Les Mystères d’Udolphe/6/12

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Traduction par Victorine de Chastenay.
Maradan (6p. 207-216).

CHAPITRE XII.

Après les dernières découvertes, Emilie fut traitée par le comte et par sa famille comme une alliée de la maison de Villeroy, et reçue, s’il étoit possible, avec encore plus d’amitié.

Le comte, inquiet et surpris de ne recevoir aucune réponse de Valancourt, s’applaudissoit de sa prudence. Emilie ne partageoit point des craintes dont elle ignoroit le motif : mais quand il la voyoit succomber sous le poids de sa cruelle erreur, il avoit besoin de toute sa résolution pour la priver d’un soulagement momentané, et dissimuler avec elle. Les noces de Blanche s’approchoient, et partageoient son attention et ses soins. On attendoit chaque jour M. de Sainte-Foix. Tout le château s’occupoit des plus brillans préparatifs. Emilie vouloit prendre part à la gaîté qui l’entouroit ; mais elle le tentoit vainement : préoccupée de tout ce qu’elle avoit appris, et surtout inquiète du sort de Valancourt, elle se représentoit l’état où il étoit quand il donna à Thérèse son anneau : elle croyoit y reconnoître l’expression du désespoir ; et quand elle considèrent où ce désespoir avoit pu le conduire, son cœur saignoit de douleur et d’effroi. Les doutes qu’elle formoit sur sa santé, sur son existence ; l’obligation où elle étoit de conserver ces doutes jusqu’à son retour à la Vallée, lui paroissoient insupportables. Il y avoit des momens où rien ne pouvoit la contenir. Elle s’échappoit brusquement, et alloit chercher le calme dans les profondes solitudes des bois qui bordoient le rivage de la mer. Le battement des vagues écumantes, le sourd murmure des forêts, étoient analogues à l’état de son âme ; elle s’asseyoit sur une roche, ou sur les ruines de la vieille tour elle observoit vers le soir la dégradation des couleurs sur les nuages ; elle voyoit se dérouler les sombres voiles du crépuscule. La crête blanche des vagues toujours ramenées au rivage, ne se distinguoit plus qu’à peine sur la surface obscure des flots. Quelquefois elle répétoit les vers que Valancourt avoit gravés en ce lieu ; puis, trop affectée des chagrins qu’ils lui renouveloient, elle cherchoit à se distraire.

Un soir qu’avec son luth elle erroit au hasard sur ce rivage favori, elle entra dans la tour. Elle monta un escalier tournant, et se trouva dans une chambre moins dégradée que le reste. C’étoit de là que souvent elle avoit admiré la vaste perspective que la mer et la terre lui offroient : le soleil se couchoit sur cette partie des Pyrénées qui sépare le Languedoc du Roussillon ; elle se plaça près d’une fenêtre grillée : les bois et les vagues au-dessous d’elle gardoient encore les nuances rougeâtres du soleil couchant. Ayant accordé son luth, elle y mêla le son de sa voix, et chanta un de ces airs, simples et champêtres qu’autrefois Valancourt écoutoit avec transport.

Le temps étoit si doux, si calme, qu’à peine le zéphyr du soir ridoit la surface de l’onde, ou gonfloit légèrement la voile qui recevoit encore les derniers rayons de lumière. Les coups mesurés de quelques rames troubloient seuls le repos et le silence. La tendre mélodie du luth achevoit de plonger Emilie dans une douce mélancolie ; elle répéta ses anciennes romances ; et les souvenirs qu’elles réveilloient, devenant toujours plus touchans, ses larmes tombèrent sur le luth, et elle ne put continuer.

