Les Mille et Une Nuits/Suite de l’histoire d’Aladdin

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SUITE DE L’HISTOIRE D’ALADDIN,
OU
LA LAMPE MERVEILLEUSE.


La mère d’Aladdin qui avoit vu le sultan se lever et se retirer, jugea bien qu’il ne reparoîtroit pas davantage ce jour-là, en voyant tout le monde sortir. Ainsi elle prit le parti de retourner chez elle. Aladdin qui la vit rentrer avec le présent destiné au sultan, ne sut d’abord que penser du succès de son voyage. Dans la crainte où il étoit qu’elle n’eût quelque chose de sinistre à lui annoncer, il n’avoit pas la force d’ouvrir la bouche pour lui demander quelle nouvelle elle lui apportoit. La bonne mère qui n’avoit jamais mis le pied dans le palais du sultan, et qui n’avoit pas la moindre connoissance de ce qui s’y pratiquoit ordinairement, tira son fils de l’embarras où il étoit, en lui disant avec une grande naïveté : « Mon fils, j’ai vu le sultan, et je suis bien persuadée qu’il m’a vue aussi. J’étois placée devant lui, et personne ne l’empêchoit de me voir ; mais il étoit si fort occupé par tous ceux qui lui parloient à droite et à gauche, qu’il me faisoit compassion de voir la peine et la patience qu’il se donnoit à les écouter. Cela a duré si long-temps, qu’à la fin je crois qu’il s’est ennuyé, car il s’est levé sans qu’on s’y attendît, et il s’est retiré assez brusquement, sans vouloir entendre quantité d’autres personnes qui étoient en rang pour lui parler à leur tour. Cela m’a fait cependant un grand plaisir. En effet, je commençois à perdre patience, et j’étois extrêmement fatiguée de demeurer debout si long-temps ; mais il n’y a rien de gâté : je ne manquerai pas d’y retourner demain ; le sultan ne sera peut-être pas si occupé. »

Quelqu’amoureux que fût Aladdin, il fut contraint de se contenter de cette excuse, et de s’armer de patience. Il eut au moins la satisfaction de voir que sa mère avoit fait la démarche la plus difficile, qui étoit de soutenir la vue du sultan, et d’espérer qu’à l’exemple de ceux qui lui avoient parlé en sa présence, elle n’hésiteroit pas aussi à s’acquitter de la commission dont elle étoit chargée, quand le moment favorable de lui parler se présenteroit.

Le lendemain d’aussi grand matin que le jour précédent, la mère d’Aladdin alla encore au palais du sultan avec le présent de pierreries ; mais son voyage fut inutile : elle trouva la porte du divan fermée, et elle apprit qu’il n’y avoit de conseil que de deux jours l’un, et qu’ainsi il falloit qu’elle revînt le jour suivant. Elle s’en alla porter cette nouvelle à son fils, qui fut obligé de renouveler sa patience. Elle y retourna six autres fois aux jours marqués, en se plaçant toujours devant le sultan, mais avec aussi peu de succès que la première ; et peut-être qu’elle y seroit retournée cent autres fois aussi inutilement, si le sultan, qui la voyoit toujours vis-à-vis de lui à chaque séance, n’eût fait attention à elle. Cela est d’autant plus probable, qu’il n’y avoit que ceux qui avoient des requêtes à présenter qui approchoient du sultan, chacun à leur tour, pour plaider leur cause dans leur rang ; et la mère d’Aladdin n’étoit point dans ce cas-là.

Ce jour-là enfin, après la levée du conseil, quand le sultan fut rentré dans son appartement, il dit à son grand visir : « Il y a déjà quelque temps que je remarque une certaine femme qui vient réglément chaque jour que je tiens mon conseil, et qui porte quelque chose d’enveloppé dans un linge ; elle se tient debout depuis le commencement de l’audience jusqu’à la fin, et affecte de se mettre toujours devant moi. Savez-vous ce qu’elle demande ? »

Le grand visir qui n’en savoit pas plus que le sultan, ne voulut pas néanmoins demeurer court. « Sire, répondit-il, votre Majesté n’ignore pas que les femmes forment souvent des plaintes sur des sujets de rien : celle-ci apparemment vient porter sa plainte devant votre Majesté sur ce qu’on lui a vendu de la mauvaise farine, ou sur quelqu’autre tort d’aussi peu de conséquence. » Le sultan ne se satisfit pas de cette réponse. « Au premier jour du conseil, reprit-il, si cette femme revient, ne manquez pas de la faire appeler, afin que je l’entende. » Le grand visir ne lui répondit qu’en baisant la main et en la portant au-dessus de sa tête, pour marquer qu’il étoit prêt à la perdre s’il manquoit à exécuter l’ordre du sultan.

La mère d’Aladdin s’étoit déjà fait une habitude si grande de paroître au conseil devant le sultan, qu’elle comptoit sa peine pour rien, pourvu qu’elle fît connoître à son fils qu’elle n’oublioit rien de tout ce qui dépendoit d’elle pour lui complaire. Elle retourna donc au palais le jour du conseil ; et elle se plaça à l’entrée du divan vis-à-vis le sultan, à son ordinaire.

Le grand visir n’avoit encore commencé à rapporter aucune affaire quand le sultan aperçut la mère d’Aladdin. Touché de compassion de la longue patience dont il avoit été témoin : « Avant toutes choses, de crainte que vous ne l’oubliez, dit-il au grand visir, voilà la femme dont je vous parlois dernièrement ; faites-la venir, et commençons par l’entendre et par expédier l’affaire qui l’amène. » Aussitôt le grand visir montra cette femme au chef des huissiers qui étoit debout, prêt à recevoir ses ordres, et lui commanda d’aller la prendre et de la faire avancer.

Le chef des huissiers vint jusqu’à la mère d’Aladdin ; et au signe qu’il lui fit, elle le suivit jusqu’au pied du trône du sultan, où il la laissa pour aller se ranger à sa place près du grand visir.

La mère d’Aladdin, instruite par l’exemple de tant d’autres qu’elle avoit vu aborder le sultan, se prosterna le front contre le tapis qui couvroit les marches du trône, et elle demeura en cet état jusqu’à ce que le sultan lui commanda de se relever. Elle se leva, et alors : « Bonne femme, lui dit le sultan, il y a long-temps que je vous vois venir à mon divan, et demeurer à l’entrée depuis le commencement jusqu’à la fin : quelle affaire vous amène ici ? »

La mère d’Aladdin se prosterna une seconde fois, après avoir entendu ces paroles ; et quand elle fut relevée : « Monarque au-dessus des monarques du monde, dit-elle, avant d’exposer à votre Majesté le sujet extraordinaire et même presqu’incroyable, qui me fait paroître devant son trône sublime, je la supplie de me pardonner la hardiesse, pour ne pas dire l’impudence de la demande que je viens lui faire : elle est si peu commune, que je tremble, et que j’ai honte de la proposer à mon sultan. » Pour lui donner la liberté entière de s’expliquer, le sultan commanda que tout le monde sortît du divan, et qu’on le laissât seul avec son grand visir ; et alors il lui dit qu’elle pouvoit parler et s’expliquer sans crainte.

La mère d’Aladdin ne se contenta pas de la bonté du sultan, qui venoit de lui épargner la peine qu’elle eût pu souffrir en parlant devant tout le monde ; elle voulut encore se mettre à couvert de l’indignation qu’elle avoit à craindre de la proposition qu’elle devoit lui faire, et à laquelle il ne s’attendoit pas. « Sire, dit-elle en reprenant la parole, j’ose encore supplier votre Majesté, au cas qu’elle trouve la demande que j’ai à lui faire, offensante ou injurieuse en la moindre chose, de m’assurer auparavant de son pardon, et de m’en accorder la grâce. » « Quoi que ce puisse être, repartit le sultan, je vous le pardonne dès-à-présent, et il ne vous en arrivera pas le moindre mal : parlez hardiment. »

Quand la mère d’Aladdin eut pris toutes ses précautions, en femme qui redoutoit la colère du sultan sur une proposition aussi délicate que celle qu’elle avoit à lui faire, elle lui raconta fidèlement dans quelle occasion Aladdin avoit vu la princesse Badroulboudour, l’amour violent que cette vue fatale lui avoit inspiré, la déclaration qu’il lui en avoit faite, tout ce qu’elle lui avoit représenté pour le détourner d’une passion non moins injurieuse à sa Majesté, qu’à la princesse sa fille. « Mais, continua-t-elle, mon fils, bien loin d’en profiter et de reconnoître sa hardiesse, s’est obstiné à y persévérer jusqu’au point de me menacer de quelqu’action de désespoir si je refusois de venir demander la princesse en mariage à votre Majesté ; et ce n’a été qu’après m’être fait une violence extrême, que j’ai été contrainte d’avoir cette complaisance pour lui, de quoi je supplie encore une fois votre Majesté de m’accorder le pardon, non-seulement à moi, mais même à Aladdin mon fils, d’avoir eu la pensée téméraire d’aspirer à une si haute alliance. »

Le sultan écouta tout ce discours avec beaucoup de douceur et de bonté, sans donner aucune marque de colère ou d’indignation, et même sans prendre la demande en raillerie.

Mais avant de donner réponse à cette bonne femme, il lui demanda ce que c’étoit que ce qu’elle avoit apporté enveloppé dans un linge. Aussitôt elle prit le vase de porcelaine qu’elle avoit mis au pied du trône avant de se prosterner, elle le découvrit et le présenta au sultan.

On ne sauroit exprimer la surprise et l’étonnement du sultan, lorsqu’il vit rassemblé dans ce vase tant de pierreries si considérables, si précieuses, si parfaites, si éclatantes, et d’une grosseur telle qu’il n’en avoit point encore vu de pareilles. Il resta quelque temps dans une si grande admiration, qu’il en étoit immobile. Après être enfin revenu à lui, il reçu le présent des mains de la mère d’Aladdin, en s’écriant avec un transport de joie : « Ah, que cela est beau ! Que cela est riche ! » Après avoir admiré et manié presque toutes les pierreries l’une après l’autre, en les prisant chacune par l’endroit qui les distinguoit, il se tourna du côté de son grand visir ; et en lui montrant le vase : « Vois, dit-il, et conviens qu’on ne peut rien voir au monde de plus riche et de plus parfait. » Le visir en fut charmé. « Eh bien, continua le sultan, que dis-tu d’un tel présent ? N’est-il pas digne de la princesse ma fille, et ne puis-je pas la donner à ce prix-là à celui qui me la fait demander ? »

Ces paroles mirent le grand visir dans une étrange agitation. Il y avoit quelque temps que le sultan lui avoit fait entendre que son intention étoit de donner la princesse sa fille en mariage à un fils qu’il avoit. Il craignit, et ce n’étoit pas sans fondement, que le sultan, ébloui par un présent si riche et si extraordinaire, ne changeât de sentiment. Il s’approcha du sultan ; et en lui parlant à l’oreille : « Sire, dit-il, on ne peut disconvenir que le présent ne soit digne de la princesse ; mais je supplie votre Majesté de m’accorder trois mois avant de se déterminer : j’espère qu’avant ce temps-là, mon fils, sur qui elle a eu la bonté de me témoigner qu’elle avoit jeté les yeux, aura de quoi lui en faire un d’un plus grand prix que celui d’Aladdin, que votre Majesté ne connoît pas. » Le sultan, quoique bien persuadé qu’il n’étoit pas possible que son grand visir pût trouver à son fils de quoi faire un présent d’une aussi grande valeur à la princesse sa fille, ne laissa pas néanmoins de l’écouter, et de lui accorder cette grâce. Ainsi, en se retournant du côté de la mère d’Aladdin, il lui dit : « Allez, bonne femme, retournez chez vous, et dites à votre fils que j’agrée la proposition que vous m’avez faite de sa part, mais que je ne puis marier la princesse ma fille, que je ne lui aie fait faire un ameublement qui ne sera prêt que dans trois mois. Ainsi revenez en ce temps-là. »

La mère d’Aladdin retourna chez elle avec une joie d’autant plus grande, que, par rapport à son état, elle avoit d’abord regardé l’accès auprès du sultan comme impossible, et que d’ailleurs elle avoit obtenu une réponse si favorable, au lieu qu’elle ne s’étoit attendue qu’à un rebut qui l’auroit couverte de confusion. Deux choses firent juger à Aladdin, quand il vit entrer sa mère, qu’elle lui apportait une bonne nouvelle : l’une, qu’elle revenoit de meilleure heure qu’à l’ordinaire ; et l’autre, qu’elle avoit le visage gai et ouvert. « Hé bien, ma mère, lui dit-il, dois-je espérer ? Dois-je mourir de désespoir » ? Quand elle eut quitté son voile et qu’elle se fut assise sur le sofa avec lui : « Mon fils, dit-elle, pour ne vous pas tenir trop long-temps dans l’incertitude, je commencerai par vous dire, que bien loin de songer à mourir, vous avez tout sujet d’être content. » En poursuivant son discours elle lui raconta de quelle manière elle avoit eu audience avant tout le monde, ce qui étoit cause qu’elle étoit revenue de si bonne heure ; les précautions qu’elle avoit prises pour faire au sultan, sans qu’il s’en offensât, la proposition de mariage de la princesse Badroulboudour avec lui, et la réponse toute favorable que le sultan lui avoit faite de sa propre bouche. Elle ajouta que, autant qu’elle en pouvoit juger par les marques que le sultan en avoit données, le présent, sur toutes choses, avoit fait un puissant effet sur son esprit pour le déterminer à la réponse favorable qu’elle rapportoit. « Je m’y attendois d’autant moins, dit-elle encore, que le grand visir lui avoit parlé à l’oreille avant qu’il me la fît, et que je craignois qu’il ne le détournât de la bonne volonté qu’il pouvoit avoir pour vous. »

Aladdin s’estima le plus heureux des mortels en apprenant cette nouvelle. Il remercia sa mère de toutes les peines qu’elle s’étoit données dans la poursuite de cette affaire, dont l’heureux succès étoit si important pour son repos. Et quoique dans l’impatience où il étoit de jouir de l’objet de sa passion, trois mois lui parussent d’une longueur extrême, il se disposa néanmoins à attendre avec patience, fondé sur la parole du sultan, qu’il regardoit comme irrévocable. Pendant qu’il comptoit non-seulement les heures, les jours et les semaines, mais même jusqu’aux momens, en attendant que le terme fût passé, environ deux mois s’étoient écoulés, quand la mère, un soir en voulant allumer la lampe, s’aperçut qu’il n’y avoit plus d’huile dans la maison. Elle sortit pour en aller acheter ; et en avançant dans la ville, elle vit que tout y étoit en fête. En effet, les boutiques au lieu d’être fermées, étoient ouvertes ; on les ornoit de feuillages, on y préparoit des illuminations, chacun s’efforçoit à qui le feroit avec plus de pompe et de magnificence pour mieux marquer son zèle. Tout le monde enfin donnoit des démonstrations de joie et de réjouissance. Les rues étaient même embarrassées par des officiers en habits de cérémonie, montés sur des chevaux richement harnachés et environnés d’un grand nombre de valets de pied qui alloient et venoient. Elle demanda au marchand chez qui elle achetoit son huile, ce que tout cela signifioit. « D’où venez-vous ma bonne dame, lui dit-il ? Ne savez-vous pas que le fils du grand visir épouse ce soir la princesse Badroulboudour, fille du sultan ? Elle va bientôt sortir du bain, et les officiers que vous voyez, s’assemblent pour lui faire cortège jusqu’au palais où se doit faire la cérémonie. »

La mère d’Aladdin ne voulut pas en apprendre davantage. Elle revint en si grande diligence, qu’elle rentra chez elle presque hors d’haleine. Elle trouva son fils qui ne s’attendoit à rien moins qu’à la fâcheuse nouvelle qu’elle lui apportoit. « Mon fils, s’écria-t-elle, tout est perdu pour vous ! Vous comptiez sur la belle promesse du sultan, il n’en sera rien. » Aladdin alarmé de ces paroles : « Ma mère, reprit-il, par quel endroit le sultan ne me tiendroit-il pas sa promesse ? Comment le savez-vous ? » « Ce soir, repartit la mère, le fils du grand visir épouse la princesse Badroulboudour dans le palais. » Elle lui raconta de quelle manière elle venoit de l’apprendre, par tant de circonstances, qu’il n’eut pas lieu d’en douter.

À cette nouvelle, Aladdin demeura immobile, comme s’il eût été frappé d’un coup de foudre. Tout autre que lui en eût été accablé ; mais une jalousie secrète l’empêcha d’y demeurer long-temps. Dans le moment il se souvint de la lampe qui lui avoit été si utile jusqu’alors ; et sans aucun emportement en vaines paroles contre le sultan, contre le grand visir, ou contre le fils de ce ministre, il dit seulement : « Ma mère, le fils du grand visir ne sera peut-être pas cette nuit aussi heureux qu’il se le promet. Pendant que je vais dans ma chambre pour un moment, préparez-nous à souper. »

La mère d’Aladdin comprit bien que son fils vouloit faire usage de la lampe pour empêcher, s’il étoit possible, que le mariage du fils du grand visir avec la princesse ne vînt jusqu’à la consommation, et elle ne se trompoit pas. En effet, quand Aladdin fut dans sa chambre, il prit la lampe merveilleuse qu’il y avoit portée, en l’ôtant devant les yeux de sa mère, après que l’apparition du génie lui eut fait une si grande peur ; il prit, dis-je, la lampe, et il la frotta au même endroit que les autres fois. À l’instant, le génie parut devant lui :

« Que veux-tu, dit-il à Aladdin ? Me voici prêt a t’obéir comme ton esclave, et de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi et les autres esclaves de la lampe ! »

« Écoute, lui dit Aladdin, tu m’as apporté jusqu’à présent de quoi me nourrir quand j’en ai eu besoin, il s’agit présentement d’une affaire de tout autre importance. J’ai fait demander en mariage au sultan la princesse Badroulboudour sa fille. Il me l’a promise, et il m’a demandé un délai de trois mois. Au lieu de tenir sa promesse, ce soir, avant le terme échu, il la marie au fils du grand visir : je viens de l’apprendre, et la chose est certaine. Ce que je te demande, c’est que, dès que le nouvel époux et la nouvelle épouse seront couchés, tu les enlèves, et que tu les apportes ici tous deux dans leur lit.

« Mon maître, reprit le génie, je vais t’obéir. As-tu autre chose à me commander ? »

« Rien autre chose pour le présent, repartit Aladdin. » En même temps le génie disparut.

Aladdin revint trouver sa mère ; il soupa avec elle, avec la même tranquillité qu’il avoit coutume de le faire. Après le souper il s’entretint quelque temps avec elle du mariage de la princesse, comme d’une chose qui ne l’embarrassoit plus. Il retourna à sa chambre, et il laissa sa mère en liberté de se coucher. Pour lui il ne se coucha pas, mais il attendit le retour du génie, et l’exécution du commandement qu’il lui avoit fait.

Pendant ce temps-là tout avoit été préparé avec bien de la magnificence dans le palais du sultan pour la célébration des noces de la princesse, et la soirée se passa en cérémonies et en réjouissances jusque bien avant dans la nuit. Quand tout fut achevé, le fils du grand visir, au signal que lui fit le chef des eunuques de la princesse, s’échappa adroitement, et cet officier l’introduisit dans l’appartement de la princesse son épouse jusqu’à la chambre où le lit nuptial étoit préparé. Il se coucha le premier. Peu de temps après, la sultane, accompagnée de ses femmes et de celles de la princesse sa fille, amena la nouvelle épouse. Elle faisoit de grandes résistances selon la coutume des nouvelles mariées. La sultane aida à la déshabiller, la mit dans le lit comme par force ; et après l’avoir embrassée en lui souhaitant la bonne nuit, elle se retira avec toutes les femmes ; et la dernière qui sortit ferma la porte de la chambre.

À peine la porte de la chambre fut fermée, que le génie, comme esclave fidèle de la lampe, et exact à exécuter les ordres de ceux qui l’avoient à la main, sans donner le temps à l’époux de faire la moindre caresse à son épouse, enlève le lit avec l’époux et l’épouse, au grand étonnement de l’un et de l’autre, et en un instant le transporte dans la chambre d’Aladdin, où il le pose.

Aladdin qui attendait ce moment avec impatience, ne souffrit pas que le fils du grand visir demeurât couché avec la princesse. « Prends ce nouvel époux, dit-il au génie, enferme-le dans le privé, et reviens demain matin un peu après la pointe du jour. » Le génie enleva aussitôt le fils du grand visir hors du lit en chemise, et le transporta dans le lieu qu’Aladdin lui avoit dit, où il le laissa après avoir jeté sur lui un souffle qu’il sentit depuis la tête jusqu’aux pieds, et qui l’empêcha de remuer de la place.

Quelque grande que fût la passion d’Aladdin pour la princesse Badroulboudour, il ne lui tint pas néanmoins un long discours, lorsqu’il se vit seul avec elle. « Ne craignez rien, adorable princesse, lui dit-il d’un air tout passionné, vous êtes ici en sûreté, et quelque violent que soit l’amour que je ressens pour votre beauté et pour vos charmes, il ne me fera jamais sortir des bornes du profond respect que je vous dois. Si j’ai été forcé, ajouta-t-il, d’en venir à cette extrémité, ce n’a pas été dans la vue de vous offenser, mais pour empêcher qu’un injuste rival ne vous possédât, contre la parole donnée par le sultan votre père en ma faveur. »

La princesse qui ne savoit rien de ces particularités, fit fort peu d’attention à tout ce qu’Aladdin lui put dire. Elle n’étoit nullement en état de lui répondre. La frayeur et l’étonnement où elle étoit d’une aventure si surprenante et si peu attendue, l’avoient mise dans un tel état, qu’Aladdin n’en put tirer aucune parole. Aladdin n’en demeura pas là : il prit le parti de se déshabiller, et il se coucha à la place du fils du grand visir, le dos tourné du côté de la princesse, après avoir eu la précaution de mettre un sabre entre la princesse et lui, pour marquer qu’il mériteroit d’en être puni s’il attentoit à son honneur.

Aladdin content d’avoir ainsi privé son rival du bonheur dont il s’étoit flatté de jouir cette nuit-là, dormit assez tranquillement. Il n’en fut pas de même de la princesse Badroulboudour : de sa vie il ne lui étoit arrivé de passer une nuit aussi fâcheuse et aussi désagréable que celle-là ; et si l’on veut bien faire réflexion au lieu et à l’état où le génie avoit laissé le fils du grand visir, on jugera que ce nouvel époux la passa d’une manière beaucoup plus affligeante.

Le lendemain, Aladdin n’eut pas besoin de frotter la lampe pour appeler le génie. Il revint à l’heure qu’il lui avoit marquée, et dans le temps qu’il achevoit de s’habiller :

« Me voici, dit-il à Aladdin. Qu’as-tu à me commander ? »

« Va reprendre, lui dit Aladdin, le fils du grand visir où tu l’as mis ; viens le remettre dans ce lit, et reporte-le où tu l’as pris dans le palais du sultan. » Le génie alla relever le fils du grand visir de sentinelle, et Aladdin reprenoit son sabre quand il reparut. Il mit le nouvel époux près de la princesse, et en un instant il reporta le lit nuptial dans la même chambre du palais du sultan d’où il l’avoit apporté.

Il faut remarquer qu’en tout ceci le génie ne fut aperçu ni de la princesse, ni du fils du grand visir. Sa forme hideuse eut été capable de les faire mourir de frayeur. Ils n’entendirent même rien des discours entre Aladdin et lui ; et ils ne s’aperçurent que de l’ébranlement du lit et de leur transport d’un lieu à un autre : c’étoit bien assez pour leur donner la frayeur qu’il est aisé d’imaginer.

Le génie ne venoit que de poser le lit nuptial en sa place, quand le sultan, curieux d’apprendre comment la princesse sa fille avoit passé la première nuit de ses noces, entra dans la chambre pour lui souhaiter le bon jour. Le fils du grand visir morfondu du froid qu’il avoit souffert toute la nuit, et qui n’avoit pas encore eu le temps de se réchauffer, n’eut pas sitôt entendu qu’on ouvroit la porte, qu’il se leva, et passa dans une garderobe où il s’étoit déshabillé le soir.

