Les Mystères de Londres/1/21

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Au Comptoir des imprimeurs unis (3p. 3-32).


XXI


LA LOGE NOIRE


Snail fit les choses en conscience. Il dépensa ses cinq guinées chez un fripier de Long-Acre, et en sortit costumé en gentleman des pieds à la tête. Rien n’y manquait : ni les escarpins vernis, ni les bas de soie, ni les gants blancs.

Avant d’entrer au théâtre, il retourna dans Before-Lane et cacha ses habits, dont il avait fait un paquet, dans l’enfoncement même où avait eu lieu son entrevue avec le bon capitaine Paddy O’Chrane. À l’occasion, il eut grand désir de se montrer dans toute sa splendeur nouvelle aux habitués ébahis de The Pipe and Pot, dont les fenêtres rayonnaient une rouge et sombre lueur à cinquante pas de là ; mais il sut résister à la tentation et prit sa course dans la direction de Covent-Garden.

C’était vers la fin du deuxième acte du Freyschutz. Il n’y avait au foyer qu’une demi-douzaine de ces habitués ultra-blasés qui ne font guère apparition dans la salle que durant l’entr’acte et s’enfuient dès que le rideau se lève. Les dames de vertu douteuse, qui font foule en ce lieu durant les entr’actes, avaient été porter ailleurs leurs provoquants sourires et le laisser-aller exagéré de leurs toilettes. — Snail se mit à faire les cent pas de long en large, renflant de son mieux sa maigre poitrine, cambrant ses reins en mâchant un cure-dents de plume qu’il avait acheté pour compléter sa tenue de gentleman.

Il regardait sous le nez de tous ceux qu’il croisait en marchant, toussait, crachait, se mouchait, — le tout en vain. Personne ne prenait garde à lui.

Il avait pourtant arboré sur sa poitrine un large nœud de satin jaune qui ne ressemblait à aucune décoration connue.

S’était-on moqué de lui ? — Snail commençait à le craindre. Il regrettait amèrement les bancs boiteux de La Pipe et le Pot, le menton barbu de la jolie Madge et même le stupide regard de Mich, son beau-frère.

Il s’ennuyait. — Pas moyen même de miauler pour passer le temps !

En désespoir de cause, il s’approcha du comptoir et demanda un verre d’ale. — On lui servit une glace.

Snail n’avait jamais mangé, — ou bu, — de glace. Nous pensons que son mécontentement se serait exprimé d’une façon éminemment désagréable pour la nymphe du foyer, si un monsieur ne fût venu faire diversion à sa colère.

Ce monsieur lui mit le doigt sur la poitrine, à l’endroit où miroitait le fameux nœud de satin jaune.

— Suivez-moi, dit-il à voix basse.

— Comment, suivez-moi ! répliqua Snail en redressant fièrement sa courte taille ; — du diable si vous n’êtes pas un plaisant original, vous !

Le monsieur fronça le sourcil, mais Snail ne s’effrayait pas pour si peu.

— Suivez-moi !… répéta-t-il encore ; — je ne suis que les gens que je connais, voyez-vous, et je ne vous connais ni d’Ève ni d’Adam, de par l’enfer ! comme dit mon brave ami, le capitaine O’Chrane.

Le nouveau venu le regarda un instant en souriant.

— Voilà un déterminé petit drôle, murmura-t-il.

Puis, prenant sa main tout-à-coup, il fit une croix avec son index sur la paume, et ajouta :

Gentleman of the night !

— À la bonne heure ! dit Snail avec importance ; — vous parlez maintenant comme il convient… Mais vous sentez, milord, que, chargé comme je le suis d’une mission de haute confiance, je ne puis écouter le premier étourneau venu qui me dira : — Suivez-moi !

— C’est juste… Comment vous appelle-t-on ?

— Snail, milord… Et vous ?

— Moi ?… mon nom importe peu, mon jeune ami Snail, et le temps presse… Venez avec moi.

Tous deux quittèrent le foyer au moment où la foule sortait par toutes les issues de la salle après le tomber du rideau. Ils parvinrent à grand-peine à se frayer un passage dans les couloirs soudainement remplis, et s’arrêtèrent à deux pas de la loge où se tenaient la comtesse Ophelia et madame la princesse de Longueville.

Le monsieur frappa trois doubles coups à la porte de la loge voisine. La porte s’ouvrit, et Snail, subitement poussé par les épaules, se trouva tout-à-coup dans une complète obscurité.

