Les Morts bizarres/Bonjour, Monsieur !

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Les Morts bizarresGeorges Decaux (p. 251-261).


BONJOUR, MONSIEUR !

À André Gill


La modernité, de l’élixir de fièvre !
(Adrien Juvigny).


Ferdinand Octave Bruat se réveilla un matin avec une idée qui lui sembla bonne.

Ferdinand Octave Bruat était ce qu’on appelle vulgairement un homme de lettres. Il avait fait des vers que personne n’avait voulu éditer, des romans que tous les journaux avaient rendus sans les lire, des pièces de théâtre que le directeur des Funambules lui-même avait refusées.

Pourtant il avait, à défaut de talent, une théorie, un idéal. Il se croyait appelé au rôle de chef d’école, et il pensait fermement avoir inventé le genre moderne. Il entendait par là l’expression de tout ce qui constitue la vie de nos jours, si tourmentée, si bizarre, si pratique par certains côtés, si folle par d’autres. Il soutenait qu’il est temps de rompre en visière avec les imitations, tant classiques que romantiques, et qu’il fallait fouiller la société contemporaine pour en extraire des idées, des sensations, des images, des formes, une langue, absolument neuves et originales. Il disait que chaque époque ayant eu son expression propre, la nôtre devait à son tour avoir la sienne.

Il n’avait pas tort.

Malheureusement il n’était pas de taille à porter au combat ce drapeau qu’il arborait, et toute sa vaillance se bornait à discuter beaucoup, à pérorer dans les cafés. Il renversait plus de mazagrans que de préjugés, et il faisait plus de dettes que de chefs-d’œuvre.

Or, un matin, il trouva au saut du lit le chef-d’œuvre qu’il cherchait depuis si longtemps. Quand je dis qu’il trouva, je me trompe ; je veux dire qu’il crut trouver.

Il avait accouché d’un titre.

Qu’en ferait-il ? Il n’en savait rien encore. Mais le titre lui parut éloquent, sonore, facile à retenir, riche en variations, plein de modernité, et résumant tout le siècle d’une façon à la fois simple et complexe.

Ce titre, c’était une formule d’autant plus étonnante qu’elle était plus banale, c’était une phrase de deux mots qui se dit des milliers de fois chaque matin, une phrase sans recherche, sans prétention, sans pédantisme, ni classique, ni romantique. C’était tout bonnement : Bonjour, Monsieur !

Sous ce titre, il fit d’abord un sonnet.

Le sonnet fut lu aux amis, naturellement accompagné de préliminaires, commentaires, tant philologiques que philosophiques, destinés à en faire bien goûter le suc, à en faire comprendre toute la portée.

Il n’y eut qu’une voix pour dire que c’était admirable.

— Il faut le publier au plus vite, crièrent les plus enthousiastes. Cela va donner la note de la poésie nouvelle.

Un grincheux qui n’osait pas dire franchement son avis, mais qui était agacé par ce succès, tourna sa critique dans un compliment.

— Moi, dit-il, je crois que le sujet demandait plus de développements. Certes le sonnet est beau. Mais ne vous semble-t-il pas qu’il ne suffit point à une idée de cette importance ? Songez donc ! Une chose si profonde, si variée, si compliquée, cela ne peut pas tenir dans quatorze vers. La pensée trop puissante fait craquer la forme. À la place de Bruat, je ferais de mon sonnet un drame.

Tout le cénacle opina du bonnet, enchanté au fond de voir le fameux sonnet reçu ainsi à correction.

Bruat ne comprit pas l’ironie du grincheux.

— Tu as raison, s’écria-t-il en se rengorgeant. J’avais rapetissé mon idée dans ce moule étroit. Merci de ta critique, qui prouve combien tu m’estimes. En effet, mon idéal vaut mieux que quatorze vers. J’en ferai un drame en cinq actes et neuf tableaux.

Et, malgré les protestations hypocrites de ses amis, il déchira en miettes le sonnet chef-d’œuvre.

Il vécut pendant cinq ans sur le souvenir de ce sonnet. Il promettait toujours le drame étonnant intitulé Bonjour, Monsieur ! Il était devenu presque célèbre avec cette pièce en portefeuille. On savait qu’il n’y avait plus que quelques scènes à faire ; on se disait que la besogne avançait ; des naïfs et des convaincus, qui n’avaient jamais vu l’auteur, se portaient garants de son génie, et colportaient sa renommée. À les en croire, c’était un grand avenir, une merveilleuse espérance ; on devait s’attendre à un coup de tonnerre. Sans doute il y mettait le temps ; mais l’aloës ne met-il pas cent ans à fleurir ?

