Les Muses françaises/Baronne de Baye

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Les Muses françaises : anthologie des femmes-poètesLouis-MichaudII (XXe Siècle) (p. 15-19).




BARONNE DE BAYE




Mme la baronne de Baye, née Marie Béatrice Oppenheim, naquit à Constantinople, en 1854.

Dans les trois recueils de poésies qu’elle a publiés jusqu’ici et malgré les différentes évolutions de sa pensée, — évolutions peu sensibles, d’ailleurs, — Mme de Baye est demeurée strictement parnassienne. Quand je dis « strictement », j’entends pour la forme, car il y a dans les vers de Mme de Baye — et ceci s’applique particulièrement à certaines pièces de son dernier recueil — il y a un sentiment et une sensibilité très modernes, entendez infiniment nuancés, complexes, subtils, des sensations extrêmement menues, des tendresses alanguies, des parfums rares, des demi-jours troublants — tout cela sans préciosité mais non sans raffinement et, assurément, moins éloigné de l’art « décadent » que de l’art parnassien.

Le premier volume de Mme de Baye était heureusement composé de pièces faciles mais jolies ; — le second était plus grave, on y trouvait déjà un certain nombre de poésies inspirées par l’antiquité : Théodora, Dalila, Vision Grecque, Salammbô, etc. — comme Mme de Baye devait se plaire à en écrire encore beaucoup pour son troisième recueil. Les pièces de ce dernier volume sont d’ailleurs supérieures aux précédentes du même genre. Ce sont le plus souvent des sonnets. L’influence de J.-M. de Heredia est directe. Au reste, tous les sonnets que l’on fait sur la Grèce, sur l’Espagne et sur l’Italie ne sont-ils pas influencés par les Trophées ?! — Aussi, encore que Mme de Baye n’ait pas peu réussi dans ce genre, je préfère la partie sentimentale de son œuvre. Il y a dans l’Âme Brûlante des poésies très tendres, un peu tristes, doucement émues et recueillies tout à fait charmantes. — Avant d’être un poète épique, Mme de Baye est un délicat poète de l’amour.

BIBLIOGRAPHIE. — Grisailles et Pastels, Lemerre, Paris, 1896, petit in-8. — Les Heures aimées, Lemerre, Paris, 1900, in-18. — L’Âme Brûlante (couronné par l’Académie française), Perrin et Cie, Paris, 1905, in-8.

SILENCE



Nous nous taisions : c’était l’heure troublante et chaude
Où le soleil frémit sur les rideaux croisés,
L’heure lourde où l’amour, dans l’air assoupi, rôde…
Une rose effeuillait ses parfums apaisés.

Vous ne me disiez rien de vos tristes pensées,
Je ne vous disais rien de mes amers chagrins,
Mais le temps s’écoulait entre nos mains pressées,
Comme un collier de deuil dont on compte les grains.


Nous nous taisions, penchés sur le silence tendre ;
Une caresse errait en cette obscurité,
Et je sentais mon âme éperdument se tendre
Vers votre âme tremblante, éprise de clarté !

L’arome de la fleur passait, tel un sourire ;
La chambre s’emplissait d’espoir et de regret :
Nous pensions les mots doux que nous n’osions pas dire ;
Nous nous taisions, gardant chacun notre secret…

O silence ! c’était l’heure troublante et chaude
Où le soleil frémit sur les rideaux croisés,
L’heure lourde où l’amour, dans l’air assoupi, rôde…
Une rose effeuillait ses parfums apaisés.


(L’Âme brûlante.)


CONFIANCE


Je ferme les rideaux, le soir est monotone ;
Le vent fait frissonner les feuilles vers le sol ;
Elles vont se poser sur le gazon d’automne
Comme des papillons fatigués de leur vol.

Le feu s’éteint, la chambre est très mélancolique,
En cette ombre indécise où le jour vient mourir,
La fleur semble exhaler un rarfum de relique
S’échappant d’un coffret qu’on n’ose pas ouvrir.