L’endroit où il se trouvait était évidemment une loge, fermée par un écran, mais si bien, si hermétiquement fermée, que nul rayon des mille jets de gaz épandus partout dans la salle voisine et resplendissante n’y pouvait pénétrer.

Un profond silence régna pendant une minute. Snail entendait seulement le bruit de plusieurs respirations contenues. — Il eut un frisson de peur.

— Je te sens trembler, enfant de la famille, dit une voix sourde et déguisée. — Si tu es un poltron, va-t’en !

— Dieu me damne, milord, répondit Snail, je suis un homme !… Seulement, j’aime assez à voir clair devant moi… Que faut-il faire, en définitive ?

— Il faut se taire.

Snail, au même instant, se sentit prendre par le bras. On l’attira sur le devant de la loge. Une main toucha l’écran, au milieu duquel apparut aussitôt un point lumineux.

— Mets ton œil à ce trou, lui dit-on.

Snail obéit. Sa vue, habituée déjà à l’obscurité de la loge, fut éblouie par les flots de la lumière qui tombaient du lustre et montaient de la rampe. L’homme qui avait passé sembla comprendre cela et attendit quelques secondes avant de reprendre la parole.

— Regarde en face de toi ; dans la première loge, sur le théâtre, dit-il ensuite. — Que vois-tu ?

— Je vois une lady, pardieu, avec une robe de satin et des clinquants qui brillent partout sur elle.

— Vois-tu la main de cette lady ?

— J’en vois une.

— Laquelle ?

— Attendez que je m’oriente, milord… Sa main droite… Non ! sa main gauche qui est appuyée sur le rebord de la loge… Ah ! par saint Georges, les belles bagues ! et que ma jolie Madge serait contente d’en avoir deux ou trois comme cela !

— Tais-toi… Nous disons que c’est bien la main gauche… Au doigt annulaire de cette main, tu dois voir une bague qui brille plus que les autres…

— Je crois bien, milord, je crois bien… On dirait un petit morceau de soleil !

— Ôte-toi de là.

Le trou fut rebouché. Snail se retrouva dans une nuit profonde.

— La main gauche et le doigt annulaire, lui répéta-t-on en lui serrant fortement le bras. Tu te souviendras bien ?

— Oui, milord.

— Maintenant, approche ici.

On le poussa vers le côté droit de la loge. L’écran fut imperceptiblement soulevé et un rayon vif illumina la loge ; mais deux mains avaient saisi la tête de Snail qui ne put se retourner pour voir quels étaient ses compagnons.

— Regarde ! lui dit-on encore, mais cette fois, bien bas ; — que vois-tu ?

— Je vois les épaules d’une femme… Que Satan me brûle, milord, si ce ne sont les plus belles épaules…

— Tais-toi !… Tu ne peux voir son visage ?

— Non, milord.

— Attends.

On continua de tenir la tête de Snail immobile jusqu’à ce qu’il eût dit :

— Je la vois, milord ; je vois sa figure….. Eh ! mais… j’ai vu cela déjà quelque part…

— Silence !

L’écran toucha de nouveau la cloison de la loge. L’obscurité redevint complète. On lâcha la tête de Snail qui se secoua comme un barbet.

— Où diable ai-je vu cette belle lady… se demanda-t-il. Puis, tout-à-coup frappé d’un souvenir, il ajouta :

— Niais que je suis !… C’est qu’elle ressemble à Susannah, la fille des Armes de la Couronne… Il faudra que je la montre au capitaine pour le faire rire.

— Tu vas sortir, dit à ce moment la voix. Tourne-toi vers la porte et ne regarde pas derrière toi.

La porte s’ouvrit ; on poussa Snail dehors comme on l’avait poussé dedans. Lors même qu’il aurait eu l’intention de désobéir à l’ordre que contenaient les dernières paroles de la voix mystérieuse, il ne l’aurait pas pu, car la porte se referma vivement derrière lui.

Il se retrouva dans le couloir, à côté de l’homme qui l’avait accosté dans le foyer. Le grand jour lui rendit toute sa fanfaronne hardiesse.

— Eh bien ! milord, dit-il, je suis le serviteur très humble de Leurs Seigneuries et de la vôtre ; mais voilà une étrange façon de passer son temps ! Ces honnêtes gentlemen qui sont là-dedans n’auraient qu’à descendre dans la cave de leurs maisons sans prendre la peine de venir au spectacle… Ils en verraient, ma foi, tout autant… Quant à moi, je suis bien satisfait de leurs manières, et j’aurais voulu voir un peu leur mine.

— Paix, enfant, paix !

