Les Mystères de Londres/3/09

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Au Comptoir des imprimeurs unis (6p. 259-293).


IX


CHEZ PERCEVAL.


Le docteur Moore fut long-temps avant de répondre à la question de Rio-Santo. Ce que ce dernier venait de lui dire avait une couleur d’étrangeté romanesque qui soulevait les doutes du docteur, mais, d’un autre côté, il y avait si long-temps qu’il s’était écarté du droit chemin pour prendre ces routes tortueuses du crime au bout desquelles se trouve l’opulence ou l’échafaud ; il avait sur la conscience tant d’actes passibles des sanctions de la justice humaine, que la frayeur en lui combattait victorieusement le doute.

Il savait d’ailleurs que Rio-Santo entretenait des rapports, dont la nature échappait à chacun, avec tous les hauts fonctionnaires des Trois-Royaumes.

Le fait avancé par lui n’était donc pas impossible et cela suffisait.

De sorte que, soit que le fait fût vrai, soit qu’il ne fût qu’un artifice inventé soudainement par le marquis, ce dernier avait réussi pleinement. Moore était désormais un assassin désarmé, un serpent privé de son venin.

Rio-Santo ne triomphait que fort modérément de cette victoire et gardait en son entier le calme de sa hautaine indifférence.

Au bout de quelques secondes, il répéta impérieusement sa question :

— Je vous ai demandé, monsieur, dit-il, quelles nouvelles vous avez à me donner de miss Mary Trevor ?

Moore secoua brusquement sa préoccupation.

— Milord, répondit-il, je n’ai point de solution certaine à donner à Votre Seigneurie ; hier, j’avais commencé un traitement qui, suivant toute apparence, aurait sauvé miss Mary Trevor, mais, dans la journée, une crise est survenue… une crise terrible, milord… Je dois essayer sur l’autre, avant de faire subir à miss Trevor un nouveau traitement en rapport avec sa situation nouvelle, et d’autant plus énergique que l’honorable héritière de lord James court un danger réel et prochain.

Pauvre Mary ! murmura Rio-Santo, il faut que je la voie.

Non, milord… Miss Mary a grand besoin de repos… d’un repos absolu… cette dernière journée a été trop rude pour son organisation affaiblie

— Que s’est-il donc passé, monsieur ? demanda vivement le marquis.

— Bien des choses, milord !… Et, quoi que puisse prétendre Votre Seigneurie, c’est grand dommage que ma charpie n’aie point touché la plaie de Perceval !…

— Ah ! dit Rio-Santo, il s’agit de Perceval !

— De Frank Perceval, oui, milord, qui se porte mieux que vous et aussi bien que moi… Mon Dieu ! un quart de pouce de plus, et Perceval serait couché maintenant dans la chapelle du château de Fife… C’eût été normal : de père en fils, tous ces gens-là meurent en duel… mais vous avez relevé le fer… vous avez été généreux… c’était le droit incontestable de Votre Seigneurie… maintenant…

— Monsieur, interrompit Rio-Santo, veuillez revenir au fait, je vous prie.

Moore avait insensiblement repris son assiette, hors de laquelle l’avait brusquement jeté la série de revers qu’il venait d’éprouver dans sa lutte inégale contre Rio-Santo. Il s’inclina avec un flegme passable où perçait quelque peu de sa hauteur native à travers une humilité de commande.

— J’oubliais que milord a sommeil, dit-il ; — voici le fait : le caractère de la maladie de miss Trevor a changé… son affection nerveuse arrive à des symptômes si graves, si nouveaux pour mon expérience, que mes premiers essais sur l’autre ne peuvent plus me suffire.

— Sur l’autre ? répéta Rio-Santo, qui entendait ce mot pour la deuxième fois sans le comprendre. — De qui parlez-vous, monsieur ?

— D’une ravissante fille, sur ma parole, milord ! répondit Moore avec un étrange enthousiasme ; — d’un sujet vivant de la plus rare perfection !… Quelle jeunesse ! quelle vigueur délicate et gracieuse ! quelle beauté de formes, résumant toutes les séductions anatomiques de la femme !… Ah ! par le ciel, milord, ce serait un plaisir sans prix que de mettre le scalpel dans ces chairs élastiques et fermes, que de désarticuler ces jointures… Mais Votre Seigneurie n’est pas médecin… Je parle de cette enfant dont je vous avais dit quelques mots dans notre dernière entrevue, de cette jeune fille qui devait me servir… Comment exprimerai-je cela devant un homme aussi délicat que vous, milord ?… Qui devait me servir de ballon d’essai, — de brouillon, — d’ébauche ; — de cette jeune fille, en un mot, milord, que nous allons tuer pour sauver miss Mary.

