Les Misérables (1908)/Tome 3/Livre 8/18

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Œuvres complètes de Victor Hugo. [volume XI] [Section A.] Roman, tome IV. Les Misérables (édition 1908). Deuxième partie  : Cosette. Troisième partie : Marius.
Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; Ollendorff (p. 500-501).

XVIII

les deux chaises de marius se font vis-à-vis.

Tout à coup la vibration lointaine et mélancolique d’une cloche ébranla les vitres. Six heures sonnaient à Saint-Médard.

Jondrette marqua chaque coup d’un hochement de tête. Le sixième sonné, il moucha la chandelle avec ses doigts.

Puis il se mit à marcher dans la chambre, écouta dans le corridor, marcha, écouta encore : — Pourvu qu’il vienne ! grommela-t-il ; puis il revint à sa chaise.

Il se rasseyait à peine que la porte s’ouvrit. La mère Jondrette l’avait ouverte et restait dans le corridor faisant une horrible grimace aimable qu’un des trous de la lanterne sourde éclairait d’en bas.

— Entrez, monsieur, dit-elle.

— Entrez, mon bienfaiteur, répéta Jondrette se levant précipitamment.

M. Leblanc parut.

Il avait un air de sérénité qui le faisait singulièrement vénérable.

Il posa sur la table quatre louis.

— Monsieur Fabantou, dit-il, voici pour votre loyer et vos premiers besoins. Nous verrons ensuite,

— Dieu vous le rende, mon généreux bienfaiteur ! dit Jondrette ; et, s’approchant rapidement de sa femme :

— Renvoie le fiacre !

Elle s’esquiva pendant que son mari prodiguait les saluts et offrait une chaise à M. Leblanc. Un instant après elle revint et lui dit bas à l’oreille :

— C’est fait.

La neige qui n’avait cessé de tomber depuis le matin était tellement épaisse qu’on n’avait point entendu le fiacre arriver, et qu’on ne l’entendit pas s’en aller.

Cependant M. Leblanc s’était assis.

Jondrette avait pris possession de l’autre chaise en face de M. Leblanc.

Maintenant, pour se faire une idée de la scène qui va suivre, que le lecteur se figure dans son esprit la nuit glacée, les solitudes de la Salpêtrière couvertes de neige, et blanches au clair de lune comme d’immenses linceuls, la clarté de veilleuse des réverbères rougissant çà et là ces boulevards tragiques et les longues rangées des ormes noirs, pas un passant peut-être à un quart de lieue à la ronde, la masure Gorbeau à son plus haut point de silence, d’horreur et de nuit, dans cette masure, au milieu de ces solitudes, au milieu de cette ombre, le vaste galetas Jondrette éclairé d’une chandelle, et dans ce bouge deux hommes assis à une table, M. Leblanc tranquille, Jondrette souriant et effroyable, la Jondrette, la mère louve, dans un coin, et, derrière la cloison, Marius, invisible, debout, ne perdant pas une parole, ne perdant pas un mouvement, l’œil au guet, le pistolet au poing.

Marius du reste n’éprouvait qu’une émotion d’horreur, mais aucune crainte. Il étreignait la crosse du pistolet et se sentait rassuré. — J’arrêterai ce misérable quand je voudrai, pensait-il.

Il sentait la police quelque part là en embuscade, attendant le signal convenu et toute prête à étendre le bras.

Il espérait du reste que de cette violente rencontre de Jondrette et de M. Leblanc quelque lumière jaillirait sur tout ce qu’il avait intérêt à connaître.