Les Mathématiques et la Logique (Henri Poincaré)/2

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LES MATHÉMATIQUES ET LA LOGIQUE

(Suite et fin[1].)

XVIII
La Logique de Hilbert.

J’arrive maintenant au travail capital de M. Hilbert qu’il a communiqué au Congrès des Mathématiciens à Heidelberg, et dont une traduction française due à M. Pierre Boutroux a paru dans l’Enseignement Mathématique, pendant qu’une traduction anglaise due à M. Halsted paraissait dans the Monist. Dans ce travail, où l’on trouvera les pensées les plus profondes, l’auteur poursuit un but analogue à celui de M. Russell, mais sur bien des points il s’écarte de son devancier.

« Cependant, dit-il, si nous y regardons de près, nous constatons que dans les principes logiques, tels qu’on a coutume de les présenter, se trouvent impliquées déjà certaines notions arithmétiques, par exemple la notion d’Ensemble, et dans une certaine mesure, la notion de Nombre. Ainsi nous nous trouvons pris dans un cercle et c’est pourquoi, afin d’éviter tout paradoxe, il me paraît nécessaire de développer simultanément les principes de la Logique et ceux de l’Arithmétique. »

Nous avons vu plus haut, que ce que dit M. Hilbert des principes de la Logique tels qu’on a coutume de les présenter, s’applique également à la logique de M. Russell. Ainsi, pour M. Russell, la logique est antérieure à l’Arithmétique ; pour M. Hilbert, elles sont « simultanées ». Il convient d’observer que c’est en partie parce que M. Hilbert considère comme arithmétique la notion d’ensemble que M. Russell appelle la notion de classe et qu’il regarde comme logique. Nous trouverons plus loin d’autres différences plus profondes encore. Mais nous les signalerons à mesure qu’elles se présenteront ; je préfère suivre pas à pas le développement de la pensée de Hilbert, en citant textuellement les passages les plus importants.

« Prenons tout d’abord en considération l’objet . » Remarquons qu’en agissant ainsi nous n’impliquons nullement la notion de nombre, car il est bien entendu que n’est ici qu’un symbole et que nous ne nous préoccupons nullement d’en connaître la signification. « Les groupes formés avec cet objet, deux, trois ou plusieurs fois répété… » Ah, cette fois-ci, il n’en est plus de même, si nous introduisons les mots deux, trois et surtout plusieurs, nous introduisons la notion de nombre ; et alors la définition du nombre entier fini que nous trouverons tout à l’heure, arrivera bien tard. L’auteur était beaucoup trop avisé pour ne pas s’apercevoir de cette pétition de principe. Aussi, à la fin de son travail, cherche-t-il à procéder à un replâtrage dont nous aurons à examiner la valeur.

Hilbert introduit ensuite deux objets simples et et envisage toutes les combinaisons de ces deux objets, toutes les combinaisons de leurs combinaisons, etc. Il va sans dire qu’il faut oublier la signification habituelle de ces deux signes et ne leur en attribuer aucune. Il répartit ensuite ces combinaisons en deux classes, celle des êtres et celle des non-êtres et jusqu’à nouvel ordre cette répartition est entièrement arbitraire ; toute proposition affirmative nous apprend qu’une combinaison appartient à la classe des êtres ; toute proposition négative nous apprend qu’une certaine combinaison appartient a celle des non-êtres.

Nous voyons ensuite s’introduire, comme chez M. Russell, les conjonctions si, et, ou, c’est-à-dire l’addition et la multiplication logique. Nous retrouvons également la fonction propositionnelle ; mais ici une différence importante est à signaler. Pour Russell la variable est absolument indéterminée, pour Hilbert c’est l’une des combinaisons formées avec et .

XIX

Cette différence est de la plus haute importance. Hilbert formule d’ailleurs sa pensée de la façon la plus nette ; et je crois devoir reproduire in extenso son énoncé. « Les indéterminées qui figurent dans les axiomes (en place du quelconque ou du tous de la logique ordinaire) représentent exclusivement l’ensemble des objets et des combinaisons qui nous sont déjà acquis en l’état actuel de la théorie, ou que nous sommes en train d’introduire. Lors donc qu’on déduira des propositions des axiomes considérés, ce sont ces objets et ces combinaisons seules que l’on sera en droit de substituer aux indéterminées. Il ne faudra pas non plus oublier que, lorsque nous augmentons le nombre des objets fondamentaux, les axiomes acquièrent du même coup une extension nouvelle et doivent, par suite, être de nouveau mis à l’épreuve et au besoin modifiés. »

Le contraste est complet avec la manière de voir de M. Russell. Pour ce dernier philosophe, nous pouvons substituer à la place de non seulement des objets déjà connus, mais n’importe quoi. Russell est fidèle à son point de vue, qui est celui de la compréhension. Il part de l’idée générale d’être et l’enrichit de plus en plus tout en la restreignant, en y ajoutant des qualités nouvelles. Hilbert ne reconnaît au contraire comme êtres possibles que des combinaisons d’objets déjà connus ; de sorte que (en ne regardant qu’un des côtés de sa pensée) on pourrait dire qu’il se place au point de vue de l’extension.