Le sultan approcha du lit de la princesse, la baisa entre les deux yeux, selon la coutume, en lui souhaitant le bonjour, et lui demanda en souriant comment elle se trouvoit de la nuit passée ; mais en relevant la tête, et en la regardant avec plus d’attention, il fut extrêmement surpris de la voir dans une grande mélancolie, et de ce qu’elle ne lui marquoit ni par la rougeur qui eût pu lui monter au visage, ni par aucun autre signe, ce qui eût pu satisfaire sa curiosité. Elle lui jeta seulement un regard des plus tristes, d’une manière qui marquoit une grande affliction, ou un grand mécontentement. Il lui dit encore quelques paroles ; mais comme il vit qu’il n’en pouvoit tirer d’elle, il s’imagina qu’elle le faisoit par pudeur, et il se retira. Il ne laissa pas néanmoins de soupçonner qu’il y avoit quelque chose d’extraordinaire dans son silence ; ce qui l’obligea d’aller sur-le-champ à l’appartement de la sultane, à qui il fit le récit de l’état où il avoit trouvé la princesse, et de la réception qu’elle lui avoit faite. « Sire, lui dit la sultane, cela ne doit pas surprendre votre Majesté : il n’y a pas de nouvelle mariée qui n’ait la même retenue le lendemain de ses noces. Ce ne sera pas la même chose dans deux ou trois jours : alors elle recevra le sultan son père comme elle le doit. Je vais la voir, ajouta-t-elle, et je suis bien trompée, si elle me fait le même accueil. »

Quand la sultane fut habillée, elle se rendit à l’appartement de la princesse, qui n’étoit pas encore levée : elle s’approcha de son lit, et elle lui donna le bon jour, en l’embrassant ; mais sa surprise fut des plus grandes, non-seulement de ce qu’elle ne lui répondoit rien, mais même de ce qu’en la regardant, elle s’aperçut qu’elle étoit dans un grand abattement, qui lui fit juger qu’il lui étoit arrivé quelque chose qu’elle ne pénétroit pas. « Ma fille, lui dit la sultane, d’où vient que vous répondez si mal aux caresses que je vous fais ? Est-ce avec votre mère que vous devez faire toutes ces façons ? Et doutez-vous que je ne sois pas instruite de ce qui peut arriver dans une pareille circonstance que celle où vous êtes ? Je veux bien croire que vous n’ayez pas cette pensée, il faut donc qu’il vous soit arrivé quelqu’autre chose ; avouez-le-moi franchement, et ne me laissez pas plus long-temps dans une inquiétude qui m’accable. »

La princesse Badroulboudour rompit enfin le silence par un grand soupir : « Ah, madame et très-honorée mère, s’écria-t-elle, pardonnez-moi, si j’ai manqué au respect que je vous dois ! J’ai l’esprit si fortement occupé des choses extraordinaires qui me sont arrivées cette nuit, que je ne suis pas encore bien revenue de mon étonnement ni de mes frayeurs, et que j’ai même de la peine à me reconnoître moi-même. » Alors elle lui raconta avec les couleurs les plus vives, de quelle manière, un instant après qu’elle et son époux furent couchés, le lit avoit été enlevé et transporté en un moment dans une chamre mal-propre et obscure, où elle s’étoit vue seule et séparée de son époux, sans savoir ce qu’il étoit devenu, et où elle avoit vu un jeune homme, lequel, après lui avoir dit quelque paroles que la frayeur l’avoit empêchée d’entendre, s’étoit couché avec elle à la place de son époux, après avoir mis son sabre entr’elle et lui, et que son époux lui avoit été rendu, et le lit rapporté en sa place en aussi peu de temps. « Tout cela ne venoit que d’être fait, ajouta-t-elle, quand le sultan mon père est entré dans ma chambre ; j’étois si accablée de tristesse, que je n’ai pas eu la force de lui répondre une seule parole. Aussi je ne doute pas qu’il ne soit indigné de la manière dont j’ai reçu l’honneur qu’il m’a fait ; mais j’espère qu’il me pardonnera quand il saura ma triste aventure, et l’état pitoyable où je me trouve encore en ce moment. »

La sultane écouta fort tranquillement tout ce que la princesse voulut bien lui raconter ; mais elle ne voulut point y ajouter foi. « Ma fille, lui dit-elle, vous avez bien fait de ne point parler de cela au sultan votre père. Gardez-vous bien d’en rien dire à personne : on vous prendroit pour une folle, si on vous entendoit parler de la sorte. » « Madame, reprit la princesse, je puis vous assurer que je vous parle de bon sens ; vous pourrez vous en informer à mon époux, il vous dira la même chose. » « Je m’en informerai, repartit la sultane ; mais quand il m’en parleroit comme vous, je n’en serois pas plus persuadée que je le suis. Levez-vous cependant, et ôtez-vous cette imagination de l’esprit ; il feroit beau voir que vous troublassiez par une pareille vision les fêtes ordonnées pour vos noces, et qui doivent se continuer plusieurs jours dans ce palais et dans tout le royaume ! N’entendez-vous pas déjà les fanfares et les concerts de trompettes, de tymbales et de tambours ? Tout cela vous doit inspirer la joie et le plaisir, et vous faire oublier toutes les fantaisies dont vous venez de me parler. » En même temps la sultane appela les femmes de la princesse ; et après qu’elle l’eut fait lever, et qu’elle l’eut vue se mettre à sa toilette, elle alla à l’appartement du sultan ; elle lui dit que quelque fantaisie avoit passé véritablement par l’esprit de sa fille, mais que ce n’étoit rien. Elle fit appeler le fils du visir, pour savoir de lui quelque chose de ce que la princesse lui avoit dit ; mais le fils du visir qui s’estimoit infiniment honoré de l’alliance du sultan, avoit pris le parti de dissimuler. « Mon gendre, lui dit la sultane, dites-moi, êtes-vous dans le même entêtement que votre épouse ? » « Madame, reprit le fils du visir, oserois-je vous demander à quel sujet vous me faites cette demande ? » « Cela suffit, repartit la sultane, je n’en veux pas savoir davantage : vous êtes plus sage qu’elle. »

Les réjouissances continuèrent toute la journée dans le palais ; et la sultane qui n’abandonna pas la princesse, n’oublia rien pour lui inspirer la joie, et pour lui faire prendre part aux divertissemens qu’on lui donnoit par différentes sortes de spectacles ; mais elle étoit tellement frappée des idées de ce qui lui étoit arrivé la nuit, qu’il étoit aisé de voir qu’elle en étoit tout occupée. Le fils du grand visir n’étoit pas moins accablé de la mauvaise nuit qu’il avoit passée ; mais son ambition le fit dissimuler ; et à le voir, personne ne douta qu’il ne fût un époux très-heureux.

Aladdin qui étoit bien informé de ce qui se passoit au palais, ne douta pas que les nouveaux mariés ne dussent coucher encore ensemble, malgré la fâcheuse aventure qui leur étoit arrivée la nuit d’auparavant. Aladdin n’avoit point envie de les laisser en repos. Ainsi, dès que la nuit fut un peu avancée, il eut recours à la lampe. Aussitôt le génie parut, et fit à Aladdin le même compliment que les autres fois, en lui offrant son service. « Le fils du grand visir et la princesse Badroulboudour, lui dit Aladdin, doivent coucher encore ensemble cette nuit ; va, et du moment qu’ils seront couchés, apporte-moi le lit ici, comme hier. »

Le génie servit Aladdin avec autant de fidélité et d’exactitude que le jour précédent : le fils du grand visir passa la nuit aussi froidement et aussi désagréablement qu’il l’avoit déjà fait, et la princesse eut la même mortification d’avoir Aladdin pour compagnon de sa couche, le sabre posé entr’elle et lui. Le génie, suivant les ordres d’Aladdin, revint le lendemain, remit l’époux auprès de son épouse, enleva le lit avec les nouveaux mariés, et le reporta dans la chambre du palais où il l’avoit pris.

Le sultan, après la réception que la princesse Badroulboudour lui avoit faite le jour précédent, inquiet de savoir comment elle auroit passé la seconde nuit, et si elle lui feroit une réception pareille à celle qu’elle lui avoit déjà faite, se rendit à sa chambre d’aussi bon matin, pour en être éclairci. Le fils du grand visir, plus honteux et plus mortifié du mauvais succès de cette dernière nuit que de la première, à peine eut entendu venir le sultan, qu’il se leva avec précipitation, et se jeta dans la garde-robe.

Le sultan s’avança jusqu’au lit de la princesse, en lui donnant le bon jour ; et après lui avoir fait les mêmes caresses que le jour précédent : « Hé bien, ma fille, lui dit-il, êtes-vous ce matin d’aussi mauvaise humeur que vous l’étiez hier ? Me direz-vous comment vous avez passé la nuit ? » La princesse garda le même silence, et le sultan s’aperçut qu’elle avoit l’esprit beaucoup moins tranquille, et qu’elle étoit plus abattue que la première fois. Il ne douta pas que quelque chose d’extraordinaire ne lui fût arrivé. Alors, irrité du mystère qu’elle lui en faisoit : « Ma fille, lui dit-il tout en colère et le sabre à la main, ou vous me direz ce que vous me cachez, ou je vais vous couper la tête tout-à-l’heure. »

La princesse, plus effrayée du ton et de la menace du sultan offensé, que de la vue du sabre nu, rompit enfin le silence : « Mon cher père et mon sultan, s’écria-t-elle les larmes aux yeux, je demande pardon à votre Majesté, si je l’ai offensée. J’espère de sa bonté et de sa clémence qu’elle fera succéder la compassion à la colère, quand je lui aurai fait le récit fidèle du triste et pitoyable état où je me suis trouvée toute cette nuit et toute la nuit passée. »

Après ce préambule qui appaisa et qui attendrit un peu le sultan, elle lui raconta fidèlement tout ce qui lui étoit arrivé pendant ces deux fâcheuses nuits, mais d’une manière si touchante qu’il en fut vivement pénétré de douleur, par l’amour et par la tendresse qu’il avoit pour elle. Elle finit par ces paroles : « Si votre Majesté a le moindre doute sur le récit que je viens de lui faire, elle peut s’en informer de l’époux qu’elle m’a donné. Je suis persuadée qu’il rendra à la vérité le même témoignage que je lui rends. »

Le sultan entra tout de bon dans la peine extrême qu’une aventure aussi surprenante devoit avoir causée à la princesse : « Ma fille, lui dit-il, vous avez grand tort de ne vous être pas expliquée à moi dès hier sur une affaire aussi étrange que celle que vous venez de m’apprendre, dans laquelle je ne prends pas moins d’intérêt que vous-même. Je ne vous ai pas mariée dans l’intention de vous rendre malheureuse, mais plutôt dans la vue de vous rendre heureuse et contente, et de vous faire jouir de tout le bonheur que vous méritez, et que vous pouviez espérer avec un époux qui m’avoit paru vous convenir. Effacez de votre esprit les idées fâcheuses de tout ce que vous venez de me raconter. Je vais mettre ordre à ce qu’il ne vous arrive pas davantage des nuits aussi désagréables et aussi peu supportables que celles que vous avez passées. »

Dès que le sultan fut rentré dans son appartement, il envoya appeler son grand visir : « Visir, lui dit-il, avez-vous vu votre fils, et ne vous a-t-il rien dit ? » Comme le grand visir lui eut répondu qu’il ne l’avoit pas vu, le sultan lui fit le récit de tout ce que la princesse Badroulboudour venoit de lui raconter. En achevant : « Je ne doute pas, ajouta-t-il, que ma fille ne m’ait dit la vérité ; je serai bien aise néanmoins d’en avoir la confirmation par le témoignage de votre fils : allez, et demandez-lui ce qui en est. »

Le grand visir ne différa pas d’aller joindre son fils ; il lui fit part de ce que le sultan venoit de lui communiquer, et il lui enjoignit de ne lui point déguiser la vérité, et de lui dire si tout cela étoit vrai ? « Je ne vous la déguiserai pas, mon père, lui répondit le fils, tout ce que la princesse a dit au sultan est vrai ; mais elle n’a pu lui dire les mauvais traitemens qui m’ont été faits en mon particulier, les voici : Depuis mon mariage j’ai passé deux nuits les plus cruelles qu’on puisse imaginer, et je n’ai pas d’expression pour vous décrire au juste et avec toutes leurs circonstances les maux que j’ai soufferts. Je ne vous parle pas de la frayeur que j’ai eue de me sentir enlever quatre fois dans mon lit, sans voir qui enlevoit le lit et le transportoit d’un lieu à un autre, et sans pouvoir imaginer comment cela s’est pu faire. Vous jugerez vous-même de l’état fâcheux où je me suis trouvé lorsque je vous dirai que j’ai passé deux nuits debout et nu en chemise dans une espèce de privé étroit, sans avoir la liberté de remuer de la place où j’étois posé, et sans pouvoir faire aucun mouvement, quoiqu’il ne parût devant moi aucun obstacle qui pût vraisemblablement m’en empêcher. Après cela, il n’est pas besoin de m’étendre plus au long pour vous faire le détail de mes souffrances. Je ne vous cacherai pas que cela ne m’a point empêché d’avoir pour la princesse mon épouse tous les sentimens d’amour, de respect et de reconnoissance qu’elle mérite ; mais je vous avoue de bonne foi qu’avec tout l’honneur et tout l’éclat qui rejaillit sur moi d’avoir épousé la fille de mon souverain, j’aimerois mieux mourir que de vivre plus long-temps dans une si haute alliance, s’il faut essuyer des traitemens aussi désagréables que ceux que j’ai déjà soufferts. Je ne doute point que la princesse ne soit dans les mêmes sentimens que moi ; et elle conviendra aisément que notre séparation n’est pas moins nécessaire pour son repos que pour le mien. Ainsi, mon père, je vous supplie par la même tendresse qui vous a porté à me procurer un si grand honneur, de faire agréer au sultan que notre mariage soit déclaré nul. »

Quelque grande que fût l’ambition du grand visir de voir son fils gendre du sultan, la ferme résolution néanmoins où il le vit de se séparer de la princesse, fit qu’il ne jugea pas à propos de lui proposer d’avoir encore patience au moins quelques jours pour éprouver si cette traverse ne finiroit point. Il le laissa, et il revint rendre réponse au sultan, à qui il avoua de bonne foi que la chose n’étoit que trop vraie, après ce qu’il venoit d’apprendre de son fils. Sans attendre même que le sultan lui parlât de rompre le mariage, à quoi il voyoit bien qu’il n’étoit que trop disposé, il le supplia de permettre que son fils se retirât du palais, et qu’il retournât auprès de lui, en prenant pour prétexte qu’il n’étoit pas juste que la princesse fût exposée un moment de plus à une persécution si terrible pour l’amour de son fils.

Le grand visir n’eut pas de peine à obtenir ce qu’il demandoit. Dès ce moment le sultan qui avoit déjà résolu la chose, donna ses ordres pour faire cesser les réjouissances dans son palais et dans la ville, et même dans toute l’étendue de son royaume, où il fit expédier des ordres contraires aux premiers ; et en très-peu de temps toutes les marques de joie et de réjouissances publiques cessèrent dans toute la ville et dans le royaume.

Ce changement subit et si peu attendu, donna occasion à bien des raisonnemens différens : on se demandoit les uns aux autres d’où pouvoit venir ce contre-temps ; et l’on n’en disoit autre chose, sinon qu’on avoit vu le grand visir sortir du palais, et se retirer chez lui accompagné de son fils, l’un et l’autre avec un air fort triste. Il n’y avoit qu’Aladdin qui en savoit le secret, et qui se réjouissoit en lui-même de l’heureux succès que l’usage de la lampe lui procuroit. Ainsi, comme il eut appris avec certitude que son rival avoit abandonné le palais, et que le mariage entre la princesse et lui étoit rompu absolument, il n’eut pas besoin de frotter la lampe davantage, et d’appeler le génie pour empêcher qu’il ne se consommât. Ce qu’il y a de particulier, c’est que ni le sultan, ni le grand visir, qui avoient oublié Aladdin et la demande qu’il avoit fait faire, n’eurent pas la moindre pensée qu’il pût avoir part à l’enchantement qui venoit de causer la dissolution du mariage de la princesse.

Aladdin cependant laissa écouler les trois mois que le sultan avoit marqués pour le mariage d’entre la princesse Badroulboudour et lui ; il en avoit compté tous les jours avec grand soin ; et quand ils furent achevés, dès le lendemain il ne manqua pas d’envoyer sa mère au palais pour faire souvenir le sultan de sa parole.

La mère d’Aladdin alla au palais comme son fils lui avoit dit, et elle se présenta à l’entrée du divan, au même endroit qu’auparavant. Le sultan n’eut pas plutôt jeté la vue sur elle, qu’il la reconnut, et se souvint en même temps de la demande qu’elle lui avoit faite, et du temps auquel il l’avoit remise. Le grand visir lui faisoit alors le rapport d’une affaire : « Visir, lui dit le sultan en l’interrompant, j’aperçois la bonne femme qui nous fit un si beau présent il y a quelques mois ; faites-la venir ; vous reprendrez votre rapport quand je l’aurai écoutée. » Le grand visir en jetant les yeux du côté de l’entrée du divan, aperçut aussi la mère d’Aladdin. Aussitôt il appela le chef des huissiers, et en la lui montrant, il lui donna ordre de la faire avancer.

La mère d’Aladdin s’avança jusqu’au pied du trône, où elle se prosterna selon la coutume. Après qu’elle se fut relevée, le sultan lui demanda ce qu’elle souhaitoit. « Sire, lui répondit-elle, je me présente encore devant le trône de votre Majesté, pour lui représenter au nom d’Aladdin mon fils, que les trois mois après lesquels elle l’a remis sur la demande que j’ai eu l’honneur de lui faire, sont expirés, et la supplier de vouloir bien s’en souvenir. »

Le sultan, en prenant un délai de trois mois pour répondre à la demande de cette bonne femme la première fois qu’il l’avoit vue, avoit cru qu’il n’entendroit plus parler d’un mariage qu’il regardoit comme peu convenable à la princesse sa fille, à regarder seulement la bassesse et la pauvreté de la mère d’Aladdin qui paroissoit devant lui dans un habillement fort commun. La sommation cependant qu’elle venoit de lui faire de tenir sa parole, lui parut embarrassante : il ne jugea pas à propos de lui répondre sur-le-champ ; il consulta son grand visir, et lui marqua la répugnance qu’il avoit à conclure le mariage de la princesse avec un inconnu, dont il supposoit que la fortune devoit être beaucoup au-dessous de la plus médiocre.

Le grand visir n’hésita pas à s’expliquer au sultan sur ce qu’il en pensoit. « Sire, lui dit-il, il me semble qu’il y a un moyen immanquable pour éluder un mariage si disproportionné, sans qu’Aladdin, quand même il seroit connu de votre Majesté, puisse s’en plaindre : c’est de mettre la princesse à un si haut prix, que ses richesses, quelles qu’elles puissent être, ne puissent y fournir. Ce sera le moyen de le faire désister d’une poursuite si hardie, pour ne pas dire si téméraire, à laquelle sans doute il n’a pas bien pensé avant de s’y engager. »

Le sultan approuva le conseil du grand visir. Il se tourna du côté de la mère d’Aladdin ; et après quelques momens de réflexion : « Ma bonne femme, lui dit-il, les sultans doivent tenir leur parole ; je suis prêt à tenir la mienne, et à rendre votre fils heureux par le mariage de la princesse ma fille ; mais comme je ne puis la marier que je ne sache l’avantage qu’elle y trouvera, vous direz à votre fils que j’accomplirai ma parole, dès qu’il m’aura envoyé quarante grands bassins d’or massif, pleins à comble des mêmes choses que vous m’avez déjà présentées de sa part, portés par un pareil nombre d’esclaves noirs, qui seront conduits par quarante autres esclaves blancs, jeunes, bien faits et de belle taille, et tous habillés très-magnifiquement : voilà les conditions auxquelles je suis prêt à lui donner la princesse ma fille. Allez, bonne femme, j’attendrai que vous m’apportiez sa réponse. »

La mère d’Aladdin se prosterna encore devant le trône du sultan, et elle se retira. Dans le chemin, elle rioit en elle-même de la folle imagination de son fils. « Vraiment, disoit-elle, où trouvera-t-il tant de bassins d’or, et une si grande quantité de ces verres colorés pour les remplir ? Retournera-t-il dans le souterrain dont l’entrée est bouchée, pour en cueillir aux arbres ? Et tous ces esclaves tournés comme le sultan les demande, où les prendra-t-il ? Le voilà bien éloigné de sa prétention ; et je crois qu’il ne sera guère content de mon ambassade. » Quand elle fut rentrée chez elle, l’esprit rempli de toutes ces pensées, qui lui faisoient croire qu’Aladdin n’avoit plus rien à espérer : « Mon fils, lui dit-elle, je vous conseille de ne plus penser au mariage de la princesse Badroulboudour. Le sultan, à la vérité, m’a reçue avec beaucoup de bonté, et je crois qu’il étoit bien intentionné pour vous ; mais le grand visir, si je ne me trompe, lui a fait changer de sentiment, et vous pouvez le présumer comme moi sur ce que vous allez entendre. Après avoir représenté à sa Majesté que les trois mois étoient expirés, et que je le priois de votre part de se souvenir de sa promesse, je remarquai qu’il ne me fit la réponse que je vais vous dire, qu’après avoir parlé bas quelque temps avec le grand visir. » La mère d’Aladdin fit un récit très-exact à son fils de tout ce que le sultan lui avoit dit, et des conditions auxquelles il consentiroit au mariage de la princesse sa fille avec lui. En finissant : « Mon fils, lui dit-elle, il attend votre réponse ; mais entre nous, continua-t-elle en souriant, je crois qu’il attendra long-temps. »

« Pas si long-temps que vous croiriez bien, ma mère, reprit Aladdin ; et le sultan se trompe lui-même s’il a cru, par ses demandes exorbitantes, me mettre hors d’état de songer à la princesse Badroulboudour. Je m’attendois à d’autres difficultés insurmontables, ou qu’il mettroit mon incomparable princesse à un prix beaucoup plus haut ; mais à présent je suis content, et ce qu’il me demande est peu de chose en comparaison de ce que je serois en état de lui donner pour en obtenir la possession. Pendant que je vais songer à le satisfaire, allez nous chercher de quoi dîner, et laissez-moi faire. »

Dès que la mère d’Aladdin fut sortie pour aller à la provision, Aladdin prit la lampe, et il la frotta : dans l’instant le génie se présenta devant lui ; et dans les mêmes termes que nous avons déjà rapportés, il lui demanda ce qu’il avoit à lui commander, en marquant qu’il étoit prêt à le servir. Aladdin lui dit : « Le sultan me donne la princesse sa fille en mariage ; mais auparavant il me demande quarante grands bassins d’or massif et bien pesans, pleins à comble des fruits du jardin où j’ai pris la lampe dont tu es esclave. Il exige aussi de moi que ces quarante bassins soient portés par autant d’esclaves noirs, précédés par quarante esclaves blancs, jeunes, bien faits, de belle taille, et habillés très-richement. Va, et amène-moi ce présent au plus tôt, afin que je l’envoie au sultan avant qu’il lève la séance du divan. » Le génie lui dit que son commandement alloit être exécuté incessamment ; et il disparut.

Très-peu de temps après le génie se fit revoir accompagné des quarante esclaves noirs, chacun chargé d’un bassin d’or massif du poids de vingt marcs sur la tête, pleins de perles, de diamans, de rubis et d’émeraudes mieux choisies, même pour la beauté et pour la grosseur, que celles qui avoient déjà été présentées au sultan ; chaque bassin étoit couvert d’une toile d’argent à fleurons d’or. Tous ces esclaves, tant noirs que blancs, avec les plats d’or, occupoient presque toute la maison, qui étoit assez médiocre, avec une petite cour sur le devant, et un petit jardin sur le derrière. Le génie demanda à Aladdin s’il étoit content, et s’il avoit encore quelqu’autre commandement à lui faire. Aladdin lui dit qu’il ne lui demandoit rien davantage, et il disparut aussitôt.

