Les Mille et Une Nuits/Histoire du roi Azadbakht

La bibliothèque libre.
Anonyme
Traduction par Caussin de Perceval.
Les Mille et Une NuitsLe NormantTome 8 (p. 221-243).

HISTOIRE
DU ROI AZADBAKHT,
OU
DES DIX VISIRS.



Un des anciens rois de l’Inde, nommé Azadbakht[1], avoit fait des grandes conquêtes, et étendu fort loin sa domination. Il veilloit avec soin sur toutes les parties de son empire, entretenoit de nombreuses armées, et rendoit exactement la justice à ses sujets. Malgré son activité et ses talens, l’étendue de ses états ne lui permettant pas de tout voir et de tout examiner par lui-même, il avoit choisi dix visirs, sur lesquels il se débarrassoit du plus grand nombre des affaires ; mais, toujours jaloux de régner lui-même, il décidoit seul dans les circonstances les plus importantes, après avoir pris toutefois l’avis de ses visirs.

Avec une telle conduite, Azadbakht pouvoit se flatter de jouir d’une prospérité durable, si, séduit et entraîné par l’amour, il n’eût abusé de son autorité, et manqué d’égards pour un de ses visirs.

Un jour qu’Azadbakht étoit à la chasse, accompagné d’une suite nombreuse, il aperçut un esclave noir à cheval, qui conduisoit par la bride une mule richement enharnachée. Cette mule portoit une espèce de litière recouverte d’une étoffe de brocard d’or, parsemée de perles et de diamans. Une troupe de cavaliers, dans l’équipage le plus leste et le plus brillant, accompagnoit la litière.

Azadbakht se sépara des personnes de sa suite ; et s’étant avancé vers les cavaliers, leur demanda à qui appatenoit cette litière, et quelle étoit la personne qu’elle renfermoit ? L’esclave noir répondit, sans savoir qu’il parloit au roi lui-même, que la litière appartenoit à Isfehend, visir du roi, et qu’elle renfermoit sa fille promise en mariage au roi Zadschah.

La princesse entendant cette conversation, fut curieuse de voir la personne qui parloit à l’esclave, et entr’ouvrit le rideau de sa litière. Azadbakht l’aperçut, fut frappé de l’éclat de ses charmes, et en devint aussitôt amoureux. « Fais retourner la mule, dit-il à l’esclave noir, et reviens sur tes pas. Je suis le roi Azadbakht, et je veux devenir l’époux de cette jeune beauté. Isfehend son père est un de mes visirs, et ne peut manquer d’être flatté de l’honneur que je lui fais en donnant ma main à sa fille. »

« Sire, reprit l’esclave étonné, permettez-moi que j’informe mon maître de votre dessein, afin qu’il s’empresse de donner son consentement à une alliance aussi glorieuse, et à laquelle il doit si peu s’attendre. Ce seroit une chose indigne de vous, et injurieuse pour lui, si vous épousiez sa fille sans qu’il en fût instruit. » « Je n’ai pas, dit le roi, le temps d’attendre que tu ailles trouver Isfehend, et que tu sois ici de retour. Il ne peut y avoir en ceci rien d’injurieux pour mon visir, dès que c’est moi qui épouse sa fille. »

« Sire, ajouta l’esclave, permettez-moi d’observer à votre Majesté que les choses faites avec tant de promptitude, ou ne sont pas de longue durée, ou ne procurent pas un plaisir pur et solide. Puisque rien ne peut s’opposer à vos vœux, ne vous exposez pas aux suites fâcheuses qu’entraîne quelquefois la précipitation, et n’affligez pas mon maître en le comblant d’honneur. Je connois sa tendresse pour sa fille, et je suis sûr qu’il sera vivement affecté de ne pas vous l’avoir donnée lui-même. »

« Isfehend, interrompit le roi, est mon mamelouk et un de mes esclaves : je m’embarrasse fort peu qu’il soit fâché ou content. » En parlant ainsi, le roi saisit lui-même la bride de la mule, fit conduire dans son palais la belle Behergiour[2] (c’étoit le nom de la fille d’Isfehend), et l’épousa le jour même.

L’esclave noir et les cavaliers étant retournés près du visir leur maître, l’esclave se jeta à ses pieds, et lui dit en pleurant : « Monseigneur, depuis bien des années vous servez le roi Azadbakht avec tout le zèle dont vous êtes capable, et jamais vous n’avez rien fait de contraire à ses intérêts et à ceux de l’état ; mais vous avez travaillé inutilement : le roi n’a pour vous aucune estime, ni aucun égard pour vos longs et fidèles services. » « Que signifie ce discours, dit Isfehend, et quelle preuve as-tu que le roi ne fasse aucun cas de ma personne et de mes services ? » L’esclave fit alors à son maître le récit de ce qui venoit d’arriver.

