Les Misérables (1908)/Tome 2/Livre 1/10

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Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 35-37).

plus une cavalerie, c’était une tempête. Chaque carré était un volcan attaqué par un nuage ; la lave combattait la foudre.

Le carré extrême de droite, le plus exposé de tous, étant en l’air, fut presque anéanti dès les premiers chocs. Il était formé du 75e régiment de highlanders. Le joueur de cornemuse au centre, pendant qu’on s’exterminait autour de lui, baissant dans une inattention profonde son œil mélancolique plein du reflet des forêts et des lacs, assis sur un tambour, son pibroch sous le bras, jouait les airs de la montagne. Ces écossais mouraient en pensant au Ben Lothian, comme les grecs en se souvenant d’Argos. Le sabre d’un cuirassier, abattant le pibroch et le bras qui le portait, fit cesser le chant en tuant le chanteur.

Les cuirassiers, relativement peu nombreux, amoindris par la catastrophe du ravin, avaient là contre eux presque toute l’armée anglaise, mais ils se multipliaient, chaque homme valant dix. Cependant quelques bataillons hanovriens plièrent. Wellington le vit, et songea à sa cavalerie. Si Napoléon, en ce moment-là même, eût songé à son infanterie, il eût gagné la bataille. Cet oubli fut sa grande faute fatale.

Tout à coup les cuirassiers, assaillants, se sentirent assaillis. La cavalerie anglaise était sur leur dos. Devant eux les carrés, derrière eux Somerset ; Somerset, c’étaient les quatorze cents dragons-gardes. Somerset avait à sa droite Dornberg avec les chevau-légers allemands, et à sa gauche Trip avec les carabiniers belges ; les cuirassiers, attaqués en flanc et en tête, en avant et en arrière, par l’infanterie et par la cavalerie, durent faire face de tous les côtés. Que leur importait ? ils étaient tourbillon. La bravoure devint inexprimable. En outre, ils avaient derrière eux la batterie toujours tonnante. Il fallait cela pour que ces hommes fussent blessés dans le dos. Une de leurs cuirasses, trouée à l’omoplate gauche d’un biscayen, est dans la collection dite musée de Waterloo.

Pour de tels français, il ne fallait pas moins que de tels anglais.

Ce ne fut plus une mêlée, ce fut une ombre, une furie, un vertigineux emportement d’âmes et de courages, un ouragan d’épées éclairs. En un instant les quatorze cents dragons-gardes ne furent plus que huit cents ; Fuller, leur lieutenant-colonel, tomba mort. Ney accourut avec les lanciers et les chasseurs de Lefebvre-Desnouettes. Le plateau de Mont-Saint-Jean fut pris, repris, pris encore. Les cuirassiers quittaient la cavalerie pour retourner à l’infanterie, ou, pour mieux dire, toute cette cohue formidable se colletait sans que l’un lâchât l’autre. Les carrés tenaient toujours. Il y eut douze assauts. Ney eut quatre chevaux tués sous lui. La moitié des cuirassiers resta sur le plateau. Cette lutte dura deux heures.

L’armée anglaise en fut profondément ébranlée. Nul doute que, s’ils n’eussent été affaiblis dans leur premier choc par le désastre du chemin creux, les cuirassiers n’eussent culbuté le centre et décidé la victoire. Cette cavalerie extraordinaire pétrifia Clinton qui avait vu Talavera et Badajoz. Wellington, aux trois quarts vaincu, admirait héroïquement. Il disait à demi-voix : sublime[1] !

Les cuirassiers anéantirent sept carrés sur treize, prirent ou enclouèrent soixante pièces de canon, et enlevèrent aux régiments anglais six drapeaux, que trois cuirassiers et trois chasseurs de la garde allèrent porter à l’empereur devant la ferme de la Belle-Alliance.

La situation de Wellington avait empiré. Cette étrange bataille était comme un duel entre deux blessés acharnés qui, chacun de leur côté, tout en combattant et en se résistant toujours, perdent tout leur sang. Lequel des deux tombera le premier ?

La lutte du plateau continuait.

Jusqu’où sont allés les cuirassiers ? personne ne saurait le dire. Ce qui est certain, c’est que, le lendemain de la bataille, un cuirassier et son cheval furent trouvés morts dans la charpente de la bascule du pesage des voitures à Mont-Saint-Jean, au point même où s’entrecoupent et se rencontrent les quatre routes de Nivelles, de Genappe, de La Hulpe et de Bruxelles. Ce cavalier avait percé les lignes anglaises. Un des hommes qui ont relevé ce cadavre vit encore à Mont-Saint-Jean. Il se nomme Dehaze. Il avait alors dix-huit ans.