Enfin le drame fut achevé. Ce fut un grand événement dans les petits journaux. Quel théâtre allait servir de champ de bataille à la nouvelle école ? Sans doute les directeurs se disputeraient l’honneur de présenter au public l’œuvre capitale du dix-neuvième siècle ? Y aurait-il des artistes capables de l’interpréter ?

Avant tout, Bruat réunit sa petite cour, et voulut lui donner la primeur de sa victoire.

Il n’eut pas le même succès que la première fois. Peut-être les esprits s’étaient-ils fait d’avance une trop haute idée du drame ? Peut-être Bruat n’avait-il pas été aussi étonnant qu’on l’espérait ? Peut-être se mêla-t-il un peu d’envie au jugement des auditeurs ? Peut-être aussi ces auditeurs étaient-ils moins jeunes et partant moins enthousiastes ? Bref, ce fut un four de lecture.

Seul, le grincheux protesta contre la froideur générale, et fit parade d’une admiration sans bornes.

— À la bonne heure, disait-il, voilà qui répond à l’idéal cherché. Il y a du mouvement, de la vie, du fouillé, du chien, du coudoyé. Enfoncé, le sonnet ! Mon vieux, tu as trouvé le drame nouveau, le drame de l’avenir, le drame moderne !

Mais Bruat était consterné.

Au fond, il se méfiait du grincheux, qui lui avait conseillé de substituer un drame au sonnet. Il lui gardait rancune de ce que le drame ne faisait aucun effet quand le sonnet en avait fait un si grand.

— Voyons, dit-il aux autres, qu’est-ce que vous me reprochez ?

— Mais rien, rien du tout, répondit le chœur des amis.

— Cependant, mon drame ne vous semble pas bon, je le vois bien.

— Veux-tu que je te dise la vérité ? interrompit quelqu’un que l’insuccès de Bruat rendait brave.

— Dis-la, mon ami, tu sais que j’ai pour principe de chercher la vérité en tout.

— Eh bien ! je pense que la vie moderne est trop touffue pour mettre en drame. Il y a des causalités, des phénomènes de milieu, des complications de sentiment, des descriptions matérielles et spirituelles, des sondages physiologiques et psychologiques qui ne s’accommodent pas de la scène. Tu t’es débattu contre cette difficulté. Tantôt lu l’as tournée, ce qui produit des lacunes ; tantôt tu t’es rué sur elle, ce qui engendre des violences. Malgré tout ton talent, tu n’as pu venir à bout du monstre. Ton intrigue est obscure, tes personnages mal expliqués, ta conclusion peu naturelle. Et cependant, que d’observations ! quels éclairs d’analyse ! quelle force de pénétration ! quelle langue ! Ah ! pour t’en être tiré ainsi, en dépit des obstacles, il faut que tu sois un rude lapin ! Mais que veux-tu faire ? À l’impossible nul n’est tenu. À ta place, je refondrais tout cela, j’allongerais, j’éclaircirais, je développerais, je prendrais toutes mes aises, j’agrandirais mon cadre à la taille de mon idée. Je ferais de mon drame un roman.

— Il a raison, reprit le chœur, il a raison. Voilà le joint. Il faut faire un roman de Bonjour, Monsieur !

L’opinion était unanime. Bruat était trop sincère pour ne pas s’y ranger. Héroïque, il jeta son drame au feu, et se mit à faire le roman.

Il passa dix ans à le travailler. Ce fut pour lui le moment de l’apothéose. Il eut plus de prophètes qu’un bon Dieu. Les uns l’exaltaient par réelle admiration. D’autres, plus malins, pensant qu’il ne ferait jamais rien de sa vie, colportaient son éloge parce qu’il ne leur semblait pas dangereux. Les critiques se servaient de son nom pour écraser les auteurs qui produisaient. Les journalistes à bout de copie trouvaient des lignes de remplissage dans l’annonce de son roman, dans les anecdotes sur son travail, dans les mille et une transformations de son œuvre. Les ignorants, les imbéciles, les répéteurs de banalités, parlaient de lui parce qu’on en parlait, sans savoir au juste pourquoi. Il devint aussi connu que l’obélisque.

Toutefois on finit par se lasser d’attendre. Des générations passèrent, et l’écho de sa gloire alla s’affaiblissant de l’une à l’autre. À soixante ans, il était presque oublié. On ne citait plus son nom que de loin en loin, et encore, comme le nom d’un excentrique, presque d’un toqué. On se rappelait vaguement qu’il travaillait à un grand roman, mais on doutait qu’il le terminât un jour, ou plutôt on était sûr qu’il n’en viendrait jamais à bout. Même on ne parlait plus qu’avec un sourire de cette gigantesque besogne, de ces vingt volumes qui voulaient résumer tout notre monde, de cette création qui devait être la Babel et le pandémonium de la vie moderne.