Pourquoi maintenant Hilbert est-il amené à se mettre ainsi en opposition avec Russell ? Pour le comprendre, il faut rappeler ce qu’il a dit au début, en le soulignant.

« Frege se trouve désarmé devant les paradoxes de la théorie des Ensembles, paradoxes dont la considération de l’Ensemble de tous les Ensembles nous fournit un exemple et qui établissent, selon moi, que les notions et les méthodes de la logique usuelle n’ont pas encore la précision et la rigueur réclamées par la théorie des Ensembles. Or, ce devrait être, au contraire, l’un des objets principaux poursuivis de prime abord, par celui qui étudie le concept de nombre, que d’échapper à ces contradictions et d’éclaircir ces paradoxes. ».

Et à la fin « Les principes II (celui que nous avons énoncé un peu plus haut) et III permettent d’échapper aux Paradoxes mentionnés au début de cet article… »

Ainsi, aux yeux de Hilbert, se placer, comme le fait M. Russell, au point de vue de la compréhension d’une façon intransigeante, c’est manquer de précision et de rigueur, c’est s’exposer à la contradiction.

Qui a raison ? Je ne veux pas l’examiner ici ; la discussion approfondie de cette question, si intéressante qu’elle soit, nous entraînerait beaucoup trop loin. Ce qui nous inclinerait pourtant à donner raison à M. Hilbert, c’est l’exemple de M. Burali-Forti, dont nous avons parlé plus haut à propos de la Pasigraphie.

M. Burali-Forti a précisément raisonné, sans se conformer au principe II de Hilbert, et il semble qu’il s’est trompé ; heureuse erreur d’ailleurs, et particulièrement instructive.

En tout cas, entre Hilbert et Russell, la logique est hors d’état de décider.

XX

Poursuivons l’exposé des idées de Hilbert. Il introduit les deux axiomes suivant :

(1)

(2) Si et

Il les considère comme représentant la définition par postulats du symbole jusqu’ici vierge de toute signification. Mais pour justifier cette définition, il faut montrer que ces deux axiomes ne conduisent à aucune contradiction.

Et, en effet, dit M. Hilbert, toutes les propositions qu’on en peut déduire sont de la forme (ce sont ce que dans le langage vulgaire on appellerait des identités), ces propositions ne peuvent donc être contradictoires.

Mais comment verra-t-on que toutes ces propositions sont des identités ? Considérons une série de conséquences déduites de nos axiomes, et arrêtons-nous à un certain stade dans cette série ; si à ce stade, nous n’avons encore obtenu que des identités, nous pourrons vérifier qu’en appliquant à ces identités l’une quelconque des opérations permises par la logique, on n’en pourra déduire que de nouvelles identités.

On en conclura qu’à aucun moment on ne pourra obtenir autre chose que des identités ; mais raisonner ainsi, c’est faire de l’induction complète.

XXI

M. Hilbert introduit ensuite trois symboles nouveaux , , et qu’il définit par trois axiomes :

(3)

(4)

(5)

Ces axiomes ne sont autre chose que les axiomes 3, 4 et 2 de Peano (voir ci-dessus, no XVI). L’auteur fait bien de nous en avertir, car cela aurait pu échapper à quelques lecteurs. Ainsi l’axiome 5 est laisse du côté ; l’axiome 1 manquerait également, mais il doit être regardé comme sous-entendu, ou comme impliqué par la dernière de nos équations.

Quoi qu’il en suit, il faut justifier cette définition en montrant que ces équations ne peuvent conduire à une contradiction. Et pour cela, M. Hilbert entreprend de démontrer que les deux premières équations ne peuvent conduire qu’à des propositions homogènes, c’est-à-dire à des égalités dont les deux membres contiennent un même nombre de lettres ; et en effet, dit-il, la première équation, quand on y remplace par un objet quelconque, ne donne que des égalités homogènes ; et il en est encore ainsi de la seconde, à condition que la prémisse soit elle-même une égalité homogène.

C’est encore là de l’induction complète ; le membre de phrase que je viens de souligner le montre suffisamment. Ainsi encore ici M. Hilbert est oblige d’avoir recours au principe d’induction complète.