Le visir en apprenant cette nouvelle, se sentit enflammer de colère, et résolut de se venger de l’affront qu’il venoit de recevoir. Il assembla un grand nombre de gens de guerre, et leur dit : « Le roi Azadbakht ne se contente plus des femmes qui composent son sérail. Il en usera bientôt envers vous comme il vient d’en user envers moi, et s’emparera de ce que nous avons de plus cher. Il ne nous reste d’autre parti à prendre que de quitter la cour, et de nous retirer dans des lieux où notre honneur soit en sûreté. »

Isfehend, pour empêcher que le roi ne soupçonnât rien de son dessein, lui écrivit en même temps une lettre conçue en ces termes :

« Je suis un de vos mamelouks, un de vos esclaves : ma fille elle-même étoit à vous, vous pouviez en disposer en maître. Que le Très-Haut conserve vos jours, et vous accorde toutes sortes de plaisirs et de satisfaction. J’ai toujours été prêt à vous servir, à défendre les provinces de votre empire, et à repousser vos ennemis. Je vais désormais redoubler de zèle et d’ardeur : vos intérêts semblent être devenus les miens, depuis que ma fille est devenue votre épouse. »

Cette lettre étoit accompagnée d’un présent considérable. Le roi Azadbakht fut très-content de la lettre et du présent, et ne songea, dès ce moment, qu’à se livrer au plaisir et à la bonne chère.

Le grand visir d’Azadbakht, plus attentif à ce qui se passoit, vint un jour l’informer qu’Isfehend étoit vivement piqué de la manière dont s’étoit fait le mariage de sa fille, et travailloit secrètement à se soulever contre lui. Le roi, pour toute réponse, lui fit lire la lettre d’Isfehend. Le grand visir eut beau représenter qu’il ne falloit pas s’en rapporter à cette lettre, et que les soumissions qu’elle renfermoit étoient aussi fausses que la satisfaction qu’y faisoit paroître Isfehend, Azadbakht ne fit aucune attention à ses représentations, et continua de se livrer aux plaisirs et aux amusemens de toute espèce.

Cependant Isfehend écrivit sans perdre de temps à tous les émirs, leur raconta l’affront que lui avoit fait le roi en s’emparant par force de sa fille, et leur fit appréhender qu’il ne se portât envers eux à des violences encore plus grandes.

Les lettres du visir étant parvenues dans toutes les provinces, les émirs se rassemblèrent auprès de lui, et ayant entendu de sa bouche le récit de ce qui étoit arrivé à sa fille, résolurent de le venger, et convinrent de se défaire du roi. Aussitôt ils montèrent à cheval, et firent avancer leurs troupes vers la capitale avec tant de secret et de promptitude, qu’ils étoient maîtres de tout le pays lorsque le roi apprit leur arrivée.

Azadbakht ne pouvant opposer de résistance, demanda à sa nouvelle épouse quel parti elle vouloit prendre ? » Celui que vous jugerez convenable, répondit-elle. » Le roi fit alors amener les deux meilleurs chevaux de son écurie. Il monta sur l’un, et la reine sur l’autre. Ils emportèrent avec eux autant d’or qu’ils purent, et s’enfuirent pendant la nuit du côté du Kerman, abandonnant leur capitale à Isfehend, qui entra dans la ville et s’en empara.

La reine, qui étoit enceinte, ne fut pas long-temps sans ressentir les douleurs de l’enfantement. C’étoit le soir, et ils se trouvoient alors près d’une montagne au pied de laquelle couloit une fontaine. Ils descendirent de cheval. La reine mit au monde un enfant aussi beau que la lune dans son plein, détacha un de ses vêtemens, dont l’étoffe étoit de soie brodée d’or, en enveloppa l’enfant, et lui présenta son sein. Ils passèrent la nuit dans cet endroit.

Le lendemain matin, le roi dit à son épouse : « Cet enfant qui devoit mettre le comble à mon bonheur augmente aujourd’hui l’horreur de la position critique où nous nous trouvons. Nous ne pouvons ni rester ici, ni l’emmener avec nous : forcés de l’abandonner à la Providence, prions Dieu qu’il envoie quelqu’un qui en prenne soin. » À ces mots ils versèrent l’un et l’autre un torrent de larmes, laissèrent l’enfant à côté de la fontaine, après avoir mis près de sa tête une bourse qui contenoit mille pièces d’or, remontèrent à cheval et continuèrent à fuir.