La mère d’Aladdin revint du marché ; et en entrant elle fut dans une grande surprise devoir tant de monde et tant de richesses. Quand elle se fut déchargée des provisions qu’elle apportoit, elle voulut ôter le voile qui lui couvroit le visage ; mais Aladdin l’en empêcha. « Ma mère, dit-il, il n’y a pas de temps à perdre : avant que le sultan achève de tenir le divan, il est important que vous retourniez au palais, et que vous y conduisiez incessamment le présent et la dot de la princesse Badroulboudour qu’il m’a demandés, afin qu’il juge par ma diligence et par mon exactitude, du zèle ardent et sincère que j’ai de me procurer l’honneur d’entrer dans son alliance. »

Sans attendre la réponse de sa mère, Aladdin ouvrit la porte sur la rue ; et il fit défiler successivement tous ces esclaves, en faisant toujours marcher un esclave blanc suivi d’un esclave noir, chargé d’un bassin d’or sur la tête, et ainsi jusqu’au dernier. Et après que sa mère fut sortie en suivant le dernier esclave noir, il ferma la porte, et il demeura tranquillement dans sa chambre avec l’espérance que le sultan, après ce présent tel qu’il l’avoit demandé, voudrait bien le recevoir enfin pour son gendre.

Le premier esclave blanc qui étoit sorti de la maison d’Aladdin, avoit fait arrêter tous les passans qui l’aperçurent ; et avant que les quatre-vingts esclaves, entremêlés de blancs et de noirs, eussent achevé de sortir, la rue se trouva pleine d’une grande foule de peuple qui accouroit de toutes parts pour voir un spectacle si magnifique et si extraordinaire. L’habillement de chaque esclave étoit si riche en étoffe et en pierreries, que les meilleurs connoisseurs ne crurent pas se tromper en faisant monter chaque habit à plus d’un million. La grande propreté, l’ajustement bien entendu de chaque habillement, la bonne grâce, le bel air, la taille uniforme et avantageuse de chaque esclave, leur marche grave à une distance égale les uns des autres, avec l’éclat des pierreries d’une grosseur excessive enchâssées autour de leurs ceintures d’or massif dans une belle symétrie, et les enseignes aussi de pierreries attachées à leurs bonnets qui étaient d’un goût tout particulier, mirent toute cette foule de spectateurs dans une admiration si grande, qu’ils ne pouvoient se lasser de les regarder et de les conduire des yeux aussi loin qu’il leur étoit possible. Mais les rues étoient tellement bordées de peuple, que chacun étoit contraint de rester dans la place où il se trouvoit.

Comme il falloit passer par plusieurs rues pour arriver au palais, cela fit qu’une bonne partie de la ville, des gens de toutes sortes d’états et de conditions furent témoins d’une pompe si ravissante. Le premier des quatre-vingts esclaves arriva à la porte de la première cour du palais ; et les portiers qui s’étoient mis en haie dès qu’ils s’étoient aperçu que cette file merveilleuse approchoit, le prirent pour un roi, tant il étoit richement et magnifiquement habillé ; ils s’avancèrent pour lui baiser le bas de sa robe ; mais l’esclave instruit par le génie, les arrêta, et il leur dit gravement : « Nous ne sommes que des esclaves ; notre maître paroîtra quand il en sera temps. »

Le premier esclave, suivi de tous les autres, avança jusqu’à la seconde cour qui étoit très-spacieuse, et où la maison du sultan étoit rangée pendant la séance du divan. Les officiers à la tête de chaque troupe, étoient d’une grande magnificence ; mais elle fut effacée à la présence des quatre-vingts esclaves porteurs du présent d’Aladdin, et qui en faisoient eux-mêmes partie. Rien ne parut si beau ni si éclatant dans toute la maison du sultan ; et tout le brillant des seigneurs de sa cour qui l’environnoient, n’étoit rien en comparaison de ce qui se présentent alors à sa vue.

Comme le sultan avoit été averti de la marche et de l’arrivée de ces esclaves, il avoit donné ses ordres pour les faire entrer. Ainsi, dès qu’ils se présentèrent, ils trouvèrent l’entrée du divan libre, et ils y entrèrent dans un bel ordre, une partie à droite, et l’autre à gauche. Après qu’ils furent tous entrés et qu’ils eurent formé un grand demi-cercle devant le trône du sultan, les esclaves noirs posèrent chacun le bassin qu’ils portoient sur le tapis de pied. Ils se prosternèrent tous ensemble en frappant du front contre le tapis. Les esclaves blancs firent la même chose en même temps. Ils se relevèrent tous ; et les noirs en le faisant, découvrirent adroitement les bassins qui étoient devant eux, et tous demeurèrent debout, les mains croisées sur la poitrine, avec une grande modestie.

La mère d’Aladdin, qui cependant s’étoit avancée jusqu’au pied du trône, dit au sultan, après s’être prosternée : « Sire, Aladdin mon fils n’ignore pas que ce présent qu’il envoie à votre Majesté, ne soit beaucoup au-dessous de ce que mérite la princesse Badroulboudour ; il espère néanmoins que votre Majesté l’aura pour agréable, et qu’elle voudra bien le faire agréer aussi à la princesse, avec d’autant plus de confiance, qu’il a tâché de se conformer à la condition qu’il lui a plu de lui imposer. »

Le sultan n’étoit pas en état de faire attention au compliment de la mère d’Aladdin. Le premier coup d’œil jeté sur les quarante bassins d’or, pleins à comble des joyaux les plus brillans, les plus éclatans, les plus précieux que l’on eût jamais vus au monde, et les quatre-vingts esclaves qui paroissoient autant de rois, tant par leur bonne mine que par la richesse et la magnificence surprenante de leur habillement, l’avoit frappé d’une manière qu’il ne pouvoit revenir de son admiration. Au lieu de répondre au compliment de la mère d’Aladdin, il s’adressa au grand visir, qui ne pouvoit comprendre lui-même d’où une si grande profusion de richesses pouvoit être venue. « Eh bien, visir, dit-il publiquement, que pensez-vous de celui, quel qu’il puisse être, qui m’envoie un présent si riche et si extraordinaire, et que ni moi ni vous ne connoissons pas ? Le croyez-vous indigne d’épouser la princesse Badroulboudour ma fille ? »

Quelque jalousie et quelque douleur qu’eut le grand visir de voir qu’un inconnu alloit devenir le gendre du sultan préférablement à son fils, il n’osa néanmoins dissimuler son sentiment. Il étoit trop visible que le présent d’Aladdin étoit plus que suffisant pour mériter qu’il fût reçu dans une si haute alliance. Il répondit donc au sultan, et en entrant dans son sentiment : « Sire, dit-il, bien loin d’avoir la pensée que celui qui fait à votre Majesté un présent si digne d’elle, soit indigne de l’honneur qu’elle veut lui faire, j’oserois dire qu’il mériteroit davantage, si je n’étois persuadé qu’il n’y a pas de trésor au monde assez riche pour être mis dans la balance avec la princesse fille de votre Majesté. » Les seigneurs de la cour qui étaient de la séance du conseil, témoignèrent par leurs applaudissemens que leurs avis n’étoient pas différens de celui du grand visir.

Le sultan ne différa plus, il ne pensa pas même à s’informer si Aladdin avoit les autres qualités convenables à celui qui pouvoit aspirer à devenir son gendre. La seule vue de tant de richesses immenses, et la diligence avec laquelle Aladdin venoit de satisfaire à sa demande, sans avoir formé la moindre difficulté sur des conditions aussi exorbitantes que celles qu’il lui avoit imposées, lui persuadèrent aisément qu’il ne lui manquoit rien de tout ce qui pouvoit le rendre accompli et tel qu’il le desiroit. Ainsi, pour renvoyer la mère d’Aladdin avec la satisfaction qu’elle pouvoit désirer, il lui dit : « Bonne femme, allez dire à votre fils que je l’attends pour le recevoir à bras ouverts et pour l’embrasser ; et que plus il fera de diligence pour venir recevoir de ma main le don que je lui fais de la princesse ma fille, plus il me fera de plaisir. »

Dès que la mère d’Aladdin se fut retirée avec la joie dont une femme de sa condition peut être capable en voyant son fils parvenu à une si haute élévation contre son attente, le sultan mit fin à l’audience de ce jour ; et en se levant de son trône, il ordonna que les eunuques attachés au service de la princesse vinssent enlever les bassins pour les porter à l’appartement de leur maîtresse, où il se rendit pour les examiner avec elle à loisir ; et cet ordre fut exécuté sur-le-champ par les soins du chef des eunuques.

Les quatre-vingts esclaves blancs et noirs ne furent pas oubliés : on les fit entrer dans l’intérieur du palais ; et quelque temps après, le sultan qui venoit de parler de leur magnificence à la princesse Badroulboudour, commanda qu’on les fit venir devant l’appartement, afin qu’elle les considérât au travers des jalousies, et qu’elle connût que bien loin d’avoir rien exagéré dans le récit qu’il venoit de lui faire, il lui en avoit dit beaucoup moins que ce qui en était.

La mère d’Aladdin cependant arriva chez elle avec un air qui marquoit par avance la bonne nouvelle qu’elle apportoit à son fils. « Mon fils, lui dit-elle, vous avez tout sujet d’être content : vous êtes arrivé à l’accomplissement de vos souhaits contre mon attente, et vous savez ce que je vous en avois dit. Afin de ne vous pas tenir trop long-temps en suspens, le sultan, avec l’applaudissement de toute sa cour, a déclaré que vous êtes digne de posséder la princesse Badroulboudour. Il vous attend pour vous embrasser et pour conclure votre mariage. C’est à vous de songer aux préparatifs pour cette entrevue, afin qu’elle réponde à la haute opinion qu’il a conçue de votre personne ; mais après ce que j’ai vu des merveilles que vous savez faire, je suis persuadée que rien n’y manquera. Je ne dois pas oublier de vous dire encore que le sultan vous attend avec impatience. Ainsi ne perdez pas de temps à vous rendre auprès de lui. »

Aladdin, charmé de cette nouvelle, et tout plein de l’objet qui l’avoit enchanté, dit peu de paroles à sa mère, et se retira dans sa chambre. Là, après avoir pris la lampe qui lui avoit été si officieuse jusqu’alors en tous ses besoins et en tout ce qu’il avoit souhaité, il ne l’eut pas plutôt frottée, que le génie continua de marquer son obéissance, en paraissant d’abord sans se faire attendre. « Génie, lui dit Aladdin, je t’ai appelé pour me faire prendre le bain tout-à-l’heure ; et quand je l’aurai pris, je veux que tu me tiennes prêt un habillement le plus riche et le plus magnifique que jamais monarque ait porté. » Il eut à peine achevé de parler, que le génie, en le rendant invisible comme lui, l’enleva et le transporta dans un bain tout de marbre le plus fin, et de différentes couleurs les plus belles et les plus diversifiées. Sans voir qui le servoit, il fut déshabillé dans un salon spacieux et d’une grande propreté. Du salon, on le fit entrer dans le bain, qui étoit d’une chaleur modérée ; et là il fut frotté et lavé avec plusieurs sortes d’eaux de senteur. Après l’avoir fait passer par tous les degrés de chaleur, selon les différentes pièces du bain, il en sortit ; mais tout autre que quand il y étoit entré : son teint se trouva frais, blanc, vermeil, et son corps beaucoup plus léger et plus dispos. Il rentra dans le salon, et il ne trouva plus l’habit qu’il y avoit laissé : le génie avoit eu soin de mettre en sa place celui qu’il lui avoit demandé. Aladdin fut surpris en voyant la magnificence de l’habit qu’on lui avoit substitué. Il s’habilla avec l’aide du génie, en admirant chaque pièce à mesure qu’il la prenoit : tant elles étoient toutes au-delà de ce qu’il auroit pu s’imaginer ! Quand il eut achevé, le génie le reporta chez lui dans la même chambre où il l’avoit pris. Alors il lui demanda s’il avoit autre chose à lui commander. « Oui, répondit Aladdin, j’attends de toi que tu m’amènes au plutôt un cheval, qui surpasse en beauté et en bonté le cheval le plus estimé qui soit dans l’écurie du sultan, dont la housse, la selle, la bride et tout le harnois vaille plus d’un million. Je demande aussi que tu me fasses venir en même temps vingt esclaves, habillés aussi richement et aussi lestement que ceux qui ont apporté le présent, pour marcher à mes côtés et à ma suite en troupe, et vingt autres semblables pour marcher devant moi en deux files. Fais venir aussi à ma mère six femmes esclaves pour la servir, chacune habillée aussi richement au moins que les femmes esclaves de la princesse Badroulboudour, et chargées chacune d’un habit complet aussi magnifique et aussi pompeux que pour la sultane. J’ai besoin de dix mille pièces d’or en dix bourses. Voilà, ajouta-t-il, ce que j’avois à te commander. Va, et fais diligence. »

Dès qu’Aladdin eut achevé de donner ses ordres au génie, le génie disparut, et bientôt après il se fit revoir avec le cheval, avec les quarante esclaves, dont dix portoient chacun une bourse de dix mille pièces d’or ; et avec six femmes esclaves, chargées sur la tête chacune d’un habit différent pour la mère d’Aladdin, enveloppé dans une toile d’argent, et le génie présenta le tout à Aladdin.

Des dix bourses, Aladdin n’en prit que quatre qu’il donna à sa mère, en lui disant que c’étoit pour s’en servir dans ses besoins. Il laissa les six autres entre les mains des esclaves qui les portoient, avec ordre de les garder, et de les jeter au peuple par poignées en passant par les rues, dans la marche qu’ils dévoient faire pour se rendre au palais du sultan. Il ordonna aussi qu’ils marcheroient devant lui avec les autres, trois à droite et trois à gauche. Il présenta enfin à sa mère les six femmes esclaves, en lui disant qu’elles étoient à elle, et qu’elle pouvoit s’en servir comme leur maîtresse, et que les habits qu’elles avoient apportés, étoient pour son usage.

Quand Aladdin eut disposé toutes ses affaires, il dit au génie en le congédiant, qu’il l’appelleroit quand il auroit besoin de son service, et le génie disparut aussitôt. Alors Aladdin ne songea plus qu’à répondre au plus tôt au désir que le sultan avoit témoigné de le voir. Il dépêcha au palais un des quarante esclaves, je ne dirai pas le mieux fait, ils l’étoient tous également, avec ordre de s’adresser au chef des huissiers, et de lui demander quand il pourroit avoir l’honneur d’aller se jeter aux pieds du sultan. L’esclave ne fut pas long-temps à s’acquitter de son message : il apporta pour réponse que le sultan l’attendoit avec impatience.

Aladdin ne différa pas de monter à cheval, et de se mettre en marche dans l’ordre que nous avons marqué. Quoique jamais il n’eût monté à cheval, il y parut néanmoins pour la première fois avec tant de bonne grâce, que le cavalier le plus expérimenté ne l’eût pas pris pour un novice. Les rues par où il passa, furent remplies presqu’en un moment d’une foule innombrable de peuple, qui faisoit retentir l’air d’acclamations, de cris d’admiration, et de bénédictions, chaque fois particulièrement que les six esclaves qui avoient les bourses, faisoient voler des poignées de pièces d’or en l’air à droite et à gauche. Ces acclamations néanmoins ne venoient pas de la part de ceux qui se poussoient et qui se baissoient pour ramasser de ces pièces, mais de ceux qui d’un rang au-dessus du menu peuple, ne pouvoient s’empêcher de donner publiquement à la libéralité d’Aladdin les louanges qu’elle méritoit. Non-seulement ceux qui se souvenoient de l’avoir vu jouer dans les rues dans un âge déjà avancé, comme vagabond, ne le reconnoissoient plus ; ceux même qui l’avoient vu il n’y avoit pas long-temps, avoient de la peine à le remettre : tant il avoit les traits changés ! Cela venoit de ce que la lampe avoit cette propriété de procurer par degrés à ceux qui la possédoient, les perfections convenables à l’état auquel ils parvenoient par le bon usage qu’ils en faisoient. On fit alors beaucoup plus d’attention à la personne d’Aladdin qu’à la pompe qui l’accompagnoit, que la plupart avoit déjà remarquée le même jour dans la marche des esclaves qui avoient porté ou accompagné le présent. Le cheval néanmoins fut admiré par les bons connoisseurs, qui surent en distinguer la beauté, sans se laisser éblouir ni par la richesse ni par le brillant des diamans et des autres pierreries dont il étoit couvert. Comme le bruit s’étoit répandu que le sultan lui donnoit la princesse Badroulboudour en mariage, personne, sans avoir égard à sa naissance, ne porta envie à sa fortune ni à son élévation : tant il en parut digne !

Aladdin arriva au palais, où tout étoit disposé pour le recevoir. Quand il fut à la seconde porte, il voulut mettre pied à terre, pour se conformer à l’usage observé par le grand visir, par les généraux d’armées et les gouverneurs de provinces du premier rang ; mais le chef des huissiers qui l’y attendoit par ordre du sultan, l’en empêcha et l’accompagna jusque près de la salle du conseil ou de l’audience, où il l’aida à descendre de cheval, quoiqu’Aladdin s’y opposât fortement, et ne le voulût pas souffrir ; mais il n’en fut pas le maître. Cependant les huissiers faisoient une double haie à l’entrée de la salle. Leur chef mit Aladdin à sa droite ; et après l’avoir fait passer au milieu, il le conduisit jusqu’au trône du sultan.

Dès que le sultan eut aperçu Aladdin, il ne fut pas moins étonné de le voir vêtu plus richement et plus magnifiquement qu’il ne l’avoit jamais été lui-même, que surpris de sa bonne mine, de sa belle taille, et d’un certain air de grandeur fort éloigné de l’état de bassesse dans lequel sa mère avoit paru devant lui. Son étonnement et sa surprise néanmoins ne l’empêchèrent pas de se lever, et de descendre deux ou trois marches de son trône assez promptement pour empêcher Aladdin de se jeter à ses pieds, et pour l’embrasser avec une démonstration pleine d’amitié. Après cette civilité, Aladdin voulut encore se jeter aux pieds du sultan, mais le sultan le retint par la main, et l’obligea de monter et de s’asseoir entre le visir et lui.

Alors Aladdin prit la parole : « Sire, dit-il, je reçois les honneurs que votre Majesté me fait, parce qu’elle a la bonté et qu’il lui plaît de me les faire ; mais elle me permettra de lui dire que je n’ai point oublié que je suis né son esclave, que je connois la grandeur de sa puissance, et que je n’ignore pas combien ma naissance me met au-dessous de la splendeur et de l’éclat du rang suprême où elle est élevée. S’il y a quelque endroit, continua-t-il, par où je puisse avoir mérité un accueil si favorable, j’avoue que je ne le dois qu’à la hardiesse qu’un pur hasard m’a fait naître, d’élever mes yeux, mes pensées et mes désirs jusqu’à la divine princesse qui fait l’objet de mes souhaits. Je demande pardon à votre Majesté de ma témérité ; mais je ne puis dissimuler que je mourrois de douleur, si je perdois l’espérance d’en voir l’accomplissement. »

« Mon fils, répondit le sultan en l’embrassant une seconde fois, vous me feriez tort de douter un seul moment de la sincérité de ma parole. Votre vie m’est trop chère désormais pour ne vous la pas conserver, en vous présentant le remède qui est en ma disposition. Je préfère le plaisir de vous voir et de vous entendre, à tous mes trésors joints avec les vôtres. »

En achevant ces paroles, le sultan fit un signal, et aussitôt on entendit l’air retentir du son des trompettes, des hautbois et des tymbales, et en même temps le sultan conduisit Aladdin dans un magnifique salon où on servit un superbe festin. Le sultan mangea seul avec Aladdin. Le grand visir et les seigneurs de la cour, chacun selon leur dignité et selon leur rang, les accompagnèrent pendant le repas. Le sultan qui avoit toujours les yeux sur Aladdin, tant il prenoit plaisir à le voir, fit tomber le discours sur plusieurs sujets différens. Dans la conversation qu’ils eurent ensemble pendant le repas, et sur quelque matière qu’il le mît, il parla avec tant de connoissance et de sagesse, qu’il acheva de confirmer le sultan dans la bonne opinion qu’il avoit conçue de lui d’abord.

Le repas achevé, le sultan fit appeler le premier juge de sa capitale, et lui commanda de dresser et de mettre au net sur-le-champ le contrat de mariage de la princesse Badroulboudour sa fille, et d’Aladdin. Pendant ce temps-là le sultan s’entretint avec Aladdin de plusieurs choses indifférentes, en présence du grand visir et des seigneurs de sa cour, qui admirèrent la solidité de son esprit, et la grande facilité qu’il avoit de parler et de s’énoncer, et les pensées fines et délicates dont il assaisonnoit son discours.

Quand le juge eut achevé le contrat dans toutes les formes requises, le sultan demanda à Aladdin s’il vouloit rester dans le palais pour terminer les cérémonies du mariage le même jour : « Sire, répondit Aladdin, quelqu’impatience que j’aie de jouir pleinement des bontés de votre Majesté, je la supplie de vouloir bien permettre que je les diffère jusqu’à ce que j’aie fait bâtir un palais, pour y recevoir la princesse selon son mérite et sa dignité. Je le prie pour cet effet de m’accorder une place convenable dans le sien, afin que je sois plus à portée de lui faire ma cour. Je n’oublierai rien pour faire en sorte qu’il soit achevé avec toute la diligence possible. » « Mon fils, lui dit le sultan, prenez tout le terrain que vous jugerez à propos ; le vuide est trop grand devant mon palais, et j’avois déjà songé moi-même à le remplir mais souvenez-vous que je ne puis assez tôt vous voir uni avec ma fille, pour mettre le comble à ma joie. » En achevant ces paroles il embrassa encore Aladdin, qui prit congé du sultan avec la même politesse que s’il eût été élevé et qu’il eût toujours vécu à la cour.

Aladdin remonta à cheval, et il retourna chez lui dans le même ordre qu’il étoit venu, au travers de la même foule, et aux acclamations du peuple qui lui souhaitoit toutes sortes de bonheur et de prospérité. Dès qu’il fut rentré et qu’il eut mis pied à terre, il se retira dans sa chambre en particulier ; il prit la lampe, et il appela le génie comme il avoit accoutumé. Le génie ne se fit pas attendre ; il parut, et il lui fit offre de ses services. « Génie, lui dit Aladdin, j’ai tout sujet de me louer de ton exactitude à exécuter ponctuellement tout ce que j’ai exigé de toi jusqu’à présent, par la puissance de cette lampe ta maîtresse. Il s’agit aujourd’hui, que pour l’amour d’elle, tu fasses paroître, s’il est possible, plus de zèle et plus de diligence que tu n’as encore fait. Je te demande donc qu’en aussi peu de temps que tu le pourras, tu me fasses bâtir vis-à-vis du palais du sultan, à une juste distance, un palais digne d’y recevoir la princesse Badroulboudour mon épouse. Je laisse à ta liberté le choix des matériaux, c’est-à-dire du porphire, du jaspe, de l’agate, du lapis et du marbre le plus fin, le plus varié en couleurs, et du reste de l’édifice ; mais j’entends qu’au plus haut de ce palais tu fasses élever un grand salon en dôme, à quatre faces égales, dont les assises ne soient d’autres matières que d’or et d’argent massif, posés alternativement, avec douze croisées, six à chaque face, et que les jalousies de chaque croisée, à la réserve d’une seule que je veux qu’on laisse imparfaite, soient enrichies, avec art et symétrie, de diamans, de rubis et d’émeraudes, de manière que rien de pareil en ce genre n’ait été vu dans le monde. Je veux aussi que ce palais soit accompagné d’une avant-cour, d’une cour, d’un jardin ; mais sur toute chose, qu’il y ait dans un endroit que tu me diras, un trésor bien rempli d’or et d’argent monnoyé. Je veux aussi qu’il y ait dans ce palais des cuisines, des offices, des magasins, des garde-meubles garnis de meubles précieux pour toutes les saisons, et proportionnés à la magnificence du palais ; des écuries remplies des plus beaux chevaux, avec leurs écuyers et leurs palefreniers, sans oublier un équipage de chasse. Il faut qu’il y ait aussi des officiers de cuisine et d’office, et des femmes esclaves, nécessaires pour le service de la princesse. Tu dois comprendre quelle est mon intention : va, et reviens quand cela sera fait. »

Le soleil venoit de se coucher quand Aladdin acheva de charger le génie de la construction du palais qu’il avoit imaginé. Le lendemain, à la petite pointe du jour, Aladdin, à qui l’amour de la princesse ne permettoit pas de dormir tranquillement, étoit à peine levé que le génie se présenta à lui : « Seigneur, dit-il, votre palais est achevé, venez voir si vous en êtes content. » Aladdin n’eut pas plutôt témoigné qu’il le vouloit bien, que le génie l’y transporta en un instant. Aladdin le trouva si fort au-dessus de son attente, qu’il ne pouvoit assez l’admirer. Le génie le conduisit en tous les endroits ; et partout il ne trouva que richesses, que propreté et que magnificence, avec des officiers et des esclaves, tous habillés selon leur rang et selon les services auxquels ils étoient destinés. Il ne manqua pas, comme une des choses principales, de lui faire voir le trésor, dont la porte fut ouverte par le trésorier, et Aladdin y vit des tas de bourses de différentes grandeurs, selon les sommes qu’elles contenoient, élevés jusqu’à la voûte, et disposés dans un arrangement qui faisoit plaisir à voir. En sortant, le génie l’assura de la fidélité du trésorier. Il le mena ensuite aux écuries ; et là il lui fit remarquer les plus beaux chevaux qu’il y eût au monde, et les palefreniers dans un grand mouvement, occupés à les panser. Il le fit passer ensuite par des magasins remplis de toutes les provisions nécessaires, tant pour les ornemens des chevaux que pour leur nourriture.

