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Les Mystères de Londres/4/03

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Au Comptoir des imprimeurs unis (9p. 77-113).


III


PITIÉ, MON FRÈRE !


À cette demande exorbitante, le comte demeura un instant stupéfait. Il regarda son frère en face, comme pour chercher sur son visage une explication sensée de ces extravagantes paroles. Cet examen ne le dut point satisfaire, car les traits de Brian, calmes et résolus, donnaient une portée toute sérieuse à sa proposition.

— Mais c’est toute ma fortune que vous me demandez, monsieur ! s’écria enfin le comte avec plus d’étonnement que de colère ; — il est impossible que vous espériez m’amener à cela.

— Milord, c’est toute votre fortune en effet, répondit Brian ; — mais il se peut, songez-y, que je me borne au quart… à la moitié… on ne sait pas… Quant à l’espoir que Votre Seigneurie suppose impossible, jamais, sur ma parole, je n’en eus de plus réel et de mieux fondé…

Il s’arrêta et reprit presque aussitôt après d’un ton simple, posé, mais ferme :

— Il ne faut pas croire, milord, que je fais ici avec vous de la diplomatie, que je viens avec une arrière-pensée, que j’ai par devers moi, en un mot, quelque moyen vainqueur, à l’aide duquel je puisse éperonner Votre Seigneurie et la faire sauter le fossé en aveugle… Si j’étais homme à ne point dédaigner ces expédients, peut-être pourrais-je en effet engager la bataille sur ce terrain, — car je connais votre passé, milord mon frère, beaucoup plus que vous ne le pensez…

— Mon passé, monsieur, voulut interrompre le comte, est celui d’un gentilhomme, et c’est en vain que vous essaieriez de m’effrayer par de vagues menaces. Je ne crains point qu’on éclaire ma vie…

— Si fait, milord, dit Brian, vous le craignez, — et vous avez raison de le craindre si vous n’avez point oublié que Votre Seigneurie eut une femme et une fille. — Une femme dont le monde a oublié le honteux martyre, une fille dont, morte ou vivante, l’œil de Dieu tout seul a pu suivre le mystérieux destin.

— Oseriez-vous supposer !.. s’écria le comte.

— À coup sûr, je ne suppose rien de bon, milord mon frère. Mais brisons là. Encore une fois, je n’ai point à vous menacer ainsi par derrière. Mes armes sont autres et moins banales… Pardieu ! milord, ce serait vous faire aussi la partie trop belle que d’entamer la lutte sur ce terrain connu !… Vous êtes riche assez pour faire mentir l’évidence, et les rieurs passeraient peut-être du côté de Votre Seigneurie… Non ! non ! point d’accusations ! C’est triste et c’est commun. Le monde m’applaudit à condition que je mènerai ce duel à son dénouement sans grimacer ni perdre mon sang-froid… Je ne suis pas un avocat, milord comte, je suis un gladiateur.

White-Manor suivait avec tension et fatigue cet étrange discours dont le sens échappait pour une bonne part à son intelligence épaissie. Il attendait une conclusion, une attaque directe, et tâchait de se tenir prêt à la parade. Mais Brian laissait ses idées s’enchaîner suivant la fantasque logique de son esprit. Tandis que le comte faisait effort pour comprendre ses dernières paroles, il changea brusquement de sujet.

— On m’a conté aujourd’hui, reprit-il, une histoire bizarre et touchante. Un instant, figurez-vous, milord, j’ai cru saisir de singuliers rapprochements entre ces aventures d’une pauvre fille abandonnée et certaines notions que je possède sur l’existence privée de Votre Seigneurie… À Dieu ne plaise ! ajouta-t-il, tout à coup avec émotion, qu’il en soit ainsi que je l’ai un moment soupçonné… Avez-vous ici un portrait de madame la comtesse de White-Manor, Godfrey ?

— Pourquoi cette question ? demanda le comte qui se troubla.

