Les Misérables (1908)/Tome 2/Livre 6/03

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Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 193-194).

III

sévérités.


On est au moins deux ans postulante, souvent quatre ; quatre ans novice. Il est rare que les vœux définitifs puissent être prononcés avant vingt-trois ou vingt-quatre ans. Les bernardines-bénédictines de Martin Verga n’admettent point de veuves dans leur ordre.

Elles se livrent dans leurs cellules à beaucoup de macérations inconnues dont elles ne doivent jamais parler.

Le jour où une novice fait profession, on l’habille de ses plus beaux atours, on la coiffe de roses blanches, on lustre et on boucle ses cheveux, puis elle se prosterne ; on étend sur elle un grand voile noir et l’on chante l’office des morts. Alors les religieuses se divisent en deux files ; une file passe près d’elle en disant d’un accent plaintif : notre sœur est morte et l’autre file répond d’une voix éclatante : vivante en Jésus-Christ !

À l’époque où se passe cette histoire, un pensionnat était joint au couvent. Pensionnat de jeunes filles nobles, la plupart riches, parmi lesquelles on remarquait mesdemoiselles de Sainte-Aulaire et de Bélissen et une anglaise portant l’illustre nom catholique de Talbot. Ces jeunes filles, élevées par ces religieuses entre quatre murs, grandissaient dans l’horreur du monde et du siècle. Une d’elles nous disait un jour : Voir le pavé de la rue me faisait frissonner de la tête aux pieds. Elles étaient vêtues de bleu avec un bonnet blanc et un Saint-Esprit de vermeil ou de cuivre fixé sur la poitrine. À de certains jours de grande fête, particulièrement à la Sainte-Marthe, on leur accordait, comme haute faveur et bonheur suprême, de s’habiller en religieuses et de faire les offices et les pratiques de saint-Benoît pendant toute une journée. Dans les premiers temps, les religieuses leur prêtaient leurs vêtements noirs. Cela parut profane, et la prieure le défendit. Ce prêt ne fut permis qu’aux novices. Il est remarquable que ces représentations, tolérées sans doute et encouragées dans le couvent par un secret esprit de prosélytisme, et pour donner à ces enfants quelque avant-goût du saint habit, étaient un bonheur réel et une vraie récréation pour les pensionnaires. Elles s’en amusaient tout simplement. C’était nouveau, cela les changeait. Candides raisons de l’enfance qui ne réussissent pas d’ailleurs à faire comprendre à nous mondains cette félicité de tenir en main un goupillon et de rester debout des heures entières chantant à quatre devant un lutrin.

Les élèves, aux austérités près, se conformaient à toutes les pratiques du couvent. Il est telle jeune femme qui, entrée dans le monde et après plusieurs années de mariage, n’était pas encore parvenue à se déshabituer de dire en toute hâte chaque fois qu’on frappait à sa porte : à jamais ! Comme les religieuses, les pensionnaires ne voyaient leurs parents qu’au parloir. Leurs mères elles-mêmes n’obtenaient pas de les embrasser. Voici jusqu’où allait la sévérité sur ce point. Un jour une jeune fille fut visitée par sa mère accompagnée d’une petite sœur de trois ans. La jeune fille pleurait, car elle eût bien voulu embrasser sa sœur. Impossible. Elle supplia du moins qu’il fût permis à l’enfant de passer à travers les barreaux sa petite main pour qu’elle pût la baiser. Ceci fut refusé, presque avec scandale.