Quand Aladdin eut examiné tout le palais, d’appartement en appartement et de pièce en pièce, depuis le haut jusqu’au bas, et particulièrement le salon à vingt-quatre croisées, et qu’il y eut trouvé des richesses et de la magnificence, avec toutes sortes de commodités au-delà de ce qu’il s’en étoit promis, il dit au génie : « Génie, on ne peut être plus content que je le suis ; et j’aurois tort de me plaindre. Il reste une seule chose dont je ne t’ai rien dit, parce que je ne m’en étois pas avisé : c’est d’étendre depuis la porte du palais du sultan jusqu’à la porte de l’appartement destiné pour la princesse dans ce palais-ci, un tapis du plus beau velours, afin qu’elle marche dessus en venant du palais du sultan. » « Je reviens dans un moment, dit le génie. » Et comme il eut disparu, peu de temps après Aladdin fut étonné de voir ce qu’il avoit souhaité, exécuté, sans savoir comment cela s’étoit fait. Le génie reparut, et il reporta Aladdin chez lui dans le temps qu’on ouvroit la porte du palais du sultan.

Les portiers du palais qui venoient d’ouvrir la porte, et qui avoient toujours eu la vue libre du côté où était alors le palais d’Aladdin, furent fort étonnés de la voir bornée, et de voir un tapis de velours qui venoit de ce côté-là jusqu’à la porte de celui du sultan. Ils ne distinguèrent pas bien d’abord ce que c’étoit ; mais leur surprise augmenta quand ils eurent aperçu distinctement le superbe palais d’Aladdin. La nouvelle d’une merveille si surprenante fut répandue dans tout le palais en très-peu de temps. Le grand visir qui étoit arrivé presqu’à l’ouverture de la porte du palais, n’avoit pas été moins surpris de cette nouveauté que les autres ; il en fit part au sultan le premier, mais il voulut lui faire passer la chose pour un enchantement. « Visir, reprit le sultan, pourquoi voulez-vous que ce soit un enchantement ? Vous savez aussi bien que moi que c’est le palais qu’Aladdin a fait bâtir par la permission que je lui en ai donnée en votre présence, pour loger la princesse ma fille. Après l’échantillon de ses richesses que nous avons vu, pouvons-nous trouver étrange qu’il ait fait bâtir ce palais en si peu de temps ? Il a voulu nous surprendre, et nous faire voir qu’avec de l’argent comptant on peut faire de ces miracles d’un jour à l’autre. Avouez avec moi que l’enchantement dont vous avez voulu parler, vient d’un peu de jalousie. » L’heure d’entrer au conseil l’empêcha de continuer ce discours plus long-temps.

Quand Aladdin eut été reporté chez lui, et qu’il eut congédié le génie, il trouva que sa mère étoit levée, et qu’elle commençoit à se parer d’un des habits qu’il lui avoit fait apporter. À peu près vers le temps que le sultan venoit de sortir du conseil, Aladdin disposa sa mère à aller au palais avec les mêmes femmes esclaves qui lui étoient venues par le ministère du génie. Il la pria, si elle voyoit le sultan, de lui marquer qu’elle venoit pour avoir l’honneur d’accompagner la princesse vers le soir, quand elle seroit en état de passer à son palais. Elle partit ; mais quoiqu’elle et ses femmes esclaves qui la suivoient fussent habillées en sultanes, la foule néanmoins fut d’autant moins grande à les voir passer, qu’elles étoient voilées, et qu’un surtout convenable couvroit la richesse et la magnificence de leurs habillemens. Pour ce qui est d’Aladdin, il monta à cheval ; et après être sorti de sa maison paternelle, pour n’y plus revenir, sans avoir oublié la lampe merveilleuse, dont le secours lui avoit été si avantageux pour parvenir au comble de son bonheur, il se rendit publiquement à son palais avec la même pompe qu’il étoit allé se présenter au sultan le jour de devant.

Dès que les portiers du palais du sultan eurent aperçu la mère d’Aladdin qui venoit, ils en avertirent le sultan. Aussitôt l’ordre fut donné aux troupes de trompettes, de timbales, de tambours, de fifres et de hautbois qui étoient déjà postées en différens endroits des terrasses du palais ; et en un moment l’air retentit de fanfares et de concerts qui annoncèrent la joie à toute la ville. Les marchands commencèrent à parer leurs boutiques de beaux tapis, de coussins et de feuillages, et à préparer des illuminations pour la nuit. Les artisans quittèrent leur travail, et le peuple se rendit avec empressement à la grande place, qui se trouva alors entre le palais du sultan et celui d’Aladdin. Ce dernier attira d’abord leur admiration, non tant à cause qu’ils étoient accoutumés à voir celui du sultan, que parce que celui du sultan ne pouvoit entrer en comparaison avec celui d’Aladdin ; mais le sujet de leur plus grand étonnement fut de ne pouvoir comprendre par quelle merveille inouie ils voyoient un palais si magnifique dans un lieu où le jour d’auparavant il n’y avoit ni matériaux ni fondemens préparés.

La mère d’Aladdin fut reçue dans le palais avec honneur, et introduite dans l’appartement de la princesse Badroulboudour par le chef des eunuques. Aussitôt que la princesse l’aperçut, elle alla l’embrasser, et lui fit prendre place sur son sofa ; et pendant que ses femmes achevoient de l’habiller et de la parer des joyaux les plus précieux dont Aladdin lui avoit fait présent, elle la fît régaler d’une collation magnifique. Le sultan qui venoit pour être auprès de la princesse sa fille le plus de temps qu’il pourroit, avant qu’elle se séparât d’avec lui pour passer au palais d’Aladdin, lui fit aussi de grands honneurs. La mère d’Aladdin avoit parlé plusieurs fois au sultan en public ; mais il ne l’avoit point encore vue sans voile, comme elle étoit alors. Quoiqu’elle fût dans un âge un peu avancé, on y observoit encore des traits qui faisoient assez connoître qu’elle avoit été du nombre des belles dans sa jeunesse. Le sultan qui l’avoit toujours vue habillée fort simplement, pour ne pas dire pauvrement, étoit dans l’admiration de la voir aussi richement et aussi magnifiquement vêtue que la princesse sa fille. Cela lui fit faire cette réflexion, qu’Aladdin étoit également prudent, sage et entendu en toutes choses.

Quand la nuit fut venue, la princesse prit congé du sultan son père. Leurs adieux furent tendres et mêlés de larmes ; ils s’embrassèrent plusieurs fois sans se rien dire, et enfin la princesse sortit de son appartement, et se mit en marche avec la mère d’Aladdin à sa gauche, et suivie de cent femmes esclaves, habillées d’une magnificence surprenante. Toutes les troupes d’instrumens qui n’avoient cessé de se faire entendre depuis l’arrivée de la mère d’Aladdin, s’étoient réunies et commençoient cette marche ; elles étoient suivies par cent chiaoux[1] et par un pareil nombre d’eunuques noirs en deux files, avec leurs officiers à leur tête. Quatre cents jeunes pages du sultan en deux bandes, qui marchoient sur les côtés, en tenant chacun un flambeau à la main, faisoient une lumière, qui, jointe aux illuminations, tant du palais du sultan que de celui d’Aladdin, suppléoit merveilleusement au défaut du jour.

Dans cet ordre, la princesse marcha sur le tapis étendu depuis le palais du sultan jusqu’au palais d’Aladdin ; et à mesure qu’elle avançoit, les instrumens qui étoient à la tête de la marche, en s’approchant et se mêlant avec ceux qui se faisoient entendre du haut des terrasses du palais d’Aladdin, formèrent un concert, qui, tout extraordinaire et confus qu’il paroissoit, ne laissoit pas d’augmenter la joie, non-seulement dans la place remplie d’un grand peuple, mais même dans les deux palais, dans toute la ville, et bien loin au dehors.

La princesse arriva enfin au nouveau palais, et Aladdin courut avec toute la joie imaginable à l’entrée de l’appartement qui lui étoit destiné, pour la recevoir. La mère d’Aladdin avoit eu soin de faire distinguer son fils à la princesse, au milieu des officiers qui l’environnoient ; et la princesse, en l’apercevant, le trouva si bien fait qu’elle en fut charmée. « Adorable princesse, lui dit Aladdin en l’abordant et en la saluant très-respectueusement, si j’avois le malheur de vous avoir déplu par la témérité que j’ai eue d’aspirer à la possession d’une si aimable princesse, fille de mon sultan, j’ose vous dire que ce seroit à vos beaux yeux et à vos charmes que vous devriez vous en prendre, et non pas à moi. » « Prince, que je suis en droit de traiter ainsi à présent, lui répondit la princesse, j’obéis à la volonté du sultan mon père ; et il me suffit de vous avoir vu, pour vous dire que je lui obéis sans répugnance. »

Aladdin, charmé d’une réponse si agréable et si satisfaisante pour lui, ne laissa pas plus long-temps la princesse debout après le chemin qu’elle venoit de faire, à quoi elle n’étoit point accoutumée ; il lui prit la main, qu’il baisa avec une grande démonstration de joie, et il la conduisit dans un grand salon éclairé d’une infinité de bougies, où, par les soins du génie, la table se trouva servie d’un superbe festin. Les plats étoient d’or massif, et remplis de viandes les plus délicieuses. Les vases, les bassins, les gobelets, dont le buffet étoit très-bien garni, étoient aussi d’or et d’un travail exquis. Les autres ornemens et tous les embellissemens du salon répondoient parfaitement à cette grande richesse. La princesse, enchantée de voir tant de richesses rassemblées dans un même lieu, dit à Aladdin : « Prince, je croyois que rien au monde n’étoit plus beau que le palais du sultan mon père ; mais à voir ce seul salon, je m’aperçois que je m’étois trompée. » « Princesse, répondit Aladdin en la faisant mettre à table à la place qui lui étoit destinée, je reçois une si grande honnêteté, comme je le dois ; mais je sais ce que je dois croire. »

La princesse Badroulboudour, Aladdin et la mère d’Aladdin se mirent à table ; et aussitôt un chœur d’instrumens les plus harmonieux, touchés et accompagnés de très-belles voix de femmes toutes d’une grande beauté, commença un concert qui dura sans interruption jusqu’à la fin du repas. La princesse en fut si charmée, qu’elle dit qu’elle n’avoit rien entendu de pareil dans le palais du sultan son père. Mais elle ne savoit pas que ces musiciennes étoient des fées choisies par le génie, esclave de la lampe.

Quand le soupé fut achevé, et que l’on eut desservi en diligence, une troupe de danseurs et de danseuses succédèrent aux musiciennes. Ils dansèrent plusieurs sortes de danses figurées, selon la coutume du pays, et ils finirent par un danseur et une danseuse, qui dansèrent seuls avec une légèreté surprenante, et firent paroître chacun à leur tour toute la bonne grâce et l’adresse dont ils étoient capables. Il étoit près de minuit quand, selon la coutume de la Chine dans ce temps-là, Aladdin se leva et présenta la main à la princesse Badroulboudour pour danser ensemble, et terminer ainsi les cérémonies de leurs noces. Ils dansèrent d’un si bon air, qu’ils firent l’admiration de toute la compagnie. En achevant, Aladdin ne quitta pas la main de la princesse, et ils passèrent ensemble dans l’appartement où le lit nuptial étoit préparé. Les femmes de la princesse servirent à la déshabiller, et la mirent au lit, et les officiers d’Aladdin en firent autant, et chacun se retira. Ainsi furent terminées les cérémonies et les réjouissances des noces d’Aladdin et de la princesse Badroulboudour.

Le lendemain, quand Aladdin fut éveillé, ses valets-de-chambre se présentèrent pour l’habiller. Ils lui mirent un habit différent de celui du jour des noces, mais aussi riche et aussi magnifique. Ensuite il se fit amener un des chevaux destinés pour sa personne. Il le monta, et se rendit au palais du sultan, au milieu d’une grosse troupe d’esclaves qui marchoient devant lui, à ses côtés et à sa suite. Le sultan le reçut avec les mêmes honneurs que la première fois, il l’embrassa ; et après l’avoir fait asseoir près de lui sur son trône, il commanda qu’on servît le déjeûner. « Sire, lui dit Aladdin, je supplie votre Majesté de me dispenser aujourd’hui de cet honneur : je viens la prier de me faire celui de venir prendre un repas dans le palais de la princesse, avec son grand visir et les seigneurs de sa cour. » Le sultan lui accorda cette grâce avec plaisir. Il se leva à l’heure même ; et comme le chemin n’étoit pas long, il voulut y aller à pied. Ainsi il sortit avec Aladdin à sa droite, le grand visir à sa gauche, et les seigneurs à sa suite, précédé par les chiaoux et par les principaux officiers de sa maison.

Plus le sultan approchoit du palais d’Aladdin, plus il étoit frappé de sa beauté. Ce fut toute autre chose quand il fut entré : ses acclamations ne cessoient pas à chaque pièce qu’il voyoit. Mais quand ils furent arrivés au salon à vingt-quatre croisées où Aladdin l’avoit invité à monter, qu’il en eut vu les ornemens, et sur-tout qu’il eut jeté les yeux sur les jalousies enrichies de diamans, de rubis et d’émeraudes, toutes pierres parfaites dans leur grosseur proportionnée, et qu’Aladdin lui eut fait remarquer que la richesse étoit pareille au-dehors, il en fut tellement surpris qu’il demeura comme immobile. Après avoir resté quelque temps en cet état : « Visir, dit-il à ce ministre qui étoit près de lui, est-il possible qu’il y ait en mon royaume, et si près de mon palais, un palais si superbe et que je l’aie ignoré jusqu’à présent ? » « Votre Majesté, reprit le grand visir, peut se souvenir qu’avant-hier elle accorda à Aladdin, qu’elle venoit de reconnoître pour son gendre, la permission de bâtir un palais vis-à-vis du sien ; le même jour au coucher du soleil il n’y avoit pas encore de palais en cette place ; et hier j’eus l’honneur de lui annoncer le premier que le palais étoit fait et achevé. » « Je m’en souviens, repartit le sultan ; mais jamais je ne me fusse imaginé que ce palais fût une des merveilles du monde. Où en trouve-t-on dans tout l’univers de bâtis d’assises d’or et d’argent massif, au lieu d’assises ou de pierre ou de marbre, dont les croisées aient des jalousies jonchées de diamans, de rubis et d’émeraudes ? Jamais au monde il n’a été fait mention de chose semblable ! »

Le sultan voulut voir et admirer la beauté des vingt-quatre jalousies. En les comptant, il n’en trouva que vingt-trois qui fussent de la même richesse, et il fut dans un grand étonnement de ce que la vingt-quatrième était demeurée imparfaite. « Visir, dit-il (car le grand visir se faisoit un devoir de ne pas l’abandonner), je suis surpris qu’un salon de cette magnificence soit demeuré imparfait par cet endroit. » « Sire, reprit le grand visir, Aladdin apparemment a été pressé, et le temps lui a manqué pour rendre cette croisée semblable aux autres ; mais on peut croire qu’il a les pierreries nécessaires, et qu’au premier jour il y fera travailler. »

Aladdin qui avoit quitté le sultan pour donner quelques ordres, vint le rejoindre en ces entrefaites : « Mon fils, lui dit le sultan, voici le salon le plus digne d’être admiré de tous ceux qui sont au monde. Une seule chose me surprend : c’est de voir que cette jalousie soit demeurée imparfaite. Est-ce par oubli, ajouta-t-il, par négligence, ou parce que les ouvriers n’ont pas eu le temps de mettre la dernière main à un si beau morceau d’architecture ? » « Sire, répondit Aladdin, ce n’est par aucune de ces raisons que la jalousie est restée dans l’état que votre Majesté la voit. La chose a été faite à dessein, et c’est par mon ordre que les ouvriers n’y ont pas touché : je voulois que votre Majesté eût la gloire de faire achever ce salon et le palais en même temps. Je la supplie de vouloir bien agréer ma bonne intention, afin que je puisse me souvenir de la faveur et de la grâce que j’aurai reçue d’elle. » « Si vous l’avez fait dans cette intention, reprit le sultan, je vous en sais bon gré ; je vais dès l’heure même donner les ordres pour cela. » En effet, il ordonna qu’on fît venir les joailliers les mieux fournis de pierreries, et les orfèvres les plus habiles de sa capitale.

Le sultan cependant descendit du salon, et Aladdin le conduisit dans celui où il avoit régalé la princesse Badroulboudour le jour des noces. La princesse arriva un moment après ; elle reçut le sultan son père d’un air qui lui fît connoître combien elle étoit contente de son mariage. Deux tables se trouvèrent fournies des mets les plus délicieux, et servies tout en vaisselle d’or. Le sultan se mit à la première, et mangea avec la princesse sa fille, Aladdin et le grand visir. Tous les seigneurs de la cour furent régalés à la seconde, qui étoit fort longue. Le sultan trouva les mets de bon goût, et il avoua que jamais il n’avoit rien mangé de plus excellent. Il dit la même chose du vin, qui étoit en effet très-délicieux. Ce qu’il admira davantage, furent quatre grands buffets garnis et chargés à profusion de flacons, de bassins et de coupes d’or massif, le tout enrichi de pierreries. Il fut charmé aussi des chœurs de musique qui étoient disposés dans le salon, pendant que les fanfares de trompettes accompagnées de timbales et de tambours, retentissoient au-dehors à une distance proportionnée, pour en avoir tout l’agrément.

Dans le temps que le sultan venoit de sortir de table, on l’avertit que les joailliers et les orfèvres qui avoient été appelés par son ordre, étoient arrivés. Il remonta au salon à vingt-quatre croisées ; et quand il y fut, il montra aux joailliers et aux orfévres qui l’avoient suivi, la croisée qui etoit imparfaite : « Je vous ai fait venir, leur dit-il, afin que vous m’accommodiez cette croisée, et que vous la mettiez dans la même perfection que les autres ; examinez-les, et ne perdez pas de temps à me rendre celle-ci toute semblable. »

Les joailliers et les orfévres examinèrent les vingt-trois autres jalousies avec une grande attention ; et après qu’ils eurent consulté ensemble, et qu’ils furent convenus de ce dont ils pouvoient contribuer chacun de leur côté, ils revinrent se présenter devant le sultan ; et le joaillier ordinaire du palais qui prit la parole, lui dit : « Sire, nous sommes prêts à employer nos soins et notre industrie pour obéir à votre Majesté ; mais entre tous tant que nous sommes de notre profession, nous n’avons pas de pierreries aussi précieuses ni en assez grand nombre pour fournir à un si grand travail. » « J’en ai, dit le sultan, et au-delà de ce qu’il en faudra ; venez à mon palais, je vous mettrai à même, et vous choisirez. »

Quand le sultan fut de retour à son palais, il fit apporter toutes ses pierreries, et les joailliers en prirent une très-grande quantité, particulièrement de celles qui venoient du présent d’Aladdin. Ils les employèrent sans qu’il parût qu’ils eussent beaucoup avancé. Ils revinrent en prendre d’autres à plusieurs reprises, et en un mois ils n’avoient pas achevé la moitié de l’ouvrage. Ils employèrent toutes celles du sultan, avec ce que le grand visir lui prêta des siennes ; et tout ce qu’ils purent faire avec tout cela, fut au plus d’achever la moitié de la croisée.

Aladdin qui connut que le sultan s’efforcoit inutilement de rendre la jalousie semblable aux autres, et que jamais il n’en viendroit à son honneur, fit venir les orfévres, et leur dit non-seulement de cesser leur travail, mais même de défaire tout ce qu’ils avoient fait, et de reporter au sultan toutes ses pierreries avec celles qu’il avoit empruntées du grand visir.

L’ouvrage que les joailliers et les orfévres avoient mis plus de six semaines à faire, fut détruit en peu d’heures. Ils se retirèrent, et laissèrent Aladdin seul dans le salon. Il tira la lampe qu’il avoit sur lui, et il la frotta. Aussitôt le génie se présenta : « Génie, lui dit Aladdin, je t’avois ordonné de laisser une des vingt-quatre jalousies de ce salon imparfaite, et tu avois exécuté mon ordre ; présentement je t’ai fait venir pour te dire que je souhaite que tu la rendes pareille aux autres. » Le génie disparut, et Aladdin descendit du salon. Peu de momens après comme il y fut remonté, il trouva la jalousie dans l’état où il l’avoit souhaité, et pareille aux autres.

Les joailliers et les orfévres cependant arrivèrent au palais, et furent introduits et présentés au sultan dans son appartement. Le premier joaillier, en lui présentant les pierreries qu’ils lui rapportoient, dit au sultan au nom de tous : « Sire, votre Majesté sait combien il y a de temps que nous travaillons de toute notre industrie à finir l’ouvrage dont elle nous a chargés. Il étoit déjà fort avancé, lorsqu’Aladdin nous a obligés non-seulement de cesser, mais même de défaire tout ce que nous avions fait, et de lui rapporter ces pierreries et celles du grand visir. » Le sultan leur demanda si Aladdin ne leur en avoit pas dit la raison ; et comme ils lui eurent marqué qu’il ne leur en avoit rien témoigné, il donna ordre sur-le-champ qu’on lui amenât un cheval. On le lui amena, il le monta, et partit sans autre suite que quelques-uns de ses gens, qui l’accompagnèrent à pied. Il arriva au palais d’Aladdin, et il mit pied à terre au bas de l’escalier qui conduisoit au salon à vingt-quatre croisées. Il y monta sans faire avertir Aladdin ; mais Aladdin s’y trouva fort à propos, et il n’eut que le temps de recevoir le sultan à la porte.