XXII

Vient ensuite une phrase tout à fait énigmatique :

« Nous pouvons maintenant poursuivre notre synthèse. Exprimant toujours dans le même langage les axiomes bien connus relatifs à l’induction complète, nous constatons que ces axiomes peuvent être sans contradiction adjoints aux précédents. » Comment le constate-t-on ? Cela reste mystérieux ; il y a bien un renvoi à une communication faite au Congrès de Paris, mais si l’on se reporte à cette communication, on n’y voit pas que le problème soit résolu, mais simplement qu’il serait fort désirable qu’il le fût.

D’ailleurs, quand même M. Hilbert serait parvenu à justifier le principe d’induction complète, cette justification serait bien tardive, puisque l’on a déjà appliqué ce principe deux fois.

La lecture des lignes suivantes ne fait qu’augmenter notre perplexité.

« Il n’y a aucune difficulté à fonder le concept de nombre ordinal fini… » ; puis vient l’énoncé d’un axiome analogue à l’axiome 5 de Peano, et on montre par un « exemple » qu’il n’implique pas contradiction.

Est-ce là le début de la démonstration annoncée, on pourrait le croire ; l’auteur, pense-t-on, ayant défini le nombre ordinal fini, et montré que sa définition est exempte de contradiction, va démontrer que tout nombre ordinal fini a un suivant qui est aussi un nombre ordinal fini, et il s’élèvera ainsi jusqu’à la notion du type ordinal de l’ensemble des nombres entiers, c’est-à-dire du plus petit infini.

Mais pas du tout ; au contraire, M. Hilbert ajoute : « Après quoi nous pourrons prouver, en nous appuyant sur l’existence du plus petit infini, qu’étant donné un nombre ordinal fini quelconque, il existe un nombre ordinal qui lui est supérieur ».

Ainsi donc la notion du plus petit infini n’est pas déduite de celle du nombre ordinal fini, elle lui est au contraire antérieure ; et nous devons considérer cette phrase. « Nous constatons que ces axiomes (ceux de l’induction complète) peuvent être adjoints aux autres sans contradiction, ce qui établit l’existence du plus petit infini », nous devons, dis-je, considérer cette phrase et surtout ces deux mots : nous constatons, comme constituant toute la démonstration.

Eh bien, non, ce n’est pas encore cela ; car, à un stade antérieur de son raisonnement, M. Hilbert dit : « Pour donner une démonstration complète, il faudrait faire appel au concept de nombre ordinal fini… » Est-ce alors que ce dernier concept est antérieur à l’autre ? On ne sait à quoi s’arrêter.

Qu’est-ce à dire ? Au moment de démontrer que la définition du nombre entier pur l’axiome d’induction complète n’implique pas contradiction, M. Hilbert se dérobe, comme se sont dérobés MM. Russell et Couturat, parce que la difficulté est trop grande.

XXIII

Mais admettons même que le principe ait été justifié, s’ensuivrait-il qu’on aurait le droit d’en faire l’usage qu’on en fait ? Comme l’expose M. Hilbert, le processus est toujours le même ; pour introduire une proposition nouvelle, on cherche à montrer que cette introduction ne conduit pas à une contradiction. Dès que l’on a fait cette preuve, le nouvel axiome-est regardé comme légitime.

Mais comment faire cette preuve ? Il faut, d’après Hilbert, ou bien montrer que, s’il y avait contradiction à un moment donné, cette contradiction devrait déjà s’être manifestée à un stade antérieur de la théorie (cela, c’est l’application directe du principe d’induction) ; ou bien on procédera par l’absurde (ce qui entraînera en général une application indirecte de ce même principe).

Ainsi on envisage une série de raisonnements se succédant les uns aux autres et on applique à cette succession, regardée comme un type ordinal, un principe qui est vrai pour certains types ordinaux, appelés nombres ordinaux finis, et qui est vrai pour ces types, précisément parce que ces types sont par définition ceux pour lesquels il est vrai.

Mais qu’est-ce qui me prouve que le type ordinal, qui correspond à la succession de nos raisonnements, est précisément l’un des « nombres ordinaux finis » ainsi définis ? Est-ce que nous avons démontré que ce type répond à cette définition ? Non ; et, si nous l’avions fait, le principe d’induction ne serait plus un postulat servant de définition, ce serait un théorème comme les autres, susceptible de démonstration et tout ce détour deviendrait inutile.

Est-ce que cette succession n’a d’existence que par une convention arbitraire, auquel cas nous serions libres de choisir telle définition que nous voudrions ? En d’autres termes, est-ce que nous avons besoin, pour concevoir cette succession, de la définition du « nombre ordinal fini » ou du « plus petit infini » ?