— C’est une question de fou, milord, répondit Lancester en souriant ; — depuis huit jours, voyez-vous, je crois que je redeviens enfant. J’ai quinze ans de moins ; mes idées se groupent de façon à produire d’invraisemblables rêves ; il y a un roman dans mon cerveau et mes espérances tiennent de la féerie… Parce que cette jeune fille fut confiée aux mains d’un misérable…

— Quelle jeune fille ? dit involontairement White-Manor.

Brian regarda son frère en face, et fronça le sourcil avec colère.

— Si je croyais !… commença-t-il impétueusement.

Mais il n’acheva pas et reprit d’un ton froid :

— Une jeune fille que je cherche, milord, une jeune fille que j’aime et qu’on m’a enlevée, une jeune fille que Votre Seigneurie va m’aider à retrouver.

— Monsieur, dit le comte avec mauvaise humeur, ne jugerez-vous point à propos de me parler enfin autrement que par paraboles ? Je souffre trop pour me fatiguer long-temps à deviner vos énigmes.

— Je vous prie de vouloir bien m’excuser, milord, répliqua Lancester en saluant. Venons au fait, puisque Votre Seigneurie le désire. Je vous disais, je crois, que je ne me présentais point devant vous, muni des armes ordinaires de la discussion. J’irai plus loin. J’ajouterai que je suis entré chez vous sans savoir au juste ce que j’allais vous demander…

— De sorte que, interrompit le comte, votre requête de tout à l’heure est une improvisation. Je vous engage, mon frère, à la mûrir quelque peu, à lui donner une forme, à la borner par exemple, — ceci est un conseil d’ami, — à un ou deux milliers de livres.

— Je vous disais en outre, poursuivit Brian, comme s’il eût dédaigné de tenir compte de cette interruption, — que je suivrais, pour arriver à mon but, ma route habituelle, sans jamais descendre à ces pitoyables moyens qu’emploient entre eux les héros de tragédie. Je méprise presque autant la médisance, milord, que le poignard ou le poison. — En somme, je vous demandais un acte dûment rédigé, qui me permît de tirer à discrétion sur la caisse de Votre Seigneurie.

— Encore, monsieur !…

— Toujours, milord. J’ai absolument besoin de cela.

White-Manor se tenait à quatre pour ne pas rompre violemment cette entrevue ; mais la crainte que lui inspirait Brian contrebalançait sa colère. Il voulut essayer de la discussion, même sur cette inconcevable ouverture.

— Monsieur, dit-il, je devrais hausser les épaules et me taire, car c’est véritablement folie que de donner à vos paroles une sérieuse attention. Mais le fait est piquant, et, je vous prie, que prétendez-vous faire de ma fortune ?

— C’est pour cette jeune fille, milord, répondit Brian le plus simplement du monde.

— Et vous pensez que je me dépouillerai, moi, pour une inconnue ?…

— J’y compte, milord, positivement.

White-Manor s’agita sur son fauteuil, en proie à une colère qui avait bien son côté comique. Pour lui, Brian était invulnérable, même dans cette discussion où il n’y avait point de foule railleuse à l’entour pour applaudir l’un des interlocuteurs et bafouer l’autre impitoyablement. Brian était invulnérable, parce qu’il jetait sur le tapis son extravagante requête, appuyée par sa volonté seule et non point par des arguments qu’on pût à la rigueur discuter ou rétorquer. White-Manor, fermement résolu à ne point accorder le crédit exorbitant qu’on lui demandait, devait demeurer sans réponse, une fois son refus exprimé. La seule voie ouverte pour faire cesser ce conflit ridicule était évidemment de montrer la porte et d’user du droit rigoureux qu’a tout homme de demeurer en repos dans sa maison ; mais White-Manor n’avait garde. Au fond de cette situation bizarre, il y avait un élément réel de terreur, et les moyens bourgeois n’étaient point de mise vis-à-vis d’un importun comme Brian de Lancester. Le comte, après tout, malgré son formel dessein de se raidir, ne savait trop s’il ne devrait point plier en définitive. Il ignorait le fond de la pensée de Brian, et se trouvait dans la position d’un homme qui, les mains liées en face d’un ennemi implacable, le verrait tourner autour de lui et sourire, et danser comme font les sauvages autour du bûcher de leurs captifs, sans pouvoir deviner de quel côté doit partir le trait mortel, sans pouvoir parer, prendre garde ou se défendre.