Moore prononça ce nous avec une dureté sarcastique, et ne fit point mystère du bonheur qu’il avait à jeter sur le marquis une part de sa cruelle action. — La lèvre de Rio-Santo eut un tressaillement convulsif.

— Elle est jeune et belle ! murmura-t-il.

— Belle et jeune, assurément, milord !… plus belle et plus jeune que miss Mary Trevor elle-même.

— Vous m’aviez promis de ne pas la tuer, monsieur ! s’écria tout-à-coup le marquis en faisant peser son regard sur l’œil à demi clos du docteur Moore.

Mais cette fois le docteur soutint bravement son regard.

— Milord, dit-il avec un froid sourire, je suis dans la position de ce fou qui avait promis de boire la mer, et qui, sommé de tenir sa promesse, répondit : — Messieurs, je veux bien boire la mer ; mais avez-vous songé à empêcher les fleuves d’augmenter sans cesse son volume ? — Ni vous ni moi, milord, n’avons pu empêcher l’état de miss Trevor d’empirer déplorablement… La jeune fille m’a coûté cent livres : il faut bien qu’elle nous serve à quelque chose.

Rio-Santo recula son fauteuil et détourna ses yeux du docteur Moore, dont la prunelle rayonnait en ce moment un éclat diabolique.

— Après tout, cependant, reprit ce dernier d’un ton dégagé, — Votre Seigneurie est en ceci le meilleur juge… Si elle trouve à propos de laisser périr miss Trevor…

Le marquis lui imposa silence d’un geste et passa sa main sur son front.

— Dieu ne peut point pardonner cela ! dit-il d’une voix profondément altérée.

Moore haussa imperceptiblement les épaules.

— Choisir ! poursuivit Rio-Santo ; — choisir entre ma pauvre Mary et cette jeune fille inconnue… Choisir, quand le choix est un arrêt de mort… Elle est belle, dit-on ; elle était heureuse, sans doute… C’est affreux ! affreux !

Sa tête se pencha. Son œil prit une expression vague où se miraient pour ainsi dire de mélancoliques pensées.

— Cela arrive dans Londres ! murmura-t-il — en sortant de Temple-Church où elle avait porté à Dieu sa prière si suave et si pure, la pauvre enfant aurait pu rencontrer aussi quelques émissaires de ces horribles étaux où la misère vend à la science des lambeaux de chair humaine !… Elle aurait pu, — ma petite sainte qui souriait si doucement et dont la voix montait si argentine vers le ciel, — elle aurait pu tomber sous la main des valets de cet homme… Par le nom de Dieu ! s’écria-t-il avec violence, savez-vous comment je me vengerais de cela, monsieur !

L’œil de Rio-Santo flamboyait. Sa voix éclata si menaçante, que Moore se reprit à craindre.

— Entendez-vous ! dit Rio-Santo, qui se leva haut et ferme sans garder trace de son récent accablement ; — entendez-vous !

Moore, stupéfait et ne comprenant point, balbutia quelques mots sans suite.

Rio-Santo lui saisit le bras.

— Je ne sais si je l’aime, monsieur, prononça-t-il avec une sorte d’égarement ; — mais si c’était elle… Oh ! je vous écraserais sans pitié !

Le marquis retomba sur son fauteuil. — Le bras de Moore s’entourait d’un cercle violâtre à l’endroit où l’avait serré Rio-Santo.

— Milord, dit Moore en réprimant un soupir de souffrance ; — je crois comprendre Votre Seigneurie… Certes, il n’y a point d’apparence… Tout porte à penser que mon sujet n’a rien de commun avec votre maîtresse…

— Qui vous a dit qu’elle fût ma maîtresse, monsieur ! interrompit brusquement le marquis ; — je l’ai vue, — une fois, — prier Dieu. Je l’ai entendue chanter des cantiques… si vous saviez comme elle est belle et près de ressembler aux anges… Une autre fois, j’ai cru l’apercevoir derrière le rideau soulevé de sa fenêtre. Voilà tout… Je donnerais mon sang pour son bonheur !…

Moore ne put retenir un geste de pitié dédaigneuse.

