son enfance, vive, précoce, cultivée, elle avait été fort choyée par le cardinal. Lui mort et la fortune venue de lui dissipée, l’hétaïre et sa fille avaient dû s’ingénier pour ne pas déchoir, et comme on avait en ce temps un grand respect des traditions familiales, la fille avait suivi l’état de sa mère. Si bien qu’à Sienne où elle venait justement de passer quelque temps, il lui était survenu une-assez désobligeante aventure.

On trouva, un beau jour, dans la boîte aux dénonciations anonymes, une plainte, (lisant que la signora Tullia avait été vue, le jour de la fête du Saint-Esprit, portant une sbernia, en dépit des lois qui interdisaient cette sorte de court mantelet aux courtisanes. Et une enquête s’ensuivit, assez désobligeante pour l’orgueil de la poétesse. Il est vrai que Tullia d’Aragon se tira fort bien de ce pas. À la surprise générale, elle produisit un mari authentique, un certain Guicciardini, de Ferrare, et prouva un établissement fort régulier qui lui conférait le droit de porter les costumes les plus extravagans alors réservés aux femmes honnêtes. Mais l’histoire de la sbernia demeurait un trait fâcheux dans l’image que les Florentins malveillans répandaient de la nouvelle arrivée.

Et ce trait était vrai, mais il y en avait tant d’autres ! Et ses admirateurs ne manquaient pas de citer ceux-ci, tout aussi authentiques : Tullia d’Aragon était une poétesse de mérite. On savait d’elle des sonnets délicieux. Celui du Rossignol était célèbre. Elle chantait si doucement qu’on oubliait la beauté de sa bouche, parlait si sagement qu’on oubliait la douceur de son chant, se mouvait si noblement que sa démarche faisait oublier tout le reste. On en voit quelque chose dans notre portrait de Brescia, que M. Guido Biagi a identifié, d’après une tradition constante, pour être celui de cette Tullia d’Aragon. A la vérité, l’inscription qui désigne Salomé paraît gêner un peu l’hypothèse. Mais M. Guido Biagi écarte cet obstacle en un tournemain. Le portrait a longtemps appartenu à un couvent de religieuses auquel il a été acheté par le comte Tosio en 1829. Le nom d’une courtisane qui avait enchanté les hommes de son temps eût fait de cette figure un objet de scandale pour les nonnes. Elles mirent à la place celui d’une danseuse qui fit couper la tête à un saint : alors cela devenait édifiant.

Cette jolie tête, nue, sans parure autre qu’un casque de tresses et de perles, qui se couche sur un fond de lauriers, ces grands yeux insinuans, cette bouche demi-ouverte comme exhalant un soupir sans fin, ce cou souple, cette attitude penchée et comme accablée sous le poids du manteau fourré et du sceptre, tout cela intrigue et renseigne celui qui le regarde à la façon dont étaient renseignés et intrigués, en 1546, les gentilshommes de Florence. Car, même à quarante ans, elle ressemblait encore, paraît-il, à ce portrait. Niccolo, Martelli assure qu’« elle était si belle que sa figure délicate conservait cette expression angélique qu’elle avait eue autrefois » et s’adressant à elle, il lui dit : « La blancheur de votre teint, qui éclipse l’albâtre et la neige la plus pure, s’est conservée fraîche grâce à votre modération et à votre continence, non seulement pour la table, mais pour toutes choses, de sorte que vous apparaissez encore aux yeux comme portant sur votre figure les signes gracieux de l’amour. »

Ceux qu’avaient attirés ses yeux languissans étaient retenus par les souplesses de son esprit. A Rome, elle rassemblait autour d’elle tout ce que la ville contenait d’esprits cultivés et brillans. On discutait chez elle les plus subtils problèmes littéraires, sans rien du pédantisme qui devait paraître plus tard à l’hôtel de Rambouillet, mais avec infiniment d’esprit. Veut-on un exemple de ces controverses ? Un jour, la question, mise sur le tapis, étant celle-ci : « Pétrarque a-t-il, ou non, imité les anciens poètes provençaux ou toscans ? » le dernier arrivé proposa cette réponse : « Il me semble, messieurs, que Pétrarque étant un homme d’une intelligence ingénieuse et vive, en usait avec les vers des poètes anciens comme les Espagnols en usent avec les manteaux qu’ils dérobent pendant la nuit : pour les rendre méconnaissables et se soustraire aux peines qui frappent les voleurs, ils les enrichissent de quelque décoration neuve et élégante et ensuite les portent sur eux ouvertement. »

A Ferrare, où Tullia d’Aragon avait passé longtemps, elle avait donné l’exemple d’une haute vertu, restant insensible à toutes les offres, toutes les promesses, toutes les tentations. Un jeune gentilhomme, poussé à bout par ses dédains, et décidé à jouer tous les rôles pour obtenir sa main, crut devoir se donner un grand coup de dague dans la poitrine, chez elle, en grande cérémonie. Elle en avait retiré beaucoup de considération. On la citait couramment à côté de Vittoria Colonna. Les plus hautes dames et les rois ne témoignaient point de surprise à voir son nom accouplé aux leurs dans les églogues de Muzio. On y parlait d’elle en vers et en prose comme d’une vertu accomplie. Son salon était peut-être le premier « salon littéraire » du temps. — Benucchi dit dans son dialogue Sull’ Infinita d’Amore : « Ceux-là sont ou ont été peu nombreux, parmi les hommes célèbres de nos jours, pour avoir excellé dans les armes, les lettres ou toute autre profession, qui ne l’ont pas aimée et honorée. Et j’ai cité tant de gentilshommes, de littérateurs de toutes sortes, de seigneurs, de princes et de cardinaux qui, en tout temps, se sont rencontrés dans sa maison, comme dans une académie universelle et honorable et, aussi bien jadis qu’aujourd’hui, l’ont honorée et célébrée, et cela à cause des dons singuliers de son très noble et très courtois esprit,. l’en avais cité déjà un nombre infini et j’en citai encore, presque en dépit d’elle qui parlait et cherchait à m’interrompre… »

Et un autre, Muzio, s’adressant directement à elle, lui dit : « Une forme a été conçue ab æterno dans l’esprit de Dieu, et c’est à la ressemblance de cette forme que la nature vous a faite le jour où elle a voulu


Montrer ici-bas tout ce qu’elle peut au ciel… »


Après cela, quoi d’étonnant, si tant de gens se sont portés garans de sa vertu ? Ils étaient six gentilshommes, à Rome, qui s’étaient engagés à pourfendre quiconque en douterait. Voici en quels termes :

« Les seigneurs soussignés tiennent que, seule, la vertu confère l’immortalité à toute âme généreuse par le moyen de la renommée immortelle qui la sauve de l’oubli, ce que le souvenir flottant et incertain des hommes n’est pas capable de faire ; et ils tiennent qu’elle doit être justement aimée, respectée et exaltée au plus haut point du pouvoir humain, et cela surtout lorsqu’on la trouve dans un être doué de toutes les grâces et de tous les dons de la fortune ou de la nature. Par conséquent, les soussignés étant de vrais amateurs et champions de cette vertu que tout noble cœur, pour l’amour de la vérité, doit toujours s’efforcer de protéger, en la mettant en lumière et la faisant briller de toute la splendeur du soleil partout où on l’aperçoit cachée et dissimulée, — et n’étant mus par aucune autre passion ou motif, ils se proposent, tout en respectant les honorables lois de la discipline militaire, devant le monde tout entier, en vue de soutenir vaillamment, un jour donné, que leur dame et maîtresse, l’illustre dame Tullia d’Aragon, est, en raison de ses vertus infinies, la plus digne femme de toutes les femmes du passé, du présent et de l’avenir.

« Et afin que quiconque qui serait jaloux de sa gloire immortelle et parlerait d’elle ou penserait d’une façon différente de ce qui est dû, puisse promptement se manifester, les soussignés se déclarent prêts à soutenir sa cause selon les règles des tournois des anciens glorieux chevaliers. Et, ainsi, même s’ils n’étaient pas déjà suffisamment évidens et clairs, les inestimables mérites de la susdite dame seront divulgués comme ils le méritent, et, par le même moyen, le courage et la valeur de ses servans deviendront plus fameux et plus indiscutables. Ainsi, tout le monde sera obligé de confesser que, de même qu’il n’y a pas de chevaliers supérieurs en puissance aux soussignés, de même aucune dame semblable ni égale à la dame susdite n’existe, ni n’a jamais existé, ni n’existera jamais dans l’avenir. — Moi, Paulo Emilio Orsini, je m’engage à soutenir ce qui est contenu dans cet écrit. — Moi, Accursio Mattei, je m’engage, etc. »

Ce cartel extraordinaire, que M. Guido Biagi a tiré des papiers des Rinuccini et publié pour la première fois, était signé de gentilshommes fort considérables, parmi lesquels un Orsini ; un Urbino et un Rinuccini. Le bruit même avait couru qu’il était signé de Filippo Strozzi, le grand banquier florentin, l’homme le plus riche, le plus éclairé et le plus considérable de son époque. Ce bruit était faux, mais une chose vraie, c’est que Tullia d’Aragon faisait tourner toutes les têtes, y compris les solides têtes des Florentins, ces têtes de marbre que nous voyons au Bargello. Celle de Filippo Strozzi n’avait pas résisté. Du temps où il était à Rome, en ambassade officieuse auprès du Pape, c’est-à-dire en 1531, Tullia l’avait si bien ensorcelé qu’il lui laissait lire sa correspondance par-dessus son épaule. Vettori, lui écrivant de Florence, l’en gourmande de la sorte : « Vous m’écrivez avec Tullia à votre côté, mais je ne voudrais pas que vous lisiez de même ma réponse, elle étant près de vous. Vous êtes amoureux d’elle à cause de son esprit, mais je ne veux pas qu’elle puisse me nuire avec quelqu’un de ceux que je nomme ici. Je ne prétends pas faire des semonces à Filippo Strozzi, quoique, si les semonces avaient le pouvoir de corriger, vous ne vous offenseriez pas d’être morigéné, mais j’ai ouï parler de l’envoi de je ne sais quels cartels qui m’ont fâché, en songeant qu’un homme comme vous, âgé de quarante-trois ans, irait se battre pour une femme. Et quoique j’estime que vous réussiriez aussi bien aux armes qu’aux lettres ou à toute autre chose à laquelle vous vous appliquez, cela me peinerait de vous voir vous exposer à un danger pour une cause aussi futile, et je vous rappelle que d’hommes tels que vous on en voit peu par siècle, et ceci n’est point flatterie… »