— Milord, je suis un homme… Ma femme Madge et Mich sont là pour le dire… Un seul mot, s’il vous plaît : Son Honneur était-il dans cette loge du diable ?

— Qui appelez-vous Son Honneur ?

— Le patron de Finch-Lane, pardieu !… celui qui paie… M. Edward.

— Il n’est pas là.

— Ah ! fit Snail ; — alors j’ai moins regret de n’avoir pas eu un bout de chandelle… C’est Son Honneur que je voudrais voir face à face.

— Quelques uns l’ont vu malgré lui, jeune homme, dit le monsieur du foyer d’une voix grave et lente ; — mais ceux-là seront discrets…

— On leur a fermé la bouche ?…

Le monsieur fit un signe affirmatif.

— Avec des guinées, reprit Snail.

Le monsieur tira de son sein un petit poignard à lame évidée, adorablement travaillé.

— Non… pas avec des guinées, dit-il.

Snail devint silencieux et suivit d’un regard craintif la main du gentleman qui glissait le petit poignard sous les revers de satin de son gilet.

— Et maintenant, reprit celui-ci, te souviens-tu bien de ce que tu as vu ?

— Parfaitement, milord. — En face une lady, une main et une bague ; — de ce côté, une autre lady et ses épaules… de belles épaules, milord !

— Écoute !

L’inconnu, le prit par la main et lui parla pendant dix minutes environ, répétant plusieurs fois les mêmes phrases, faisant, en un mot, comme ces maîtres d’école qui tâchent de mettre dans la dure tête d’un enfant une leçon difficile.

— Bien, milord, bien ! s’écria enfin Snail avec impatience ; — si vous me le répétez une fois de plus, que diable ! je n’y comprendrai plus rien… C’est convenu, compris, connu… Travaillons !

— Prends garde ! interrompit le monsieur qui n’avait peut-être pas en Snail une aussi grande confiance que Snail lui-même ; — il ne s’agit pas d’une bagatelle.

— Quand il s’agirait de cinq cents livres, et une méchante bague ne peut valoir cela, je serais sûr de moi, milord.

— Surtout retiens bien ceci : quand tu sortiras de cette loge (il montrait celle de la comtesse Ophelia), tu prendras cette petite porte au bout du corridor. L’escalier qui est derrière te conduira dans les coulisses ; j’y serai : c’est moi qui te montrerai le chemin de la rue.

Snail et son compagnon firent le tour de la salle par le couloir de service et se dirigèrent vers le côté occupé par lady Jane.

Un homme qui sortit sans bruit de la loge mystérieuse les suivit à une vingtaine de pas de distance.

Cet homme était Tyrrel l’Aveugle.

Il laissait après lui dans la loge quatre gentlemen qui, l’œil appliqué à quatre trous pratiqués à l’écran et pareils à celui qui avait servi de lunette à Snail, regardaient avidement la loge de S. A. R. le duc d’York.

De l’autre côté du théâtre, on ne pouvait nullement se douter de ce manège. L’écran ne paraissait que bien peu, et seulement à l’endroit où se croisaient les rideaux de la loge. Néanmoins, cette loge hermétiquement fermée avait excité un instant les soupçons du commissaire chargé de la police du théâtre. Il donna mission à un agent de surveiller cette loge. L’agent, suivant l’immuable coutume de ses pareils, écouta, entendit et s’abstint.

C’était à peu près le moment où Brian de Lancester excitait l’attention de la salle entière. Quelques minutes après, comme nous l’avons dit, l’entrée à demi-prix eut lieu. Snail et son compagnon étaient alors à droite de la scène, derrière la loge où se tenait seule lady Jane.

— Attention ! dit tout bas le guide de Snail.

Puis, presque aussitôt, à l’instant même où le tumulte atteignait son comble, il ajouta :

— En besogne !

Et il disparut.

Tyrrel l’Aveugle prit sa place.

Snail frappa résolument à la porte de la loge du duc d’York. Il tenait à la main un papier.

— Milady, dit-il en saluant respectueusement, milord-duc m’envoie vers Votre Seigneurie, et me charge de lui remettre ce message.

Il tendit la lettre. Lady Jane avança la main pour la prendre. Mais, à l’instant où ses doigts rencontraient le papier, Snail les saisit violemment, et, avec un sang-froid inouï, fit effort pour arracher la bague qui entourait le doigt annulaire.

Il avait bien vu, il avait bien écouté ; il ne se trompa point.

Lady Jane terrifiée par cette attaque étrange, ne put d’abord trouver de voix pour pousser un cri. Lorsque son gosier donna enfin passage à une plainte, Snail, vainqueur, repassait le seuil de sa loge et s’esquivait avec la bague.