Le sultan, sans donner à Aladdin le temps de se plaindre obligeamment de ce que sa Majesté ne l’avoit pas fait avertir, et qu’elle l’avoit mis dans la nécessité de manquer à son devoir, lui dit : « Mon fils, je viens moi-même vous demander quelle raison vous avez de vouloir laisser imparfait un salon aussi magnifique et aussi singulier que celui de votre palais. »

Aladdin dissimula la véritable raison, qui étoit que le sultan n’étoit pas assez riche en pierreries pour faire une dépense si grande. Mais afin de lui faire connoître combien le palais, tel qu’il étoit, surpassoit non-seulement le sien, mais même tout autre palais qui fût au monde, puisqu’il n’avoit pu le parachever dans la moindre de ses parties, il lui répondit : « Sire, il est vrai que votre Majesté a vu ce salon imparfait ; mais je la supplie de voir présentement si quelque chose y manque. »

Le sultan alla droit à la fenêtre dont il avoit vu la jalousie imparfaite ; et quand il eut remarqué qu’elle étoit semblable aux autres, il crut s’être trompé. Il examina non-seulement les deux croisées qui étoient aux deux côtés, il les regarda même toutes l’une après l’autre, et quand il fut convaincu que la jalousie à laquelle il avoit fait employer tant de temps, et qui avoit coûté tant de journées d’ouvriers, venoit d’être achevée dans le peu de temps qui lui étoit connu, il embrassa Aladdin, et le baisa au front entre les deux yeux. « Mon fils, lui dit-il, rempli d’étonnement, quel homme êtes-vous, qui faites des choses si surprenantes, et presque en un clin d’œil ? Vous n’avez pas votre semblable au monde ; et plus je vous connois, plus je vous trouve admirable ! »

Aladdin reçut les louanges du sultan avec beaucoup de modestie, et il lui répondit en ces termes : « Sire, c’est une grande gloire pour moi de mériter la bienveillance et l’approbation de votre Majesté ! Ce que je puis lui assurer, c’est que je n’oublierai rien pour mériter l’une et l’autre de plus en plus. »

Le sultan retourna à son palais de la manière qu’il y étoit venu, sans permettre à Aladdin de l’y accompagner. En arrivant, il trouva le grand visir qui l’attendoit. Le sultan encore tout rempli d’admiration de la merveille dont il venoit d’être témoin, lui en fit le récit en des termes qui ne firent pas douter à ce ministre que la chose ne fût comme le sultan la racontoit ; mais qui confirmèrent le visir dans la croyance où il étoit déjà, que le palais d’Aladdin était l’effet d’un enchantement : croyance dont il avoit fait part au sultan presque dans le moment que ce palais venoit de paroître. Il voulut lui répéter la même chose. « Visir, lui dit le sultan en l’interrompant, vous m’avez déjà dit la même chose, mais je vois bien que vous n’avez pas encore mis en oubli le mariage de ma fille avec votre fils. »

Le grand visir vit bien que le sultan étoit prévenu : il ne voulut pas entrer en contestation avec lui, et il le laissa dans son opinion. Tous les jours réglément, dès que le sultan étoit levé, il ne manquoit pas de se rendre dans un cabinet d’où l’on découvroit tout le palais d’Aladdin, et il y alloit encore plusieurs fois, pendant la journée, pour le contempler et l’admirer.

Aladdin cependant ne demeuroit pas renfermé dans son palais : il avoit soin de se faire voir par la ville plus d’une fois chaque semaine ; soit qu’il allât faire sa prière tantôt dans une mosquée, tantôt dans une autre, ou que de temps en temps il allât rendre visite au grand visir, qui affectoit d’aller lui faire sa cour à certains jours réglés, ou qu’il fît l’honneur aux principaux seigneurs, qu’il régaloit souvent dans son palais, d’aller les voir chez eux. Chaque fois qu’il sortoit, il faisoit jeter par deux de ses esclaves qui marchoient en troupe autour de son cheval, des pièces d’or à poignées dans les rues et dans les places par où il passoit, et où le peuple se rendoit toujours en grande foule.

D’ailleurs, pas un pauvre ne se présentoit à la porte de son palais, qu’il ne s’en retournât content de la libéralité qu’on y faisoit par ses ordres.

Comme Aladdin avoit partagé son temps de manière qu’il n’y avoit pas de semaine qu’il n’allât à la chasse au moins une fois, tantôt aux environs de la ville, quelquefois plus loin, il exerçoit la même libéralité par les chemins et par les villages. Cette inclination généreuse lui fit donner par tout le peuple mille bénédictions, et il étoit ordinaire de ne jurer que par sa tête. Enfin, sans donner aucun ombrage au sultan, à qui il faisoit fort régulièrement sa cour, on peut dire qu’Aladdin s’étoit attiré par ses manières affables et libérales toute l’affection du peuple, et que généralement parlant, il étoit plus aimé que le sultan même. Il joignit à toutes ces belles qualités une valeur et un zèle pour le bien de l’état qu’on ne sauroit assez louer. Il en donna même des marques à l’occasion d’une révolte vers les confins du royaume. Il n’eut pas plutôt appris que le sultan levoit une armée pour la dissiper, qu’il le supplia de lui en donner le commandement. Il n’eut pas de peine à l’obtenir. Sitôt qu’il fut à la tête de l’armée, il la fit marcher contre les révoltés ; et il se conduisit en toute cette expédition avec tant de diligence, que le sultan apprit plus tôt que les révoltés avoient été défaits, châtiés ou dissipés, que son arrivée à l’armée. Cette action qui rendit son nom célèbre dans toute l’étendue du royaume, ne changea point son cœur. Il revint victorieux, mais aussi affable qu’il avoit toujours été. Il y avoit déjà plusieurs années qu’Aladdin se gouvernoit comme nous venons de le dire, quand le magicien qui lui avoit donné sans y penser, le moyen de s’élever à une si haute fortune, se souvint de lui en Afrique où il étoit retourné. Quoique jusqu’alors il se fût persuadé qu’Aladdin étoit mort misérablement dans le souterrain où il l’avoit laissé, il lui vint néanmoins en pensée de savoir précisément quelle avoit été sa fin. Comme il étoit grand géomancien, il tira d’une armoire un quarré en forme de boîte couverte dont il se servoit pour faire ses observations de géomance. Il s’assit sur son sofa, mit le quarré devant lui, le découvrit ; et après avoir préparé et égalé le sable, avec l’intention de savoir si Aladdin étoit mort dans le souterrain, il jetta ses points, il en tira les figures, et il en format l’horoscope. En examinant l’horoscope pour en porter jugement, au lieu de découvrir qu’Aladdin fût mort dans le souterrain, il découvrit qu’il en étoit sorti, et qu’il vivoit sur terre dans une grande splendeur, puissamment riche, mari d’une princesse, honoré et respecté.

Le magicien africain n’eut pas plutôt appris par les règles de son art diabolique, qu’Aladdin étoit dans cette grande élévation, que le feu lui en monta au visage. De rage il dit en lui-même : « Ce misérable fils de tailleur a découvert le secret et la vertu de la lampe ! J’avois cru sa mort certaine, et le voilà qu’il jouit du fruit de mes travaux et de mes veilles ! J’empêcherai qu’il n’en jouisse long-temps, ou je périrai. » Il ne fut pas long-temps à délibérer sur le parti qu’il avoit à prendre. Dès le lendemain matin il monta un barbe[2] qu’il avoit dans son écurie, et il se mit en chemin. De ville en ville et de province en province, sans s’arrêter qu’autant qu’il en étoit besoin pour ne pas trop fatiguer son cheval, il arriva à la Chine, et bientôt dans la capitale du sultan, dont Aladdin avoit épousé la fille. Il mit pied à terre dans un khan ou hôtellerie publique, où il prit une chambre à louage. Il y demeura le reste du jour et la nuit suivante, pour se remettre de la fatigue de son voyage.

Le lendemain avant toute chose, le magicien africain voulut savoir ce que l’on disoit d’Aladdin. En se promenant par la ville, il entra dans le lieu le plus fameux et le plus fréquenté par les personnes de grande distinction, où l’on s’assembloit pour boire d’une certaine boisson chaude[3] qui lui étoit connue dès son premier voyage. Il n’y eut pas plutôt pris place, qu’on lui versa de cette boisson dans une tasse, et qu’on la lui présenta. En la prenant, comme il prêtait l’oreille à droite et à gauche, il entendit qu’on s’entretenoit du palais d’Aladdin. Quand il eut achevé, il s’approcha d’un de ceux qui s’en entretenoient ; et en prenant son temps, il lui demanda en particulier ce que c’étoit que ce palais dont on parloit si avantageusement ? « D’où venez-vous, lui dit celui à qui il s’étoit adressé ? Il faut que vous soyez bien nouveau venu, si vous n’avez pas vu, ou plutôt si vous n’avez pas encore entendu parler du palais du prince Aladdin ? » On n’appeloit plus autrement Aladdin depuis qu’il avoit épousé la princesse Badroulboudour. « Je ne vous dis pas, continua cet homme, que c’est une des merveilles du monde, mais que c’est la merveille unique qu’il y ait au monde : jamais on n’y a rien vu de si grand, de si riche, de si magnifique ! Il faut que vous veniez de bien loin, puisque vous n’en avez pas encore entendu parler ! En effet, on en doit parler par toute la terre, depuis qu’il est bâti. Voyez-le, et vous jugerez si je vous en aurai parlé contre la vérité. » « Pardonnez à mon ignorance, reprit le magicien africain, je ne suis arrivé que d’hier, et je viens véritablement de si loin, je veux dire de l’extrémité de l’Afrique, que la renommée n’en étoit pas encore venue jusque-là quand je suis parti. Et comme par rapport à l’affaire pressante qui m’amène, je n’ai eu autre vue dans mon voyage que d’arriver au plus tôt sans m’arrêter et sans faire aucune connoissance, je n’en savois que ce que vous venez de m’apprendre. Mais je ne manquerai pas de l’aller voir : l’impatience que j’en ai est si grande, que je suis prêt à satisfaire ma curiosité dès-à-présent, si vous vouliez bien me faire la grâce de m’en enseigner le chemin. »

Celui à qui le magicien africain s’étoit adressé, se fit un plaisir de lui enseigner le chemin par où il falloit qu’il passât pour avoir la vue du palais d’Aladdin ; et le magicien africain se leva et partit dans le moment. Quand il fut arrivé, et qu’il eut examiné le palais de près et de tous les côtés, il ne douta pas qu’Aladdin ne se fût servi de la lampe pour le faire bâtir. Sans s’arrêter à l’impuissance d’Aladdin, fils d’un simple tailleur, il savoit bien qu’il n’appartenoit de faire de semblables merveilles qu’à des génies esclaves de la lampe, dont l’acquisition lui avoit échappé. Piqué au vif du bonheur et de la grandeur d’Aladdin, dont il ne faisoit presque pas de différence d’avec celle du sultan, il retourna au khan où il avoit pris logement.

Il s’agissoit de savoir où étoit la lampe, si Aladdin la portoit avec lui, ou en quel lieu il la conservoit, et c’est ce qu’il falloit que le magicien découvrît par une opération de géomance. Dès qu’il fut arrivé où il logeoit, il prit son quarré et son sable, qu’il portoit en tous ses voyages. L’opération achevée, il connut que la lampe étoit dans le palais d’Aladdin ; et il eut une joie si grande de cette découverte, qu’à peine il se sentoit lui-même. « Je l’aurai cette lampe, dit-il, et je défie Aladdin de m’empêcher de la lui enlever, et de le faire descendre jusqu’à la bassesse d’où il a pris un si haut vol. »

Le malheur pour Aladdin voulut qu’alors il étoit allé à une partie de chasse pour huit jours, et qu’il n’y en avoit que trois qu’il étoit parti ; et voici de quelle manière le magicien africain en fut informé. Quand il eut fait l’opération qui venoit de lui donner tant de joie, il alla voir le concierge du khan, sous prétexte de s’entretenir avec lui ; et il en avoit un fort naturel, qu’il n’étoit pas besoin d’amener de bien loin. Il lui dit qu’il venoit de voir le palais d’Aladdin ; et après lui avoir exagéré tout ce qu’il y avoit remarqué de plus surprenant et tout ce qui l’avoit frappé davantage, et qui frappoit généralement tout le monde : « Ma curiosité, ajouta-t-il, va plus loin, et je ne serai pas satisfait que je n’aie vu le maître à qui appartient un édifice si merveilleux. » « Il ne vous sera pas difficile de le voir, reprit le concierge, il n’y a presque pas de jour qu’il n’en donne occasion, quand il est dans la ville ; mais il y a trois jours qu’il est dehors pour une grande chasse, qui en doit durer huit. »

Le magicien africain ne voulut pas en savoir davantage ; il prit congé du concierge ; et en se retirant : « Voilà le temps d’agir, dit-il en lui-même, je ne dois pas le laisser échapper. » Il alla à la boutique d’un faiseur et vendeur de lampes. « Maître, dit-il, j’ai besoin d’une douzaine de lampes de cuivre ; pouvez-vous me la fournir ? » Le vendeur lui dit qu’il en manquoit quelques-unes, mais que s’il vouloit se donner patience jusqu’au lendemain, il la fournirait complète à l’heure qu’il voudroit. Le magicien le voulut bien ; il lui recommanda qu’elles fussent propres et bien polies ; après lui avoir promis qu’il le payeroit bien, il se retira dans son khan.

Le lendemain la douzaine de lampes fut livrée au magicien africain, qui les paya au prix qui lui fut demandé, sans en rien diminuer. Il les mit dans un panier dont il s’étoit pourvu exprès ; et avec ce panier au bras il alla vers le palais d’Aladdin, et quand il s’en fut approché, il se mit à crier :

« Qui veut changer des vieilles lampes pour des neuves ? »

À mesure qu’il avançoit, et d’aussi loin que les petits enfans qui jouoient dans la place l’entendirent, ils accoururent, et ils s’assemblèrent autour de lui avec de grandes huées, et le regardèrent comme un fou. Les passans rioient même de sa bêtise, à ce qu’ils s’imaginoient. « Il faut, disoient-ils, qu’il ait perdu l’esprit, pour offrir de changer des lampes neuves contre des vieilles. »

Le magicien africain ne s’étonna ni des huées des enfans, ni de tout ce qu’on pouvoit dire de lui ; et pour débiter sa marchandise, il continua de crier :

« Qui veut changer de vieilles lampes pour des neuves ? »

Il répéta si souvent la même chose en allant et venant dans la place, devant le palais et à l’entour, que la princesse Badroulboudour, qui étoit alors dans le salon aux vingt-quatre croisées, entendit la voix d’un homme ; mais comme elle ne pouvoit distinguer ce qu’il crioit, à cause des huées des enfans qui le suivoient, et dont le nombre augmentait de moment en moment, elle envoya une de ses femmes esclaves qui l’approchoit de plus près, pour voir ce que c’étoit que ce bruit.

La femme esclave ne fut pas long-temps à remonter ; elle entra dans le salon avec de grands éclats de rire. Elle rioit de si bonne grâce, que la princesse ne put s’empêcher de rire elle-même en la regardant. « Hé bien, folle, dit la princesse, veux-tu me dire pourquoi tu ris ? » « Princesse, répondit la femme esclave en riant toujours, qui pourroit s’empêcher de rire en voyant un fou avec un panier au bras, plein de belles lampes toutes neuves, qui ne demande pas à les vendre, mais à les changer contre des vieilles ? Ce sont les enfans dont il est si fort environné qu’à peine peut-il avancer, qui font tout le bruit qu’on entend, en se moquant de lui. »

Sur ce récit, une autre femme esclave, en prenant la parole : « À propos de vieilles lampes, dit-elle, je ne sais si la princesse a pris garde qu’en voilà une sur la corniche ; celui à qui elle appartient ne sera pas fâché d’en trouver une neuve au lieu de cette vieille. Si la princesse le veut bien, elle peut avoir le plaisir d’éprouver si ce fou est véritablement assez fou pour donner une lampe neuve en échange d’une vieille, sans en rien demander de retour ? »

La lampe dont la femme esclave parloit, étoit la lampe merveilleuse dont Aladdin s’étoit servi pour s’élever au point de grandeur où il étoit arrivé ; et il l’avoit mise lui-même sur la corniche avant d’aller à la chasse, dans la crainte de la perdre, et il avoit pris la même précaution toutes les autres fois qu’il y étoit allé. Mais ni les femmes esclaves, ni les eunuques, ni la princesse même, n’y avoient pas fait attention une seule fois jusqu’alors pendant son absence ; hors du temps de la chasse, il la portoit toujours sur lui. On dira que la précaution d’Aladdin étoit bonne, mais au moins qu’il auroit dû enfermer la lampe. Cela est vrai, mais on a fait de semblables fautes de tout temps, ou en fait encore aujourd’hui, et l’on ne cessera d’en faire.

La princesse Badroulboudour qui ignoroit que la lampe fût aussi précieuse qu’elle l’étoit, et qu’Aladdin, sans parler d’elle-même, eût un intérêt aussi grand qu’il l’avoit qu’on n’y touchât pas et qu’elle fût conservée, entra dans la plaisanterie, et elle commanda à un eunuque de la prendre et d’en aller faire l’échange. L’eunuque obéit. Il descendit du salon ; et il ne fut pas plutôt sorti de la porte du palais, qu’il aperçut le magicien africain ; il l’appela ; et quand il fut venu à lui, et en lui montrant la vieille lampe : « Donne-moi, dit-il, une lampe neuve pour celle-ci. »

Le magicien africain ne douta pas que ce ne fût la lampe qu’il cherchoit ; il ne pouvoit pas y en avoir d’autres dans le palais d’Aladdin, où toute la vaisselle n’étoit que d’or ou d’argent ; il la prit promptement de la main de l’eunuque ; et après l’avoir fourrée bien avant dans son sein, il lui présenta son panier, et lui dit de choisir celle qui lui plairoit. L’eunuque choisit ; et après avoir laissé le magicien, il porta la lampe neuve à la princesse Badroulboudour ; mais l’échange ne fut pas plutôt fait, que les enfans firent retentir la place de plus grands éclats qu’ils n’avoient encore fait en se moquant, selon eux, de la bêtise du magicien.

Le magicien africain les laissa criailler tant qu’ils voulurent ; mais sans s’arrêter plus long-temps aux environs du palais d’Aladdin, il s’en éloigna insensiblement et sans bruit ; c’est-à-dire sans crier, et sans parler davantage de changer des lampes neuves pour des vieilles. Il n’en vouloit pas d’autres que celle qu’il emportait ; et son silence enfin fit que les enfans s’écartèrent, et qu’ils le laissèrent aller.

Dès qu’il fut hors de la place qui étoit entre les deux palais, il s’échappa par les rues les moins fréquentées ; et comme il n’avoit plus besoin des autres lampes ni du panier, il posa le panier et les lampes au milieu d’une rue où il vit qu’il n’y avoit personne. Alors dès qu’il eut enfilé une autre rue, il pressa le pas jusqu’à ce qu’il arrivât à une des portes de la ville. En continuant son chemin par le faubourg, qui étoit fort long, il fit quelques provisions avant qu’il en sortît. Quand il fut dans la campagne, il se détourna du chemin dans un lieu à l’écart, hors de la vue du monde, où il resta jusqu’au moment qu’il jugea à propos, pour achever d’exécuter le dessein qui l’avoit amené. Il ne regretta pas le barbe qu’il laissoit dans le khan où il avoit pris logement ; il se crut bien dédommagé par le trésor qu’il venoit d’acquérir.

Le magicien africain passa le reste de la journée dans ce lieu, jusqu’à une heure de nuit, que les ténèbres furent les plus obscures. Alors il tira la lampe de son sein, et il la frotta. À cet appel, le génie lui apparut.

« Que veux-tu, lui demanda le génie ? Me voila prêt à t’obéir comme ton esclave et de tous ceux qui ont la lampe à la main, moi et ses autres esclaves. »

« Je te commande, reprit le magicien africain, qu’à l’heure même tu enlèves le palais que toi ou les autres esclaves de la lampe ont bâti dans cette ville, tel qu’il est, avec tout ce qu’il y a de vivant, et que tu le transportes avec moi en même temps dans un tel endroit de l’Afrique. » Sans lui répondre, le génie avec l’aide d’autres génies, esclaves de la lampe comme lui, le transportèrent en très-peu de temps, lui et son palais en son entier, au propre lieu de l’Afrique qui lui avoit été marqué. Nous laisserons le magicien africain et le palais avec la princesse Badroulboudour en Afrique, pour parler de la surprise du sultan.

Dès que le sultan fut levé, il ne manqua pas, selon sa coutume, de se rendre au cabinet ouvert, pour avoir le plaisir de contempler et d’admirer le palais d’Aladdin. Il jeta la vue du côté où il avoit coutume de voir ce palais, et il ne vit qu’une place vuide, telle qu’elle était avant qu’on l’y eût bâti. Il crut qu’il se trompoit, et il se frotta les yeux ; mais il ne vit rien de plus que la première fois, quoique le temps fût serein, le ciel net, et que l’aurore qui avoit commencé de paroître rendit tous les objets fort distincts. Il regarda par les deux ouvertures à droite et à gauche, et il ne vit que ce qu’il avoit coutume de voir par ces deux endroits. Son étonnement fut si grand, qu’il demeura long-temps dans la même place, les yeux tournés du côté où le palais avoit été, et où il ne le voyoit plus, en cherchant ce qu’il ne pouvoit comprendre, savoir : comment il se pouvoit faire qu’un palais aussi grand et aussi apparent que celui d’Aladdin, qu’il avoit vu presque chaque jour depuis qu’il avoit été bâti avec sa permission, et tout récemment le jour précédent, se fût évanoui de manière qu’il n’en paroissoit pas le moindre vestige. « Je ne me trompe pas, disoit-il en lui-même : il étoit dans la place que voilà ; s’il s’étoit écroulé, les matériaux paroîtroient en monceaux ; et si la terre l’avoit englouti, on en verroit quelque marque, de quelque manière que cela fût arrivé ! » Et quoique convaincu que le palais n’y étoit plus, il ne laissa pas néanmoins d’attendre encore quelque temps, pour voir si en effet il ne se trompoit pas. Il se retira enfin ; et après avoir regardé encore derrière lui avant de s’éloigner, il revint à son appartement ; il commanda qu’on lui fît venir le grand visir en toute diligence ; et cependant il s’assit, l’esprit agité de pensées si différentes, qu’il ne savoit quel parti prendre.

Le grand visir ne fit pas attendre le sultan : il vint même avec une si grande précipitation, que ni lui ni ses gens ne firent pas réflexion en passant, que le palais d’Aladdin n’étoit plus à sa place ; les portiers mêmes, en ouvrant la porte du palais, ne s’en étoient pas aperçu.

En abordant le sultan : « Sire, lui dit le grand-visir, l’empressement avec lequel votre Majesté m’a fait appeler, m’a fait juger que quelque chose de bien extraordinaire étoit arrivé, puisqu’elle n’ignore pas qu’il est aujourd’hui jour de conseil, et que je ne devois pas manquer de me rendre à mon devoir dans peu de momens. » « Ce qui est arrivé est véritablement extraordinaire, comme tu le dis, et tu vas en convenir. Dis-moi où est le palais d’Aladdin ? » « Le palais d’Aladdin, Sire, répondit le grand-visir avec étonnement ! Je viens de passer devant, il m’a semblé qu’il étoit à sa place : des bâtimens aussi solides que celui-là, ne changent pas de place si facilement. » « Va voir au cabinet, répondit le sultan, et tu viendras me dire si tu l’auras vu. »

Le grand visir alla au cabinet ouvert, et il lui arriva la même chose qu’au sultan. Quand il se fut bien assuré que le palais d’Aladdin n’étoit plus où il avoit été, et qu’il n’en paroissoit pas le moindre vestige, il revint se présenter au sultan. « Hé bien, as-tu vu le palais d’Aladdin, lui demanda le sultan ? » « Sire, répondit le grand visir, votre Majesté peut se souvenir que j’ai eu l’honneur de lui dire que ce palais, qui faisoit le sujet de son admiration avec ses richesses immenses, n’étoit qu’un ouvrage de magie et d’un magicien ; mais votre Majesté n’a pas voulu y faire attention. »

Le sultan qui ne pouvoit disconvenir de ce que le grand visir lui représentoit, entra dans une colère d’autant plus grande, qu’il ne pouvoit désavouer son incrédulité. « Où est, dit-il, cet imposteur, ce scélérat, que je lui fasse couper la tête ? » « Sire, reprit le grand visir, il y a quelques jours qu’il est venu prendre congé de votre Majesté ; il faut lui envoyer demander où est son palais ; il ne doit pas l’ignorer » « Ce seroit le traiter avec trop d’indulgence, repartit le sultan ; va donner ordre à trente de mes cavaliers de me l’amener chargé de chaînes. » Le grand visir alla donner l’ordre du sultan aux cavaliers, et il instruisit leur officier de quelle manière ils devoient s’y prendre, afin qu’il ne leur échappât point. Ils partirent, et ils rencontrèrent Aladdin à cinq ou six lieues de la ville, qui revenoit en chassant. L’officier lui dit en l’abordant, que le sultan impatient de le revoir, les avoit envoyés pour le lui témoigner, et revenir avec lui en l’accompagnant.