Pas du tout, et la preuve c’est que M. Hilbert a déjà appliqué deux fois le principe d’induction longtemps avant d’avoir parlé ni du « nombre ordinal fini », ni du « plus petit infini ».

Il avait donc, dès ce moment, l’intuition directe de cette succession de raisonnements et du type ordinal correspondant ; tandis que ce qu’il définit ensuite n’est qu’une combinaison de symboles vides, dont nous savons seulement qu’ils doivent satisfaire à certaines conditions. De quel droit appliquerions-nous à cela ce qui est démontré pour ceci ?

Ainsi quand même on serait arrivé à justifier le principe d’induction, l’application qu’on en ferait demeurerait illégitime, parce que le principe qu’on appliquerait serait autre chose que celui qu’on aurait justifié. Les mêmes mots y auraient un autre sens.

M. Hilbert, pas plus que ses devanciers du reste, n’a pas mieux satisfait à la seconde condition, celle du no IV, qu’à la première, celle du no V.

XXIV

J’arrive ensuite, en suivant M. Hilbert, à un point qui est un peu en dehors de mon sujet, mais dont je dirai quelques mots à cause de son importance. Il s’agit de la façon dont Hilbert conçoit la relation d’ensemble à élément ; contrairement à l’usage établi, dit-il, nous regardons la notion d’élément comme postérieure à la notion d’ensemble.

Il semble donc que M. Hilbert considère le genre comme antérieur et non comme postérieur à l’espèce, et que par conséquent il se place, comme M. Russell, au point de vue de la compréhension et non pas au point de vue de l’extension. Mais cette manière de voir ne serait qu’à demi exacte.

M. Hilbert pour définir un ensemble introduit, suivant sa méthode constante, un symbole nouveau , qui est d’abord vide de sens. Ensuite étant donné un objet quelconque , il forme la combinaison qui est destinée à caractériser la relation de l’objet avec l’ensemble . Il pose alors à titre d’axiome constituant une définition par postulats.


toutes les fois que le vulgaire dirait que l’objet appartient à l’ensemble , et


dans le cas contraire, étant un objet choisi une fois pour toutes d’une façon quelconque parmi ceux qui appartiennent à l’ensemble .

Ainsi l’ensemble n’est ni antérieur, ni postérieur aux objets qui peuvent en être les éléments ; ils sont simultanés puisque d’abord cet élément et ces objets ne sont que des symboles vides de sens et indépendants les uns des autres ; leur dépendance mutuelle ne date que du moment où on pose les axiomes, elle est postérieure.

Ainsi l’ensemble n’est pas antérieur à ses éléments, il est antérieur seulement à , c’est-à-dire à sa relation avec ces éléments.

Ce n’est donc pas tout à fait le point de vue de M. Russell, et le contraste est d’autant plus frappant que, pour le philosophe anglais, les objets sont susceptibles d’être classés, justement parce qu’ils sont doués de qualités, tandis que, pour le savant allemand, ce ne sont que des combinaisons de symboles que l’on enrégimente arbitrairement.

Nous retrouvons toutefois dans Hilbert un souvenir de la logique de Russell : il introduit en effet une fonction propositionnelle , qui intervient dans la définition de l’ensemble , de telle façon que soit l’ensemble des objets pour lesquels la proposition est vraie. Mais nous devons nous rappeler que les propositions de Hilbert ne sont jamais que des combinaisons de symboles.

XXV

Je terminerai l’exposé de ce remarquable mémoire, si plein de vues originales et intéressantes, en disant quelques mots de ce que j’ai appelé plus haut la tentative de replâtrage. Ce n’est pas à un homme comme M. Hilbert que les difficultés signalées plus haut pouvaient échapper ; à la fin de son article, il est donc pris de scrupules et il cherche à se tirer d’affaire par quelques lignes que je crois devoir citer in extenso :

« Lorsque dans les pages précédentes il était question de plusieurs objets ou combinaisons, de plusieurs indéterminées, de combinaisons multiples, ces mots s’appliquaient toujours à un nombre limité de choses. Après avoir défini le « nombre fini » nous sommes eu état de leur donner le sens général qu’ils comportent. De même, en nous appuyant sur la définition du nombre fini, nous pourrons, conformément au principe de l’Induction complète, définir explicitement à l’aide d’une méthode récurrente ce qu’il faut entendre par « Proposition déduite quelconque » ou par « Proposition différant de toutes les propositions d’une certaine espèce ». En particulier nous pourrons compléter la démonstration donnée plus haut, laquelle tendait à prouver que la proposition