Brian pouvait pousser l’audace jusqu’à la folie, mais il y avait de la réflexion dans ses témérités, et, si soudains que fussent ses coups de tête, un calcul rapide et profond les devançait toujours. Ceux qui, en toutes choses, n’aperçoivent que les surfaces, les gens à courte vue, cette congrégation de myopes, en un mot, que l’on appelle le monde, n’étaient point éloignés de penser que Brian, aveuglé par sa haineuse fantaisie, frappait en enfant irrité, au hasard. Mais ici, comme souvent, le monde se trompait. Brian, dès le commencement de la guerre, avait une tactique et un but : tactique étrange, mais merveilleusement habile, but lointain, hors de portée peut-être, mais sans cesse convoité.

Son ennemi, ce n’était point alors son frère tout seul ; c’étaient son frère et le droit d’aînesse.

Maintenant, la pensée de Lancester subissait une transformation. L’amour y mêlait le contingent d’égoïsme que ce sentiment apporte partout et toujours après soi. Brian, à l’heure dont nous parlons, n’était plus le pur champion d’une idée. Il lui fallait, au bout de la lutte, les dépouilles opimes, et le triomphe seul n’enflammait plus ses désirs.

Bien plus, il en était venu à mettre à rançon son adversaire.

Mais ce changement ne portait que sur le but. Ses moyens restaient les mêmes ; sa force n’avait point décru.

— Milord, reprit-il avec ce sans-façon sentimental des gens habitués à déverser le ridicule et à ne le point subir, — je vous demande pardon pour ma faiblesse : je suis amoureux… Vous ne souriez pas ?… Tant mieux ! je m’attendais à vous voir sourire… Je suis amoureux comme on ne l’est qu’une fois en sa vie, amoureux au point de sacrifier tout à mon amour, — tout, milord, jusques au but de ma vie entière !

White-Manor ne répondit point, mais son visage prit une apparence plus calme. Un espoir lui vint. La cuirasse d’un cœur qui aime a de nombreux défauts. White-Manor devint plus attentif et son œil éteint eut comme un éclair de pénétration hostile et cauteleuse.

Lancester ne songeait guère à le surveiller. — Le souvenir évoqué de son amour tout neuf et auquel son cœur ne s’habituait point encore, mettait de la joie et de la rêverie sur ses traits énergiques. Les obstacles et le péril disparaissaient pour lui en ce moment, tant il avait la ferme espérance de briser les uns et de conjurer l’autre. Il souriait doucement à l’image absente de Susannah, et ne tenait compte aucun de la présence de son frère.

— Oh ! oui, je l’aime ! murmura-t-il avec un tel élan de passion que White-Manor éleva son lorgnon pour le considérer mieux. — Je me suis senti vivre pour la première fois en savourant son premier sourire ; le son de sa voix a fait vibrer une corde muette en un coin ignoré de mon cœur. Elle m’a révélé toutes les joies que l’homme peut espérer ici bas et que je dédaignais naguère, aveugle et misérable que j’étais ! — C’est bien vrai, cela, milord. Mon avenir luit maintenant par delà quelques jours d’épreuves. J’espère, oh ! j’espère ardemment ! J’ai foi en Dieu ; mon âme rajeunit et s’épure… Savez-vous, milord ! je suis capable de ne plus vous haïr !

— Il faut en effet que vous aimiez beaucoup, dit froidement White-Manor.