Cette semonce n’était pas inutile. L’homme à qui elle s’adressait ne manquait pas de génie, mais de prudence, et regardait trop les yeux des femmes pour lire, aussi distinctement qu’il l’eût fallu, dans les yeux des hommes. Doué comme nul autre, beau, svelte, aimable, adroit à tous les sports, poète, musicien surtout, homme d’affaires incomparable et banquier accompli, Filippo Strozzi paraissait uniquement un homme de lettres aux littérateurs, un homme d’affaires aux gens d’affaires et jamais les joyeux compagnons qui couraient, avec lui, les bals masqués ne pouvaient s’imaginer qu’il pensât à autre chose qu’à ses plaisirs. Ces natures trop riches ont toujours une dette secrète envers la Destinée, — par où leur vient leur ruine. Filippo Strozzi, trop sûr de sa supériorité, traitait les causes politiques en fantaisiste, comme ses amours : il ne s’attachait fermement à aucune et jouait, à tout propos, la difficulté.

Six ans après la lettre que nous venons de lire, le duc Alessandro étant mort assassiné, les sénateurs mirent sur le trône de Florence un jeune garçon de dix-sept ans, pauvre, timide, inexpérimenté, sans doute pour voir le visage qu’il y ferait paraître. La scène est représentée, en bronze, comme en une page de journal illustré, par Jean Bologne, sur le piédestal de Cosme Ier, au beau milieu de la Place de la Seigneurie, et tout le monde la connaîtrait si l’on n’était pas détourné de ce monument par les incommodités d’une station de fiacres. Mais ce jeune garçon tenant un bout du pouvoir, le tira à lui tout entier. Le visage qui parut sous son masque timide était d’un tyran. Il fallut le combattre… Malgré ce que lui avait dit Vettori, Filippo Strozzi n’était pas aussi propre « aux armes » qu’à « toute autre chose. » Il joua les destinées de sa patrie sur un seul coup de dés, à Montemurlo, près de Prato, sans même attendre d’avoir tout le jeu en mains. Battu, pris, et avec lui toute la noblesse florentine massée autour de lui, il fut ramené à Florence, et les exécutions commencèrent. Le Bargello retentit longtemps des cris des malheureux mis à la torture et des coups du bourreau qui les décapitait. Aucun des prisonniers de Montemurlo n’en sortit vivant. Cette cour fameuse où l’on voit aujourd’hui de jeunes ruskiniennes paisiblement occupées à couvrir leur bloc à aquarelles de moite colours et à se suggérer des « impressions, » fut peuplée de malheureux qui eussent bien souhaité devenir insensibles pour s’épargner les impressions atroces qui les assaillaient. Et la Justice qui surmonte la colonne de la place Santa Trinita, élevée en mémoire de la bataille de Montemurlo, symbolise la plus effroyable tuerie de toute la Renaissance.

Filippo Strozzi pouvait espérer un autre sort. On l’avait enfermé dans le fort Saint-Jean-Baptiste, maintenant fortezza del Basso, qui domine Florence, construit peu d’années auparavant, avec ses propres deniers, — d’où l’on voit que son vainqueur ne manquait pas d’un certain sens de l’ironie. Mais le jeune souverain avait été son obligé, du temps où il vivait pauvre et solitaire, au Trebbio, avec sa mère Maria Salviati. Parmi les lettres que Tullia d’Aragon avait pu lire par-dessus l’épaule de Strozzi, il s’en trouvait une de Maria Salviati, lui disant : « Mon fils (Cosimo) et moi nous sommes à ce point appauvris et accablés non seulement par nos dettes privées, mais par celles dues au gouvernement, que notre situation est désespérée, à moins que quelqu’un nous aide jusqu’à ce que nous trouvions le temps de reprendre haleine. Donc, nous supplions votre générosité, si nos autres créanciers nous accablent, que vous ayez d’autant plus pitié de nous… J’implore et je supplie Votre Excellence et, de tout mon cœur, je vous demande de ne pas nous refuser cette faveur. Cosimo et moi nous nous recommandons à votre magnificence. — Votre cousine et sœur — MARIA SALVIATI DE’ MEDICI. » — Le dilettante crut-il qu’après sept ans, le service rendu pèserait encore de quelque poids ? Ou bien, vit-il enfin clair, et comprit-il quel visage sinistre cachait le masque de l’orphelin timide ? Toujours est-il que, le matin du 18 décembre 1538, il fut trouvé mort dans sa prison.

La fin tragique de ce galant homme nous touche plus, après trois siècles et demi écoulés, qu’elle ne touchait, seulement huit ans plus tard, la belle Tullia, lorsqu’elle vint dans les États du duc Cosme. Ce qui préoccupait cette pseudo-femme de lettres, c’était de trouver un protecteur qui la défendît de sa gloire. En arrivant à Florence, elle demanda ce qu’il y avait de mieux comme intellectuel. On lui dit que c’était Benedetto Varchi. Elle décida donc qu’il serait son amant. Elle ne l’avait, d’ailleurs, jamais vu et ne devait pas, de longtemps, savoir comme il était fait. Il vivait rembuché dans sa villa de Careggi, à la suite d’imaginations fâcheuses et peut-être imméritées qu’on s’était faites de ses manières d’aimer. Cela lui avait valu des démêlés avec les Huit de la Balia, quelques jours de Bargello, une forte caution et la charge d’écrire l’apologie des Médicis depuis 1527 jusqu’à 1546, ce qui serait considéré aujourd’hui par un historien sincère comme une sorte de hard labour. Tout cela n’empêchait pas Varchi d’être fort admiré de l’Italie entière, où ses accusateurs n’avaient rencontré que réprobation, et d’être prophète dans son pays même où les Florentins s’attroupaient pour le voir passer. Tullia s’inquiéta peu de savoir comment Varchi se tirerait du récit de l’assassinat de Filippo Strozzi, son ancien amant, par le duc Cosme, son souverain actuel. Les dieux avaient donné à cette femme le don précieux de l’oubli, par qui l’on est infidèle sans remords. Elle ne pensait plus qu’à une chose : la conquête par la plus belle femme du poète le plus illustre. Elle l’aborda par la littérature. Elle l’appelait : « Mon cher maître, patron mio caro, » lui demandait des conseils, lui envoyait des sonnets à corriger, s’accusait et s’excusait de l’importuner peut-être, décidait qu’elle était Phyllis et qu’il était Damon, le suppliait qu’il revînt à Florence. Tant qu’il la lut, il résista ; il succomba quand il la vit. « La conversation commencée en vers continua en prose, » dit fort bien M. Guido Biagi. Et il devint si parfaitement sa chose qu’il se mit à lui refaire ses sonnets, y compris ceux qu’elle destinait, sans aucun doute, à d’autres amans. Par lui, elle retrouva, à Florence, un peu de cette cour littéraire qu’elle avait rassemblée autour d’elle à Rome et à Ferrare. Ses ennemis l’appelèrent la « courtisane des académiciens » et ceux qui n’étaient pas tout à fait ses amis voyaient en elle l’académicienne des courtisanes. Mais la constance qu’elle mettait à maintenir sur ses traits le masque de la femme de lettres nous fait douter encore que ce fût un masque. Un de ses sonnets au moins, celui du Rossignol, qui se trouve dans toutes les anthologies, vaut qu’on le lise ; et cette femme, qui n’avait point assez de talent pour marquer sa place parmi les poètes, avait peut-être assez le goût du talent pour que sa carrière de courtisane ne fût qu’un moyen d’arriver jusqu’à eux.

Devant une figure originale comme est celle de Tullia, le mystère subsiste, tant qu’on n’a pas trouvé le nom exact qui lui convient : le mot qui donne la clef du caractère ou le filet de la définition qui en rassemble les élémens épars. Et on n’a pas trouvé ce mot, »peut-être parce qu’à son époque il n’existait pas. Quand une individualité surgit, tout à fait originale pour son temps, elle ne peut être définie que par son « nom propre : » c’est seulement lorsque le caractère de cette individualité lui devient commun avec beaucoup d’autres qu’elle peut être définie par un « nom commun. » Tullia d’Aragon était une « intellectuelle, » ayant le goût des idées ou au moins des hommes qui en avaient, dans un temps où, sauf les princesses qui tenaient une cour, nulle femme ne pouvait le satisfaire. Qu’elle fût avec cela une courtisane, ce n’est pas douteux, mais cela tenait au hasard de sa naissance, à la rigueur des temps et au respect des traditions maternelles. Elle vivait à une époque où une femme pauvre, sans famille, ne pouvait entrer dans l’Olympe de l’esprit que par sa beauté.