Le soleil avoit disparu derrière le sommet des montagnes, leurs plus hautes pointes ne recevoient plus sa lumière, Emilie ne quittoit point la tour, et s’y livroit à ses rêveries. Elle entendit marcher, elle tressaillit, et regardant à la grille, elle reconnut en bas M. de Bonnac. Elle retomba dans la rêverie, dont cette distraction l’avoit tirée ; après quelques momens, elle reprit son luth, et chanta son air favori. Elle entendit encore marcher ; elle écouta, on montoit à la tour. L’obscurité lui inspira un peu de crainte ; autrement elle n’en eût éprouvé aucune, puisque M. de Bonnac venoit de passer. Les pas étoient rapides et légers ; la porte s’ouvrit, et le crépuscule mourant déroba au premier instant les traits d’une personne qui entroit : mais Emilie pouvoit-elle se méprendre au son de la voix ? c’étoit celle de Valancourt. Emilie, qui jamais ne l’avoit entendue sans émotion, troublée de surprise et de plaisir à la fois, l’eut à peine vu à ses pieds, qu’elle tomba sur une chaise. Tant de mouvemens combattoient dans son cœur, qu’à peine elle entendoit cette voix, dont les tendres et timides accens cherchoient à la ranimer. Valancourt aux genoux d’Emilie, s’accusoit de l’excès d’impatience qui l’avoit décidé à la surprendre ainsi. Il venoit d’arriver, et ne pouvant attendre que le comte fût de retour, il avoit couru aussitôt pour le chercher à la promenade. En passant près de la tour, il avoit reconnu la voix d’Emilie, et sur-le-champ il étoit monté.

Elle fut long-temps avant de recouvrer ses sens ; quand elle fut revenue, elle repoussa les soins de Valancourt, et lui demanda avec autant de mécontentement qu’elle pouvoit en sentir à sa vue, quel étoit le sujet de sa visite.

— Ah ! Emilie, dit Valancourt, cet air, ces paroles, hélas ! j’ai peu à espérer. Quand vous m’avez privé de votre estime, vous avez donc cessé de m’aimer ?

— Oui, monsieur, reprit Emilie, tâchant de donner de l’assurance à sa voix ; si vous faisiez cas de mon estime, vous ne m’auriez pas donné cette nouvelle occasion de chagrin.

La physionomie de Valancourt changea soudain ; l’anxiété du doute fit place à la surprise et au découragement. Il resta muet ; il dit enfin : — On m’avoit donné lieu d’espérer une réception bien différente ! — Est-il bien vrai, Emilie, que pour jamais j’ai perdu votre affection ? dois-je croire que votre estime ne peut jamais m’être rendue, que votre amour ne peut renaître ? Le comte a-t-il médité cette cruauté, qui me donne une seconde fois la mort ?

Le ton dont il parloit, alarma Emilie autant que son discours l’étonna. Tremblante d’impatience, elle demanda qu’il voulût bien s’expliquer.

Et pourquoi cette explication ? répondit Valancourt. Ignorez-vous combien ma conduite a été calomniée ? ignorez-vous que les actions dont vous m’avez cru coupable… et comment avez-vous pu, ô Emilie ! me dégrader à ce point, dans votre opinion ?… que ces actions, je les méprise, je les abhorre autant que vous ! Ignorez-vous que le comte a découvert les faussetés qui me privoient de l’unique bien qui me soit cher au monde ; qu’il m’a lui-même invité à venir près de vous me justifier ? L’ignorez-vous, et suis-je encore le jouet d’une fausse espérance ?

Le silence d’Emilie semblent confirmer cette crainte ; Valancourt, dans l’obscurité, ne pouvoit distinguer la surprise et la joie, qui la rendoient comme immobile. Incapable de parler, un soupir de son cœur parut la soulager, et elle dit a la fin :

Valancourt ! j’ignorois ce que vous venez de me dire. L’émotion que j’éprouve en est la preuve. Je ne pouvois plus vous estimer ; mais je n’avois pu encore réussir à vous oublier.

Quelle idée, reprit Valancourt en s’appuyant contre la fenêtre, quelle persuasion ce moment m’apporte ! Je vous suis cher ! je vous suis cher encore, mon Emilie !

— Faut-il donc que je vous le dise ? répliqua Emilie. Cela est-il nécessaire ? Voilà mon premier moment de joie depuis votre départ, et il me dédommage de tout ce que j’ai souffert.

Valancourt soupiroit, et ne pouvoit répondre ; il couvroit ses mains de baisers : les larmes qui les inondoient parloient un bien tendre langage, et les mots eussent eu moins d’expression.