— Beaucoup ! répéta Lancester, comme s’il eût trouvé le mot insuffisant et faible ; davantage encore, Godfrey ! — savais-je hier qu’on pût aimer le quart de mon amour ?… J’aime avec réflexion, avec volonté et j’aimerais malgré moi, si ma volonté se montrait rebelle. J’aime… Mais me comprenez-vous ?

À cette brusque question, les traits du comte s’épanouirent en une gaîté railleuse et grossière.

— Oui, monsieur, oui, monsieur ! répondit-il, et jamais, sur mon salut, confidence amoureuse ne m’a rendu plus aise… Ah ! vous aimez tant que cela, monsieur !

Le ton de White-Manor, hypocritement contenu, changea tout à coup avant que Brian pût répondre. Il poursuivit avec éclat :

— Et vous venez m’imposer d’insolentes conditions, me demander ma fortune, que sais-je, moi ! vous venez, la menace à la bouche, comme un bandit de grande route, me dire : Donne ou je frappe… Et vous aimez tant que cela !

Brian s’était tourné vers le lord, et le regardait, tranquille toujours, bien qu’il pressentît une violente attaque.

— Mais, monsieur, mais, monsieur ! reprit le comte qui bégayait de colère et de joie, — ne voyez-vous donc pas que mon esclavage cesse ?… Ne voyez-vous pas que nos rôles changent, que je suis fort, que vous êtes faible ?… Ah ! vous aimez… ah ! vous aimez !… Le sang montait abondamment vers le cerveau du comte et mettait des marbrures noirâtres sur l’émail trouble de son œil. Sa voix s’embarrassait, ses lèvres épaissies avaient de convulsifs tressaillements. Brian l’examinait en silence.

— Vous venez me dire cela, imprudent que vous êtes ! poursuivit White-Manor en prenant sur la table ses pistolets qu’il arma bruyamment. — Savez-vous que j’aurais donné mille guinées à quiconque m’en eût apporté la nouvelle !… Quand on aime tant, monsieur, on a peur de mourir, — et, par le nom de Dieu, les pistolets deviennent une arme dont on peut se servir maintenant contre vous !

Brian fit un geste de mépris et se dressa de toute sa hauteur, comme pour offrir un but plus large et plus sûr aux coups de son frère.

— Milord, dit-il, discuter sur ce ton ne convient point entre gentlemen, et vos façons me décident à brusquer le dénouement de cette entrevue… Voulez-vous, oui ou non, signer l’obligation que je demande à Votre Seigneurie ?

— Non, mille fois non ! s’écria le comte. Je veux que vous sortiez de chez moi, reconduit par mes valets ; je veux que vous passiez sur-le-champ cette porte que je vous défends de franchir jamais… Je vous chasse, monsieur… Et, usant du droit de tout Anglais dont le domicile est violé par un espion ou par un voleur, je vous menace, si vous ne sortez pas à l’instant même, de vous jeter mort sur le carreau.

— Et moi, je vous mets au défi d’exécuter votre menace, dit Lancester qui croisa ses bras sur sa poitrine et s’avança lentement vers son frère en le couvrant d’un regard fixe et froid.

Le comte leva ses deux pistolets à la fois. Brian n’était plus qu’à trois pas de lui. Les traits apoplectiques de White-Manor exprimaient un farouche désir de tuer, combattu par la peur.

— N’avancez pas ! n’avancez pas ! dit-il d’une voix suffoquée.

Brian fit les trois pas, nonobstant cet ordre menaçant, et sa main s’appuya, pesante, sur l’épaule de son frère, qui retomba, dompté, dans son fauteuil.

— Vous allez voir tout à l’heure, milord, dit Lancester d’un ton simple et imprégné d’une nuance de tristesse ; — vous allez voir si j’ai peur de mourir. Ce que je viens de faire ne peut servir de preuve. Je savais que vous n’oseriez pas !…

Il prit, l’un après l’autre dans les mains de son frère, qui n’opposa aucune résistance, les deux pistolets, et les jeta au loin sur le tapis, après avoir remis les batteries au repos. White-Manor était pâle et tremblait. Ses yeux, dégagés par un reflux soudain du sang qui les remplissait, avaient perdu leurs reflets rougeâtres et ne gardaient que leur effrayante fixité.