Ces nuances n’inquiétèrent pas les Huit de la Balia. D’après une loi promulguée par le duc Cosme, les courtisanes même les plus huppées devaient porter une couleur qui les désignât clairement, du plus loin qu’on les voyait. Cette couleur était du jaune sur la tête : une serviette ou un mouchoir, ou un voile quelconque qui eût une bordure d’or ou de toute autre matière de couleur jaune, large au moins d’un doigt et placée de telle sorte qu’elle fût très visible. Et elles ne devaient pas porter de vêtemens de soie, quels qu’ils fussent. Un beau jour, les Huit s’avisèrent que Tullia d’Aragon portait de la soie qu’elle n’avait pas le droit de porter, et qu’elle ne portait pas ce voile jaune auquel elle avait tous les droits. Ils l’en avertirent. La poétesse se retrouva stupéfaite, indignée, désespérée. Elle cria à la méprise, comme la chauve-souris de la fable : « Je suis poète, voyez mes ailes !… » Elle rassembla, pour se défendre, les sonnets fameux, signés d’elle, appela Varchi à son secours. La femme qui régnait alors sur Florence aux côtés du duc Cosme, la duchesse Eléonore de Tolède, aimait les lettres et de ses grandes mains blanches apaisait les colères de son mari. Tullia se tourna vers elle, lui envoya ses sonnets, se fit appuyer par les admirateurs de son talent. La duchesse vit derrière cette tête charmante le fond de verts lauriers peint par le Moretto ; elle parla en sa faveur au duc et, sur la pétition même, le duc Cosme écrivit : Fasseli gratia fer poetessa… Une fois encore, le masque de la poétesse avait dissimulé le visage de la courtisane.

Il ne se montra peut-être qu’à la mort. Revenue à Rome, ayant perdu sa mère et sa jeune sœur, seule, ruinée, vieillie, agonisante dans une misérable maison du Transtévère, la déesse païenne redevint une pauvre femme chrétienne, comme toutes ces gens de la Renaissance affublées de noms antiques par les poètes et de diploïs ou de calyptres par les peintres. Elle reçut les derniers sacremens avec infiniment de piété. Elle fit des legs minutieux et dévots, entre autres le legs imposé par Clément VII aux courtisanes en faveur des nonnes converties. Elle recommanda qu’il n’y eût à ses funérailles personne d’autre que les frères de Saint-Augustin et la Compagnie du Crucifié, à laquelle elle déclara appartenir, et que cela se fît la nuit, avec la plus grande simplicité. C’était en 1556, en plein Paganisme. Déjà, de la belle Simonetta, un siècle avant, on avait pu dire : « Au moment de mourir, la nymphe se retourna tranquille et confiante vers Dieu. » Pareillement, quand on lit la sténographie des dernières paroles d’un condamné à mort, un certain Boscoli qui avait joué les Brutus, en 1513, sous les Médicis, on voit qu’il n’a plus qu’une pensée : se rapprocher du Christ et maudire les maximes et les exemples du héros païen « qui ne pouvaient être bons puisqu’il n’avait pas la vraie foi. »

Telles étaient ces gens du XVe et du XVIe siècle. Au toucher de la mort, tous leurs déguisemens tombaient, laissaient voir leur âme, et cette âme était chrétienne. Les bonnes sœurs qui, selon l’hypothèse de M. Guido Biagi, écrivirent, sur le marbre où s’appuie Tullia, le nom qui la mêle à la passion de saint Jean-Baptiste, éveillent sur elle des idées plus justes que les poètes qui l’appelaient Tyrrhenia ou Thalie. Jouer un rôle dans un mystère chrétien, fût-ce le rôle du traître, c’est encore approcher des saints, se couvrir d’un pan de leur majesté, travailler au triomphe de la foi. Tout le monde ne peut pas être saint Jean-Baptiste : c’est déjà bien beau d’être Salomé. Une fois la représentation finie, diables, traîtres, larrons, bourreaux, courtisanes, rentrent dans leur vraie peau, qui est celle de chrétiens crédules et craintifs ; il suffit qu’ils échappent aux indignations des spectateurs, à la sortie du spectacle, — et tout le monde s’en va au Paradis.


V. — AUX UFFIZI. — ÉLÉONORR DE TOLÈDE[3]


Cette Eléonore de Tolède qu’implorait Tullia d’Aragon, au péril du voile jaune, quelle sorte de femme était-ce ? Quand on visite la salle dite du Baroccio, aux Uffizi, on trouve son portrait par le Bronzino, en pied, avec son fils Ferdinando âgé de cinq ans. Sur un fond bleu, d’un bleu glacial, du bleu d’Ingres ou de Sassoferrato, elle est assise haute et droite, dans le lourd brocart d’une robe blanche balafrée d’arabesques noires. Elle nous regarde de face, avec tristesse. Sa main droite descend derrière la tête du petit garçon noyé dans les plis de sa toilette. Sa main gauche s’allonge sur son genou à la poursuite d’un gros gland de perles. Elle a la tête petite des femmes très grandes et très larges d’épaules, les yeux un peu écartés, la bouche charnue, le nez droit, un visage long, doux, de biche, — les mains infiniment longues et blanches. Ses cheveux, tirés en arrière, séparés au milieu du front, sont sagement emprisonnés dans une résille ponctuée de perles. Partout des perles. Ses épaules sont couvertes d’un filet de galons avec une perle à la croisée de chaque maille. Des perles font plusieurs fois le tour de son cou. Des perles s’égouttent, une à une, au bout de ses oreilles, jusqu’au bout de ses doigts. Elle semble avoir passé sous une pluie de perles. Le reste de sa toilette : des arabesques d’un noir de deuil sur un fond blanc, d’un blanc de deuil et, çà et là, un or funéraire, — une splendeur de catafalque. On dirait un vêtement mortuaire et cela servit bien de vêtement mortuaire, en effet. En 1857, le gouvernement a fait ouvrir, pour les identifier, tous les tombeaux des Médicis. Quand on est arrivé au sarcophage contenant les restes d’Eléonore de Tolède, duchesse de Florence, épouse de Cosme Ier, et grand’mère de Marie de Médicis, on a cru voir ce tableau couché dans le cercueil… Tout y était, de cette toilette, sauf les bijoux que les détrousseurs de cadavres avaient déjà remis dans la circulation. Ils brillent peut-être aujourd’hui aux feux électriques de quelque palace, sur une femme du Nouveau Monde, occupée à déplorer de n’avoir pas vécu dans le « bon vieux temps… »

C’est un des rares portraits officiels qu’on devine tout à fait ressemblans : tous les traits sont beaux et réguliers, aucun n’est banal. Le teint mat de la belle Espagnole, ses grands yeux doux et infiniment tristes, sa figure longue, son attitude lassée, tout cela désigne une victime parée pour le sacrifice. Cette impression peut nous tromper, mais nous trompe-t-elle ?

Nous sommes en 1553. La femme que voici a quitté toute jeune le beau ciel de Naples, où son père le duc d’Albe est vice-roi, pour venir s’enfermer dans ce sombre Palais Vieux, où elle est demeurée dix ans. Son mari est fils d’un héros et d’une sainte : c’est un monstre. Il est le fils de Jean des Bandes Noires, le Bonaparte du XVIe siècle, et de Maria Salviati, admirable épouse qui recruta des armées à son mari, pansa ses blessures, sauva les débris de sa fortune, finit dans la retraite et les bonnes œuvres. En lui, la bravoure du père est devenue cruauté et la douceur de la mère dissimulation. A dix-sept ans, il est déjà impénétrable. Son masque lui est si bien collé à la peau que nul Florentin, ni sa propre mère, ne peut démêler les traits sinistres de son visage, et lorsque, dans un moment de désarroi, on fait venir à Florence ce jouvenceau timide, pauvre, orphelin, sans appui, parce qu’il porte un nom fameux et qu’on ne craint pas de se donner un maître, nul n’imagine qu’on se donne un tyran et une lignée de tyrans qui durera deux cents ans.

Nous autres, nous ne nous y trompons guère, et nous ne comprenons point l’aveuglement des Florentins de 4537. Le plus ignorant et le moins psychologue des touristes qui trottent du Bargello au Palais Vieux et des Uffizi au Pitti, ne peut regarder sans répulsion ce masque brutal et secret que le Bronzino, Benvenuto Cellini et le Pontormo ont attaché à tous les murs : ce front ras, ces yeux où les prunelles, quittant le bord inférieur des paupières, errent inquiétantes, sur le globe laiteux, ces lèvres cadenassées, cette mâchoire de prognathe, cette peau tendue sur les muscles comme un écran, sans un de ces plis que laissent sur le visage les sentimens qui l’ont agité, ce cou de taureau, cette barbe épaisse drapant les joues : c’est une tête à mettre sur les épaules de Barbe-Bleue ou du bourreau. Voilà l’homme avec qui Eléonore de Tolède a passé vingt-trois ans de sa vie, qu’elle a aimé, semble-t-il, et dont rien ne l’a distraite que deux choses : ses enfans et ses perles.

Ses enfans, nous n’en voyons qu’un, dans ce portrait, auprès d’elle : c’est Ferdinando, celui-là même qui se tient à cheval, devenu gros et grand, en bronze, au milieu du carré de portiques qu’on appelle la place Santa Annunziata. Cet enfant n’est pas le seul ; elle en a sept autres. Regardons-les comme elle les regarde, tous les huit, dans les chambres sombres du Palais Vieux, tandis que le duc Cosme, aidé de Benvenuto Cellini, est occupé à gratter, avec des ciseaux d’orfèvre, quelque statuette antique nouvellement déterrée à Arezzo. L’aînée est âgée déjà de quatorze ans, le dernier encore au berceau. Les trois garçons se pendent à la cape de l’orfèvre et l’agacent de mille manières. Le soleil, qui se couche derrière les Cascine, envoie ses rayons juste droit dans les fenêtres du palais sur la place de la Seigneurie. On entend monter, de la loggia dei Lanzi, les rumeurs grossières du corps de garde. La mère rêve, les enfans jouent : A quoi ? Les enfans inventent parfois des jeux étranges : s’étrangler, faire le mort, parodier des scènes d’assassinat… Que présagent ces gestes ? Que deviendront-ils quand ils auront quitté leur aire, pris leur vol « hors du charnier natal ? »

Maria, l’aînée, est une enfant prodige, qui sait le grec, le latin. On a, déjà, fait faire son portrait quand elle était une enfant, parle Bronzino. Nous voyons sa petite personne sérieuse et intelligente aux Uffizi, bien installée dans son fauteuil, comme une petite dame, avec cette gravité précoce de ce qui dure peu. On songe à en faire une duchesse d’Esté. Elle ne le sera pas, elle mourra dans trois ans, à Pise, emportée par les fièvres, et l’on dira un jour quelle a été empoisonnée par son père pour avoir aimé un page.