Aladdin n’eut pas le moindre soupçon du véritable sujet qui avoit amené ce détachement de la garde du sultan ; il continua de revenir en chassant ; mais quand il fut à une demi-lieue de la ville, ce détachement l’environna, et l’officier, en prenant la parole, lui dit : « Prince Aladdin, c’est avec grand regret que nous vous déclarons l’ordre que nous avons du sultan de vous arrêter, et de vous mener à lui en criminel d’état ; nous vous supplions de ne pas trouver mauvais que nous nous acquittions de notre devoir, et de nous le pardonner. »

Cette déclaration fut un sujet de grande surprise à Aladdin, qui se sentoit innocent ; il demanda à l’officier s’il savoit de quel crime il étoit accusé ? À quoi il répondit que ni lui ni ses gens n’en savoient rien.

Comme Aladdin vit que ses gens étoient de beaucoup inférieurs au détachement, et même qu’ils s’éloignoient, il mit pied à terre. « Me voilà, dit-il, exécutez l’ordre que vous avez. Je puis dire néanmoins que je ne me sens coupable d’aucun crime, ni envers la personne du sultan, ni envers l’état. » On lui passa aussitôt au cou une chaîne fort grosse et fort longue, dont on le lia aussi par le milieu du corps, de manière qu’il n’avoit pas les bras libres. Quand l’officier se fut mis à la tête de sa troupe, un cavalier prit le bout de la chaîne ; et en marchant après l’officier il mena Aladdin, qui fut obligé de le suivre à pied ; et dans cet état il fut conduit vers la ville.

Quand les cavaliers furent entrés dans le faubourg, les premiers qui virent qu’on menoit Aladdin en criminel d’état, ne doutèrent pas que ce ne fût pour lui couper la tête. Comme il étoit aimé généralement, les uns prirent le sabre et d’autres armes, et ceux qui n’en avoient pas, s’armèrent de pierres, et ils suivirent les cavaliers. Quelques-uns qui étoient à la queue, firent volte-face, en faisant mine de vouloir les dissiper ; mais bientôt ils grossirent en si grand nombre, que les cavaliers prirent le parti de dissimuler, trop heureux s’il pouvoient arriver jusqu’au palais du sultan sans qu’on leur enlevât Aladdin. Pour y réussir, selon que les rues étoient plus ou moins larges ils eurent grand soin d’occuper toute la largeur du terrain, tantôt en s’étendant, tantôt en se resserrant ; de la sorte ils arrivèrent à la place du palais, où ils se mirent tous sur une ligne, en faisant face à la populace armée, jusqu’à ce que leur officier et le cavalier qui menoit Aladdin, fussent entrés dans le palais, et que les portiers eussent fermé la porte, pour empêcher qu’elle n’entrât.

Aladdin fut conduit devant le sultan, qui l’attendoit sur le balcon, accompagné du grand visir ; et sitôt qu’il le vit, il commanda au bourreau, qui avoit eu ordre de se trouver là, de lui couper la tête, sans vouloir l’entendre, ni tirer de lui aucun éclaircissement.

Quand le bourreau se fut saisi d’Aladdin, il lui ôta la chaîne qu’il avoit au cou et autour du corps ; et après avoir étendu sur la terre un cuir teint du sang d’une infinité de criminels qu’il avoit exécutés, il l’y fit mettre à genoux, et lui banda les yeux. Alors il tira son sabre, il prit sa mesure pour donner le coup, en s’essayant et en faisant flamboyer le sabre en l’air par trois fois, et il attendit que le sultan lui donnât le signal pour trancher la tête d’Aladdin.

En ce moment, le grand visir aperçut que la populace qui avoit forcé les cavaliers, et qui avoit rempli la place, venoit d’escalader les murs du palais en plusieurs endroits, et commencent à les démolir pour faire brèche. Avant que le sultan donnât le signal, il lui dit : « Sire, je supplie votre Majesté de penser mûrement à ce qu’elle va faire. Elle va courir risque de voir son palais forcé ; et si ce malheur arrivoit, l’événement pourroit en être funeste. » « Mon palais forcé, reprit le sultan ! Qui peut avoir cette audace ? » « Sire, repartit le grand visir, que votre Majesté jette les yeux sur les murs de son palais et sur la place, elle connoîtra la vérité de ce que je lui dis. »

L’épouvante du sultan fut si grande quand il eut vu une émeute si vive et si animée, que dans le moment même il commanda au bourreau de remettre son sabre dans le fourreau, doter le bandeau des yeux d’Aladdin, et de le laisser libre. Il donna ordre aussi aux chiaoux de crier que le sultan lui faisoit grâce, et que chacun eût à se retirer.

Alors tous ceux qui étoient déjà montés au haut des murs du palais, témoins de ce qui venoit de se passer, abandonnèrent leur dessein. Ils descendirent en peu d’instans, et pleins de joie d’avoir sauvé la vie à un homme qu’ils aimoient véritablement, ils publièrent cette nouvelle à tous ceux qui étoient autour d’eux ; elle passa bientôt à toute la populace qui étoit dans la place du palais ; et les cris des chiaoux, qui annonçoient la même chose du haut des terrasses où ils étoient montés, achevèrent de la rendre publique. La justice que le sultan venoit de rendre à Aladdin en lui faisant grâce, désarma la populace, fit cesser le tumulte, et insensiblement chacun se retira chez lui.

Quand Aladdin se vit libre, il leva la tête du côté du balcon ; et comme il eut aperçu le sultan : « Sire, dit-il en élevant sa voix d’une manière touchante, je supplie votre Majesté d’ajouter une nouvelle grâce à celle qu’elle vient de me faire, c’est de vouloir bien me faire connoître quel est mon crime. » « Quel est ton crime, perfide, répondit le sultan, ne le sais-tu pas ? Monte jusqu’ici, continua-t-il, je te le ferai connoître. »

Aladdin monta, et quand il se fut présenté : « Suis-moi, lui dit le sultan, en marchant devant lui sans le regarder. » Il le mena jusqu’au cabinet ouvert ; et quand il fut arrivé à la porte : « Entre, lui dit le sultan ; tu dois savoir où étoit ton palais, regarde de tous côtés, et dis-moi ce qu’il est devenu. »

Aladdin regarda, et ne vit rien ; il s’aperçut bien de tout le terrain que son palais occupoit ; mais comme il ne pouvoit deviner comment il avoit pu disparoître, cet événement extraordinaire et surprenant le mit dans une confusion et dans un étonnement qui l’empêchèrent de pouvoir répondre un seul mot au sultan.

Le sultan impatient : « Dis-moi donc, répéta-t-il à Aladdin, où est ton palais, et où est ma fille ? » Alors Aladdin rompit le silence. « Sire, dit-il, je vois bien, et je l’avoue, que le palais que j’ai fait bâtir n’est plus à la place où il étoit, je vois qu’il a disparu, et je ne puis dire à votre Majesté où il peut être ; mais je puis l’assurer que je n’ai aucune part à cet événement. »

« Je ne me mets pas en peine de ce que ton palais est devenu, reprit le sultan, j’estime ma fille un million de fois davantage. Je veux que tu me la retrouves, autrement je te ferai couper la tête, et nulle considération ne m’en empêchera. »

« Sire, repartit Aladdin, je supplie votre Majesté de m’accorder quarante jours pour faire mes diligences ; et si dans cet intervalle je n’y réussis pas, je lui donne ma parole que j’apporterai ma tête au pied de son trône, afin qu’elle en dispose à sa volonté. » « Je t’accorde les quarante jours que tu me demandes, lui dit le sultan ; mais ne crois pas abuser de la grâce que je te fais, en pensant échapper à mon ressentiment : en quelqu’endroit de la terre que tu puisses être, je saurai bien te retrouver. »

Aladdin s’éloigna de la présence du sultan dans une grande humiliation et dans un état à faire pitié ; il passa au travers des cours du palais la tête baissée, sans oser lever les yeux, dans la confusion où il étoit ; et les principaux officiers de la cour, dont il n’avoit pas désobligé un seul, quoiqu’amis, au lieu de s’approcher de lui pour le consoler ou pour lui offrir une retraite chez eux, lui tournèrent le dos, autant pour ne le pas voir, qu’afin qu’il ne pût pas les reconnoître. Mais quand ils se fussent approchés de lui pour lui dire quelque chose de consolant, ou pour lui faire offre de service, ils n’eussent plus reconnu Aladdin ; il ne se reconnoissoit pas lui-même, et il n’avoit plus la liberté de son esprit. Il le fit bien connoître quand il fut hors du palais : car sans penser à ce qu’il faisoit, il demandoit de porte en porte, et à tous ceux qu’il rencontrait, si l’on n’avoit pas vu son palais, ou si on ne pouvoit pas lui en donner des nouvelles ?

Ces demandes firent croire à tout le monde qu’Aladdin avoit perdu l’esprit. Quelques-uns n’en firent que rire ; mais les gens les plus raisonnables, et particulièrement ceux qui avoient eu quelque liaison d’amitié et de commerce avec lui, en furent véritablement touchés de compassion. Il demeura trois jours dans la ville, en allant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, et en ne mangeant que ce qu’on lui présentoit par charité, et sans prendre aucune résolution.

Enfin, comme il ne pouvoit plus, dans l’état malheureux où il se voyoit, rester dans une ville où il avoit fait une si belle figure, il en sortit, et il prit le chemin de la campagne. Il se détourna des grandes routes ; et après avoir traversé plusieurs campagnes dans une incertitude affreuse, il arriva enfin à l’entrée de la nuit au bord d’une rivière ; là il lui prit une pensée de désespoir : « Où irai-je chercher mon palais, dit-il en lui-même ? En quelle province, en quel pays, en quelle partie du monde le trouverai-je, aussi bien que ma chère princesse que le sultan me demande ? Jamais je n’y réussirai ; il vaut donc mieux que je me délivre de tant de fatigues qui n’aboutiroient à rien, et de tous les chagrins cuisans qui me rongent. » Il alloit se jeter dans la rivière, selon la résolution qu’il venoit de prendre ; mais il crut en bon Musulman fidèle à sa religion, qu’il ne devoit pas le faire, sans avoir auparavant fait sa prière. En voulant s’y préparer, il s’approcha du bord de l’eau pour se laver les mains et le visage, suivant la coutume du pays ; mais comme cet endroit étoit un peu en pente, et mouillé par l’eau qui y battait, il glissa, et il seroit tombé dans la rivière s’il ne se fût retenu à un petit roc élevé hors de terre environ de deux pieds. Heureusement pour lui il portoit encore l’anneau que le magicien africain lui avoit mis au doigt avant qu’il descendît dans le souterrain pour aller enlever la précieuse lampe qui venoit de lui être enlevée. Il frotta cet anneau assez fortement contre le roc en se retenant ; dans l’instant le même génie qui lui étoit apparu dans ce souterrain où le magicien africain l’avoit enfermé, lui apparut encore :

« Que veux-tu, lui dit le génie ? Me voici prêt à t’obéir comme ton esclave et de tous ceux qui ont l’anneau au doigt, moi et les autres esclaves de l’anneau. »

Aladdin agréablement surpris par une apparition si peu attendue dans le désespoir où il étoit, répondit : « Génie, sauve-moi la vie une seconde fois, en m’enseignant où est le palais que j’ai fait bâtir, ou en faisant qu’il soit rapporté incessamment où il étoit. » « Ce que tu me demandes, reprit le génie, n’est pas de mon ressort : je ne suis esclave que de l’anneau, adresse-toi à l’esclave de la lampe. » « Si cela est, repartit Aladdin, je te commande donc par la puissance de l’anneau, de me transporter jusqu’au lieu où est mon palais, en quelqu’endroit de la terre qu’il soit, et de me poser sous les fenêtres de la princesse Badroulboudour. À peine eut-il achevé de parler, que le génie le transporta en Afrique, au milieu d’une prairie où étoit le palais, peu éloigné d’une grande ville, le posa précisément au-dessous des fenêtres de l’appartement de la princesse, où il le laissa. Tout cela se fit en un instant.

Nonobstant l’obscurité de la nuit, Aladdin reconnut fort bien son palais et l’appartement de la princesse Badroulboudour ; mais comme la nuit étoit avancée, et que tout étoit tranquille dans le palais, il se retira un peu à l’écart, et il s’assit au pied d’un arbre. Là, rempli d’espérance, en faisant réflexion à son bonheur, dont il étoit redevable à un pur hasard, il se trouva dans une situation beaucoup plus paisible que depuis qu’il avoit été arrêté, amené devant le sultan, et délivré du danger présent de perdre la vie. Il s’entretint quelque temps dans ces pensées agréables ; mais enfin, comme il y avoit cinq ou six jours qu’il ne dormoit point, il ne put s’empêcher de se laisser aller au sommeil qui l’accabloit, et il s’endormit au pied de l’arbre où il étoit.

Le lendemain, dès que l’aurore commença à paroître, Aladdin fut éveillé agréablement, non-seulement par le ramage des oiseaux qui avoient passé la nuit sur l’arbre sous lequel il étoit couché, mais même sur les arbres touffus du jardin de son palais. Il jeta d’abord les yeux sur cet admirable édifice, et alors il se sentit une joie inexprimable d’être sur le point de s’en revoir bientôt le maître, et en même temps de posséder encore une fois sa chère princesse Badroulboudour. Il se leva, et se rapprocha de l’appartement de la princesse. Il se promena quelque temps sous ses fenêtres, en attendant qu’il fût jour chez elle et qu’on pût l’apercevoir. Dans cette attente il cherchoit en lui-même d’où pouvoit être venue la cause de son malheur ; et après avoir bien rêvé, il ne douta plus que toute son infortune ne vînt d’avoir quitté sa lampe de vue. Il s’accusa lui-même de négligence et du peu de soin qu’il avoit eu de ne s’en pas dessaisir un seul moment. Ce qui l’embarrassoit davantage, c’est qu’il ne pouvoit s’imaginer qui étoit le jaloux de son bonheur. Il l’eût compris d’abord, s’il eût su que lui et son palais se trouvoient alors en Afrique ; mais le génie, esclave de l’anneau, ne lui en avoit rien dit ; il ne s’en étoit point informé lui-même. Le seul nom de l’Afrique lui eût rappelé dans sa mémoire le magicien africain son ennemi déclaré.

La princesse Badroulboudour se levoit plus matin qu’elle n’avoit coutume depuis son enlèvement et son transport en Afrique par l’artifice du magicien africain, dont jusqu’alors elle avoit été contrainte de supporter la vue une fois chaque jour, parce qu’il étoit maître du palais ; mais elle l’avoit traité si durement chaque fois, qu’il n’avoit encore osé prendre la hardiesse de s’y loger. Quand elle fut habillée, une de ses femmes, en regardant au travers d’une jalousie, aperçut Aladdin. Elle courut aussitôt en avertir sa maîtresse. La princesse qui ne pouvoit croire cette nouvelle, vient vite se présenter à la fenêtre, et aperçut Aladdin. Elle ouvrit la jalousie. Au bruit que la princesse fit en l’ouvrant, Aladdin leva la tête, il la reconnut ; et il la salua d’un air qui exprimoit l’excès de sa joie. « Pour ne pas perdre de temps, lui dit la princesse, on est allé vous ouvrir la porte secrète, entrez et montez. » Et elle ferma la jalousie.

La porte secrète étoit au-dessous de l’appartement de la princesse ; elle se trouva ouverte, et Aladdin monta à l’appartement de la princesse. Il n’est pas possible d’exprimer la joie que ressentirent ces deux époux de se revoir après s’être cru séparés pour jamais. Ils s’embrassèrent plusieurs fois, et se donnèrent toutes les marques d’amour et de tendresse qu’on peut s’imaginer, après une séparation aussi triste et aussi peu attendue que la leur. Après ces embrassemens, mêlés de larmes de joie, ils s’assirent ; et Aladdin en prenant la parole : « Princesse, dit-il, avant de vous entretenir de toute autre chose, je vous supplie au nom de Dieu, autant pour votre propre intérêt et pour celui du sultan votre respectable père, que pour le mien en particulier, de me dire ce qu’est devenue une vieille lampe que j’avois mise sur la corniche du salon à vingt-quatre croisées, avant d’aller à la chasse ? »

« Ah, cher époux, répondit la princesse, je m’étois bien douté que notre malheur réciproque venoit de cette lampe ; et ce qui me desole, c’est que j’en suis la cause de moi-même ! » « Princesse, reprit Aladdin, ne vous en attribuez pas la cause, elle est toute sur moi, et je devois avoir été plus soigneux de la conserver ; ne songeons qu’à réparer cette perte ; et pour cela faites-moi la grâce de me raconter comment la chose s’est passée, et en quelles mains elle est tombée ? »

Alors la princesse Badroulboudour raconta à Aladdin ce qui s’étoit passé dans l’échange de la lampe vieille pour la neuve, qu’elle fit apporter afin qu’il la vit ; et comme la nuit suivante, après s’être aperçu du transport du palais, elle s’étoit trouvée le matin dans le pays inconnu où elle lui parloit, et qui étoit l’Afrique, particularité qu’elle avoit apprise de la bouche même du traitre qui l’y avoit fait transporter par son art magique.

« Princesse, dit Aladdin en l’interrompant, vous m’avez fait connoître le traitre en me marquant que je suis en Afrique avec vous. Il est le plus perfide de tous les hommes. Mais ce n’est ni le temps, ni le lieu de vous faire une peinture plus ample de ses méchancetés. Je vous prie seulement de me dire ce qu’il a fait de la lampe, et où il l’a mise ? » « Il la porte dans son sein enveloppée bien précieusement, reprit la princesse, et je puis en rendre témoignage, puisqu’il l’en a tirée et l’a développée en ma présence, pour m’en faire un trophée. »

« Ma princesse, dit alors Aladdin, ne me sachez pas mauvais gré de tant de demandes dont je vous fatigue, elles sont également importantes pour vous et pour moi. Pour venir à ce qui m’intéresse plus particulièrement, apprenez-moi, je vous en conjure, comment vous vous trouvez du traitement d’un homme aussi méchant et aussi perfide ? » « Depuis que je suis en ce lieu, reprit la princesse, il ne s’est présenté devant moi qu’une fois chaque jour ; et je suis bien persuadée que le peu de satisfaction qu’il tire de ses visites, fait qu’il ne m’importune pas plus souvent. Tous les discours qu’il me tient chaque fois ne tendent qu’à me persuader de rompre la foi que je vous ai donnée, et de le prendre pour époux, en voulant me faire entendre que je ne dois pas espérer de vous revoir jamais ; que vous ne vivez plus, et que le sultan mon père vous a fait couper la tête. Il ajoute pour se justifier, que vous êtes un ingrat, que votre fortune n’est venue que de lui, et mille autres choses que je lui laisse dire. Et comme il ne reçoit de moi pour réponse que mes plaintes douloureuses et mes larmes, il est contraint de se retirer aussi peu satisfait que quand il arrive. Je ne doute pas néanmoins que son intention ne soit de laisser passer mes plus vives douleurs, dans l’espérance que je changerai de sentiment, et à la fin d’user de violence si je persévère à lui faire résistance. Mais, cher époux, votre présence a déjà dissipé mes inquiétudes. »

« Princesse, interrompit Aladdin, j’ai confiance que ce n’est pas en vain, puisqu’elles sont dissipées, et que je crois avoir trouvé le moyen de vous délivrer de votre ennemi et du mien. Mais pour cela il est nécessaire que j’aille à la ville. Je serai de retour vers le midi, et alors je vous communiquerai quel est mon dessein, et ce qu’il faudra que vous fassiez pour contribuer à le faire réussir. Mais afin que vous en soyez avertie, ne vous étonnez pas de me voir revenir avec un autre habit, et donnez ordre qu’on ne me fasse pas attendre à la porte secrète au premier coup que je frapperai. »

La princesse lui promit qu’on l’attendroit à la porte, et que l’on seroit prompt à lui ouvrir.

Quand Aladdin fut descendu de l’appartement de la princesse, et qu’il fut sorti par la même porte, il regarda de côté et d’autre, et il aperçut un paysan qui prenoit le chemin de la campagne.

Comme le paysan alloit au-delà du palais, et qu’il étoit un peu éloigné, Aladdin pressa le pas ; et quand il l’eut joint, il lui proposa de changer d’habit, et il fit tant que le paysan y consentit. L’échange se fit à la faveur d’un buisson ; et quand ils se furent séparés, Aladdin prit le chemin de la ville. Dès qu’il y fut rentré, il enfila la rue qui aboutissoit à la porte ; et se détournant par les rues les plus fréquentées, il arriva à l’endroit où chaque sorte de marchands et d’artisans avoit sa rue particulière. Il entra dans celle des droguistes ; et en s’adressant à la boutique la plus grande et la mieux fournie, il demanda au marchand s’il avoit une certaine poudre qu’il lui nomma ?

Le marchand, qui s’imagina qu’Aladdin étoit pauvre, à le regarder par son habit, et qu’il n’avoit pas assez d’argent pour la payer, lui dit qu’il en avoit, mais qu’elle étoit chère. Aladdin pénétra dans la pensée du marchand, il tira sa bourse, et en faisant voir de l’or, il demanda une demi-dragme de cette poudre. Le marchand la pesa, l’enveloppa, et en la présentant à Aladdin il en demanda une pièce d’or. Aladdin la lui mit entre les mains ; et sans s’arrêter dans la ville qu’autant de temps qu’il en fallut pour prendre un peu de nourriture, il revint à son palais. Il n attendit pas à la porte secrète : elle lui fut ouverte d’abord, et il monta à l’appartement de la princesse Badroulboudour. « Princesse, lui dit-il, l’aversion que vous avez pour votre ravisseur, comme vous me l’avez témoigné, fera peut-être que vous aurez de la peine à suivre le conseil que j’ai à vous donner. Mais permettez-moi de vous dire qu’il est à propos que vous dissimuliez, et même que vous vous fassiez violence, si vous voulez vous délivrer de sa persécution, et donner au sultan votre père et mon seigneur, la satisfaction de vous revoir. Si vous voulez donc suivre mon conseil, continua Aladdin, vous commencerez dès-à-présent à vous habiller d’un de vos plus beaux habits ; et quand le magicien africain viendra, ne faites pas difficulté de le recevoir avec tout le bon accueil possible, sans affectation et sans contrainte, avec un visage ouvert, de manière néanmoins que s’il y reste quelque nuage d’affliction, il puisse apercevoir qu’il se dissipera avec le temps. Dans la conversation, donnez-lui à connoître que vous faites vos efforts pour m’oublier ; et afin qu’il soit persuadé davantage de votre sincérité, invitez-le à souper avec vous, et marquez-lui que vous seriez bien aise de goûter du meilleur vin de son pays ; il ne manquera pas de vous quitter pour en aller chercher. Alors en attendant qu’il revienne, quand le buffet sera mis, mettez dans un des gobelets pareils à celui dans lequel vous avez coutume de boire, la poudre que voici ; et en le mettant à part, avertissez celle de vos femmes qui vous donne à boire, de vous l’apporter plein de vin au signal que vous lui ferez, dont vous conviendrez avec elle, et de prendre bien garde de ne pas se tromper. Quand le magicien sera revenu, et que vous serez à table, après avoir mangé et bu autant de coups que vous le jugerez à propos, faites-vous apporter le gobelet où sera la poudre, et changez votre gobelet avec le sien ; il trouvera la faveur que vous lui ferez, si grande, qu’il ne la refusera pas : il boira même sans rien laisser dans le gobelet ; et à peine l’aura-t-il vuidé, que vous le verrez tomber à la renverse. Si vous avez de la répugnance à boire dans son gobelet, faites semblant de boire, vous le pouvez sans crainte : l’effet de la poudre sera si prompt, qu’il n’aura pas le temps de faire attention si vous buvez ou si vous ne buvez pas. »

Quand Aladdin eut achevé : « Je vous avoue, lui dit la princesse, que je me fais une grande violence, en consentant à faire au magicien les avances que je vois bien qu’il est nécessaire que je fasse ; mais quelle résolution ne peut-on pas prendre contre un cruel ennemi ? Je ferai donc ce que vous me conseillez, puisque de là mon repos ne dépend pas moins que le vôtre. » Ces mesures prises avec la princesse, Aladdin prit congé d’elle, et il alla passer le reste du jour aux environs du palais, en attendant la nuit pour se rapprocher de la porte secrète.