Lady Jane éperdue, s’élança à sa poursuite, mais, sur le seuil même, elle se heurta contre Tyrrel l’Aveugle, ou mieux contre l’infortuné sir Edmund Makensie.

— Laissez-moi passer, monsieur ! s’écria-t-elle !… Au voleur !…

Le pauvre aveugle fit en vérité de son mieux pour livrer passage, mais la fatalité s’en mêla. Il arriva entre lady Jane et lui comme entre ces passants trop courtois qui, se rencontrant sur le trottoir, se rangent tous deux en même temps d’un côté, puis encore ensemble de l’autre, et ainsi de suite, de façon à se barrer la route durant une demi-heure. Chaque fois que lady B… se précipitait à droite, sir Edmund l’imitait ; chaque fois qu’elle se jetait à gauche elle trouvait cet homme vraiment digne de pitié sur son passage.

— Elle n’est pas à moi, criait-elle en haletant comme une folle ; — Son Altesse royale me l’a prêtée… confiée !… C’est un diamant de la couronne, mon Dieu !… un diamant qui vaut vingt mille livres !… Arrêtez-le !… Au secours !

Enfin, trouvant de la vigueur dans son désespoir, elle saisit les deux bras de sir Edmund Mackensie qu’elle attira violemment au dedans de la loge. Puis elle s’élança, éperdue, par les corridors.

Sir Edmund, qui n’avait rien vu, rien compris, le pauvre homme, mit la main sur l’appui de la loge et jeta dans la salle son œil sans regards. — Sa prunelle voilée se dirigea, par hasard sans doute, vers la loge fermée, et il fit un imperceptible signe de tête. L’écran se baissa à demi.

Snail, cependant, profitant de son avance, avait fait tranquillement le tour de la salle et parcouru une seconde fois le couloir de service ; nul ne songeait encore à le poursuivre.

Il entra dans la loge de la comtesse Ophelia, qui était ouverte. La comtesse, penchée hors de sa loge, tâchait de voir ce qui se passait vis-à-vis d’elle et d’où venaient les cris de lady Jane B…

Susannah, au contraire, regardait, pensive, la place que venait de quitter Brian, au fond de la salle, sous la loge du comte de White-Manor.

Snail toucha du doigt par derrière la peau satinée de son épaule et prononça tout bas :

Gentlewoman of the night !

La belle fille se retourna en sursaut.

— Pardon, Votre Grâce, dit Snail en souriant ; — mettez ceci dans votre sein. C’est un dépôt confié par Leurs Seigneuries.

Susannah prit ce que lui tendait Snail, et celui-ci disparut aussitôt par la petite porte du fond qui mène sur la scène.

Susannah mit l’objet qu’on venait de lui confier, et qui était entouré de papier, dans son sein.

Ce fut alors que lady Jane B… parvenant enfin à franchir l’obstacle que lui opposait l’aveugle Tyrrel, s’élança dans le couloir. Tout fut bientôt en émoi dans la salle. Il s’agissait d’un diamant de la couronne, disait-on, imprudemment confié à lady Jane, d’un joyau valant un demi-million.

Ce qu’il y avait de police au dedans et au dehors s’agita. On chercha ; on mit la main provisoirement sur une foule de bonnes gens portant la robe d’innocence.

Puis une inspiration subite vint au commissaire. Il se toucha le front et dit :

— J’ai notre affaire !

La pauvre lady Jane prit un peu d’espoir.

Le commissaire, allongeant le pas, se dirigea, suivi d’un bataillon de policemen, vers la loge mystérieuse où Snail avait reçu ses instructions. Il rangea les agents, moitié à droite, moitié à gauche.

— Ce sont des gens résolus, dit-il ; tenez ferme !… Êtes-vous prêts ?

— Oui, monsieur, répondirent les agents, qui serrèrent leurs rangs de façon à ne pas laisser passer entre eux une souris.

— Attention !  !  ! dit encore le commissaire.

En même temps il ouvrit la loge.

Personne ne sortit.

Les agents tenaient en arrêt leurs baguettes plombées, tout prêts à assommer le premier qui se présenterait.

Personne ne se présenta.

Mais la loge, malgré l’ouverture de la porte, gardait une obscurité assez grande pour qu’il pût s’y cacher quelqu’un. Le commissaire qui était, — par hasard, — un homme de courage, entra et fit jouer l’écran dans sa coulisse.

Des flots de clarté inondèrent la loge : elle était vide.