Lucrezia, elle, connaîtra un peu plus du monde avant de le quitter : elle ne mourra d’une pneumonie infectieuse qu’après les Splendeurs de son mariage avec le duc de Ferrare. Mais ce sera en exil, loin de ses parens, et à cet âge fatidique de dix-sept ans que sa sœur aînée n’aura pas dépassé. Et l’on dira qu’elle a été empoisonnée par son mari pour ne lui avoir point été fidèle.

Isabella, qui est la plus séduisante des filles d’Eléonore, épousera le prince Paolo Giordano Orsini, duc de Bracciano ; elle sera étranglée par son mari, un soir, dans une villa isolée près d’Empoli, au moyen d’une corde tombant d’un trou ingénieusement pratiqué dans le plafond. Et l’on dira que c’est pour la punir de nombreuses infidélités.

Les garçons Giovanni et Garzia, pétulans bonshommes de onze et sept ans, nous sont connus. Giovanni, c’est le jeune cardinal, peint par le Bronzino, barrette en tête, fine moustache à la lèvre, qui est à la villa de Poggio a Gaiano ; Garzia, c’est le petit chasseur joufflu, armé d’un arc, qui est de l’autre côté de l’Arno, au bout du pont couvert, au Pitti. Ils mourront tous deux entre les bras de leur mère, à Pise, d’une fièvre pernicieuse prise en traversant, les Maremmes, et elle-même brisée par la fatigue, à leur chevet et atteinte par la contagion, succombera quelques jours après eux. On racontera ensuite que Giovanni a été tué par Garzia dans une dispute de chasseurs, et Garzia tué par son propre père pour venger Giovanni.

Les deux autres garçons, Francesco et Ferdinando, l’un âgé de treize ans, l’autre de cinq, régneront sur Florence, mais ce dernier grâce à la mort subite et mystérieuse de son aîné ; l’autre aura la joie d’épouser et de mettre sur le trône de Toscane la femme qu’il aimera, mais non sans qu’un assassinat l’ait rendue veuve, ni qu’un accident l’ait rendu veuf, le tout avec une opportunité singulière. Enfin, l’enfant qui dort dans ce berceau, Pietro, tuera sa femme… S’il est vrai que les événemens tragiques projettent leur ombre longtemps d’avance devant eux, quelles ombres devaient s’allonger, ces soirs-là, qui n’étaient pas toutes jetées par les cyprès, sur les terrasses des jardins Boboli !

L’infinie tristesse de notre portrait s’explique. Femme d’un assassin avéré, mère d’un fils assassin et d’une fille assassinée, — le fils meurtrier de sa femme, la fille étranglée par son mari, — et de quatre autres enfans morts prématurément sous ses yeux, de deux souverains enfin, chacun très suspect d’assassinat, Eléonore de Tolède porte, dans son regard, la douleur de ces choses qu’elle ne sait pas, qu’elle ne peut pas prévoir, mais qu’elle reflète, déjà, comme le miroir qui nous annonce ce qui vient derrière nous sur la route, ce qui approche, ce qui nous menace, et qui, lui, ne sait rien.

Restent les perles. C’était le bijou le plus ordinaire des femmes de cette époque et les portraits d’apparat en contiennent toujours ; mais le préjugé, qui veut que ce soit un signe de larmes, est singulièrement enhardi quand on les voit abonder dans certains portraits, tels que celui d’Henriette d’Angleterre ou d’Eléonore de Tolède. Il y a, dans ce rocher qu’on nomme le Palais Vieux, au premier étage, près de la salle dite des Cinq Cents, une sorte d’alvéole creusé par le duc Cosme pour y cacher ses trésors : on l’appelle le Tesoretto. C’est un cachot voûté, noir, parcimonieusement éclairé par une seule lucarne sur l’étroite via Ninna, mais décoré et paré comme une bonbonnière. Un cabinet noir le précède, secret lui aussi, voûté, de la forme d’un coffret. Vasari a peuplé ce cabinet des plus riantes figures. Quand on fait jouer l’électricité, on voit paraître, aux deux extrémités, dans deux lunettes qui se font face, Cosme et Eléonore, les deux fantômes du Palais Vieux.

Elle, Éléonore, apparaît dans des tons de vieux cuir de Cordouan, captive d’un treillis d’or ponctué de perles, comme une résille jetée sur son manteau doré, qui s’ouvre sur un corsage rouge framboise, les mains languissantes, aux doigts fuselés, blancs, toujours à la poursuite de quelque perle… Elle est couverte de ces bijoux qu’elle a pris dans le cabinet à côté : deux pent-à-col, des pierres lourdes, massives, et des perles, toujours des perles qui tombent, goutte à goutte, sur les épaules, les bras, les mains, une pluie qui deviendrait une chaîne… On reconnaît, ici, sa passion pour ces grosses perles qu’elle aimait pardessus tout, et qu’elle forçait son mari à lui acheter des prix fous, tandis que le Palais Vieux retentissait des sarcasmes de Benvenuto Cellini, qui les appelait des « os de poisson ! » Les signes du zodiaque tournent autour d’elle et partout, sur les murs, des amoretti jouent. En face d’elle, dans la lunette opposée, le duc Cosme se tient implacable, secret, couvert de fer. Son mari, ses enfans, ses bijoux : tout ce qui occupait son âme semble ramassé ici, sous la voûte basse de ce Tesoretto

Etait-ce là tout, pourtant ? Cet horizon radieux de Naples qu’elle avait quitté si jeune, ne l’a-t-elle jamais regretté ? Ces crimes que son mari venait de commettre quand elle vint ici, ne les a-t-elle jamais connus ? Ces passions qui devaient faire à ses enfans des destinées tragiques, ne les a-t-elle jamais pressenties ? Nous ne le savons pas. Tout, dans ses paroles et dans sa conduite, nous montre une âme acclimatée à l’horrible atmosphère où elle est venue vivre. Elle y respirait normalement Son grand souci était de garder ses filles de tout péché, de les tenir fermées dans le palais, comme des nonnes en un cloître, visibles seulement pour les dames de la Cour et pour leur vieux catéchiste. Son soin constant était d’aider son mari, de ses deniers, de son influence à la Cour d’Espagne, de ses conseils. Le duc Cosme l’aimait. Il lui vouait ce peu de bon qui subsiste toujours dans les pires âmes, comme pour témoigner qu’après tout, ces âmes ne sont qu’humaines. C’était un bon mari comme c’était un bon père, magnifique en ses cadeaux, adroit en ses paroles, ingénieux en ses divertissemens. Il y a toute une vie du duc Cosme, faite de scandales et d’intrigues avec la Leonora degli Albizzi, avec la Camilla Martelli. Mais cette vie ne commence qu’après la mort de la duchesse. Elle ne le connut que fidèle.

De son côté, elle accepta tout de lui avec la meilleure grâce du monde. Quand elle arriva, jeune mariée, au palais Médicis, elle trouva une petite fille, vive et intelligente, nommée Bia, qui courait dans tous les coins du palais. « C’est ma fille, » lui dit son mari. Elle l’adopta et l’éleva comme si ç’avait été son propre enfant. Elle adopta aussi les goûts de son mari. Le duc Cosme était un antiquaire, un savant, curieux de tous les procédés d’art ; il se cachait à la fenêtre pratiquée au-dessus de la porte du Palais Vieux, pour entendre ce que la foule disait des statues nouvellement exposées. Pareillement, la duchesse se passionna pour les belles choses de plastique, prit parti pour Cellini contre Bandinelli, et lorsqu’un artiste avait produit une œuvre de son goût, elle défendait qu’on la mît hors du palais et de sa vue. Ainsi, s’il faut en croire les mémoires et l’histoire écrite, elle semble avoir joui de la vie.

Mais tout, dans ses deux portraits et dans ses gestes, nous montre une vie sans joie et l’indifférence de la voir s’échapper d’elle. Elle se sait malade, un poumon engorgé, crachant le sang, suffoquant : elle refuse obstinément tous les soins. On a retrouvé la lettre où le duc Cosme raconte sa mort. Le malheur est arrivé au cours d’un voyage qu’il faisait avec sa femme et ses fils, dans les Maremmes pestilentielles, pour visiter de nouvelles forteresses. Il faut la lire devant ce portrait : jamais traits de caractère ne se sont mieux superposés à des traits de visage. Il écrit à son fils aîné Francesco, alors en Espagne. Il vient de lui raconter la mort soudaine de ses deux frères, Don Giovanni et Don Garzia pris par les fièvres. Et il ajoute : « Mais comment pourrai-je finir cette lettre, ayant encore à narrer des choses plus douloureuses d’une part et plus joyeuses d’autre part ! Je dis joyeuses pour celui qui, détaché des choses mondaines, regarde seulement le ciel et non la terre, ses misères et ses vanités. Avec l’aide de Dieu, il faut que je continue. La duchesse, à cause de la nouvelle inattendue de la maladie du cardinal (son fils), s’affligea beaucoup et fut souffrante en ces quelques jours ; et venue à Pise, l’ayant bien consolée, sa fièvre quotidienne commença à la tourmenter davantage et elle commença à perdre l’appétit : pourtant elle se maintenait. À ce moment apparut la nouvelle maladie à don Gartia (son autre fils) et sa fièvre augmenta et elle perdit de plus en plus l’appétit et ne voulut pas se laisser soigner par les médecins, comme tu sais qu’elle avait cette habitude. Il s’ajouta l’aggravation de don Gartia et puis la mort ; malgré que nous la lui cachions, elle était si anxieuse et ne pouvait dormir de sorte que tous les jours elle s’aggravait ; d’elle-même elle se désespérait et s’affligeait tant, qu’elle faisait pis que si elle avait su la mort. Mais malgré que nous ne la lui disions pas, elle avait tant d’intelligence quelle s’aperçut certainement qu’il était mort ; alors il nous parut mieux de lui dire qu’il était assez mal et de l’entretenir avec cela que de lui nier tout. Ainsi, à la fin, d’elle-même, elle commença à se calmer, à l’extérieur, et dire qu’elle acceptait, comme bienfait, la mort de don Gartia, et malgré que nous la lui niions, elle ne voulut jamais accepter autre chose. Cela continua trois jours, puis une mauvaise fièvre survint, laquelle, en deux termes, cessa, et il lui resta ses fièvres avec grande inappétence. Mais sur mes instances, elle se nourrissait beaucoup plus qu’elle ne l’avait fait dernièrement et elle en avait besoin parce que, pendant la mort du cardinal, elle resta trois jours où presque elle ne mangea, ni ne dormit. Et toujours, depuis l’été passé, elle eut cette toux qui, tu sais, lui était habituelle et maintenant d’autant plus. C’est pourquoi ce catarrhe augmenta tellement qu’il commença à l’empêcher de bien respirer et la fièvre pourtant diminuait ; ne pouvant durer encore beaucoup de jours, avec un sentiment et un courage extraordinaires, parlant toujours, elle se confessa trois jours avant et communia ; elle demanda, un jour avant, l’extrême-onction et fit d’abord, en ma présence, un très honorable testament, pensant ainsi d’abord à l’âme et puis à ses serviteurs ; on peut dire que presque dans mes bras elle rendit son âme à Dieu ; étant restée deux jours avec son entière connaissance, attendant la mort, presque toujours avec le crucifix à la main, et étant assise sur le lit, parlant simplement de la mort comme si c’était une affaire quelconque, et jusqu’à la dernière heure elle parla et reconnut tout le monde comme si elle avait été en santé[4]… »

