Les Misérables (1908)/Tome 2/Livre 8/02

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Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 240-241).

II

fauchelevent en présence de la difficulté.


Avoir l’air agité et grave, cela est particulier, dans les occasions critiques, à de certains caractères et à de certaines professions, notamment aux prêtres et aux religieux. Au moment où Fauchelevent entra, cette double forme de la préoccupation était empreinte sur la physionomie de la prieure, qui était cette charmante et savante Mlle de Blemeur, mère Innocente, ordinairement gaie.

Le jardinier fît un salut craintif, et resta sur le seuil de la cellule. La prieure, qui égrenait son rosaire, leva les yeux et dit :

— Ah ! c’est vous, père Fauvent.

Cette abréviation avait été adoptée dans le couvent.

Fauchelevent recommença son salut.

— Père Fauvent, je vous ai fait appeler.

— Me voici, révérende mère.

— J’ai à vous parler.

— Et moi, de mon côté, dit Fauchelevent avec une hardiesse dont il avait peur intérieurement, j’ai quelque chose à dire à la très révérende mère.

La prieure le regarda.

— Ah ! vous avez une communication à me faire.

— Une prière.

— Eh bien, parlez.

Le bonhomme Fauchelevent, ex-tabellion, appartenait à la catégorie des paysans qui ont de l’aplomb. Une certaine ignorance habile est une force ; on ne s’en défie pas et cela vous prend. Depuis un peu plus de deux ans qu’il habitait le couvent, Fauchelevent avait réussi dans la communauté. Toujours solitaire, et tout en vaquant à son jardinage, il n’avait guère autre chose à faire que d’être curieux. À distance comme il était de toutes ces femmes voilées allant et venant, il ne voyait guère devant lui qu’une agitation d’ombres. À force d’attention et de pénétration, il était parvenu à remettre de la chair dans tous ces fantômes, et ces mortes vivaient pour lui. Il était comme un sourd dont la vue s’allonge et comme un aveugle dont l’ouïe s’aiguise. Il s’était appliqué à démêler le sens des diverses sonneries, et il y était arrivé, de sorte que ce cloître énigmatique et taciturne n’avait rien de caché pour lui ; ce sphinx lui bavardait tous ses secrets à l’oreille. Fauchelevent, sachant tout, cachait tout. C’était là son art. Tout le couvent le croyait stupide. Grand mérite en religion. Les mères vocales faisaient cas de Fauchelevent. C’était un curieux muet. Il inspirait la confiance. En outre, il était régulier, et ne sortait que pour les nécessités démontrées du verger et du potager. Cette discrétion d’allures lui était comptée. Il n’en avait pas moins fait jaser deux hommes : au couvent, le portier, et il savait les particularités du parloir ; et, au cimetière, le fossoyeur, et il savait les singularités de la sépulture ; de la sorte il avait, à l’endroit de ces religieuses, une double lumière, l’une sur la vie, l’autre sur la mort. Mais il n’abusait de rien. La congrégation tenait à lui. Vieux, boiteux, n’y voyant goutte, probablement un peu sourd, que de qualités ! On l’eût difficilement remplacé.

Le bonhomme, avec l’assurance de celui qui se sent apprécié, entama, vis-à-vis de la révérende prieure, une harangue campagnarde assez diffuse et très profonde. Il parla longuement de son âge, de ses infirmités, de la surcharge des années comptant double désormais pour lui, des exigences croissantes du travail, de la grandeur du jardin, des nuits à passer, comme la dernière, par exemple, où il avait fallu mettre des paillassons sur les melonnières à cause de la lune, et il finit par aboutir à ceci : qu’il avait un frère, — (la prieure fit un mouvement) — un frère point jeune, — (second mouvement de la prieure, mais mouvement rassuré) — que, si on le voulait bien, ce frère pourrait venir loger avec lui et l’aider, qu’il était excellent jardinier, que la communauté en tirerait de bons services, meilleurs que les siens à lui ; — que, autrement, si l’on n’admettait point son frère, comme, lui, l’aîné, il se sentait cassé, et insuffisant à la besogne, il serait, avec bien du regret, obligé de s’en aller ; — et que son frère avait une petite fille qu’il amènerait avec lui, qui s’élèverait en Dieu dans la maison, et qui peut-être, qui sait ? ferait une religieuse un jour.

Quand il eut fini de parler, la prieure interrompit le glissement de son rosaire entre ses doigts, et lui dit :

— Pourriez-vous, d’ici à ce soir, vous procurer une forte barre de fer ?

— Pourquoi faire ?

— Pour servir de levier.

— Oui, révérende mère, répondit Fauchelevent.

La prieure, sans ajouter une parole, se leva, et entra dans la chambre voisine, qui était la salle du chapitre et où les mères vocales étaient probablement assemblées. Fauchelevent demeura seul.