Ma pensée est au loin, je m’isole en mon rêve ;
Tout ce qui n’est pas vous ne compte plus pour moi ;
Les vains bruits du dehors peuvent monter sans trêve :
Rien n’affaiblit mon cœur ni lui cause d’émoi.

Je sais que vous m’aimez, et l’espoir nous rassemble ;
Je sais que vous viendrez et je ne pleure pas…
Et chaque heure tintant à l’horloge qui tremble
Me paraît le mot cher que vous dites là-bas…

Je vous vois : voyageur fatigué de la route,
Vous posez votre front brûlant sur mes genoux ;
Mon âme vous sent là, frissonne et vous écoute…
C’est encore du bonheur que de penser à vous !


(L’Âme brûlante.)


Phot. Reutlinger.


RETOUR



Le crépuscule est fin comme un rideau de soie
Qui tombe lentement sur le bleu de la mer ;
Tout mon être frémit de langueur et de joie ;
Le vent qui me caresse est tendrement amer…

Je devine une Fée invisible qui rôde,
Poudrant d’un goût de sel les œillets du jardin,
Et dont parfois la robe aux moires d’émeraude
Traîne sur les massifs et s’envole soudain…

Cette Fée invisible a poussé la fenêtre,
Et, preste, a secoué les glycines du mur ;
C’est une fraîche odeur de miel qui nous pénètre
Avec une saveur d’algue et de raisin mûr…

De mes doigts inquiets et frémissants je lisse
Le balcon qui s’argente à la pâleur du soir…
Le crépuscule est doux comme un baiser qui glisse,
Le crépuscule est chaud comme un cœur lourd d’espoir.
 
Je n’ai jamais été plus tendrement heureuse :
Les mots exquis et chers que tu penses tout bas,
Je les entends vibrer dans cette ombre amoureuse…
L’heure est couleur de songe. Oh ! viens ; ne parle pas !

Extase du retour, félicité profonde !
Laissons vers l’Infini monter nos rêves d’or…
Un souffle d’idéal frissonne sur le monde,
Et je ferme les yeux pour te mieux voir encor !
 

(L’Âme brûlante.)


LA DANSEUSE



Le vent pleure en glissant sur les fleurs vagabondes,
Le vent chante en glissant dans tes longs cheveux roux ;
Tu vas, sans relever ton front lourd de courroux…
Tes sandales de cuir font craquer les noix blondes.

L’automne a secoué ses feuilles sur les ondes ;
Tu vas, par le chemin mystérieux et doux

Où jadis tu dansais, le péplos aux genoux,
Sous les rythmes vibrants de mes cymbales rondes…

Hellé ! reviens t’asseoir à mon foyer discret ;
J’ai dérobé pour toi… gardes-en le secret !
Un petit miroir d’or et des colliers d’opales…

Je tairai mon amour afin de t’apaiser…
Des anneaux merveilleux cercleront tes doigts pâles
Et tu me donneras tes pieds pour les baiser !

(L'Âme brûlante.)


MADAME « LILAS BLEU »



Madame « Lilas Bleu » sort de son blanc yamen,
Souple, battant des bras pour garder l’équilibre,
Tel un oiseau captif tout joyeux d’être libre…
Elle mord en rêvant ses lèvres de carmin.

Chez la noire matrone, après lent examen,
Elle a choisi du musc, une horloge qui vibre,
Des bonbons et, merveille ! un éventail en fibre
De lotus, dont se pare et s’anime sa main.

Sur sa coiffure folle et luisante se juche
Un bizarre ornement en forme de perruche,
Dont sourit le passant qui regarde, ébahi !

Madame « Lilas Bleu » s’ennuie ; elle s’arrête
Un instant sur la place où l’on coupe une tête…
Puis va prendre le thé chez son vieux Koutaï !

(L'Âme brûlante.)