En quittant les Uffizi, faisons quelques pas et entrons au Palais Vieux qui y touche. Tout le monde le connaît, ce rocher noir surmonté d’une aigrette, il domine tout Florence. C’est un bloc à surplomb crénelé, troué çà et là de trous qui sont des fenêtres, avec un donjon ajouré planté au front comme un plumet au front d’un casque et qui s’évase par le haut, dans le ciel. Cela a l’air d’une prison et cela servit souvent de prison, en effet ; on montre encore, dans la tour, la cellule où furent enfermés Cosme, le Père de la Patrie, avant ses grandeurs, et Savonarole après sa chute : prison dans une forteresse, imprenable, abrupte, à pic. Cela sent le bourreau, et, à la vérité, plus d’une exécution a eu lieu derrière ces murs, sans compter les meurtres qui, à toutes les révolutions, les ont ensanglantés. Il n’y a guère de fenêtre qui n’ait servi de potence, guère de pavé qui n’ait été rouge de sang. C’est là que le duc Cosme amena sa jeune femme, un an environ après son mariage et qu’il l’a tenue enfermée jusqu’à l’époque où il est allé habiter le palais Pitti, c’est-à-dire neuf ans, de la fin de 1541 au mois de mai 1550, et où ils revinrent encore, maintes fois, passer de longues heures, même après l’acquisition du palais Pitti.

Ce n’était point sa demeure familiale. Sa demeure était le palais Médicis, aujourd’hui palais Riccardi, situé via Larga, aujourd’hui via Cavour. Mais Cosme ne s’y sentait pas le maître de Florence. Si imposante qu’elle fût, c’était la maison d’un particulier. Le palais de la Seigneurie, ou Palais Vieux, était la maison du gouvernement, la maison commune, comme il l’est redevenu aujourd’hui. Il joue, dans l’histoire des révolutions de Florence, le rôle de l’Hôtel de Ville dans nos révolutions. Qui tenait le palais de la Seigneurie, tenait Florence. Cosme s’y rembucha donc tant qu’il ne crut pas son pouvoir indestructible. Il y annexa, pour sa commodité, les deux palais du Capitaine et de l’Exécuteur de justice, qui y faisaient suite. Il expulsa les lions qui, depuis des siècles, rugissaient dans une maison et une cour du côté où passe la rue encore appelée via Leoni. Il remplit la loggia dei Seignori de ses mercenaires allemands, qui avaient leur caserne toute proche, d’où le nom qu’elle a gardé depuis de Loggia dei Lanzighinetti ou dei Lanzi. Enfin, il aménagea, tant bien que mal, pour son usage et celui de sa famille, les chambres occupées précédemment par les Priori et le gonfalonier.

C’est au second étage, à l’angle marqué aujourd’hui par le groupe en marbre de Cacus, que fut installée Eléonore de Tolède, dans quatre chambres qu’on voit encore, mais beaucoup plus ornées qu’elle ne les a connues : une sorte de salle à manger avec deux fenêtres sur le midi, du côté où sont maintenant les Uffizi et deux fenêtres sur la cour intérieure, puis un cabinet de travail formant angle, avec une fenêtre au midi sur les Uffizi, et une fenêtre au couchant sur la place, devant la loggia dei Lanzi, enfin une chambre à coucher, avec une fenêtre sur la place. Toutes ces pièces se commandent comme il était d’usage alors. Cet étroit réduit fait plus songer à un cachot qu’à un appartement princier. Il n’est un peu éclairé que quelques heures par jour, quand le soleil baisse. Encore faut-il grimper plusieurs marches pour se mettre à la fenêtre et voir quelque chose du dehors.

En se retournant, il est vrai qu’on a vue sur la cour intérieure, mais c’était une triste chose à regarder que ce large puits d’air, où l’on ne voyait alors ni les peintures, ni la vasque et le délicieux enfant au dauphin de Verrocchio, ni les manchons de stuc qui habillent les colonnes de leurs délicates arabesques. C’était un trou nu et noir. Voilà les cellules où Eléonore de Tolède a vécu ses années de jeunesse et où il faut chercher la trace de ses pas. On imagine sans peine sa haute silhouette blanche du portrait des Uffizi errant sur ce fond noir, dans ce palais rempli de sanglans souvenirs, sinistre à ce point que, pendant plusieurs siècles, jamais on n’avait eu l’idée d’y loger une seule femme.

Dans les longues journées de solitude où les seules distractions étaient d’écouter les facéties du nain, ou de grimper à la fenêtre et de guetter les jeux brutaux des lansquenets établis sous la loggia, la pieuse duchesse dut souvent, bien souvent, regarder les trois bas-reliefs placés en face d’elle, presque à son niveau, sur le front de la loggia, les statues de Jacopo di Piero. C’est la Foi avec son calice, l’Espérance avec un geste vers le ciel, la Charité avec sa flamme de pierre dans sa main et, sur ses genoux, un enfant qu’elle allaite. Patinées par le temps, toutes grises aujourd’hui, ces trois figures, vieillies dans le ciel, en compagnie des oiseaux et des cloches, étaient blanches alors comme la blanche Espagnole elle-même. Et quand Eléonore de Tolède quittait sa fenêtre, il devait sembler aux gens du triste donjon qu’ils voyaient passer une sœur des trois statues de marbre : la statue vivante de la Résignation…


VI. — AU PALAIS PITTI. — BIANCA CAPPELLO[5]

Il y a, au palais Pitti, dans la salle de Prométhée, un portrait de femme peint par le Bronzino, qui passe en insignifiance tout ce qu’on peut voir de moins significatif et, par-là, touche à cette sorte de beauté qu’a, jusque dans le néant, l’absolu. C’est celui d’une personne jolie et nulle, sans doute considérable, à en juger par sa toilette de brocart, sa fraise ouverte, échancrée et plissée à lattughine, son voile brodé et bordé de tremoli, sa couronne et son collier de perles énormes, son pent-à-col massif, ses boucles d’oreilles en forme de crotales. Bien droite, bien immobile, la raie au milieu du front, plantée de trois quarts, elle regarde, de cet air neutre et absent que savent prendre les femmes, quand, sûres de leur beauté, elles font l’économie de leur âme. Or celle-ci est très belle, un des masques les plus réguliers et les plus imperméables que Dieu ait jamais posé sur âme mouvante. Et ce qui se passa derrière ce masque, après des centaines d’années écoulées et des centaines de livres ou de pamphlets écrits sur elle, nous ne le savons pas[6].

Ce que nous savons prête à toutes les hypothèses. Pendant l’hiver de 1563-1564, le prince Francesco de Médicis, le fils aîné de Cosme Ier et d’Éléonore de Tolède, trouvait dans le courrier de l’agent secret de Florence à Venise, un certain Cosimo Bartoli, une nouvelle très romanesque. Une jeune fille de grande famille, Bianca Cappello, âgée d’à peu près seize ans et de merveilleuse beauté, venait de s’enfuir, dans la nuit du 28 au 29 novembre, avec un petit commis de banque. Ils étaient allés du côté de la terre ferme, et on ne savait ce qu’ils étaient devenus. Le ravisseur était Florentin, et c’est pourquoi l’agent Bartoli en entretenait longuement son maître. La banque où travaillait ce jeune homme, un certain Pietro Bonaventuri, se trouvait non loin du palais où vivait la belle patricienne, à Santo Apollinare, al ponte storto. Les deux jeunes gens s’étaient vus, avaient trouvé le moyen de correspondre, de se rencontrer, s’étaient fiancés secrètement et, craignant de se voir découverts, avaient soudoyé des gondoliers pour fuir. Le scandale était grand. La famille de la jeune fille, les Cappelli alliés aux Morosini et aux Grimani, était des plus considérables, et la famille du ravisseur était fort peu de chose. On découvrit les gondoliers qui avaient aidé à la fuite : ils furent arrêtés avec leurs femmes, mis à la torture et en moururent promptement. L’oncle Bonaventuri, lui-même, fut torturé et mourut aux fers pour n’avoir pas su garder son neveu. On lança la police aux trousses des fugitifs et on mit leur tête à prix, très solennellement, du haut du Rialto. Cola ne servait d’ailleurs à rien, et tout le monde se demandait où Pietro Bonaventuri avait bien pu aller avec sa proie.