— Milord, reprit Lancester, vous vous êtes étrangement trompé. Cet amour dont vous avez accueilli si joyeusement la nouvelle était le plus grand malheur que vous pussiez redouter. Seul, j’aurais continué sans doute à combattre en vous le représentant et le bénéficiaire d’un principe odieux, injuste, contre nature ; mais je ne me serais point hâté. Aujourd’hui, je deviens pressant, intraitable… Il ne peut plus y avoir de moi à Votre Seigneurie ni pitié ni trêve. Je veux être riche, riche à millions… Je le veux.

— Vous le voulez !… répéta White-Manor avec une fureur impuissante.

— Je le veux !

Il y eut un instant de silence après ce mot, prononcé par Brian d’un ton si plein d’autorité impérieuse et de péremptoire confiance, que le comte baissa la tête en murmurant d’inintelligibles refus.

— Ne le faut-il pas, milord ? reprit Lancester au bout de quelques secondes ; — comme elle est la meilleure, la plus sainte, la plus belle, ne doit-elle pas être aussi la plus brillante, la plus enviée, la plus heureuse ?… Ah ! ne pensez pas que tout votre or puisse suffire à me rendre digne d’elle !… Si je vous le demande, c’est pour qu’aucune splendeur ne lui manque, c’est pour qu’elle marche l’égale en noblesse et en fortune de toutes ces femmes sur qui Dieu lui donna tant d’infinies supériorités… Milord, nous sommes les fils d’un même père. Vous avez joui un temps sans partage de la fortune commune : à mon tour désormais !

— Les lois sont pour moi, bégaya le comte, pris d’une sérieuse épouvante ; — les lois me protégeront…

— Non, milord ; entre nous deux les lois n’ont rien à faire… Pensez-vous donc que j’aie l’intention d’user de violence envers Votre Seigneurie ?… Fi, Godfrey ! ce serait pitoyable ! les lois alors interviendraient en effet, et vous couvriraient de leur aveugle égide… Ne sont-elles pas faites pour cela ?… Nous sommes deux frères. L’un de nous est usé par le vice ; les excès de tous genres ont paralysé son corps et son esprit ; c’est un être misérable, sans foi, sans cœur, réprouvé par son passé, supportant avec blasphèmes les restes d’une vie à charge aux autres comme à lui-même… celui-là est pair d’Angleterre. — L’autre est jeune, fort, éprouvé, sans reproches, mais il n’y avait place que pour un seul convive au banquet des privilèges politiques. Celui-là n’est rien. De quel droit, n’est-ce pas, prétendrait-il se révolter ou seulement se plaindre ?… Ah ! vous avez, raison : la loi le guette ; la loi le rejettera, brisé, dans son néant, s’il essaie de se relever ; la loi étouffera ses cris s’il ouvre la bouche. La loi est pour vous qui l’avez faite, et la loi est toute-puissante… Mais vous le savez bien, milord, moi je ne me plains pas, moi je n’attaque pas. J’ai mes façons d’agir qui restent toujours dans les limites de la légalité la plus scrupuleuse… Par exemple, Votre Seigneurie sera de mon avis : Je ne connais point de loi qui défende à un Anglais d’ouvrir une fenêtre et de se briser le crâne contre les pavés de la rue.

Le comte regarda son frère d’un air hébété. Celui-ci se dirigea vers la fenêtre.

— Elle mourra si je meurs, poursuit-il lentement et sans plus s’adresser à son frère. J’ai réfléchi. Non ! oh ! non, je ne veux pas l’unir à ma vie d’indigence et d’obscurité… Dussé-je la retrouver par mes propres forces, n’eussé-je point besoin d’or pour l’arracher aux mains de ses ténébreux ravisseurs, il me faudrait encore les millions que cet homme m’a volés pour la parer comme une idole et la montrer au monde si radieuse que le monde ébloui courberait le front et adorerait… Milord, continua-t-il tout haut, derrière cette fenêtre il y a foule… entendez-vous ?