(6) 


diffère de toute proposition qui se laisserait déduire des axiomes (1), (2), (3), (4) (cf. nos XX et XXI) à l’aide d’un nombre fini d’opérations. À cet effet, nous regarderons la démonstration elle-même comme une notion mathématique : c’est un ensemble fini dont les éléments sont reliés par des propositions lesquelles affirment que ladite démonstration permet de conclure des axiomes (1), (2), (3), (4) à la proposition (6). Tout revient alors à montrer qu’une semblable démonstration implique contradiction et ne saurait par suite, selon nos conventions, être considérée comme existante. »

Tout cela est bien peu satisfaisant. Ainsi le mot plusieurs, au début du travail, n’avait pas le sens général qu’il comporte, il ne signifiait pas un « nombre fini » aussi grand que l’on veut, mais un « nombre limité », par exemple 4 ou 5. Mais alors que signifiaient les démonstrations. Elles pouvaient nous montrer qu’après 4 ou 5 syllogismes, les axiomes ne conduisaient pas à une contradiction. Mais ce n’était pas de cela qu’il s’agissait.

Il fallait montrer qu’on n’en rencontrerait pas davantage, quelque loin que l’on poursuive la chaîne des raisonnements ; c’est à ce prix seulement qu’il était permis d’affirmer que les axiomes ne sont pas contradictoires.

Et ce n’est pas tout, la démonstration fondamentale avait besoin d’être « complétée » et pour la compléter il fallait « s’appuyer sur la définition du nombre fini ». Or cette définition elle-même reposait sur celle du plus petit infini, et celle-ci à son tour sur la démonstration en litige. Mais cela s’appelle un cercle vicieux.

Et comment raccorder tout cela. C’est en regardant « la démonstration elle-même comme une notion mathématique », c’est-à-dire dans le langage de Hilbert comme un symbole qui n’est défini que par un certain nombre de relations avec d’autres symboles. Le mot démonstration perd son sens et n’est plus défini que par des postulats. Mais on n’échappe pas au dilemme :

Ou bien vous saviez d’avance ce que c’est qu’une démonstration, et comment une démonstration peut conduire à des contradictions, et alors vous n’aviez pas besoin de cette définition par postulats. Rien ne vous garantit d’ailleurs que cette démonstration, dont vous saviez d’avance ce que c’était, est bien la même chose que ce symbole vide, que vous convenez d’appeler démonstration, mais qui, par définition, n’est autre chose que ce qui satisfait à une certaine formule ;

Ou bien vous ne le saviez pas d’avance, et alors la question que vous vous posiez au début : « Une démonstration fondée sur ces axiomes peut-elle me conduire à des contradictions ? » était absolument dépourvue de sens. Et alors pourquoi vous la posiez-vous ? Il vous sera difficile de l’expliquer.

Quand vous disiez très justement : « pour qu’upe définition conventionnelle soit acceptable, il faut qu’elle n’implique pas contradiction », le sens de cette règle elle-même n’était nullement conventionnel.

XXVI
Le Nombre : Infini.

Le principe d’induction, dit M. Couturat, caractérise les nombres finis, de sorte que tous les raisonnements fondés sur ce principe ne valent que pour les nombres finis. D’où il conclut que ce principe, bon tout au plus pour les arithméticiens qui ne s’élèvent pas jusqu’à l’idée d’infini, ne peut être d’aucun usage dans la théorie du nombre infini. « La théorie des nombres cardinaux peut donc être constituée tout entière d’une manière directe et indépendante, sur des bases purement logiques, sans faire appel à l’idée d’ordre, sans même invoquer la distinction des nombres finis et infinis, ni par suite le principe d’induction. » Cela, c’est ce que nous allons voir.

Quel est le théorème fondamental de la théorie des nombres cardinaux infinis ? C’est le théorème de Bernstein dont je rappelle l’énoncé.

Considérons deux ensembles et  ; si l’on peut faire correspondre les éléments de ces deux ensembles de telle façon que, à tout élément de l’un corresponde un élément et un seul de l’autre, on dit que ces deux ensembles ont même nombre cardinal et on écrit :


C’est la définition du nombre cardinal. On dira d’autre part qu’un ensemble est une partie de l’ensemble , si contient tous les éléments de et que ne contiennent pas tous ceux de .

Alors le théorème de Bernstein nous apprend que si l’on a :

et


, étant une partie de , et une partie de , on aura également :

Voyons la démonstration. La relation , nous apprend qu’à tout élément de correspond un élément de , et comme est une partie de , aux divers éléments de , correspondront des éléments de , dont l’ensemble sera une partie de et on aura , et .

On définira de même un ensemble qui sera une partie de , et qui sera tel que l’on ait et et .