— Un commis de Cheapside ne parlerait pas autrement ! pensa-t-il ; — un commis sans barbe !… Il y a place pour toutes faiblesses dans ce cœur dont la force est si grande pourtant !…

Pour mille raisons de science et autres, le docteur n’eût point été fâché de disséquer ce cœur. — Il ajouta tout haut :

— Tout porte à croire, disais-je, que cette jeune fille, à qui Votre Seigneurie porte un si chaud intérêt, n’est point celle que je tiens enfermée depuis six jours dans ma maison… Néanmoins, comme la chose n’est pas mathématiquement impossible, s’il vous plaisait de la voir, milord ?…

— La voir ! répéta le marquis en hésitant.

— Je dois dire à Votre Seigneurie, poursuivit Moore, que la petite est déjà bien entamée…

Rio-Santo détourna la tête avec dégoût.

— Bien changée, si mieux vous aimez, poursuivit encore le docteur ; — j’ai dû l’attaquer par le jeûne absolu et la séquestration dans l’obscurité…

— Assez ! assez ! murmura le marquis, dont une sueur froide inonda les tempes, — assez, monsieur ! vous me faites horreur !… Ah ! vous avez raison, ce ne peut être elle !… Dieu l’aime sans doute et la protège… Mais quelle que soit votre victime, pitié pour elle, pitié !

Moore prit bravement le bras du marquis et lui tâta le pouls.

— Sur mon honneur, milord, dit-il, vous n’êtes pas en état de supporter en ce moment de semblables émotions… Calmez-vous, je vous supplie… la nature, chez vous, réclame impérieusement le repos… Demain, ce soir, quand Votre Seigneurie le voudra, en un mot je lui dirai ce qui a rapport à Frank Perceval… à présent, mon devoir est de me retirer.

Moore, à ces mots, couvrant ainsi sa retraite d’un beau semblant de zèle, sortit avec précipitation.

Rio-Santo le rappela faiblement, mais la fatigue l’accablait. À peine le docteur avait-il passé le seuil, que la tête alourdie du marquis se renversa sur le dossier de son siège. Il s’endormit aussitôt profondément.

Nous n’attendrons pas son réveil pour faire connaître au lecteur la suite du rapport du docteur Moore ; mais auparavant nous le conduirons, rétrogradant de quelques jours, au chevet de Frank Perceval.

Trois gros volumes nous séparent maintenant de ces événements, racontés à la fin de la première partie de notre histoire. Néanmoins, tenant en naturelle aversion les coups d’œil rétrospectifs, nous risquerons tout au plus un résumé de quelques lignes :

C’était, si le lecteur s’en souvient, le surlendemain du bal de Trevor-House. Perceval, blessé dangereusement, sommeillait sous la garde perfide du bon sir Edmund Makensie. Une comédie, habilement nouée et dont quelques scènes préalables se passaient à Trevor-House, eut son acte pricipal au chevet même du blessé. Susannah, dominée par Tyrrel, baisa le front de Perceval endormi au moment même où lord James Trevor mettait le pied dans la chambre.

Lord Trevor furieux descendit rejoindre sa fille qui l’attendait dans son équipage, devant la porte extérieure de Dudley-House.

De là, le consentement de Mary, trompée, au mariage avec le marquis de Rio-Santo,

Tout espoir n’était pas perdu cependant pour Frank Perceval. Lady Ophelia, poussée par ce sentiment irraisonné qui porte le naufragé à se retenir à tout objet, fût-ce la lame aiguisée d’un glaive, lady Ophelia était venue au rendez-vous donné la veille par elle.

Elle était venue, la pauvre femme aimante et subjuguée, ne sachant ce qu’elle allait faire, et cherchant seulement, comme ces folles d’amour des romans de chevalerie, à conquérir un philtre capable de retenir Rio-Santo près d’elle. — Ce philtre était un poison mortel, mais qu’est l’idée de la mort, pour soi ou pour autrui, parmi les chauds élancements d’une âme qui adore, qui regrette et qui souffre ! Ophelia aurait tant voulu mourir pour Rio-Santo !

Elle était venue, — et, sur le point de révéler ce secret qui devait ramener Rio-Santo à ses pieds, une terreur instinctive l’avait saisie. Elle eût voulu fuir. Il n’était plus temps.

Elle parla. — Frank écrivit cette lettre que lord Trevor déchira sous les yeux du fidèle Jack, devant sa famille assemblée, rompant ainsi violemment toutes relations avec le pauvre Frank.

Ici recommence notre récit.