Dieu permit que des voleurs qui avoient attaqué une caravane près de cette montagne, et qui s’étoient emparés de tout le bagage des voyageurs, vinrent dans cet endroit pour partager entr’eux le butin. Ayant aperçu l’étoffe de soie, ils s’approchèrent, trouvèrent l’enfant qui étoit emmaillotté dedans, et tout auprès la bourse remplie d’or. « Grand Dieu, s’écria l’un d’eux saisi d’étonnement, comment cet enfant se trouve-t-il ici ? Quel crime, quelle barbarie l’a fait ainsi abandonner ? » Le chef des voleurs, après avoir partagé l’or à sa troupe, prit l’enfant dans ses bras, et résolut de l’élever comme son fils. Il le nourrit lui-même de lait et de dattes, jusqu’à ce qu’il fût arrivé à l’endroit où il faisoit sa demeure ; et là, il lui donna une nourrice.

Le roi Azadbakht et la reine s’éloignoient toujours en faisant le plus de diligence qu’ils pouvoient, jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à la cour de Perse. Le roi Chosroès les reçut avec les honneurs dus à leur rang, et les fit loger dans un magnifique palais. Lorsqu’il eut appris le malheur qui leur étoit arrivé, il leur donna une grande armée et des sommes d’argent considérables. Après être restés quelques jours à la cour de Perse, pour témoigner au roi leur reconnoissance et se remettre de leurs fatigues, Azadbakht et son épouse prirent le chemin de leurs états.

Azadbakht marchoit à la tête de l’armée. Isfehend vint à sa rencontre. On se battit de part et d’autre avec beaucoup de valeur, et la victoire fut long-temps douteuse. Enfin l’armée du visir rebelle fut mise en fuite, et lui-même tué de la main du roi. Azadbakht rentra dans sa capitale, et remonta sur le trône de ses aïeux.

Dès qu’Azadbakht se vit paisible possesseur de son royaume, son premier soin fut d’envoyer à la montagne ou il avoit été obligé de laisser son fils, pour voir si on ne pourroit pas découvrir ce qu’étoit devenu l’enfant. En vain on parcourut tout le pays d’alentour, on questionna tous les habitans : personne n’en put donner aucune nouvelle. Le roi fort affligé ne cessoit de regretter la perte de son fils. Plusieurs années se passèrent ainsi.

Cependant le prince devenu grand, accompagnoit les voleurs dans leurs courses, et attaquoit avec eux les voyageurs. Un jour ils formèrent le projet de piller une caravane qui devoit passer dans le Segestan[3]. Il y avoit parmi ceux qui composoient cette caravane, des hommes vaillans et aguerris, qui avoient avec eux beaucoup de marchandises précieuses. Ayant entendu dire que le pays étoit infesté par des brigands, ils se tenoient sur leurs gardes, marchoient toujours bien armés, et envoyoient devant eux des coureurs. Ils furent ainsi avertis de l’approche des voleurs, et se préparèrent à les repousser.

Les voleurs, qui étoient en petit nombre, furent étonnés de trouver une résistance à laquelle ils ne s’attendoient pas. Plusieurs d’entr’eux furent tués ; les autres furent obligés de prendre la fuite. Le jeune prince, après s’être long-temps battu, fut forcé de céder au nombre. Sa jeunesse, son courage, sa bonne mine, intéressoient en sa faveur. On lui laissa la vie, et on le mit au nombre des esclaves. La noblesse de son maintien, sa figure, son esprit, excitant de plus en plus la curiosité, on lui demanda qui il étoit, et comment il se trouvoit parmi ces voleurs ? Le jeune prince ne put répondre autre chose, sinon qu’il étoit fils du chef des voleurs.

La caravane continuant sa route, arriva dans la ville où le roi Azadbakht faisoit sa résidence. Dès qu’il en fut informé, il ordonna qu’on lui présentât les objets les plus rares et les plus curieux, pour choisir ceux qui lui plairoient davantage. On fit porter au palais les étoffes les plus riches, les bijous les plus précieux, et on y mena aussi quelques esclaves, parmi lesquels étoit le jeune voleur dont on s’étoit emparé.