Maintenant comme on a et que est une partie de , on trouvera de même un ensemble qui sera une partie de et satisfera aux conditions :

,

On définirait de même et ainsi de suite, de sorte qu’on aurait une suite d’ensembles , ,…,, , ,… tels que soit et une partie de et que l’on ait :

,
,

Soit maintenant l’ensemble de tous les éléments communs aux divers ensembles , ,…, ,… ; et l’ensemble de tous les éléments communs aux divers ensemble , ,…, ,… ; on aura :

Car lorsque, dans une série indéfinie d’ensembles, chacun est une partie du précédent, le premier est formé de tous les éléments qui appartiennent à tous ces ensembles et de tous ceux qui appartiennent à l’un d’eux sans appartenir au suivant.

Ce principe que je viens de souligner est bien évident ; mais il semble qu’il suppose un appel spécial à l’intuition ; je n’insiste pas sur ce point. Montrons maintenant que :

.

En effet à un élément de , faisant partie de , correspondra un élément de , en vertu de la correspondance définie par la relation :

.

Comme cet élément fait partie de et que la correspondance définie par , est la même que celle qui est définie par , l’élément correspondant fera partie de  ; il fait donc partie de tous les et par conséquent de  ; inversement à tout élément de correspondra un élément de en vertu de cette même correspondance ; et comme cet élément fait partie de , l’élément fera partie de , et de tous les et par conséquent de  ; on a donc :


et en rapprochant toutes nos équations :

C. Q. F. D.

J’ai souligné plus haut les mots et ainsi de suite afin de mettre en évidence l’application du principe d’induction. Nos ensembles et sont définis par récurrence et on raisonne sur eux par récurrence.

Si M. Couturat connaît une autre démonstration du théorème de Bernstein, qu’il se hâte de la publier, cela sera une découverte mathématique importante. Mais s’il n’en connaît pas, qu’il cesse de dire que la théorie des nombres infinis peut se constituer sans le principe d’induction. Qu’il n’écrive pas que MM. Russell et Whitehead ont pu démontrer formellement, en partant de principes purement logiques, toutes les propositions de cette théorie et la purger de tout postulat et de tout appel à l’intuition. S’ils avaient pu en même temps la purger de toute contradiction, ils nous auraient rendu un service signalé ; hélas ! sur cette théorie les mathématiciens discutent encore, sans être près de s’entendre.

XXVII

Ce qui précède doit nous donner à réfléchir. Nous avons à démontrer un théorème dans la démonstration duquel nous faisons intervenir un postulat qui est la définition d’un objet . Alors de deux choses l’une :

Ou bien le nom de l’objet figure dans l’énoncé du théorème ; dans ce cas il est clair que la définition de cet objet doit figurer parmi nos prémisses ; sans elle, non seulement il serait impossible de démontrer le théorème, mais il n’aurait aucun sens ;

Ou bien, au contraire, le nom de ne figure pas dans l’énoncé. On peut alors démontrer le théorème sans faire intervenir le postulat qui définit cet objet ; il suffit, toutes les fois qu’on rencontrera dans la démonstration le nom de , de le remplacer par sa définition. Ainsi ce nom ne figurera plus nulle part dans la démonstration qui deviendra indépendante de la définition. Cette définition ne sera plus une de nos prémisses.


Or dans le cas du théorème de Bernstein, qu’arrive-t-il ? On s’appuie sur le principe d’induction qui d’après les logisticiens serait la définition du nombre fini. D’autre part, dans l’énoncé du théorème, il n’est pas question de nombres finis, mais seulement de nombres infinis. Nous devrions donc pouvoir démontrer le théorème sans nous appuyer sur le principe.

Or cela est impossible ; c’est donc que ce principe n’est pas la définition de l’entier fini qui figure dans la démonstration, c’est-à dire de l’indice de l’ensemble  ; et, en effet, si nous recherchons de quelle manière on a été amené à parler de cet indice, nous verrons que ce principe n’y était pour rien.

XXVIII
La Géométrie.

La géométrie, dit M. Couturat, est un vaste corps de doctrine où le principe d’induction complète n’intervient pas. Cela est vrai dans une certaine mesure, on ne peut pas dire qu’il n’intervient pas, mais il intervient peu. Si l’on se reporte à la Rational Geometry de M. Halsted (New-York, John Wiley and Sons, 1904) établie d’après les principes de M. Hilbert, on voit intervenir le principe d’induction pour la première fois à la page 114 (à moins que j’aie mal cherché, ce qui est bien possible).

Ainsi la géométrie, qui, il y a quelques années à peine, semblait le domaine où le règne de l’intuition était incontesté, est aujourd’hui celui où les logisticiens semblent triompher. Rien ne saurait mieux faire mesurer l’importance des travaux géométriques de M. Hilbert et la profonde empreinte qu’ils ont laissée sur nos conceptions.