Il était tout bonnement allé chez lui, à Florence, où son père, notaire et greffier du commerce, della Mercanzia, possédait une petite maison, place San Marco (la place de Savonarole), une étroite demeure à deux fenêtres de façade, qu’on voit encore, plus ou moins transformée, en face de l’église. C’est un tableau qu’on n’a pas fait et qui n’est pas seulement un sujet psychologique, mais un sujet pittoresque, quelque chose comme le Last of England de Madox Brown, que la fuite de ces deux proscrits, sur les eaux mortes, vers Fusina, enlacés et frissonnans, tandis que les premières lueurs du jour, se levant derrière leurs têtes, éclairent faiblement les rives plates et les maigres arbustes de la terra ferma où ils vont aborder. Nul n’eût pu dire alors, et les deux enfans moins que tout autre, que ce léger sillage, tracé par la gondole dans l’eau calme de la lagune, paraîtrait un jour le trait d’union entre deux grandes cités rivales et ennemies depuis plusieurs siècles. Ils ne songeaient vraisemblablement à rien, puisqu’ils s’aimaient. « Un bagage est nécessaire… » a dit le poète. Ils emportaient les malédictions de toute une ville, quelques bijoux du palais des Cappelli et l’idée qu’ils allaient vivre en plein ciel…

Ils vécurent chez le notaire et ils y vécurent mal. Leur premier soin fut de traverser la place San Marco pour aller faire bénir à l’église d’en face leurs fiançailles précipitées. Mais la régularité de leur union ne leur donnait pas la fortune. Les nouvelles de Venise étaient mauvaises. Bien loin de pardonner, le père de Bianca, l’illustre Bartolomeo Cappello, promettait une prime considérable à quiconque vengerait son honneur. Au bout de peu de temps, Bianca et son mari ne se crurent plus en sûreté. Des sbires, appointés par la Sérénissime République, rôdaient autour de la place San Marco à Florence, et on les croyait trop honnêtes gens pour toucher leurs appointemens sans chercher à les mériter par quelque beau travail. C’est du moins ce que Pietro Bonaventuri faisait croire à Bianca qu’il tenait enfermée comme en une geôle, et c’est aussi ce qu’il alla raconter au prince Francesco de Médicis, quand il fut implorer sa protection.

C’était donc la seconde fois que le jeune prince avait à s’occuper des amans de Venise. A la première nouvelle qu’il en avait eue, par la lettre de Bartoli, il avait tenté de sauver leur oncle Bonaventuri. Il l’avait tenté d’autant plus que ce Florentin, ostensiblement directeur d’une banque à Venise, la banque Salviati, était aussi agent secret du duc de Florence, autant dire « espion. » Mais le Sénat de Venise ne rendait pas facilement ses proies. Bonaventuri était mort dans sa geôle. Le prince avait donc échoué dans sa première démarche. Mais son imagination de vingt-trois ans s’était mise à travailler. Sa curiosité s’alimentait, jour par jour, de tout ce qu’on racontait de Bianca Cappello, car, dans ces temps lointains, Florence était une ville fort bavarde et friande de scandales. Il avait voulu voir l’héroïne de ce drame, cette tête charmante autour de laquelle toute Venise irritée mettait une flamboyante auréole. Il l’avait rencontrée chez une dame de la cour, fort complaisante, la marquise de Mondragone, et dès le premier regard, il lui avait été conquis. La belle-mère Bonaventuri, elle-même, favorisait les rencontres et toute une conspiration s’ourdissait autour de la jeune femme pour la jeter aux bras du jeune prince. On lui avait persuadé que, seul, il pouvait sauver son mari : elle le crut et le perdit.

Francesco s’intéressa donc à Bianca Cappello. Il s’y intéressa même trop, bien au-delà de ce qu’exigeait sa sécurité à elle et jusqu’aux dépens de sa sécurité à lui. Il traversait toute la ville, seul, la nuit, pour l’aller voir, et cela, malgré les conseils paternels du duc Cosme, qui n’avait point besoin de rien risquer de semblable, ayant pour sa part installé sa maîtresse, une certaine Camilla Martelli, dans sa propre villa ducale, auprès de lui. La passion du prince pour Bianca s’alimentait de sa présence et s’exaspérait encore plus de son absence. Quand il s’absentait, quand il allait chercher en Autriche une archiduchesse, laide, austère et dédaigneuse, pour en faire sa femme, il ne songeait qu’à Bianca Cappello et lui écrivait nombre de vers qui ne sont pas plus mauvais que les autres vers galans de cette époque. Enfin revenu dans ses États, marié à l’Autrichienne et installé, comme une sorte de régent, dans le Palais Vieux qu’on venait de rajeunir pour la jeune archiduchesse, il prit le mari, Pietro Bonaventuri, à la cour, en lui confiant la charge de la garde-robe, et donna au ménage un palais situé Via Maggio sur la rive gauche de l’Arno, palais qu’on voit encore et qui porte encore le nom de Bianca Cappello. C’est de cette époque, à peu près, que date le portrait du Bronzino, au palais Pitti. La figure est encore fine, plutôt triste et, si on la compare à celle peinte par le Titien lorsque Bianca n’avait que vingt ans, plus longue et presque pensive. Elle est au zénith de sa beauté qu’on devine souple et svelte encore et au point décisif de sa vie, romanesque en deçà, historique au-delà.

Mais serait-elle historique ? Pour qu’elle entrât dans l’histoire, il fallait que son mari en sortît. Il était un obstacle éventuel et, en aucun cas, une sauvegarde. Le prestige de cette femme mariée se réduisait à peu de chose, car la fidélité de l’un n’était pas assez grande pour compenser tout ce qui manquait à la fidélité de l’autre. Parvenu aux honneurs, l’ancien commis avait découvert à tous les yeux sa bassesse d’âme. Il est même un point qui n’a pas été touché par les historiens : c’est celui de savoir si, lorsqu’il ramena de Venise l’insouciante fille des Cappelli, — c’est-à-dire une beauté qui devait éblouir quiconque la verrait, — l’amour était bien le seul démon qui le poussât ou si ce n’était point quelque ambition inavouable. Par son oncle, l’agent secret du duc Cosme, il savait fort bien par quels chemins on parvenait au palais. Le train dont il mena les choses, le péril de sa femme dévoilé, l’intervention du jeune prince obtenue, l’aisance qu’il mit à ce qui aurait dû le désespérer, la gloire qu’il se fit de sa honte, la joyeuse vie qu’il mena dès ce moment, tout cela jette le jour le plus fâcheux sur cette aventurière figure. On eût été charmé d’apercevoir la silhouette d’un fou : on tombe sur un calculateur.

Nul ne fut donc très indigné, lorsqu’on apprit, un beau matin d’août, le 25 août 1572, que la veille dans la nuit, Pietro Bonaventuri, venant du palais Strozzi où il avait soupe et mené grande fête, et rentrant chez lui, de l’autre côté de l’Arno, juste comme il venait de débucher par le pont Santa Trinita, avait été assailli et tué par un parti de gens armés, en tête desquels son rival en conquêtes galantes, Roberto de Ricci. On ne s’attarda pas beaucoup à se demander si la femme du mort était pour quelque chose dans ce brusque dénouement d’une situation délicate. Il la gênait fort peu, semblait-il, car la pensée qu’elle voulût en épouser un autre ne traversait l’esprit de personne. L’assassinat était alors un assez ordinaire instrument de veuvage ; mais en ces temps de diagnostics incertains, de malaria permanente, de routes mal sûres et de vendettas compliquées, on ne savait jamais exactement dans quelle mesure la peste, le poison, les brigands ou les sbires collaboraient au dénouement des chaînes conjugales.

Il n’y a pas loin de ce coin de pont où Buonaventuri fut tué jusqu’au palais de Bianca Cappello, encore debout, dans la via Maggio, avec sa porte en forme d’amande et ses grandes fenêtres carrées quadrillées de fer, morne et endormi comme dans la nuit sinistre du 25 août 1572. Plus endormi peut-être. Elle dut entendre, par le calme de la nuit et les fenêtres ouvertes en été, des cris, des battemens de fer, car le misérable se défendit. Puis ce fut fini. Elle était veuve, débarrassée d’un homme qui la déshonorait pour la seconde fois. Et, au bout de cette ruelle ouverte en face de sa maison, comme une fente de rocher, il y avait le palais de son amant, et quelque part, dans les environs de Florence, son amant lui-même en villégiature, attendant le jour où il pourrait lui accorder tout ce qu’elle demanderait.

