Les Moineaux francs/27

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(p. 199-204).


SOLITUDE EN MER





Vers Cézembre, le triste îlot
Qui se dresse droit sur le flot,

À pleines voiles

Nous cinglons, au petit matin,
Par un ciel d’un gris incertain

Semé d’étoiles.


La mer est dure et le vent frais.
On va, naviguant au plus près ;

La barque danse,

Danse ainsi qu’une chèvre, avec
Un petit bruit qui heurte sec

Sa large panse.


Et nous voici vite arrivés
Au pied des rochers élevés

De l’île sombre,

Au même instant où le soleil
Paraît comme un globe vermeil

Et perce l’ombre.


De l’Orient rouge de sang,
Des clartés montent, dispersant

L’épaisse brume ;

Et le phare du cap Fréhel
S’éteint là-bas, tandis qu’au ciel

Le jour s’allume.


En ce coin de sable doré
Que frange un mouvant liséré

D’écume blanche,

La barque arrive sans effort…
Jetons l’ancre et droit sur le bord

Lançons la planche !


De grands oiseaux de mer surpris
Se détachent des rochers gris,

Puis dans l’espace

Montent avec des cris plaintifs,
Chapelet aux grains clairs et vifs

Qui tourne et passe.


Tout est silence, isolement.
Rien que le lent bruissement

De l’onde verte ;

À cette heure où le matin pur
Se lève et rit en plein azur,

L’île est déserte.


Ah ! figurons-nous qu’aujourd’hui
Pour nous seuls le soleil a lui,

Nous seuls au monde,

Mignonne, et qu’il n’est que pour nous
Ce rayon bienfaisant et doux

Qui nous inonde !


Oui, seuls parmi les flots amers,
Parmi l’immensité des mers,

Brisant la chaîne

Qui nous lie à l’humanité,
Faisons de ce coin abrité

Notre domaine.


Seuls, aspirons à pleins poumons
L’âcre parfum des goëmons,

Senteurs marines

Qui mettent la joie en nos cœurs
Et versent de saines vigueurs

En nos poitrines !


Oublieux de tout l’univers,
Des soucis et des maux soufferts,

Près de la grève

À l’ombre des rochers ardus
Faisons, sans nous être entendus,

Le même rêve.


Vois !… pour nous la mer a poli
Ce sable fin et tout rempli

De fines mousses ;

Pour nous l’Océan s’est calmé
Et les genêts ont embaumé

Les brises douces !


Sans nul souci du lendemain
Savourons, la main dans la main,

Ce frais mystère !

Seuls, tout seuls… Comprends-tu cela,
Mignonne, et qu’ainsi nous voilà

Rois de la terre ?


Ô calme immuable et profond !
De bonheurs où l’âme se fond

Divin prélude !

Lent détachement d’ici-bas !
Chaste sœur qui ne trompe pas…

Ô solitude !