Après avoir écrit sa lettre, Frank mit sa tête sur l’oreiller. Il était bien triste encore, mais il avait de l’espoir. Lord James Trevor l’aimait depuis l’enfance et ne pourrait assurément refuser l’entrevue qu’il lui demandait. Frank, en effet, affirmait sur l’honneur, dans sa lettre, qu’il était complètement étranger à la scène jouée à son chevet par une femme inconnue, et ajoutait qu’il avait à faire à Sa Seigneurie des révélations de l’espèce la plus importante.

Comment penser que lord Trevor déchirerait la lettre avant de la lire !

— Jack doit être maintenant bien près de Trevor-House, dit-il au bout de quelques minutes ; — dans une demi-heure il sera de retour.

— Et toute cette ténébreuse machination s’en ira en fumée, ajouta Stephen.

Frank lui tendit la main.

— Ami, que Dieu le veuille ! murmura-t-il, car le bonheur entier de ma vie est là…

— Bon espoir ! dit Stephen en serrant la main que Perceval lui donnait ; — je suppose que lady Ophelia…

— Pauvre femme ! interrompit Frank ; — elle est bien malheureuse, Stephen ! Elle a donné toute son âme à cet homme qui s’est abattu sur Londres pendant mon absence comme un damnable fléau… à cet homme dont le nom est dans toutes les bouches… que toutes les femmes aiment… et qui m’a deux fois vaincu !

— C’est une belle et noble créature, répondit Mac-Nab, dont la pensée s’en allait involontairement vers Clary Mac-Farlane ; — mais savez-vous, Frank, ce sont ces créatures d’élite dont le cœur se trompe… Le bonheur vulgaire les effraie, je pense… Il y a en elles une poésie décevante qui leur montre de hautes joies, — des joies dignes d’elles, — ailleurs que dans la vie commune… Elles quittent un jour le sentier battu, Perceval, et comme leur regard est au ciel, elles ne voient point le précipice ouvert sous leurs pas… J’en sais une, moi… oh ! que Dieu la protège, car elle est noble et belle comme cette pauvre femme… et son œil trompé cherche loin d’elle, sans voir le cœur dévoué qui souffre à ses côtés !

— De qui parlez-vous, Stephen ? demanda Perceval étonné.

— Que Dieu la protège ! répéta le jeune médecin avec une tristesse passionnée ; — et que Dieu me protège, moi aussi, Frank, car je l’aime comme vous aimez Mary Trevor !

— Et ne vous aime-t-elle point ? dit Perceval qui rapprocha sa tête de celle de son ami.

— Je ne sais, répondit Mac-Nab.

Puis il ajouta tout de suite avec une nuance d’amertume :

— Je ne suis pas un héros de roman, moi ! Je ressemble trop aux autres hommes ! Je n’ai jamais rêvé de choses étranges et je vois le bonheur en une vie trop tranquille… C’est malgré moi que je l’aime, voyez-vous, Frank ; sa sœur, — la douce Anna qui m’aimerait peut-être, — voilà quel était mon lot… mais l’amour se fourvoie et ne sait point choisir… C’est Clary que j’aime ! et je l’aime comme un fou !

Frank se prit à sourire.

— Que vous êtes heureux, Stephen ! dit-il ; — et que vous êtes injuste, comme tous les gens heureux !… Je me souviens de miss Clary… et de la douce Anna, comme vous l’appelez… Miss Clary doit être bien belle… Anna doit être bien jolie… quel gracieux petit ange elle faisait autrefois !… En vérité, le choix était difficile… c’est là le seul malheur que je reconnaisse en votre situation. Une fois le choix fait… Moi, je crois que j’aurais choisi Anna… mais non ! peut-être eussé-je choisi Clary… Une fois le choix fait, Stephen, il ne vous reste qu’à être heureux.

Stephen, gagné par cette gaîté de Perceval, fut presque tenté de croire à son bonheur.

— Taisez-vous, Frank, répondit-il doucement, vous parlez trop pour un malade… et pourtant, c’est pour moi une grande consolation que de vous entendre parler ainsi. Peut-être me trompé-je…

— Quoi ! vous n’êtes pas bien sûr de ne pas aimer Anna ? interrompit en riant Perceval.

Il avait un bon coup d’épée dans la poitrine et sa destinée se jouait en cet instant, mais quand la gaîté ne trouve-t-elle point où se faire une petite place entre deux vrais amis qui causent, — et qui causent d’amour ?

Nous parlons, bien entendu, de deux vrais amis de vingt ans. Dix ans plus tard, l’amour n’est plus guère un élément de gaîté. C’est une source d’histoires pour les fats, d’idylles pour les bergers, de regrets pour beaucoup, d’ennui pour tout le monde.