Wellington se sentait pencher. La crise était proche.

Les cuirassiers n’avaient point réussi, en ce sens que le centre n’était pas enfoncé. Tout le monde ayant le plateau, personne ne l’avait, et en somme il restait pour la plus grande part aux anglais. Wellington avait le village et la plaine culminante ; Ney n’avait que la crête et la pente. Des deux côtés on semblait enraciné dans ce sol funèbre.

Mais l’affaiblissement des anglais paraissait irrémédiable. L’hémorragie de cette armée était horrible. Kempt, à l’aile gauche, réclamait du renfort.

Il n’y en a pas, répondait Wellington, qu’il se fasse tuer ! — Presque à la même minute, rapprochement singulier qui peint l’épuisement des deux armées, Ney demandait de l’infanterie à Napoléon, et Napoléon s’écriait : De l’infanterie ! où veut-il que j’en prenne ? Veut-il que j’en fasse ?

Pourtant l’armée anglaise était la plus malade. Les poussées furieuses de ces grands escadrons à cuirasses de fer et à poitrines d’acier avaient broyé l’infanterie. Quelques hommes autour d’un drapeau marquaient la place d’un régiment, tel bataillon n’était plus commandé que par un capitaine ou par un lieutenant ; la division Alten, déjà si maltraitée à la Haie-Sainte, était presque détruite ; les intrépides belges de la brigade Van Kluze jonchaient les seigles le long de la route de Nivelles ; il ne restait presque rien de ces grenadiers hollandais qui, en 1811, mêlés en Espagne à nos rangs, combattaient Wellington, et qui, en 1815, ralliés aux anglais, combattaient Napoléon. La perte en officiers était considérable. Lord Uxbridge, qui le lendemain fit enterrer sa jambe, avait le genou fracassé. Si, du côté des français, dans cette lutte des cuirassiers, Delord, Lhérifier, Colbert, Dnop, Travers et Blancard étaient hors de combat, du côté des anglais, Alten était blessé, Barne était blessé, Delancey était tué, Van Merlen était tué, Ompteda était tué, tout l’état-major de Wellington était décimé, et l’Angleterre avait le pire partage dans ce sanglant équilibre. Le 2e régiment des gardes à pied avait perdu cinq lieutenants-colonels, quatre capitaines et trois enseignes ; le premier bataillon du 30e d’infanterie avait perdu vingt-quatre officiers et cent douze soldats ; le 79e montagnards avait vingt-quatre officiers blessés, dix-huit officiers morts, quatre cent cinquante soldats tués. Les hussards hanovriens de Cumberland, un régiment tout entier, ayant à sa tête son colonel Hacke, qui devait plus tard être jugé et cassé, avaient tourné bride devant la mêlée et étaient en fuite dans la forêt de Soignes, semant la déroute jusqu’à Bruxelles. Les charrois, les prolonges, les bagages, les fourgons pleins de blessés, voyant les français gagner du terrain et s’approcher de la forêt, s’y précipitaient ; les hollandais, sabrés par la cavalerie française, criaient : alarme ! De Vert-Coucou jusqu’à Groenendael, sur une longueur de près de deux lieues dans la direction de Bruxelles, il y avait, au dire des témoins qui existent encore, un encombrement de fuyards. Cette panique fut telle qu’elle gagna le prince de Condé à Malines et Louis XVIII à Gand. À l’exception de la faible réserve échelonnée derrière l’ambulance établie dans la ferme de Mont-Saint-Jean et des brigades Vivian et Vandeleur qui flanquaient l’aile gauche, Wellington n’avait plus de cavalerie. Nombre de batteries gisaient démontées. Ces faits sont avoués par Siborne ; et Pringle, exagérant le désastre, va jusqu’à dire que l’armée anglo-hollandaise était réduite à trente-quatre mille hommes. Le duc-de-fer demeurait calme, mais ses lèvres avaient blêmi. Le commissaire autrichien Vincent, le commissaire espagnol Alava, présents à la bataille dans l’état-major anglais, croyaient le duc perdu. À cinq heures, Wellington tira sa montre, et on l’entendit murmurer ce mot sombre : Blücher, ou la nuit !

Ce fut vers ce moment-là qu’une ligne lointaine de bayonnettes étincela sur les hauteurs du côté de Frischemont.

Ici est la péripétie de ce drame géant.

  1. Splendid ! mot textuel.