Mais il ne faut pas s’y tromper. Quel est en somme le théorème fondamental de la Géométrie ? C’est que les axiomes de la Géométrie n’impliquent pas contradiction et, cela, on ne peut pas le démontrer sans le principe d’induction.

Comment Hilbert démontre-t-il ce point essentiel ? C’est en s’ appuyant sur l’Analyse et par elle sur l’Arithmétique, et par elle sur le principe d’induction.

Et si jamais on invente une autre démonstration, il faudra encore s’appuyer sur ce principe, puisque les conséquences possibles des axiomes, dont il faut montrer qu’elles ne sont pas contradictoires, sont en nombre infini.

XXIX
Conclusion.

Notre conclusion, c’est d’abord que le principe d’induction ne peut pas être regardé comme la définition déguisée du nombre entier.

Voici trois vérités :

Le principe d’induction complète ;

Le postulatum d’Euclide ;

La loi physique d’après laquelle le phosphore fond à 44° (citée par M. Le Roy).

On dit : Ce sont trois définitions déguisées, la première, celle du nombre entier, la seconde, celle de la ligne droite, la troisième, celle du phosphore.

Je l’admets pour la seconde, je ne l’admets pas pour les deux autres, il faut que j’explique la raison de cette apparente inconséquence.

D’abord nous avons vu qu’une définition n’est acceptable que s’il est établi qu’elle n’implique pas contradiction. Nous avons montré également que, pour la première définition, cette démonstration est impossible ; au contraire, nous venons de rappeler que pour la seconde Hilbert avait donné une démonstration complète.

En ce qui concerne la troisième, il est clair qu’elle n’implique pas contradiction ; mais cela veut-il dire que cette définition garantit, comme il le faudrait, l’existence de l’objet défini ? Nous ne sommes plus ici dans les sciences mathématiques, mais dans les sciences physiques, et le mot existence n’a plus le même sens, il ne signifie plus absence de contradiction, il signifie existence objective.

Et voilà déjà une première raison de la distinction que je fais entre les trois cas ; il y en a une seconde. Dans les applications que nous avons à faire de ces trois notions, se présentent-elles à nous comme définies par ces trois postulats ?

Les applications possibles du principe d’induction sont innombrables ; prenons pour exemple l’une de celles que nous avons exposées plus haut, et où on cherche à établir qu’un ensemble d’axiomes ne peut conduire à une contradiction. Pour cela on considère l’une des séries de syllogismes que l’on peut poursuivre en partant de ces axiomes comme prémisses.

Quand on a fini le syllogisme, on voit qu’on peut en faire encore un autre et c’est le  ; ainsi le nombre sert à compter une série d’opérations successives, c’est un nombre qui peut être obtenu par additions successives. Ainsi donc la façon dont nous avons été amenés à considérer ce nombre implique une définition du nombre entier et cette définition est la suivante : un nombre entier est celui qui peut être obtenu par additions successives, c’est celui que l’on peut définir par récurrence.

Cela posé, qu’est-ce que nous faisons ? Nous montrons que s’il n’y a pas eu de contradiction au syllogisme, il n’y en aura pas davantage au et nous concluons qu’il n’y en aura jamais. Vous dites : j’ai le droit de conclure ainsi, parce que les nombres entiers sont par définition ceux pour lesquels un pareil raisonnement est légitime ; mais cela implique une autre définition du nombre entier et qui est la suivante : un nombre entier est celui sur lequel on peut raisonner par récurrence ; dans l’espèce c’est celui dont on peut dire que, si l’absence de contradiction au moment d’un syllogisme dont le numéro est un nombre entier entraîne l’absence de contradiction au moment d’un syllogisme dont le numéro est l’entier suivant, on n’aura à craindre aucune contradiction pour aucun des syllogismes dont le numéro est entier.

Les deux définitions ne sont pas identiques ; elles sont équivalentes sans doute, mais elles le sont en vertu d’un jugement synthétique a priori ; on ne peut pas passer de l’une à l’autre par des procédés purement logiques. Par conséquent nous n’avons pas le droit d’adopter la seconde, après avoir introduit le nombre entier par un chemin qui suppose la première.

Au contraire qu’arrive-t-il pour la ligne droite ? Je l’ai déjà expliqué si souvent que j’hésite à me répéter une fois de plus : je me borne à résumer brièvement ma pensée.

