Les Misérables (1908)/Tome 3/Livre 1/10

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Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 301-303).

X

ecce paris, ecce homo.


Pour tout résumer encore, le gamin de Paris aujourd’hui, comme autrefois le græculus de Rome, c’est le peuple enfant ayant au front la ride du monde vieux.

Le gamin est une grâce pour la nation, et en même temps une maladie. Maladie qu’il faut guérir. Comment ? Par la lumière.

La lumière assainit.

La lumière allume.

Toutes les généreuses irradiations sociales sortent de la science, des lettres, des arts, de l’enseignement. Faites des hommes, faites des hommes. Éclairez-les pour qu’ils vous échauffent. Tôt ou tard la splendide question de l’instruction universelle se posera avec l’irrésistible autorité du vrai absolu ; et alors ceux qui gouverneront sous la surveillance de l’idée française auront à faire ce choix : les enfants de la France, ou les gamins de Paris ; des flammes dans la lumière, ou des feux follets dans les ténèbres.

Le gamin exprime Paris, et Paris exprime le monde.

Car Paris est un total. Paris est le plafond du genre humain. Toute cette prodigieuse ville est un raccourci des mœurs mortes et des mœurs vivantes. Qui voit Paris croit voir le dessous de toute l’histoire avec du ciel et des constellations dans les intervalles. Paris a un Capitole, l’Hôtel de ville, un Parthénon, Notre-Dame, un Mont-Aventin, le faubourg Saint-Antoine, un Asinarium, la Sorbonne, un Panthéon, le Panthéon, une Voie Sacrée, le boulevard des Italiens, une Tour des Vents, l’opinion ; et il remplace les Gémonies par le ridicule. Son majo s’appelle le faraud, son transtévérin s’appelle le faubourien, son hammal s’appelle le fort de la halle, son lazzarone s’appelle le pègre, son cockney s’appelle le gandin. Tout ce qui est ailleurs est à Paris. La poissarde de Dumarsais peut donner la réplique à la vendeuse d’herbes d’Euripide, le discobole Vejanus revit dans le danseur de corde Forioso, Therapontigonus Miles prendrait bras dessus bras dessous le grenadier Vadeboncœur, Damasippe le brocanteur serait heureux chez les marchands de bric-à-brac, Vincennes empoignerait Socrate tout comme l’Agora coffrerait Diderot, Grimod de la Reynière a découvert le roastbeef au suif comme Curtillus avait inventé le hérisson rôti, nous voyons reparaître sous le ballon de l’arc de l’Étoile le trapèze qui est dans Plante, le mangeur d’épées du Pœcile rencontré par Apulée est avaient de sabres sur le Pont-Neuf, le neveu de Rameau et Curculion le parasite font la paire, Ergasile se ferait présenter chez Cambacérès par d’Aigrefeuille ; les quatre muscadins de Rome, Alcesimarchus, Phœdromus, Diabolus et Argyrippe descendent de la Courtille dans la chaise de poste de Labatut ; Aulu-Gelle ne s’arrêtait pas plus longtemps devant Congrio que Charles Nodier devant Polichinelle ; Marton n’est pas une tigresse, mais Pardalisca n’était point un dragon ; Pantolabus le loustic blague au café anglais Nomentanus le viveur, Hermogène est ténor aux Champs-Elysées, et, autour de lui, Thrasius le gueux, vêtu en Bobèche, fait la quête ; l’importun qui vous arrête aux Tuileries par le bouton de votre habit vous fait répéter après deux mille ans l’apostrophe de Thesprion : quis properantem me prehendit pallio ? le vin de Suresnes parodie le vin d’Albe, le rouge bord de Désaugiers fait équilibre à la grande coupe de Balatron ; le Père-Lachaise exhale sous les pluies nocturnes les mêmes lueurs que les Esquilles, et la fosse du pauvre achetée pour cinq ans vaut la bière de louage de l’esclave.

Cherchez quelque chose que Paris n’ait pas. La cuve de Trophonius ne contient rien qui ne soit dans le baquet de Mesmer ; Ergaphilas ressuscite dans Cagliostro ; le brahmine Vâsaphantâ s’incarne dans le comte de Saint-Germain ; le cimetière de Saint-Médard fait de tout aussi bons miracles que la mosquée Oumoumié de Damas.

Paris a un Ésope qui est Mayeux, et une Canidie qui est mademoiselle Lenormand. Il s’effare comme Delphes aux réalités fulgurantes de la vision ; il fait tourner les tables comme Dodone les trépieds. Il met la grisette sur le trône comme Rome y met la courtisane ; et, somme toute, si Louis XV est pire que Claude, madame Du Barry vaut mieux que Messaline. Paris combine dans un type inouï, qui a vécu et que nous avons coudoyé, la nudité grecque, l’ulcère hébraïque et le quolibet gascon. Il mêle Diogène, Job et Paillasse, habille un spectre de vieux numéros du Constitutionnel, et fait Chodruc Duclos.

Bien que Plutarque dise : le tyran n’envieillit guère, Rome, sous Sylla comme sous Domitien, se résignait et mettait volontiers de l’eau dans son vin. Le Tibre était un Léthé, s’il faut en croire l’éloge un peu doctrinaire qu’en faisait Varus Vibiscus : Contra Gracchos Tiberim hahemus. Bibere Tiberim, id est seditionem oblivisci. Paris boit un million de litres d’eau par jour, mais cela ne l’empêche pas dans l’occasion de battre la générale et de sonner le tocsin.

À cela près, Paris est bon enfant. Il accepte royalement tout ; il n’est pas difficile en fait de Vénus ; sa callipyge est hottentote ; pourvu qu’il rie, il amnistie ; la laideur l’égayé, la difformité le désopile, le vice le distrait ; soyez drôle, et vous pourrez être un drôle ; l’hypocrisie même, ce cynisme suprême, ne le révolte pas ; il est si littéraire qu’il ne se bouche pas le nez devant Basile, et il ne se scandalise pas plus de la prière de Tartuffe qu’Horace ne s’effarouche du « hoquet» de Priape. Aucun trait de la face universelle ne manque au profil de Paris. Le bal Mabille n’est pas la danse polymnienne du Janicule, mais la revendeuse à la toilette y couve des yeux la lorette exactement comme l’entremetteuse Staphyla guettait la vierge Planesium. La barrière du Combat n’est pas un Colisée, mais on y est féroce comme si César regardait. L’hôtesse syrienne a plus de grâce que la mère Saguet, mais, si Virgile hantait le cabaret romain, David d’Angers, Balzac et Charlet se sont attablés à la gargote parisienne. Paris règne. Les génies y flamboient, les queues rouges y prospèrent. Adonaï y passe sur son char aux douze roues de tonnerre etd’éclairsj Silène y fait son entrée sur sa bourrique. Silène, lisez Ramponneau.

Paris est synonyme de Cosmos. Paris est Athènes, Rome, Sybaris, Jérusalem, Pantin. Toutes les civilisations y sont en abrégé, toutes les barbaries aussi. Paris serait bien fâché de n’avoir pas une guillotine.

Un peu de place de Grève est bon. Que serait toute cette fête éternelle sans cet assaisonnement ? Nos lois y ont sagement pourvu, et, grâce à elles, ce couperet s’égoutte sur ce mardi gras.