Ce qu’elle lui demanda, en se jetant à ses pieds, en de longs voiles de deuil, la face bouleversée par l’horreur de la nuit tragique, ce fut : Justice ! justice ! Elle jura qu’elle voulait découvrir et poursuivre les assassins de son mari, quels qu’ils fussent, et les punir. Elle avait sa fille avec elle, la petite Pellegrina, l’enfant bien nommée des deux fugitifs, et ne voulait plus vivre que pour elle, attestant le ciel qu’elle allait retourner dans son pays, — où, d’ailleurs, nul ne se souciait de la revoir. Ce fut un beau spectacle de vertu et d’amour conjugal. La cour y fut prise, du moins en partie, et en ce qu’elle avait de meilleur. La duchesse de Bracciano, la charmante fille d’Eléonore de Tolède, lui écrivait de son lit : « Je vous aime plus qu’une sœur… » Quant au grand-duc, ses sentimens n’avaient pas changé. On a un billet de lui, à peu près de cette époque, accompagnant une petite cire peinte qu’il lui envoyait. Le voici : « Bien-aimée Bianca. — De Pise, je vous envoie mon portrait que m’a fait notre maître Cellini ; en lui prenez mon cœur. — Don Francesco. »

Tout conspirait donc pour que la belle veuve devînt grande-duchesse de Toscane, — tout, sauf la grande-duchesse elle-même. Car il y en avait une, qu’on oubliait un peu, dans cette bagarre. Mais cette personne, encore que mal gracieuse, petite, hautaine et mal faite, étant la sœur de l’Empereur, tenait de la place et, dans le hourvari du XVIe siècle florentin, elle faisait paraître cette sorte de vertu austère dont on ne sait jamais si, n’étant pas faite de dépit, elle vient bien du ciel plutôt que de l’enfer. Elle s’obstina, six ans encore, non seulement à vivre, mais à donner nombre d’enfans à son mari, beaucoup de filles, un seul fils. Toutefois, le destin n’a pas une patience éternelle. Un jour, comme elle était encore en état de grossesse avancée, on la laissa choir sur les marches du palais, si heureusement pour les projets du grand-duc, qu’elle mourut incontinent. Son fils unique, le petit prince Filippo, mourut peu d’années après. Les érudits ont depuis lors démontré que ces accidens étaient très naturels, mais le peuple florentin, pour habitué qu’il y fût, n’en demeura pas moins fort ébahi que toutes les morts tragiques qui environnaient Bianca Cappello lui fussent toujours profitables. Il lui voua une haine cordiale et il l’appela « la Sorcière. »

En revanche, un autre peuple se prit d’amour pour elle. Le jour où il fut possible qu’elle devînt grande-duchesse de Toscane, Venise se souvint qu’elle était Vénitienne. Un décret suprême du Sénat la déclara « vraie et particulière fille de la République » en considération de ses « vertus distinguées. » Trois cent soixante cousins lui naquirent, du jour au lendemain, et se vêtirent de soie cramoisie en signe d’allégresse. On illumina les lagunes, on lui députa des ambassades magnifiques. On ratura sur les registres de l’Avvogaria tout ce qui avait trait à sa fuite et à sa condamnation. On ne rendit pas la vie à l’oncle Bonaventuri et aux gondoliers qu’on avait jadis torturés pou rieur apprendre à mieux surveiller les jeunes filles, mais son père étant encore là, on l’amena à Florence pour y voir couronner la fille qu’il avait jadis solennellement maudite et il en retira beaucoup d’honneur.

Il crut sa fille bien changée : l’était-elle si fort ? Cette femme, dont la carrière apparaît comme un prodige d’intrigue et d’ambitieuse industrie, ressemblait tout à fait à celle qui s’était sauvée de Venise avec un jouvenceau sans fortune et peut-être, en ce moment, ne songeait-elle guère plus au fastueux avenir ainsi retrouvé qu’elle n’avait jadis songé à l’avenir fastueux qu’elle abandonnait. Elle devenait une reine comme elle était devenue une paria : — par amour. Regardons tous les portraits qui ont été faits d’elle : nous n’y verrons jamais les attributs de la royauté. Ils figurent seulement sur une des médailles de Pastorino. Rien de solennel, si on la compare à tous ces portraits en pied de grands-ducs et de grandes-duchesses, qui s’échelonnent depuis les Uffizi jusqu’au palais Pitti et traversent l’Arno, en sombre file, comme une procession de spectres suspendus dans les airs. Cherchons dans les palais de Florence les traces de ses pas ; nous ne les trouverons guère, mais bien dans les modestes villas des Médicis, habitations fort simples alors qui entourent Florence comme Poggio a Caiano ; c’est qu’elle cachait son bonheur comme les ordinaires parvenues l’affichent. Personne ne joua moins à la souveraine. En possession de son mari, elle oublia tout le reste. Elle tenta, il est vrai, une substitution audacieuse, simula des grossesses et présenta, un jour, comme son fils, l’enfant d’une pauvre ouvrière de Florence. Mais ce fut pour la cour et la ville, et elle n’osa pas soutenir sa supercherie devant l’homme qu’elle aimait. Elle lui avoua tout et il n’en fut rien. Montaigne, qui était à Florence en 1580, et assista à leur dîner au palais Pilti, fut surpris de voir la grande-duchesse occuper la place d’honneur au-dessus de son mari. « Elle semble bien, dit-il, avoir la suffisance d’avoir enjôlé le prince et de le tenir à sa dévotion longtemps. » Montaigne avait vu juste ; les neuf années qu’ils passèrent, ensemble furent aussi fidèles que les quatorze années passées sur deux plans très différens de la vie sociale. La mort seule désormais pouvait les séparer…

Elle ne les sépara pas. La « sorcière » avait dit, maintes fois, qu’entre le dernier soupir de son mari et le sien, il ne s’écoulerait pas des jours, mais seulement des heures. Une fois de plus, son pouvoir magique éclata. Un soir d’automne, à Poggio a Caiano, comme le grand-duc revenait de la chasse et s’attardait auprès d’un petit lac, il prit la fièvre tierce qui grandit vite dans ce corps usé et depuis longtemps empiré par d’épouvantables médecines qu’il se préparait lui-même. Vainement, il appela à son secours le bouc, le crocodile et le hérisson, dont il mêlait ingénument les substances pour se composer des remèdes. Au bout de peu de jours, il entra en agonie. Bianca, prise par les fièvres en même temps, ne pouvant être à son chevet et le soigner, dévorée d’inquiétude, envoyait incessamment vers lui. Le frère du grand-duc, Ferdinando, le cardinal, — celui que nous avons vu à l’âge de cinq ans, dans le portrait d’Eléonore de Tolède ; — était là. Brouillé depuis des années avec Francesco et Bianca, réconcilié avec eux depuis quelques jours seulement, héritier présomptif de son frère, il rôdait autour des chambres des malades, — malade lui-même d’impatience et de cupidité. Pellegrina, la fille de Bianca, dressait ses batteries pour arracher à sa mère, quand elle ne serait plus consciente, le legs d’une somme de 30 000 scudi qu’elle savait entre les mains du dépositaire des subsistances. L’archevêque de Florence et les autres dignitaires faisaient harnacher leurs mules et leurs litières, prêts à partir pour la ville, et à y porter la nouvelle de cette mort comme on apporte la nouvelle d’une victoire. Dans ce grand carré de pierres et d’arcades, qu’est la villa de Poggio a Caiano aujourd’hui si calme sous le soleil, et qui a recelé, depuis, tant de plaisans spectacles, se joua, par les chaudes journées de l’automne toscan 1587, une triple tragédie dont on ne saura sans doute jamais toute la bassesse et l’horreur.

Seule Bianca, qui avait toujours sacrifié sa dignité à son amour, eut, dans le suprême péril, la dignité dont manquaient tous ces cœurs sans amour. Se sentant très mal, elle fit appeler son confesseur et lui dit : « Faites mes adieux à mon seigneur Francesco de Médicis et dites-lui que je lui ai toujours été très fidèle et très aimante ; dites-lui que ma maladie n’est devenue si grande qu’à cause de la sienne et demandez-lui pardon si je l’ai offensé en quelque chose… » L’homme, auquel ce message s’adressait, gisait dans une chambre à côté, déjà sans vie. Le bruit, les allées et venues insolites, le piétinement des chevaux et le roulement des véhicules partant pour Florence dans cette fuite éperdue qui suit la mort des rois, les larmes mal retenues de certains visages, la joie mal contenue de certains autres, l’apparition subite dans sa chambre de deux cardinaux : le cardinal grand-duc son beau-frère et le cardinal archevêque de Florence, tout cela dit assez à la malheureuse agonisante que son seul soutien sur la terre n’était plus :


S’il vit, je vy, s’il meurt, je ne suis riens :
Car tant son âme à la mienne est unie,
Que ses destins seront suivis des miens…


avait-elle dit souvent, en prose, à la suite de notre Ronsard. Le moment était venu de tenir sa parole. Elle la tint. Onze heures ne s’étaient pas écoulées qu’elle expirait, montrant, par cette maîtrise sur ce qui est le moins maîtrisable au monde, qu’il y avait en elle autre chose que l’ambition d’une courtisane, et que sa sorcellerie était surtout faite de son amour.

Il se passa alors une scène telle que, pour la peindre, il eût fallu hâter la naissance d’un Zurbaran ou d’un Valdès Léal. Pellegriria, voyant mourir sa mère, ne perdit ni sa tête ni son temps. Il y avait, là, un homme qui lui était dévoué, le confesseur de la mourante, un certain Père Maranta. File lui dicta une déclaration émanée, disait-elle, de la bouche même de Bianca Cappello, par laquelle celle-ci lui laissait tout l’argent alors entre les mains du dépositaire, en outre de 5 500 scudi à son secrétaire et à son échanson. La mourante ne pouvant apposer sa signature à cette déclaration, on pria le médecin, puis l’évêque Abbioso et le Père Maranta lui-même, de signer pour elle, certifiant que c’étaient, là, ses dernières volontés.

« Immédiatement, raconte l’évêque Abbioso, l’acte fut porté à lire à la grande-duchesse, laquelle était soutenue par quelques dames qui, se tenant sur le lit, la tenaient comme assise, et on lui lut le texte dans la ruelle du lit, parce que le bord de devant et la partie des pieds étaient tout entourés d’une foule de gens, ce qui fut cause que je ne pus m’approcher dudit lit. Avant qu’on eût fini de lire, j’entendis des gens présens qui disaient : « Ce n’est plus la peine de lire ; ne voyez-vous pas qu’elle ne sent plus rien et qu’elle est déjà passée ! » D’autres disaient : « Lisez jusqu’à la fin, car elle entend et elle vit ! » et autres paroles semblables. Sur quoi, je m’approchai de force et voulus voir si vraiment elle était vive ou morte, et je la trouvai comme en extase et sans sentiment aucun… » — Ainsi expirèrent, parmi le serpentement des intrigues et le fourmillement des haines, Francesco de Médicis et Bianca Cappello, ce Philémon et cette Baucis de l’assassinat.