On aurait ri bien plus encore si on avait su à quoi Bruat occupait sa vieillesse.

Le malheureux l’avait fini, ce formidable roman. Il avait écrit la matière de vingt-sept volumes sous son titre mirobolant : Bonjour, Monsieur ! Mais à la fin de son labeur, effrayé d’en avoir dit si long, il n’avait pas osé affronter l’épreuve de la lecture. Alors, il s’était mis à abréger, à couper, à condenser. À force de condenser, il en était venu à réduire cette bibliothèque peu à peu, d’abord en dix volumes, puis en cinq, puis en deux, puis en un. En fin de compte, il avait tout ramassé dans une nouvelle de cent pages.

Ferdinand Octave Bruat était alors âgé de quatre-vingts ans. Il n’avait plus qu’un ami, confident de son ambition toujours aussi vivace.

— Publie donc ta nouvelle, disait l’ami. Je te jure qu’elle fera un trou dans le monde. C’est le parangon de la modernité.

— Non, non, répondait Bruat, je ne suis pas encore arrivé au point de condensation que je désire. Vois-tu, je connais mon métier, je connais le public. Pour faire œuvre qui dure, pour empoigner, pour laisser une note à la postérité, il faut faire intense. Faire intense, tout est là. Cent pages, c’est trop délayé. Dans mon inspiration juvénile, j’avais trouvé la vraie forme de ma pensée, une forme brève, précise, ciselée, étroite, enserrant l’idéal comme un corset et comme une cuirasse, je veux dire le sonnet. Ah ! si je me rappelais mon merveilleux sonnet d’autrefois ! Mais il était encore trop lâché. Aujourd’hui je ferai mieux. Mon expérience entière entrera là dedans. Que je puisse vivre encore une dizaine d’années, et les hommes verront ce que peuvent exprimer quatorze vers, et la postérité pourra connaître notre vie moderne si vaste dans ce poème si petit, comme on respire une essence subtile enfermée dans le diamant d’une bague !

Il vécut les dix années demandées, et la nouvelle fut abolie comme le roman, comme le drame ; et lentement, vers par vers, mot par mot, lettre par lettre, fut écrit le sonnet colossal qui devait tout contenir.

À quatre-vingt-douze ans, Ferdinand Octave Bruat se coucha pour mourir. L’ami fidèle était à son chevet, pleurant, sanglotant, désespéré de voir s’éteindre une si haute intelligence.

— Ne pleure pas, mon ami, dit Bruat, ne pleure pas ! je meurs, mais mon idée ne mourra pas avec moi. J’ai déchiré mon sonnet premier, j’ai brûlé mon drame, j’ai brûlé un à un les vingt-sept volumes de mon roman, puis les dix, puis les cinq, puis les deux, puis le seul et unique, puis la nouvelle. Mais enfin j’ai fait mon chef-d’œuvre.

— Le sonnet ! le sonnet suprême ! Dieu soit loué ! cria l’ami. Donne, donne ! Tu ne me l’as pas lu, mais je sais que c’est l’œuvre par excellence. Donne, je le publierai, je me ruinerai s’il le faut pour qu’il paraisse gravé sur de l’or en lettres de diamants. Il le mérite, il éblouira le monde. Donne !

— Le sonnet ! quel sonnet ? balbutiait Bruat en râlant.

— Mais ton grand sonnet ! soupira l’ami qui voyait arriver le délire de l’agonie.

— Ah ! oui, oui, le sonnet, le grand sonnet ! Trop grand, mon ami, trop long ! Il faut faire intense.

— Quoi ! aurais-tu brûlé aussi ton dernier sonnet ?

— J’ai trouvé mieux. J’ai trouvé tout. La vie moderne, la modernité, je la tiens, je l’ai, je l’exprime. Elle n’est ni dans un sonnet, ni dans un quatrain, ni même dans un vers. Elle est…

La voix s’affaiblissait, devenait rauque, sifflante, perdue.

L’ami, les yeux hagards, la bouche béante, se pencha sur le lit pour boire la dernière parole, la parole qui déchirerait les voiles, la parole qui donnerait la clef du mystère, le Sésame ouvre-toi de l’art à venir.

— Parle, parle, disait-il.

— Tout dans un mot, tout dans un mot, murmurait Bruat.

Et le vieillard se redressa dans un soubresaut d’agonie. Son regard était extatique. On sentait que sur le seuil de la mort il voyait l’idéal rêvé. Il fit un effort terrible pour l’exprimer, et le mot extraordinaire sortit de ses lèvres avec son dernier souffle.

Il expira en disant : Bonjour, Monsieur !