Nous n’avons pas deux définitions équivalentes sans être, ou identiques, ou réductibles logiquement l’une à l’autre. Tout ce qu’on pourrait dire, c’est que nous avons l’intuition de la ligne droite, sans savoir la définir, c’est-à-dire que nous nous représentons la ligne droite. Tout d’abord nous ne pouvons nous la représenter dans l’espace géométrique, mais seulement dans l’espace représentatif, et puis nous pouvons nous représenter tout aussi bien les objets qui possèdent les autres propriétés de la ligne droite, sauf celle de satisfaire au postulatum d’Euclide. Ces objets sont les « droites non-euclidiennes » qui à un certain point de vue ne sont pas des entités vides de sens, mais des cercles (de vrais cercles du vrai espace) orthogonaux à une certaine sphère. Si parmi ces objets également susceptibles de représentation ce sont les premiers (les droites euclidiennes ) que nous appelons droites, et non pas les derniers (les droites non-euclidiennes), c’est bien par définition.

Et si nous arrivons enfin au troisième exemple, à la définition du phosphore, nous voyons que la vraie définition serait : Le phosphore, c’est ce morceau de matière que je vois là dans tel flacon.

XXX

Et puisque je suis sur ce sujet, encore un mot. Pour l’exemple du phosphore j’ai dit : « Cette proposition est une véritable loi physique vérifiable, car elle signifie : tous les corps qui possèdent toutes les autres propriétés du phosphore, sauf son point de fusion, fondent comme lui à 44° ». Et on m’a répondu : « Non, cette loi n’est pas vérifiable, car si l’on venait à vérifier que deux corps ressemblant au phosphore fondent l’un à 44° et l’autre à 50°, on pourrait toujours dire qu’il y a sans doute, outre le point de fusion, quelque autre propriété inconnue par laquelle ils diffèrent ».

Ce n’était pas tout à fait cela que j’avais voulu dire ; j’aurais dû écrire : Tous les corps qui possèdent telles et telles propriétés en nombre fini (à savoir les propriétés du phosphore qui sont énoncées dans les traités de Chimie, le point de fusion excepté) fondent à 44°.

Et pour mettre mieux en évidence la différence entre le cas de la droite et celui du phosphore, faisons encore une remarque. La droite possède dans la nature plusieurs images plus ou moins imparfaites, dont les principales sont le rayon lumineux et l’axe de rotation d’un corps solide. Je suppose que l’on constate que le rayon lumineux ne satisfait pas au postulatum d’Euclide (par exemple en montrant qu’une étoile a une parallaxe négative), que ferons-nous ? Conclurons-nous que la droite étant par définition la trajectoire de la lumière ne satisfait pas au postulatum, ou bien au contraire que la droite satisfaisant par définition au postulatum, le rayon lumineux n’est pas rectiligne ?

Assurément nous sommes libres d’adopter l’une ou l’autre définition et par conséquent l’une ou l’autre conclusion ; mais adopter la première ce serait stupide, parce que le rayon lumineux ne satisfait probablement que d’une façon imparfaite non seulement au postulatum d’Euclide, mais aux autres propriétés de la ligne droite ; que s’il s’écarte de la droite euclidienne, il ne s’écarte pas moins de l’axe de rotation des corps solides qui est une autre image imparfaite de la ligne droite ; qu’enfin il est sans doute sujet au changement, de sorte que telle ligne qui était droite hier, cessera de l’être demain si quelque circonstance physique a changé.

Supposons maintenant que l’on vienne à découvrir que le phosphore ne fond pas à 44°, mais à 43,9. Conclurons-nous que le phosphore étant par définition ce qui fond à 44°, ce corps que nous appelions phosphore n’est pas du vrai phosphore, ou au contraire que le phosphore fond à 43°, 9 ? Ici encore nous sommes libres d’adopter l’une ou l’autre définition et par conséquent l’une ou l’autre conclusion ; mais adopter la première, ce serait stupide parce qu’on ne peut pas changer le nom d’un corps toutes les fois qu’on détermine une nouvelle décimale de son point de fusion.

XXXI

En résumé, MM. Russell et Hilbert ont fait l’un et l’autre un vigoureux effort ; ils ont écrit l’un et l’autre un livre plein de vues originales, profondes et souvent très justes. Ces deux livres nous donneront beaucoup à réfléchir et nous avons beaucoup à y apprendre. Parmi leurs résultats, quelques-uns, beaucoup même, sont solides et destinés à demeurer.

Mais dire qu’ils ont définitivement tranché le débat entre Kant et Leibnitz et ruiné la théorie kantienne des mathématiques, c’est évidemment inexact. Je ne sais si réellement ils ont cru l’avoir fait, mais s’ils l’ont cru, ils se sont trompés.

H. Poincaré.
  1. Voir Revue de Métaphysique et de Morale, n° de novembre 1905, p. 815-835.