Emilie, un peu remise, proposa de retourner au château. Alors, et pour la première fois, elle se souvint que le comte avoit invité Valancourt à se justifier auprès d’elle, et qu’il ne s’étoit fait aucune explication. Mais à cette seule idée, tout son cœur rejeta la possibilité que Valancourt eût été coupable. Ses regards, sa voix, ses manières étoient le gage de sa noble et constante sincérité. Emilie se livra sans réserve aux émotions d’une joie que jamais elle n’avoit ressentie.

Ni Emilie ni Valancourt ne surent comment ils étoient retournés au château : si un pouvoir magique les y eût transportés, peut-être ils en eussent mieux remarqué le mouvement ; ils étoient dans le vestibule avant de songer s’il existoit quelqu’autre personne dans le monde. Le comte vint au-devant d’eux, et avec toute la franchise et la bienveillance de son caractère, il accueillit Valancourt, et le pria de lui pardonner son injustice. Bientôt M. de Bonnac joignit ce groupe heureux, et Valancourt et lui se retrouvèrent avec une satisfaction mutuelle.

Après les premières félicitations, et quand la joie fut devenue plus calme, le comte appela Valancourt, et leur conférence fut très-longue. Le dernier se justifia clairement des crimes qu’on lui imputoit. Il avoua si ingénument ses torts, il en témoigna tant de regret, que le comte en conçut les plus heureuses espérances. Valancourt étoit doué des plus grandes qualités ; l’expérience lui avoit appris à détester toutes les folies qui n’avoient fait que l’amuser un moment. Le comte ne douta plus qu’il ne dût mener la vie d’un homme honnête et sage ; et lui confia désormais, sans scrupule, le bonheur d’Emilie, qu’il aimoit comme sa fille. Il rendit compte en deux mots, à celle-ci, de l’entretien qu’ils avoient eu. Emilie avoit déjà appris tout ce que Valancourt avoit fait pour M. de Bonnac, et des larmes de plaisir avoient coulé de ses yeux. La conversation du comte de Villefort acheva de dissiper ses doutes, et elle rendit sans crainte son estime et ses sentimens à celui qui d’abord avoit su les lui inspirer.

La comtesse et la jeune Blanche accueillirent Valancourt avec politesse et amitié. Blanche étoit si heureuse du bonheur d’Emilie, qu’elle oublia pour un moment l’absence de M. de Sainte-Foix ; on l’attendoit ce même jour, et la généreuse sensibilité de Blanche fut bientôt récompensée par l’arrivée de son amant. Il étoit guéri des blessures qu’il avoit reçues dans la périlleuse aventure des montagnes ; le récit qu’on en fit augmenta le sentiment des jouissances présentes ; on se félicita de nouveau, et ce charmant souper offrit sur tous les visages l’expression d’une joie égale. Chacun cependant gardoit son caractère et goûtoit diversement son bonheur. Blanche étoit franche et gaie, Emilie tendre et plaintive, Valancourt exalté, tendre et gai tour à tour, Sainte-Foix étoit joyeux ; et le comte, à ce spectacle, exprimoit autant de complaisance que de bonté. La comtesse, Henri, M. de Bonnac paroissoient un peu moins animés. Le pauvre M. Dupont évita de jeter, par sa présence, un nuage de tristesse sur toute cette heureuse société. Dès qu’il sut que Valancourt n’étoit pas indigne d’Emilie, il prit sérieusement le parti de travailler à se guérir ; il quitta le château de Blangy. Sa conduite, comprise par Emilie, lui inspira autant de pitié que d’admiration.

Le comte et ses hôtes, dans les plaisirs de leur réunion et les douceurs de l’amitié, laissèrent passer les heures sans les compter. Quand Annette sut l’arrivée de Valancourt, Ludovico eut bien de la peine à la retenir ; elle vouloit s’élancer dans la salle, et exprimer toute sa joie ; elle assuroit qu’après le retour de son cher Ludovico, aucun évémement ne lui avoit fait tant de plaisir.