De l’assassinat ? En sommes-nous sûrs ? Le grand trait de Bianca Cappello, sa passion dominante, n’est pas un mystère. Ce sont ses traits secondaires : ceux du scrupule ou de l’audace, de la bonne ou de la mauvaise foi, ce sont ses passions auxiliatrices qui demeurent pour nous des énigmes. Et ni le portrait du Bronzino que nous voyons au Pitti, ni celui des Uffizi où la face est plus pleine et plus moutonnière, ni celui qui est aussi aux Uffizi, fait au temps où Bianca était déjà hydropique, où elle est grasse et replète, l’âge commençant à mettre son collier de plis autour du cou, ne nous renseignent pleinement. Il est vrai qu’ils sont tous de mains médiocres, hors celui du Bronzino, qui est de main lassée. Les portraits écrits, les lettres pliées dans les archives ne sont pas plus révélatrices. Un seul trait saute aux yeux : le trait de la bienveillance, cette bienveillance universelle qui se concilie fort bien avec la cruauté envers quelques-uns. On voit toujours Bianca préoccupée de gagner les cœurs, de fondre les haines, de réconcilier les ennemis. C’est elle qui, par ses longues instances, a ramené le cardinal à son frère, et l’a installé à Poggio a Caiano, où il devait se trouver à point nommé pour recueillir l’héritage d’un trône. Tous ceux qui l’approchèrent, sans qu’elle les ait assassinés, l’ont aimée, et rendent témoignage pour elle devant l’histoire. Pourtant le peuple l’a haïe. Alors, devant ce portrait de la salle de Prométhée, on reste incertain…

On sort du palais Pitti, on erre par la ville, on va voir les décors du drame. Les décors, n’ont pas bougé. Les pierres sont là, tout est resté en place, comme si la prima donna venait seulement de quitter la scène. Au hasard de la flânerie, il arrive qu’on refait la route que suivit Pietro Buonaventuri, la nuit où, sortant du palais Strozzi pour rentrer chez lui, il fut tué. La route est courte. On gagne le pont Santa Trinita, et, si l’hiver est fini, on trouve, à ce coin de parapet où M. Henry Holiday a placé son fameux tableau représentant la première rencontre de Dante et de Béatrix, des marchands portant leurs gerbes de fleurs, autour de la statue de l’Été portant sa gerbe de pierre. Le ciel rayonne derrière les vieilles maisons noires du Borgo San Jacopo ; la foule bruit comme une volière ; les sabots des petits chevaux attelés à de frêles équipages sonnent sur les dalles éperdument : rien n’évêque la moindre image d’un drame quelconque. De l’autre côté du pont, sur la petite place où se précipita l’attaque des assassins, la vie est plus populaire encore, plus joyeuse : un marchand de marrons découvre sa marchandise fumante, des mulets secouent leurs pompons rouges et leurs plumets blancs, attelés à des sauterelles de bois peint en rouge, pleines de fiaschi de vini scelti ; un charretier fait boire son cheval dans une exquise vasque de marbre patinée par le temps, aussi indifférent à ce chef-d’œuvre que peut l’être la bête qui y plonge ses naseaux ; des vendeurs tiennent des branches d’amandiers en fleurs comme des candélabres allumés ; une automobile se coule dans la ruelle étroite et jette sa fumée bleue sur le palais Cappello, emportant peut-être dans sa course les mêmes passions qui l’habitèrent autrefois : — tout s’unit pour nous faire oublier les minutés tragiques de Florence sous son éternel sourire. L’histoire est impuissante à combattre, en nous, cette impression dénature et d’art. Les libelles, les diarii, les archives, les -correspondances diplomatiques même ne tiennent pas devant les images que Ghirlandajo, Botticelli, Filippo Lippi, nous ont laissées de la vie florentine.

Devant nous, dans l’ancien couvent des Barbetti, laïcisé aujourd’hui et consacré à l’enseignement féminin, des jeunes filles entrent, sortent : c’est une école normale où elles vont apprendre tout ce qu’on enseigne de nos jours ; elles sauront tout ce qui se passe et ce qui s’est passé depuis des milliers d’années dans ce vaste monde ; on leur apprendra la physique, la chimie, les effets de rayons qui portent toutes les lettres de l’alphabet ; on leur apprendra la suite de tous les Pharaons qui régnèrent sur l’Egypte, d’où proviennent les tremblemens de terre et quand reviendra la comète de Halley, — car on nous dit que l’histoire est dorénavant une science et qu’avec les bonnes méthodes, on ne peut errer ; — mais elles ne sauront jamais si, là, sous les fenêtres de leur école, sur ces dalles où leurs talons sonnent tous les jours, Bianca Cappello a fait ou n’a pas fait assassiner son mari.


Telles sont, — ou du moins telles nous ont paru être, — les femmes les plus célèbres par leurs portraits et par leurs vies qu’on voyait passer, sur les bords de l’Arno, il y a quelque quatre cents ans. On s’étonnera peut-être de ne pas les trouver si lointaines… Elles sont très humaines, très féminines, quelques-unes très « féministes : » nullement imprévues. On ne voit pas, dans la construction de leurs masques, un seul trait qu’on ne retrouve aujourd’hui dans les figures qui passent dans la rue. De même, peut-on dire qu’il y ait, chez les âmes d’aujourd’hui, prétendument modernes, un goût, une prétention, même une manie, que nous ne retrouvions, si nous le voulons bien, chez ces Florentines disparues ? Non. Il ne semble pas que la nature se mette en frais d’âmes nouvelles, à chaque génération, non plus que de nouveaux nez, de nouveaux yeux et de nouvelles fossettes… Il y a eu, de tout temps, des âmes de la même étoffe : la façon seule diffère et ce sont les circonstances qui la font. Quand ces circonstances sont générales, pressantes elles coupent et taillent impérieusement en plein drap humain : un type se forme, qu’on appelle le type du siècle, du règne ou de la cité, et l’on a raison puisque ce type est le plus habituel et qu’il faut bien donner une figure à une époque, pour la reconnaître. Mais tous les autres sont possibles et nous venons de voir que les plus modernes pouvaient vivre au XVe ou au XVIe siècle, — puisqu’ils y ont vécu. Et puis, sait-on jamais ce que serait la figure qu’on croit le mieux connaître si la destinée la plaçait dans une autre lumière, l’éclairait du reflet d’autres objets, jetait sur elle l’ombre de nuages qu’elle n’a pas connus ? Il faut bien des choses diverses pour qu’une âme humaine déploie tous ses replis…


ROBERT DE LA SIZERANNE.

  1. Voyez la Revue du 1er novembre.
  2. Portrait présumé de Tullia d’Aragon : la femme demi-grandeur nature vue de trois quarts jusqu’à mi-corps, tenant un sceptre et s’appuyant sur une pierre où on lit quæ sacru ioanis caput saltando obtinuit, par Alessandro Bonvicino, dit le Moretto, à la galerie Martinengo, à Brescia. Cf. les belles études de M. Guido Biagi, Un’ etèra romana. Florence, 1897 et Men and Manners of old Florence. Londres, 1909.
  3. Portraits d’Éléonore de Tolède, épouse de Cosme I duc de Florence.
    Portraits authentiques, par Angelo Bronzino, à l’huile : 1° Eléonore à trente-quatre ans environ, avec cette inscription sur le fond du tableau : Eleonora Tolela. Cos. Med. Flor. D. II. Uxor., peint vers 1553, aux Uffizi, salle du Baroccio.
    2° Au Palazzo Vecchio, dans une des lunettes de l’antichambre du Tesoretto, vers l’âge de 18 ans.
    3* Au Musée de Berlin ; portrait buste et main.
    4° Aux Uffizi ; portrait en buste, attribué au Bronzino.
  4. Cette lettre est-elle d’un assassin racontant la mort de sa victime ? La question ne se posait même pas pour les chroniqueurs du XVIIe et du XVIIIe siècle : N le meurtre d’Éléonore de Tolède par le duc Cosme était article de foi. Elle ne se pose pas, davantage pour les historiens modernes : c’est une fable ridicule. La publication intégrale des lettres du duc Cosme à son fils, corroborée par les lettrés privées de Sarguidi, auditeur du nonce pontifical, en Toscane, a épuisé le débat. Il n’y est pas fait allusion, ici, parce que c’est la physionomie d’Éléonore de Tolède et non celle de son mari qui nous occupe.
  5. Portraits authentiques de Bianca Cappello, épouse de Pietro Buonaventuri, puis de Francesco I grand-duc de Toscane : 1° Par Angelo Bronzino, à la salle de Prométhée, au palais Pitti et aux Uffizi, et par un inconnu, à l’âge de quarante ans environ, également aux Uffizi.
    2° Par Alessandro Allori, — morceau de fresque provenant d’une maison du quartier Santa Maria ad olmi, — aux Uffizi. 3° Médailles par Pastorino de Sienne, l’une de profil, l’autre de trois quarts couronnée, portant toutes les deux Biancka capp. med. duc. etruriae. Un camée par Bernardino di Castel Bolognese, au Bargello.
    Portrait présumé par le Titien : Bianca à l’âge de vingt ans, autrefois à Torre del Gallo.
  6. Une de ces études et des plus brillantes, a paru ici même, dans les livraisons de la Revue des 15 juin et 1er juillet 1884. L’auteur, H. Blaze de Bury, y a tracé, avec un singulier relief, les caractères du grand-duc Cosme, du grand-duc Francesco et de Bianca Cappello. Si certains traits de l’esquisse qu’on a tentée, ici, diffèrent sensiblement des précédentes études, c’est que les travaux des érudits italiens ont mis à jour des documens ou inédits, ou qui avaient été tronqués, ou dont l’authenticité n’avait pu être prouvée lorsque M. Blaze de Bury écrivait. Il faut citer les lettres du grand-duc Cosme à son fils, reproduites notamment par Enrico Guglielmo Saltini, dans ses Tragedie medicee domestiche (Florence, 1898). Saltini passa une partie de sa vie à rassembler les élémens d’un livre sur Bianca Cappello ; il ne put malheureusement mener son entreprise à terme ; mais les fragmens qu’il a laissés n’en ont pas moins une valeur incontestée, et il n’est guère possible de crayonner cette figure sans y avoir recours.