Le roi, après avoir tout visité rapidement, arrêta ses yeux sur le jeune homme. Il fut frappé de sa figure, et demanda qui il étoit ? Le chef de la caravane lui raconta qu’ils avoient été assaillis dans leur voyage par des brigands : qu’ils s’étoient défendus courageusement, en avoient tué une partie, mis l’autre en fuite, et s’étoient saisis du jeune homme, qui étoit, à ce qu’il disoit, fils du chef des brigands. Cette circonstance n’empêcha pas que le jeune esclave ne plût infiniment au roi et qu’il ne voulût l’acquérir. Il le témoigne au chef de la caravane : celui-ci le pria de l’accepter au nom de tous les voyageurs ; ajoutant qu’ils étoient tous ses esclaves, et que Dieu n’avoit fait vraisemblablement tomber ce jeune homme entre leurs mains que parce qu’il le destinoit à sa Majesté.

Le roi fort satisfait, congédia la caravane, et fit entrer le jeune homme dans son palais. Il n’avoit d’abord été frappé que des agrémens de sa figure ; il ne tarda pas à s’apercevoir de son esprit, de sa sagacité et de l’étendue de ses connoissances. Il remarqua sa générosité, son désintéressement. Chaque jour il découvroit en lui de nouveaux talens, autant au-dessus de son âge, que de l’origine qu’il lui supposoit.

Azadbakht enchanté des talens du jeune homme, résolut de les mettre à profit ; il lui confia l’intendance de ses trésors, et ordonna que rien n’en sortit à l’avenir sans l’ordre du jeune intendant.

Le nouveau ministre s’acquitta de son emploi d’une manière qui devint bientôt avantageuse aux finances du roi. Les visirs disposoient auparavant à leur gré des trésors de l’état. La fermeté et la vigilance du jeune intendant firent cesser leurs déprédations. Le roi s’aperçut bientôt des heureux effets de ce nouvel ordre de choses ; il s’attacha tellement au jeune homme, qu’il le chérissoit autant que s’il eût su qu’il étoit son fils : il le consultoit en tout, et ne pouvoit souffrir qu’il s’éloignât de lui.

Les visirs mécontens de la diminution de leur autorité, et jaloux de l’attachement du roi pour ce nouveau favori, avoient conçu contre lui une violente jalousie et cherchoient tous les moyens de lui faire perdre les bonnes grâces du roi. Leurs ruses furent inutiles pendant plusieurs années : enfin le moment marqué par le destin arriva.

Le jeune intendant s’étant un jour trouvé avec d’autres jeunes gens, but plus qu’à son ordinaire, et s’enivra. N’ayant pu dans cet état retrouver son appartement, il erra dans le palais, et fut poussé par sa malheureuse destinée, dans l’appartement des femmes. Une salle magnifique se présente à lui : c’étoit celle où le roi avoit coutume de coucher avec son épouse.

Le jeune homme peu frappé de la magnificence de l’appartement, de la quantité de bougies qui l’éclairoient, entre, trouve un lit tout dressé, se laisse tomber dessus, et cède au sommeil qui l’accable. Des esclaves viennent peu après préparer la collation qu’on avoit coutume de servir tous les soirs au roi et à la reine. Elles apportent les sorbets, les confitures, disposent les cassolettes et les parfums. Le jeune homme dormant profondément n’entend rien, et les femmes le voyant de loin, croient que c’est le roi qui repose.

Azadbakht avoit donné ce jour-là un grand souper aux principaux seigneurs de la cour. Après le repas, il passa chez sa nouvelle épouse, et la conduisit dans l’appartement où tout étoit préparé pour les recevoir. Le roi vit en entrant un jeune homme étendu sur son lit, et reconnut son jeune intendant. Une fureur jalouse s’empare aussitôt de ses sens. « Quelle est cette conduite, dit-il à Behergiour en la regardant d’un œil irrité ? Assurément, cet esclave n’a pu s’introduire ici sans votre aveu ? »

« Sire, répondit la reine d’un ton assuré, je vous jure que je ne connois pas cet esclave, et ne sais par quel hasard il se trouve ici. » Le roi se croyoit trop assuré de l’infidélité de la reine, pour croire à la sincérité de ce qu’elle lui disoit.

Le jeune homme s’étant réveillé sur ces entrefaites, aperçut le roi, sauta en bas du lit, et se jeta à ses pieds. « Traître, lui dit le roi transporté de colère, tu oses pénétrer dans l’appartement de mes femmes ! Ton audace et ta perfidie ne resteront pas long-temps impunies. » Le roi ordonna aussitôt qu’on enfermât le jeune homme et la reine dans des prisons séparées.