Le moule est brisé de ces charmants vieillards poudrés, parfumés, pomponnés, guillerets, amoureux, moqueurs, bretteurs, qui parlaient à soixante ans de leur belle inhumaine avec un excessif sérieux. L’émigration française nous en envoya les derniers types il y a un demi-siècle. Depuis, l’univers s’est fait homme d’affaires. Le beefsteack a remplacé le blanc-manger. Il y a sous l’amour des livres sterling. Une fois vingt-cinq ans passés, nous parlons de nos amourettes anciennes avec un dédain sublime, et les poètes seuls, maigre troupeau, voient la beauté d’une femme parmi les diamants de sa coiffure.

Mais nos lords ? dira-t-on. — Nos lords ! — Miséricorde ! nos lords achètent ou nos lords violent. Nos lords ont des passions de bétail. Nos lords font queue et s’inscrivent à la porte de quelque actrice prostituée aux deux mondes, parce que les prix de cette dame sont fixes et se cotent chez le secrétaire de son théâtre.

Nos lords ! — Mais vous êtes donc un Samoïède, un Birman, un Sioux, pour venir nous parler de la galanterie de nos lords !

Stephen mit son doigt sur la bouche de Perceval et reprit en souriant :

— Taisez-vous, Frank ; je suis votre médecin, et je vous ordonne de vous taire. Pauvre Anna !… Je voudrais bien l’aimer…

— S’il faut vous le dire, Stephen, la peur me prend que vous les aimiez toutes deux.

Le front de Mac-Nab se rembrunit.

— Il y a trois jours, Frank, répondit-il, je ne savais point lire au fond de mon cœur. Il y a trois jours, vous m’eussiez parlé comme vous le faites à présent, que j’aurais ri avec vous de toute mon âme… J’étais bien heureux alors !… Mais dimanche, — le jour de votre arrivée à Londres, Frank, — j’ai vu clair tout-à-coup en dedans de moi-même… Moment plein de délices et à la fois plein d’angoisses !… Clary m’est apparue comme si jusqu’alors mes yeux, en la regardant, eussent été frappés d’aveuglement… J’ai vu un ange là où il n’y avait auparavant qu’une jeune fille… J’ai brusquement ôté à la pauvre Anna la place égale que je lui donnais naguère en mon cœur… Car, vous l’avez dit tout à l’heure en riant, Perceval, avant cela je les aimais toutes deux… L’une et l’autre était pareillement ma sœur chérie… On m’eût embarrassé en me forçant de faire un choix… Que n’est-ce encore ainsi, mon Dieu !

Il y avait une singulière détresse dans la voix de Stephen. Frank le regardait avec étonnement.

— Est-ce donc là un malheur ? dit-il, voyant que Stephen ne reprenait point la parole.

— Oh ! oui, C’est un malheur, s’écria Stephen ; — un grand malheur, Frank !… car, savez-vous d’où m’est venue cette révélation si soudaine ?… savez-vous quelle voix m’a crié hautement tout-à-coup l’état de mon cœur ?…

— Vous n’étiez pas si romanesque autrefois… voulut encore dire Perceval.

— Ne riez plus, Frank, interrompit Stephen en lui serrant fortement la main ; — car la voix dont je vous parle, c’est la jalousie !

— La jalousie ! répéta faiblement Perceval qui fit un retour sur soi-même et devint triste à son tour.

— J’ai un rival, reprit Stephen avec colère — Je le sais… quel est-il ? je ne pourrais vous le dire… Cet homme ne l’aime pas, ne la connaît pas… elle ne lui a jamais parlé… Lorsque j’y pense, tout cela me semble une fable, voyez-vous… ma tête s’y perd !…

On entendit dans l’escalier le pas irrégulier et chancelant du vieux Jack. Perceval essaya de se soulever.

— Folie que tout cela, Stephen ! s’écria-t-il brusquement, excité à la fois par la fièvre et l’impatience ; — vous vous faites des fantômes. Clary vous aime, je voudrais le parier. Écoutez ! Jack n’est-il pas déjà aux dernières marches ! Allez lui ouvrir, ami… mais allez donc !… Il revient avec de bonnes nouvelles, l’excellent serviteur !… Comme il monte lentement !… J’ai de joyeux pressentiments, Stephen. Je vois du bonheur partout… Ah ! ce vieux Jack n’arrivera jamais au haut de l’escalier, je pense !… Qu’il me tarde d’avoir la réponse de James Trevor !…