La princesse Badroulboudour inconsolable, non-seulement de se voir séparée d’Aladdin, son cher époux, qu’elle avoit aimé d’abord, et qu’elle continuoit d’aimer encore, plus par inclination que par devoir, mais même d’avec le sultan son père qu’elle chérissoit, et dont elle étoit tendrement aimée, étoit toujours demeurée dans une grande négligence de sa personne depuis le moment de cette douloureuse séparation. Elle avoit même, pour ainsi dire, oublié la propreté qui sied si bien aux personnes de son sexe, particulièrement après que le magicien africain se fut présenté à elle la première fois, et qu’elle eut appris par ses femmes, qui l’avoient reconnu, que c’étoit lui qui avoit pris la vieille lampe en échange de la neuve, et que par cette fourberie insigne, il lui fut devenu en horreur. Mais l’occasion d’en prendre vengeance, comme il le méritoit, et plus tôt qu’elle n’avoit osé l’espérer, fit qu’elle résolut de contenter Aladdin. Ainsi, dès qu’il se fut retiré, elle se mit à sa toilette, se fit coiffer par ses femmes, de la manière qui lui étoit la plus avantageuse, et elle prit un habit le plus riche et le plus convenable à son dessein. La ceinture dont elle se ceignit n’étoit qu’or et que diamans enchâssés, les plus gros et les mieux assortis ; et elle accompagna la ceinture d’un collier de perles seulement, dont les six de chaque côté étoient d’une telle proportion avec celle du milieu qui étoit la plus grosse et la plus précieuse, que les plus grandes sultanes et les plus grandes reines se seroient estimées heureuses d’en avoir un complet de la grosseur des deux plus petites de celui de la princesse. Les brasselets, entremêlés de diamans et de rubis, répondoient merveilleusement bien à la richesse de la ceinture et du collier.

Quand la princesse Badroulboudour fut entièrement habillée, elle consulta son miroir, prit l’avis de ses femmes sur tout son ajustement ; et après qu’elle eut vu qu’il ne lui manquoit aucun des charmes qui pouvoient flatter la folle passion du magicien africain, elle s’assit sur son sofa, en attendant qu’il arrivât.

Le magicien africain ne manqua pas de venir à son heure ordinaire. Dès que la princesse le vit entrer dans son salon aux vingt-quatre croisées où elle l’attendoit, elle se leva avec tout son appareil de beauté et de charmes, et elle lui montra de la main la place honorable où elle attendoit qu’il se mît, pour s’asseoir en même temps que lui : civilité distinguée qu’elle ne lui avoit pas encore faite.

Le magicien africain plus ébloui de l’éclat des beaux yeux de la princesse, que du brillant des pierreries dont elle étoit ornée, fut fort surpris. Son air majestueux, et un certain air gracieux dont elle l’accueilloit, si opposé aux rebuts avec lesquels elle l’avoit reçu jusqu’alors, le rendit confus. D’abord il voulut prendre place sur le bord du sofa ; mais comme il vit que la princesse ne vouloit pas s’asseoir dans la sienne, qu’il ne se fût assis où elle souhaitoit, il obéit.

Quand le magicien africain fut placé, la princesse, pour le tirer de l’embarras où elle le voyoit, prit la parole en le regardant d’une manière à lui faire croire qu’il ne lui étoit plus odieux, comme elle l’avoit fait paroître auparavant, et elle lui dit : « Vous vous étonnerez, sans doute, de me voir aujourd’hui tout autre que vous ne m’avez vue jusqu’à présent ; mais vous n’en serez plus surpris quand je vous dirai que je suis d’un tempérament si opposé à la tristesse, à la mélancolie, aux chagrins et aux inquiétudes, que je cherche à les éloigner le plus tôt qu’il m’est possible, dès que je trouve que le sujet en est passé. J’ai fait réflexion sur ce que vous m’avez représenté du destin d’Aladdin ; et de l’humeur dont je connois mon père, je suis persuadée comme vous, qu’il n’a pu éviter l’effet terrible de son courroux. Ainsi, quand je m’opiniâtrerois à le pleurer toute ma vie, je vois bien que mes larmes ne le feroient pas revivre. C’est pour cela qu’après lui avoir rendu, même jusque dans le tombeau, les devoirs que mon amour demandoit que je lui rendisse, il m’a paru que je devois chercher tous les moyens de me consoler. Voilà les motifs du changement que vous voyez en moi. Pour commencer donc à éloigner tout sujet de tristesse, résolue à la bannir entièrement, et persuadée que vous voudrez bien me tenir compagnie, j’ai commandé qu’on nous préparât à souper. Mais comme je n’ai que du vin de la Chine, et que je me trouve en Afrique, il m’a pris une envie de goûter de celui qu’elle produit, et j’ai cru, s’il y en a, que vous en trouverez du meilleur. »

Le magicien africain qui avoit regardé comme impossible le bonheur de parvenir si promptement et si facilement à entrer dans les bonnes grâces de la princesse Badroulboudour, lui marqua qu’il ne trouvoit pas de termes assez forts pour lui témoigner combien il étoit sensible à ses bontés ; et en effet, pour finir au plutôt un entretien dont il eût eu peine à se tirer s’il s’y fût engagé plus avant, il se jeta sur le vin d’Afrique dont elle venoit de lui parler, et il lui dit que parmi les avantages dont l’Afrique pouvoit se glorifier, celui de produire d’excellent vin étoit un des principaux, particulièrement dans la partie où elle se trouvoit ; qu’il en avoit une pièce de sept ans qui n’étoit pas encore entamée, et que, sans le trop priser, c’étoit un vin qui surpassoit en bonté les vins les plus excellens du monde. « Si ma princesse, ajouta-t-il, veut me le permettre, j’irai en prendre deux bouteilles, et je serai de retour incessamment ? » « Je serois fâchée de vous donner cette peine, lui dit la princesse, il faudroit mieux que vous y envoyassiez quelqu’un. » « Il est nécessaire que j’y aille moi-même, repartit le magicien africain : personne que moi ne sait où est la clef du magasin, et personne que moi aussi n’a le secret de l’ouvrir. » « Si cela est ainsi, dit la princesse, allez donc et revenez promptement. Plus vous mettrez de temps, plus j’aurai d’impatience de vous revoir, et songez que nous nous mettrons à table dès que vous serez de retour. »

Le magicien africain plein d’espérance de son prétendu bonheur, ne courut pas chercher son vin de sept ans, il y vola plutôt, et il revint fort promptement. La princesse qui n’avoit pas douté qu’il ne fît diligence, avoit jeté elle-même la poudre qu’Aladdin lui avoit apportée, dans un gobelet qu’elle avoit mis à part, et elle venoit de faire servir. Ils se mirent à table vis-à-vis l’un de l’autre, de manière que le magicien avoit le dos tourné au buffet. En lui présentant ce qu’il y avoit de meilleur, la princesse lui dit : « Si vous voulez, je vous donnerai le plaisir des instrumens et des voix mais comme nous ne sommes que vous et moi, il me semble que la conversation nous donnera plus de plaisir. » Le magicien regarda ce choix de la princesse comme une nouvelle faveur.

Après qu’ils eurent mangé quelques morceaux, la princesse demanda à boire. Elle but à la santé du magicien ; et quand elle eut bu : « Vous aviez raison, dit-elle, de faire l’éloge de votre vin, jamais je n’en avois bu de si délicieux. » « Charmante princesse, répondit-il, en tenant à la main le gobelet qu’on venoit de lui présenter, mon vin acquiert une nouvelle bonté par l’approbation que vous lui donnez. » « Buvez à ma santé, reprit la princesse, vous trouverez vous-même que je m’y connois. » Il but à la santé de la princesse. Et en rendant le gobelet : « Princesse, dit-il, je me tiens heureux d’avoir réservé cette pièce pour une si bonne occasion ; j’avoue moi-même que je n’en ai bu de ma vie de si excellent en plus d’une manière. »

Quand ils eurent continué de manger et de boire trois autres coups, la princesse qui avoit achevé de charmer le magicien africain par ses honnêtetés et par ses manières tout obligeantes, donna enfin le signal à la femme qui lui donnait à boire, en disant en même temps qu’on lui apportât son gobelet plein de vin, qu’on remplît de même celui du magicien africain, et qu’on le lui présentât. Quand ils eurent chacun leur gobelet à la main : « Je ne sais, dit-elle au magicien africain, comment on en use chez vous quand on s’aime bien, et qu’on boit ensemble comme nous le faisons. Chez nous, à la Chine, l’amant et l’amante se présentent réciproquement à chacun leur gobelet, et de la sorte ils boivent à la santé l’un de l’autre. » En même temps elle lui présenta le gobelet qu’elle tenoit, en avançant l’autre main pour recevoir le sien. Le magicien africain se hâta de faire cet échange avec d’autant plus de plaisir, qu’il regarda cette faveur comme la marque la plus certaine de la conquête entière du cœur de la princesse, ce qui le mit au comble de son bonheur. Avant qu’il bût : « Princesse, dit-il le gobelet à la main, il s’en faut beaucoup que nos Africains soient aussi raffinés dans l’art d’assaisonner l’amour de tous ses agrémens que les Chinois ; et en m’instruisant d’une leçon que j’ignorois, j’apprends aussi à quel point je dois être sensible à la grâce que je reçois. Jamais je ne l’oublierai, aimable princesse : j’ai retrouvé en buvant dans votre gobelet, une vie dont votre cruauté m’eût fait perdre l’espérance, si elle eût continué. »

La princesse Badroulboudour qui s’ennuyoit du discours à perte de vue du magicien africain : « Buvons, dit-elle, en l’interrompant, vous reprendrez après ce que vous voulez me dire. » En même temps elle porta à la bouche le gobelet qu’elle ne toucha que du bout des lèvres, pendant que le magicien africain se pressa si fort de la prévenir, qu’il vuida le sien sans en laisser une goutte. En achevant de le vuider, comme il avoit un peu penché la tête en arrière pour montrer sa diligence, il demeura quelque temps en cet état, jusqu’à ce que la princesse, qui avoit toujours le bord du gobelet sur ses lèvres, vit que les yeux lui tournoient, et qu’il tomba sur le dos sans sentiment.

La princesse n’eut pas besoin de commander qu’on allât ouvrir la porte secrète à Aladdin. Ses femmes qui avoient le mot, s’étoient disposées d’espace en espace depuis le salon jusqu’au bas de l’escalier, de manière que le magicien africain ne fut pas plutôt tombé à la renverse, que la porte lui fut ouverte presque dans le moment.

Aladdin monta, et il entra dans le salon. Dès qu’il eut vu le magicien africain étendu sur le sofa, il arrêta la princesse Badroulboudour qui s’étoit levée, et qui s’avançoit pour lui témoigner sa joie en l’embrassant : « Princesse, dit-il, il n’est pas encore temps, obligez-moi de vous retirer à votre appartement, et faites qu’on me laisse seul, pendant que je vais travailler à vous faire retourner à la Chine avec la même diligence que vous en avez été éloignée. »

En effet, quand la princesse fut hors du salon avec ses femmes et ses eunuques, Aladdin ferma la porte ; et après qu’il se fut approché du cadavre du magicien afriquain, qui étoit demeuré sans vie, il ouvrit sa veste, et il en tira la lampe enveloppée de la manière que la princesse lui avoit marqué. Il la développa, et il la frotta. Aussitôt le génie se présenta avec son compliment ordinaire. « Génie lui dit Aladdin, je t’ai appelé, pour t’ordonner de la part de la lampe ta bonne maîtresse, que tu vois, de faire que ce palais soit reporté incessamment à la Chine, au même lieu et à la même place d’où il a été apporté ici. » Le génie, après avoir marqué par une inclination de tête, qu’il alloit obéir, disparut. En effet, le transport se fit, et on ne le sentit que par deux agitations fort légères : l’une, quand il fut enlevé du lieu où il étoit en Afrique, et l’autre, quand il fut posé à la Chine vis-à-vis le palais du sultan ; ce qui se fit dans un intervalle de très-peu de durée.

Aladdin descendit à l’appartement de la princesse ; et alors en l’embrassant : « Princesse, dit-il, je puis vous assurer que votre joie et la mienne seront complètes demain matin. » Comme la princesse n’avoit pas achevé de souper, et qu’Aladdin avoit besoin de manger, la princesse fit apporter du salon aux vingt-quatre croisées les mets qu’on y avoit servis, et auxquels on n’avoit presque pas touché. La princesse et Aladdin mangèrent ensemble, et burent du bon vin vieux du magicien africain. Après quoi, sans parler de leur entretien, qui ne pouvoit être que très-satisfaisant, ils se retirèrent dans leur appartement.

Depuis l’enlèvement du palais d’Aladdin et de la princesse Badroulboudour, le sultan, père de cette princesse, étoit inconsolable de l’avoir perdue, comme il se l’étoit imaginé. Il ne dormoit presque ni nuit ni jour ; et au lieu d’éviter tout ce qui pouvoit l’entretenir dans son affliction, c’étoit au contraire ce qu’il cherchoint avec plus de soin. Ainsi, au lieu qu’auparavant il n’alloit que le matin au cabinet ouvert de son palais, pour se satisfaire par l’agrément de cette vue dont il ne pouvoit se rassasier, il y alloit plusieurs fois le jour renouveler ses larmes, et se plonger de plus en plus dans les profondes douleurs, par l’idée de ne voir plus ce qui lui avoit tant plu, et d’avoir perdu ce qu’il avoit de plus cher au monde. L’aurore ne faisoit encore que de paroître, lorsque le sultan vint à ce cabinet, le même matin que le palais d’Aladdin venoit d’être rapporté à sa place. En y entrant, il étoit si recueilli en lui-même et si pénétré de sa douleur, qu’il jeta les yeux d’une manière triste du côté de la place où il ne croyoit voir que l’air vuide, sans apercevoir le palais. Mais comme il vit que ce vuide étoit rempli, il s’imagina d’abord que c’étoit l’effet d’un brouillard. Il regarda avec plus d’attention, et il connut à n’en pas douter, que c’étoit le palais d’Aladdin. Alors la joie et l’épanouissement du cœur succédèrent aux chagrins et à la tristesse. Il retourna à son appartement en pressant le pas, et il commanda qu’on lui selle et qu’on lui amène un cheval. On le lui amena, il le monta, il partit, et il lui sembla qu’il n’arriverait pas assez tôt au palais d’Aladdin.

Aladdin qui avoit prévu ce qui pouvoit arriver, s’étoit levé dès la petite pointe du jour ; et dès qu’il eut pris un des habits les plus magnifiques de sa garde-robe, il étoit monté au salon aux vingt-quatre croisées, d’où il aperçut que le sultan venoit. Il descendit, et il fut assez à temps pour le recevoir au bas du grand escalier, et l’aider à mettre pied à terre. « Aladdin, lui dit le sultan, je ne puis vous parler que je n’aie vu et embrassé ma fille. »

Aladdin conduisit le sultan à l’appartement de la princesse Badroulboudour. Et la princesse qu’Aladdin en se levant avoit avertie de se souvenir qu’elle n’étoit plus en Afrique, mais dans la Chine et dans la ville capitale du sultan son père, voisine de son palais, venoit d’achever de s’habiller. Le sultan l’embrassa à plusieurs fois, le visage baigné de larmes de joie, et la princesse de son côté lui donna toutes les marques du plaisir extrême qu’elle avoit de le revoir.

Le sultan fut quelque temps sans pouvoir ouvrir la bouche pour parler : tant il étoit attendri d’avoir retrouvé sa chère fille, après l’avoir pleurée sincèrement comme perdue ; et la princesse de son côté étoit tout en larmes de la joie qu’elle avoit de revoir le sultan son père.

Le sultan prit enfin la parole : « Ma fille, dit-il, je veux croire que c’est la joie que vous avez de me revoir qui fait que vous me paraissez aussi peu changée que s’il ne vous étoit rien arrivé de fâcheux. Je suis persuadé néanmoins que vous avez beaucoup souffert. On n’est pas transporté dans un palais tout entier, aussi subitement que vous l’avez été, sans de grandes alarmes et de terribles angoisses. Je veux que vous me racontiez ce qui en est, et que vous ne me cachiez rien. »

La princesse se fit un plaisir de donner au sultan son père la satisfaction qu’il demandoit. « Sire, dit la princesse, si je parois si peu changée, je supplie votre Majesté de considérer que je commençai à respirer dès hier de grand matin par la présence d’Aladdin mon cher époux et mon libérateur, que j’avois regardé et pleuré comme perdu pour moi, et que le bonheur que je viens d’avoir de l’embrasser, me remet à peu près dans la même assiette qu’auparavant. Toute ma peine néanmoins, à proprement parler, n’a été que de me voir arrachée à votre Majesté et à mon cher époux, non-seulement par rapport à mon inclination à l’égard de mon époux, mais même par l’inquiétude où j’étois sur les tristes effets du courroux de votre Majesté, auquel je ne doutois pas qu’il ne dût être exposé, tout innocent qu’il étoit. J’ai moins souffert de l’insolence de mon ravisseur qui m’a tenu des discours qui ne me plaisoient pas. Je les ai arrêtés par l’ascendant que j’ai su prendre sur lui. D’ailleurs j’étois aussi peu contrainte que je le suis présentement. Pour ce qui regarde le fait de mon enlèvement, Aladdin n’y a aucune part : j’en suis la cause moi seule, mais très-innocente. »

Pour persuader au sultan qu’elle disoit la vérité, elle lui fit le détail du déguisement du magicien africain en marchand de lampes neuves à changer contre des vieilles, et du divertissement qu’elle s’étoit donné en faisant l’échange de la lampe d’Aladdin dont elle ignoroit le secret et l’importance ; de l’enlévement du palais et de sa personne après cet échange, et du transport de l’un et de l’autre en Afrique avec le magicien africain qui avoit été reconnu par deux de ses femmes et par l’eunuque qui avoit fait l’échange de la lampe, quand il avoit pris la hardiesse de venir se présenter à elle la première fois après le succès de son audacieuse entreprise, et de lui faire la proposition de l’épouser ; enfin de la persécution qu’elle avoit soufferte jusqu’à l’arrivée d’Aladdin ; des mesures qu’ils avoient prises conjointement pour lui enlever la lampe qu’il portoit sur lui ; comment ils y avoient réussi, elle particulièrement en prenant le parti de dissimuler avec lui, et enfin de l’inviter à souper avec elle ; jusqu’au gobelet mixtionné qu’elle lui avoit présenté. « Quant au reste, ajouta-t-elle, je laisse à Aladdin à vous en rendre compte. »

Aladdin eut peu de chose à dire au sultan : « Quand, dit-il, on m’eut ouvert la porte secrète, que j’eus monté au salon aux vingt-quatre croisées, et que j’eus vu le traitre étendu mort sur le sofa par la violence de la poudre ; comme il ne convenoit pas que la princesse restât davantage, je la priai de descendre à son appartement avec ses femmes et ses eunuques. Je restai seul ; et après avoir tiré la lampe du sein du magicien, je me servis du même secret dont il s’étoit servi pour enlever ce palais en ravissant la princesse. J’ai fait en sorte que le palais se trouve en sa place, et j’ai eu le bonheur de ramener la princesse à votre Majesté, comme elle me l’avoit commandé. Je n’en impose pas à votre Majesté ; et si elle veut se donner la peine de monter au salon, elle verra le magicien puni comme il le méritoit. »

Pour s’assurer entièrement de la vérité, le sultan se leva et monta, et quand il eut vu le magicien africain mort, le visage déjà livide par la violence du poison, il embrassa Aladdin avec beaucoup de tendresse, en lui disant : « Mon fils, ne me sachez pas mauvais gré du procédé dont j’ai usé contre vous ; l’amour paternel m’y a forcé, et je mérite que vous me pardonniez l’excès où je me suis porté. » « Sire, reprit Aladdin, je n’ai pas le moindre sujet de plainte contre la conduite de votre Majesté, elle n’a fait que ce qu’elle devoit faire. Ce magicien, cet infâme, ce dernier des hommes, est la cause unique de ma disgrâce. Quand votre Majesté en aura le loisir, je lui ferai le récit d’une autre malice qu’il m’a faite, non moins noire que celle-ci, dont j’ai été préservé par une grâce de Dieu toute particulière. » « Je prendrai ce loisir exprès, repartit le sultan, et bientôt. Mais songeons à nous rejouir, et faites ôter cet objet odieux. »

Aladdin fit enlever le cadavre du magicien africain, avec ordre de le jeter à la voirie pour servir de pâture aux animaux et aux oiseaux. Le sultan cependant, après avoir commandé que les tambours, les timbales, les trompettes et les autres instrumens annonçassent la joie publique, fit proclamer une fête de dix jours en réjouissance du retour de la princesse Badroulboudonr et d’Aladdin avec son palais.

C’est ainsi qu’Aladdin échappa pour la seconde fois au danger presqu’inévitable de perdre la vie ; mais ce ne fut pas le dernier, il en courut un troisième dont nous allons rapporter les circonstances :

Le magicien africain avoit un frère cadet qui n’étoit pas moins habile que lui dans l’art magique ; on peut même dire qu’il le surpassoit en méchanceté et en artifices pernicieux. Comme ils ne demeuroient pas toujours ensemble ou dans la même ville, et que souvent l’un se trouvoit au levant, pendant que l’autre étoit au couchant, chacun de son côté, ils ne manquoient pas chaque année de s’instruire par la géomance, en quelle partie du monde ils étoient, en quel état ils se trouvoient, et s’ils n’avoient pas besoin du secours l’un de l’autre.

Quelque temps après que le magicien africain eut succombé dans son entreprise contre le bonheur d’Aladdin, son cadet qui n’avoit pas eu de ses nouvelles depuis un an, et qui n’étoit pas en Afrique, mais dans un pays très-éloigné, voulut savoir en quel endroit de la terre il étoit, comment il se portoit, et ce qu’il y faisoit. En quelque lieu qu’il allât, il portoit toujours avec lui son quarré géomantique aussi bien que son frère. Il prit ce quarré, il accommoda le sable, il jeta les points, il en tira les figures, et enfin il forma l’horoscope. En parcourant chaque figure il trouva que son frère n’étoit plus au monde ; qu’il avoit été empoisonné, et qu’il étoit mort subitement ; que cela étoit arrivé à la Chine, et que c’étoit dans une capitale de la Chine située en tel endroit ; et enfin, que celui par qui il avoit été empoisonné étoit un homme de basse naissance, qui avoit épousé une princesse fille d’un sultan.

Quand le magicien eut appris de la sorte quelle avoit été la triste destinée de son frère, il ne perdit pas de temps en des regrets qui ne lui eussent pas redonné la vie. La résolution prise sur le champ de venger sa mort, il monta à cheval, et il se mit en chemin en prenant sa route vers la Chine. Il traversa plaines, rivières, montagnes, déserts ; et après une longue traite, sans s’arrêter en aucun endroit, avec des fatigues incroyables, il arriva enfin à la Chine, et peu de temps après à la capitale que la géomance lui avoit enseignée. Certain qu’il ne s’étoit pas trompé, et qu’il n’avoit pas pris un royaume pour un autre, il s’arrêta dans cette capitale et il y prit logement.

