Les Misérables (1908)/Tome 3/Livre 2/04

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Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 315).

IV

aspirant centenaire.


Il avait eu des prix en son enfance au collège de Moulins où il était né, et il avait été couronné de la main du duc de Nivernais qu’il appelait le duc de Nevers. Ni la Convention, ni la mort de Louis XVI, ni Napoléon, ni le retour des Bourbons, rien n’avait pu effacer le souvenir de ce couronnement. Le duc de Nevers était pour lui la grande figure du siècle. Quel charmant grand seigneur, disait-il, et qu’il avait bon air avec son cordon bleu ! Aux yeux de M. Gillenormand, Catherine II avait réparé le crime du partage de la Pologne en achetant pour trois mille roubles le secret de l’élixir d’or à Bestuchef. Là-dessus, il s’animait : — L’élixir d’or, s’écriait-il, la teinture jaune de Bestuchef, les gouttes du général Lamotte, c’était, au dix-huitième siècle, à un louis le flacon d’une demi-once, le grand remède aux catastrophes de l’amour, la panacée contre Vénus. Louis XV en envoyait deux cents flacons au pape. — On l’eût fort exaspéré et mis hors des gonds si on lui eût dit que l’élixir d’or n’est autre chose que le perchlorure de fer. M. Gillenormand adorait les Bourbons et avait en horreur 17895 il racontait sans cesse de quelle façon il s’était sauvé dans la Terreur, et comment il lui avait fallu bien de la gaîté et bien de l’esprit pour ne pas avoir la tête coupée. Si quelque jeune homme s’avisait de faire devant lui l’éloge de la république, il devenait bleu et s’irritait à s’évanouir. Quelquefois il faisait allusion à son âge de quatrevingt-dix ans, et disait : J’espère bien que je ne verrai poi deux fois quatrevingt-treize. D’autres fois, il signifiait aux gens qu’il entendait vivre cent ans.