Le lendemain, Azadbakht envoya chercher son grand visir. Il lui raconta l’aventure de la veille, lui témoigna la crainte qu’il avoit que la reine ne fût d’intelligence avec le jeune homme, et lui demanda son avis. « Ce jeune homme, répondit malignement le visir, est le fils d’un voleur : il se ressent de sa mauvaise origine. Celui qui élève un serpent dans son sein, doit s’attendre à en être mordu. Quant à la reine, sa conduite passée, son honnêteté, sa vertu, vous répondent de son innocence. Mais si le roi conserve encore quelques soupçons contr’elle, qu’il me permette de l’interroger, je me flatte d’éclaircir cette affaire, et de dissiper l’inquiétude qu’elle peut causer à sa Majesté. » Le grand visir ayant obtenu du roi la permission qu’il demandoit, alla trouver la reine ; et après s’être assuré par les questions qu’il lui fit, et par ses réponses, qu’elle n’avoit aucune intelligence avec le jeune homme, il lui tint ce discours :

« Quelle que soit votre innocence, Madame, le roi a des soupçons qu’il vous importe de dissiper. Voici le moyen de le faire, et de vous justifier entièrement à ses yeux. Lorsque vous paroîtrez devant le roi, dites-lui que ce jeune homme vous ayant aperçue un jour par hasard, vous a fait peu après remettre une lettre, dans laquelle il vous proposoit de vous faire présent de diamans d’un prix inestimable si vous vouliez consentir à ses désirs ; que vous avez rejeté ses offres avec indignation, et que vous avez appelé pour faire arrêter son envoyé, qui a pris aussitôt la fuite ; que non content de cette première tentative, le jeune homme vous a fait dire encore que si vous ne vouliez pas vous rendre à ses desirs, il s’introduiroit un jour dans votre appartement ; que le roi le verroit et le feroit périr ; mais que par-là il noirciroit votre réputation, irriteroit le roi contre vous, et vous feroit perdre ses bonnes grâces. Voilà, Madame, ce que vous devez dire au roi. Je vais le trouver pour lui rendre compte de ma démarche auprès de vous, et lui faire de votre part cette déclaration, en attendant que vous puissiez la lui faire vous-même. »

La reine se laissa persuader, et promit de répéter au roi ce que le visir alloit lui dire. Celui-ci se rendit aussitôt auprès du sultan ; et après lui avoir certifié que la reine étoit innocente, et lui avoir fait part de la prétendue déclaration, il ajouta : « Le crime de ce jeune homme mérite la plus grande punition. Les bontés dont vous l’avez comblé le rendent encore plus coupable ; et cet exemple prouve bien que la nature ne peut changer, et qu’une graine amère ne peut produire que des fruits amers. »

Le roi ayant entendu le discours de son grand visir, déchira ses habits, commanda qu’on amenât devant lui le jeune homme, et qu’on fît venir en même temps l’exécuteur.

La nouvelle de l’aventure du jeune intendant s’étoit déjà répandue parmi le peuple. Une multitude immense étoit rassemblée pour le voir et être témoin de ce qui alloit lui arriver.

« Ingrat, s’écria le roi dès qu’il l’aperçut, je t’avois confié l’intendance de toutes mes richesses, et tu avois jusqu’ici bien répondu à ma confiance ; je t’avois élevé au-dessus de tous les grands qui m’entourent, pourquoi as-tu voulu attenter à mon honneur, et es-tu entré dans l’appartement de la reine ? Comment le souvenir des bienfaits dont je t’ai comblé ne t’a-t-il pas retenu ? »

Le jeune homme, sans paroître effrayé de la colère du roi et des apprêts du supplice qu’il sembloit ne pouvoir éviter, répondit avec tranquillité : « Sire, je n’ai pas commis volontairement et de propos délibéré l’action qui me fait paroître criminel : je n’avois aucune raison de m’introduire dans cet appartement ; mais j’y ai été poussé par mon malheureux sort. Jusqu’ici j’ai tâché de me garantir de toutes fautes, et de me préserver de tout accident ; mais personne ne peut surmonter son destin, et tous les efforts sont inutiles contre la mauvaise fortune. C’est ce que prouve évidemment l’exemple de ce marchand, qui devoit être un jour malheureux, et dont les peines et les travaux ne purent jamais faire changer la destinée. »

« Quelle est cette histoire, dit le roi Azadbakht, et comment ce marchand devint-il malheureux pour toujours ? »


  1. En persan, bonheur singulier.
  2. Ou Behergiauher, qui a l’éclat du diamant.
  3. Province de Perse.