Le lendemain de son arrivée, le magicien sortit ; et en se promenant par la ville, non pas tant pour en remarquer les beautés qui lui étoient fort indifférentes, que dans l’intention de commencer à prendre des mesures pour l’éxecution de son dessein pernicieux, il s’introduisit dans les lieux les plus fréquentés, et il prêta l’oreille à ce que l’on disoit. Dans un lieu où l’on passoit le temps à jouer à plusieurs sortes de jeux, et où pendant que les uns jouoient, d’autres s’entretenoient, les uns des nouvelles et des affaires du temps, d’autres de leurs propres affaires, il entendit qu’on s’entretenoit et qu’on racontoit des merveilles de la vertu et de la piété d’une femme retirée du monde, nommée Fatime, et même de ses miracles. Comme il crut que cette femme pouvoit lui être utile à quelque chose dans ce qu’il méditoit, il prit à part un de ceux de la compagnie, et il le pria de vouloir bien lui dire plus particulièrement quelle étoit cette sainte femme, et quelle sorte de miracles elle faisoit ?

« Quoi, lui dit cet homme, vous n’avez pas encore vu cette femme ni entendu parler d’elle ? Elle fait l’admiration de toute la ville par ses jeûnes, par ses austérités et par le bon exemple qu’elle donne. À la réserve du lundi et du vendredi, elle ne sort pas de son petit hermitage ; et les jours qu’elle se fait voir par la ville, elle fait des biens infinis, et il n’y a personne affligé du mal de tête, qui ne reçoive la guérison par l’imposition de ses mains. »

Le magicien ne voulut pas en savoir davantage sur cet article ; il demanda seulement au même homme en quel quartier de la ville étoit l’hermitage de cette sainte femme. Cet homme le lui enseigna ; sur quoi, après avoir conçu et arrêté le dessein détestable dont nous allons parler bientôt, afin de le savoir plus sûrement, il observa toutes ses démarches le premier jour qu’elle sortit, après avoir fait cette enquête, sans la perdre de vue jusqu’au soir, qu’il la vit rentrer dans son hermitage. Quand il eut bien remarqué l’endroit, il se retira dans un des lieux que nous avons dit, où l’on buvoit d’une certaine boisson chaude, et où l’on pouvoit passer la nuit si l’on vouloit, particulièrement dans les grandes chaleurs, que l’on aime mieux en ces pays-là coucher sur la natte que dans un lit.

Le magicien après avoir contenté le maître du lieu, en lui payant le peu de dépense qu’il avoit faite, sortit vers le minuit, et il alla droit à l’hermitage de Fatime, la sainte femme : nom sous lequel elle étoit connue dans toute la ville. Il n’eut pas de peine à ouvrir la porte : elle n’étoit fermée qu’avec un loquet ; il le referma sans faire de bruit quand il fut entré, et il aperçut Fatime à la clarté de la lune, couchée à l’air, et qui dormoit sur un sofa garni d’une méchante natte, et appuyée contre sa cellule. Il s’approcha d’elle, et après avoir tiré un poignard qu’il portoit au côté, il l’éveilla.

En ouvrant les yeux, la pauvre Fatime fut fort étonnée de voir un homme prêt à la poignarder. En lui appuyant le poignard contre le cœur, prêt à l’y enfoncer : « Si tu cries, dit-il, ou si tu fais le moindre bruit, je te tue ; mais lève-toi, et fais ce que je te dirai. »

Fatime qui étoit couchée dans son habit, se leva en tremblant de frayeur. « Ne crains pas, lui dit le magicien, je ne demande que ton habit, donne-le-moi et prends le mien. Ils firent l’échange d’habit ; et quand le magicien se fut habillé de celui de Fatime, il lui dit : « Colore-moi le visage comme le tien, de manière que je te ressemble, et que la couleur ne s’efface pas. » Comme il vit qu’elle trembloit encore, pour la rassurer, et afin qu’elle fît ce qu’il souhaitoit avec plus d’assurance, il lui dit : « Ne crains pas, te dis-je encore une fois, je te jure par le nom de Dieu que je te donne la vie. » Fatime le fit entrer dans sa cellule, elle alluma sa lampe ; et en prenant d’une certaine liqueur dans un vase avec un pinceau, elle lui en frotta le visage, et lui assura que la couleur ne changeront pas et qu’il avoit le visage de la même couleur qu’elle, sans différence. Elle lui mit ensuite sa propre coiffure sur la tête, avec un voile, dont elle lui enseigna comment il falloit qu’il se cachât le visage en allant par la ville. Enfin, après qu’elle lui eut mis autour du cou un gros chapelet qui lui pendoit par-devant jusqu’au milieu du corps, elle lui mit a la main le même bâton qu’elle avoit coutume de porter ; et en lui présentant un miroir : « Regardez, dit-elle, vous verrez que vous me ressemblez on ne peut pas mieux. » Le magicien se trouva comme il l’avoit souhaité ; mais il ne tint pas à la bonne Fatime le serment qu’il lui avoit fait si solennellement. Afin qu’on ne vît pas de sang en la perçant de son poignard, il l’étrangla ; et quand il vit qu’elle avoit rendu l’ame, il traîna son cadavre par les pieds jusqu’à la citerne de l’hermitage, et il la jeta dedans.

Le magicien déguisé ainsi en Fatime la sainte femme, passa le reste de la nuit dans l’hermitage, après s’être souillé d’un meurtre si détestable. Le lendemain à une heure ou deux du matin, quoique dans un jour que la sainte femme n’avoit pas coutume de sortir, il ne laissa pas de le faire, bien persuadé qu’on ne l’interrogeroit pas là-dessus, et au cas qu’on l’interrogeât, prêt à répondre. Comme une des premières choses qu’il avoit faite en arrivant, avoit été d’aller reconnoître le palais d’Aladdin, et que c’étoit là qu’il avoit projeté de jouer son rôle, il prit son chemin de ce côté-là.

Dès qu’on eut aperçu la sainte femme, comme tout le peuple se l’imagina, le magicien fut bientôt environné d’une grande affluence de monde. Les uns se recommandoient à ses prières, d’autres lui baisoient la main, d’autres plus réservés ne lui baisoient que le bas de sa robe ; et d’autres, soit qu’ils eussent mal à la tête, ou que leur intention fût seulement d’en être préservés, s’inclinoient devant lui, afin qu’il leur imposât les mains ; ce qu’il faisoit en marmottant quelques paroles en guise de prières ; et il imitoit si bien la sainte femme, que tout le monde le prenoit pour elle. Après s’être arrêté souvent pour satisfaire ces sortes de gens qui ne recevoient ni bien ni mal de cette sorte d’imposition de mains, il arriva enfin dans la place du palais d’Aladdin, où, comme l’affluence fut plus grande, l’empressement fut aussi plus grand à qui s’approcheroit de lui. Les plus forts et les plus zélés fendoient la foule pour se faire place ; et de là s’élevèrent des querelles dont le bruit se fit entendre du salon aux vingt-quatre croisées où étoit la princesse Badroulboudour.

La princesse demanda ce que c’étoit que ce bruit ; et comme personne ne put lui en rien dire, elle commanda qu’on allât voir, et qu’on vînt lui en rendre compte. Sans sortir du salon, une de ses femmes regarda par une jalousie, et elle revint lui dire que le bruit venoit de la foule du monde qui environnoit la sainte femme pour se faire guérir du mal de tête par l’imposition de ses mains.

La princesse qui depuis longtemps avoit entendu dire beaucoup de bien de la sainte femme, mais qui ne l’avoit pas encore vue, eut la curiosité de la voir et de s’entretenir avec elle. Comme elle en eut témoigné quelque chose, le chef de ses eunuques qui étoit présent, lui dit que si elle le souhaitait, il étoit aisé de la faire venir, et qu’elle n’avoit qu’à commander. La princesse y consentit ; et aussitôt il détacha quatre eunuques, avec ordre d’amener la prétendue sainte femme.

Dès que les eunuques furent sortis de la porte du palais d’Aladdin, qu’on eut vu qu’ils venoient du côté où étoit le magicien déguisé, la foule se dissipa ; et quand il fut libre, et qu’il eut vu qu’ils venoient à lui, il fit une partie du chemin avec d’autant plus de joie qu’il voyoit que sa fourberie prenoit un bon chemin. Celui des eunuques qui prit la parole, lui dit : « Sainte femme, la princesse veut vous voir ; venez, suivez-nous. » « La princesse me fait bien de l’honneur, reprit la feinte Fatime, je suis prête à lui obéir. » Et en même temps elle suivit les eunuques, qui avoient déjà repris le chemin du palais.

Quand le magicien, qui sous un habit de sainteté, cachoit un cœur diabolique, eut été introduit dans le salon aux vingt-quatre croisées, et qu’il eut aperçu la princesse, il débuta par une prière qui contenoit une longue énumération de vœux et de souhaits pour sa santé, pour sa prospérité, et pour l’accomplissement de tout ce qu’elle pouvoit désirer. Il déploya ensuite toute sa rhétorique d’imposteur et d’hypocrite pour s’insinuer dans l’esprit de la princesse, sous le manteau d’une grande piété ; et il lui fut d’autant plus aisé de réussir, que la princesse qui étoit bonne naturellement, étoit persuadée que tout le monde étoit bon comme elle, ceux et celles particulièrement qui faisoient profession de servir Dieu dans la retraite.

Quand la fausse Fatime eut achevé sa longue harangue : « Ma bonne mère, lui dit la princesse, je vous remercie de vos bonnes prières, j’y ai grande confiance, et j’espère que Dieu les exaucera ; approchez-vous, asseyez-vous près de moi. » La fausse Fatime s’assit avec une modestie affectée ; et alors, en reprenant la parole : « Ma bonne mère, dit la princesse, je vous demande une chose qu’il faut que vous m’accordiez, ne me refusez pas, je vous en prie : c’est que vous demeuriez avec moi, afin que vous m’entreteniez de votre vie, et que j’apprenne de vous et par vos bons exemples, comment je dois servir Dieu. »

« Princesse, dit alors la feinte Fatime, je vous supplie de ne pas exiger de moi une chose à laquelle je ne puis consentir sans me détourner et me distraire de mes prières et de mes exercices de dévotion. » « Que cela ne vous fasse pas de peine, reprit la princesse, j’ai plusieurs appartemens qui ne sont pas occupés, vous choisirez celui qui vous conviendra le mieux, et vous y ferez tous vos exercices avec la même liberté que dans votre hermitage. »

Le magicien qui n’avoit d’autre but que de s’introduire dans le palais d’Aladdin, où il lui seroit plus aisé d’exécuter la méchanceté qu’il méditoit, en y demeurant sous les auspices et la protection de la princesse, que s’il eût été obligé d’aller et de venir de l’hermitage au palais, et du palais à l’hermitage, ne fit pas de plus grandes instances pour s’excuser d’accepter l’offre obligeante de la princesse. « Princesse, dit-il, quelque résolution qu’une femme pauvre et misérable comme je le suis, ait faite de renoncer au monde, à ses pompes et à ses grandeurs, je n’ose prendre la hardiesse de résister à la volonté et au commandement d’une princesse si pieuse et si charitable. »

Sur cette réponse du magicien, la princesse en se levant elle-même, lui dit : « Levez-vous, et venez avec moi, que je vous fasse voir les appartemens vuides que j’ai, afin que vous choisissiez. » Il suivit la princesse Badroulboudour ; et de tous les appartemens qu’elle lui fit voir, qui étoient très-propres et très-bien meublés, il choisit celui qui lui parut l’être moins que les autres, en disant par hypocrisie qu’il étoit trop bon pour lui, et qu’il ne le choisissoit que pour complaire à la princesse.

La princesse voulut remener le fourbe au salon aux vingt-quatre croisées, pour le faire dîner avec elle ; mais comme pour manger il eût fallu qu’il se fût découvert le visage qu’il avoit toujours eu voilé jusqu’alors, et qu’il craignit que la princesse ne reconnût qu’il n’étoit pas Fatime la sainte femme, comme elle le croyoit, il la pria avec tant d’instance de l’en dispenser, en lui représentant qu’il ne mangeoit que du pain et quelques fruits secs, et de lui permettre de prendre son petit repas dans son appartement, qu’elle le lui accorda. « Ma bonne mère, lui dit-elle, vous êtes libre, faites comme si vous étiez dans votre hermitage ; je vais vous faire apporter à manger ; mais souvenez-vous que je vous attends, dès que vous aurez pris votre repas. »

La princesse dîna, et la fausse Fatime ne manqua pas de venir la retrouver dès qu’elle eut appris par un eunuque qu’elle avoit prié de l’en avertir, qu’elle étoit sortie de table. « Ma bonne mère, lui dit la princesse, je suis ravie de posséder une sainte femme comme vous, qui va faire la bénédiction de ce palais. À propos de ce palais, comment le trouvez-vous ? Mais avant que je vous le fasse voir pièce par pièce, dites-moi premièrement ce que vous pensez de ce salon ? »

Sur cette demande la fausse Fatime, qui pour mieux jouer son rôle, avoit affecté jusqu’alors d’avoir la tête baissée, sans même la détourner pour regarder d’un côté ou de l’autre, la leva enfin, et parcourut le salon des yeux d’un bout jusqu’à l’autre ; et quand elle l’eut bien considéré : « Princesse, dit-elle, ce salon est véritablement admirable et d’une grande beauté. Autant néanmoins qu’en peut juger une solitaire, qui ne s’entend pas à ce qu’on trouve beau dans le monde, il me semble qu’il y manque une chose. » « Quelle chose, ma bonne mère, reprit la princesse Badroulboudour ? Apprenez-le-moi, je vous en conjure. Pour moi j’ai cru, et l’avois entendu dire ainsi, qu’il n’y manquoit rien. S’il y manque quelque chose, j’y ferai remédier. »

« Princesse, repartit la fausse Fatime avec une grande dissimulation, pardonnez-moi la liberté que je prends ; mon avis, s’il peut être de quelqu’importance, seroit, que si au haut et au milieu de ce dôme, il y avoit un œuf de roc suspendu, ce salon n’auroit point de pareil dans les quatre parties du monde, et votre palais seroit la merveille de l’univers. »

« La bonne mère, demanda la princesse, quel oiseau est-ce que le roc, et où pourroit-on en trouver un œuf ? » « Princesse, répondit la fausse Fatime, c’est un oiseau d’une grandeur prodigieuse, qui habite au plus haut du mont Caucase : l’architecte de votre palais peut vous en trouver un. »

Après avoir remercié la fausse Fatime de son bon avis, à ce qu’elle croyoit, la princesse Badroulboudour continua de s’entretenir avec elle sur d’autres sujets ; mais elle n’oublia pas l’œuf de roc, qui fit qu’elle compta bien d’en parler à Aladdin dès qu’il seroit revenu de la chasse. Il y avoit six jours qu’il y étoit allé ; et le magicien qui ne l’avoit pas ignoré, avoit voulu profiter de son absence. Il revint le même jour sur le soir, dans le temps que la fausse Fatime venoit de prendre congé de la princesse, et de se retirer à son appartement. En arrivant, il monta à l’appartement de la princesse, qui venoit d’y rentrer. Il la salua, et il l’embrassa ; mais il lui parut qu’elle le recevoit avec un peu de froideur. « Ma princesse, dit-il, je ne retrouve pas en vous la même gaieté que j’ai coutume d’y trouver. Est-il arrivé quelque chose pendant mon absence qui vous ait déplu et causé du chagrin ou du mécontentement ? Au nom de Dieu, ne me le cachez pas, il n’y a rien que je ne fasse pour vous le faire dissiper, s’il est en mon pouvoir ! » « C’est peu de chose, reprit la princesse, et cela me donne si peu d’inquiétude, que je n’ai pas cru qu’il eût rejailli sur mon visage pour vous en faire apercevoir. Mais puisque contre mon attente vous y apercevez quelqu’altération, je ne vous en dissimulerai pas la cause, qui est de très-peu de conséquence. J’avois cru avec vous, continua la princesse Badroulboudour, que notre palais étoit le plus superbe, le plus magnifique et le plus accompli qu’il y eût au monde. Je vous dirai néanmoins ce qui m’est venu dans la pensée après avoir bien examiné le salon aux vingt-quatre croisées. Ne trouvez-vous pas comme moi, qu’il n’y auroit plus rien à désirer, si un œuf de roc étoit suspendu au milieu de l’enfoncement du dôme ? » « Princesse, repartit Aladdin, il suffit que vous trouviez qu’il y manque un œuf de roc, pour que j’y trouve le même défaut. Vous verrez par la diligence que je vais apporter à le réparer, qu’il n’y a rien que je ne fasse pour l’amour de vous.»

Dans le moment, Aladdin quitta la princesse Badroulboudour, il monta au salon aux vingt-quatre croisées ; et là, après avoir tiré de son sein la lampe qu’il portoit toujours sur lui, en quelque lieu qu’il allât, depuis le danger qu’il avoit couru pour avoir négligé de prendre cette précaution, il la frotta. Aussitôt le génie se présenta devant lui. « Génie, lui dit Aladdin, il manque à ce dôme un œuf de roc suspendu au milieu de l’enfoncement ; je te demande au nom de lampe, que je tiens, que tu fasses en sorte que ce défaut soit réparé. »

Aladdin n’eut pas achevé de prononcer ces paroles, que le génie fit un cri si bruyant et si épouvantable, que le salon en fut ébranlé, et qu’Aladdin en chancela prêt à tomber de son haut. « Quoi, misérable, lui dit le génie d’une voix à faire trembler l’homme le plus assuré, ne te suffit-il pas que mes compagnons et moi nous ayons fait toute chose en ta considération, pour me demander, par une ingratitude qui n’a pas de pareille, que je t’apporte mon maître et que je le pende au milieu de la voûte de ce dôme ? Cet attentat mériteroit que vous fussiez réduits en cendre sur-le-champ, toi, ta femme et ton palais. Mais tu es heureux de n’en être pas l’auteur, et que la demande ne vienne pas directement de ta part. Apprends quel en est le véritable auteur : c’est le frère du magicien africain, ton ennemi, que tu as exterminé comme il le méritoit. Il est dans ton palais, déguisé sous l’habit de Fatime, la sainte femme, qu’il a assassinée ; et c’est lui qui a suggéré à ta femme de faire la demande pernicieuse que tu m’as faite. Son dessein est de te tuer ; c’est à toi d’y prendre garde. » Et en achevant ces mots il disparut.

Aladdin ne perdit pas une des dernières paroles du génie ; il avoit entendu parler de Fatime la sainte femme, et il n’ignoroit pas de quelle manière elle guérissoit le mal de tête, à ce que l’on prétendoit. Il revint à l’appartement de la princesse, et sans parler de ce qui venoit de lui arriver, il s’assit en disant qu’un grand mal de tête venoit de le prendre tout-à-coup, et en s’appuyant la main contre le front. La princesse commanda aussitôt qu’on fît venir la sainte femme ; et pendant qu’on alla l’appeler, elle raconta à Aladdin à quelle occasion elle se trouvoit dans le palais, où elle lui avoit donné un appartement.

La fausse Fatime arriva ; et dès qu’elle fut entrée : « Venez, ma bonne mère, lui dit Aladdin, je suis bien aise de vous voir, et de ce que mon bonheur veut que vous vous trouviez ici. Je suis tourmenté d’un furieux mal de tête qui vient de me saisir. Je demande votre secours par la confiance que j’ai en vos bonnes prières, et j’espère que vous ne me refuserez pas la grâce que vous faites à tant d’affligés de ce mal. » En achevant ces paroles, il se leva en baissant la tête ; et la fausse Fatime s’avança de son côté, mais en portant la main sur un poignard qu’elle avoit à sa ceinture sous sa robe. Aladdin qui l’observoit, lui saisit la main, avant qu’elle l’eût tiré, et en lui perçant le cœur du sien, il la jeta morte sur le plancher.

« Mon cher époux, qu’avez-vous fait, s’écria la princesse dans sa surprise ? Vous avez tué la sainte femme ! » « Non, ma princesse, répondit Aladdin sans s’émouvoir, je n’ai pas tué Fatime ; mais un scélérat qui m’alloit assassiner, si je ne l’eusse prévenu. C’est ce méchant homme que vous voyez, ajouta-t-il en le dévoilant, qui a étranglé Fatime que vous avez cru regretter en m’accusant de sa mort, et qui s’étoit déguisé sous son habit pour me poignarder. Et afin que vous le connoissiez mieux, il étoit frère du magicien africain votre ravisseur. » Aladdin lui raconta ensuite par quelle voie il avoit appris ces particularités, après quoi il fit enlever le cadavre.

C’est ainsi qu’Aladdin fut délivré de la persécution des deux frères magiciens. Peu d’années après le sultan mourut dans une grande vieillesse. Comme il ne laissa pas d’enfans mâles, la princesse Badroulboudour en qualité de légitime héritière, lui succéda et communiqua la puissance suprême à Aladdin. Ils régnèrent ensemble de longues années, et laissèrent une illustre postérité.


« Sire, dit la sultane Scheherazade en achevant l’histoire des aventures arrivées à l’occasion de la lampe merveilleuse, votre Majesté, sans doute, aura remarqué dans la personne du magicien africain, un homme abandonné à la passion démesurée de posséder des trésors par des voies condamnables, qui lui en découvrirent d’immenses, dont il ne jouit point parce qu’il s’en rendit indigne. Dans Aladdin, elle voit au contraire un homme qui, d’une basse naissance, s’élève jusqu’à la royauté en se servant des mêmes trésors qui lui viennent sans les chercher, seulement à mesure qu’il en a besoin pour parvenir à la fin qu’il s’est proposée. Dans le sultan, elle aura appris combien un monarque bon, juste et équitable, court de dangers et risque même d’être détrôné, lorsque par une injustice criante, et contre toutes les règles de l’équité, il ose par une promptitude déraisonnable condamner un innocent sans vouloir l’entendre dans sa justification. Enfin elle aura eu horreur des abominations de deux scélérats magiciens, dont l’un sacrifie sa vie pour posséder des trésors, et l’autre sa vie et sa religion à la vengeance d’un scélérat comme lui, et qui comme lui aussi reçoit le châtiment de sa méchanceté. »

Le sultan des Indes témoigna à la sultane Scheherazade, son épouse, qu’il étoit très-satisfait des prodiges qu’il venoit d’entendre de la lampe merveilleuse, et que les contes qu’elle lui faisoit chaque nuit, lui faisoient beaucoup de plaisir. En effet, ils étoient divertissans et presque toujours assaisonnés d’une bonne morale. Il voyoit bien que la sultane les faisoit adroitement succéder les uns aux autres, et il n’étoit pas fâché qu’elle lui donnât occasion, par ce moyen, de tenir en suspens à son égard, l’exécution du serment qu’il avoit fait si solennellement de ne garder une femme qu’une nuit, et de la faire mourir le lendemain. Il n’avoit presque plus d’autre pensée que de voir s’il ne viendroit point à bout de lui en faire tarir le fond.

Dans cette intention, après avoir entendu la fin de l’histoire d’Aladdin et de Badroulboudour, toute différente de ce qui lui avoit été raconté jusqu’alors, dès qu’il fut éveillé, il prévint Dinarzade, et il l’éveilla lui-même, en demandant à la sultane qui venoit de s’éveiller aussi, si elle étoit à la fin de ses contes ?

« À la fin de mes contes, Sire, répondit la sultane en se récriant à cette demande ! J’en suis bien éloignée : le nombre en est si grand, qu’il ne me seroit pas possible à moi-même d’en dire le compte précisément à votre Majesté. Ce que je crains, Sire, c’est qu’à la fin votre Majesté ne s’ennuie et ne se lasse de m’entendre, plutôt que je manque de quoi l’entretenir sur cette matière. »

« Ôtez-vous cette crainte de l’esprit, reprit le sultan, et voyons ce que vous avez de nouveau à me raconter. »

La sultane Scheherazade, encouragée par ces paroles du sultan des Indes, commença de lui raconter une nouvelle histoire en ces termes : « Sire, dit-elle, j’ai entretenu plusieurs fois votre Majesté de quelques aventures arrivés au fameux calife Haroun Alraschild ; il lui en est arrivé grand nombre d’autres, dont celle que voici n’est pas moins digne de votre curiosité. »


  1. Espèce d’huissiers.
  2. Cheval de cette partie de la côte d’Afrique, qu’on appelle la Barbarie.
  3. Du thé.