Il se faisait en effet grand bruit dans Portland-Place. Une cohue compacte encombrait les trottoirs, s’entretenant de la grande nouvelle du jour, — de l’assassinat tenté à Kew sur la personne de S. A. R. la princesse Alexandrine-Victoria de Kent.

Lancester mit la main sur le ressort de la croisée.

— C’est une foule avide et curieuse, milord, reprit Lancester. Écoutez comme les voix se mêlent confuses, pressées, loquaces… Nous n’aurions pu choisir un public plus nombreux et plus convenable pour notre dernière comédie.

— Au nom du ciel ! que prétendez-vous faire ? demanda le comte en se levant à demi.

— Restez, milord. — Je vous l’ai dit : il me la faut riche et heureuse… En outre, ce que vous ne savez pas, cette jeune fille aimée jusqu’à l’idolâtrie m’a été enlevée il y a une heure, enlevée par des hommes redoutables et puissants… oui… je dois les croire puissants… Votre or, — mon or, Godfrey, car depuis quinze ans vous avez mangé votre part du patrimoine de Lancester, mon or m’eût servi à la sauver d’abord, puis à lui créer ici bas un paradis… Vous me refusez : je vais la venger.

Brian pesa sur le ressort. Le châssis inférieur de la fenêtre monta en grinçant le long de ses rainures, laissant libre une large ouverture, par où le fracas de la rue s’élança dans le salon de White-Manor.

Le comte se leva, éperdu.

— Prenez garde, monsieur ! s’écria-t-il ; — vous êtes chez moi. Si vous jetez mon nom à cette foule, comme c’est votre dessein, sans doute, parmi des calomnies et des outrages, le châtiment suivra de près l’insulte.

Brian monta sur l’appui de la fenêtre.

— Vous ne me comprenez pas, milord, dit-il avec un calme hautain. Je ne prononcerai qu’un mot ; ce mot ne sera point le nom de Votre Seigneurie… Encore une fois, voulez-vous signer l’obligation que je vous demande ?

— Non, répondit White-Manor.

— Eh bien, Godfrey, adieu ! Je vous jure sur mon salut que vous regretterez plus d’une fois cette parole avant de mourir !

Brian se pencha en équilibre au dessus de la rue.

— Comme cette foule est épaisse ! murmura-t-il. Je voudrais gager qu’il y a là plus de mille hommes réunis. Parmi ces mille hommes, pas un n’ignore le nom du noble maître de cette maison ; pas un n’ignore non plus l’inimitié qui nous sépare… Car j’ai fait ce que j’ai pu pour nous rendre célèbres vous et moi, Godfrey.

— Vous annonciez le dénouement de cette comédie, monsieur ! dit White-Manor d’un ton provoquant et railleur.

Car la menace qui tarde à se réaliser redonne du courage aux cœurs les plus couards.

— Je vous prie de m’excuser, milord, répondit froidement Lancester ; — je cherche ici dessous une petite place pour me briser le crâne et n’en vois point de vide.

Le comte haussa les épaules.

— Prenez votre temps, dit-il en se rasseyant.

— Je vous rends grâces, milord… Comme je le disais à Votre Seigneurie, le fait de me voir tomber mort sur le trottoir de Portland-Place n’étonnera aucun de ces braves gens… ils nous connaissent.

— Qui donc oserait m’accuser d’un meurtre ? prononça dédaigneusement White-Manor.

— Tout le monde, milord… mais je crois que j’aperçois le sol… Tout le monde, disais-je, car le cri de détresse d’un mourant est chose qu’on ne songe point à révoquer en doute…

— Miséricorde ! s’écria le comte qui comprit tout d’un coup et demeura comme frappé de la foudre ; — c’est une infâme perfidie, Brian !

— N’aviez-vous pas tout à l’heure le ferme vouloir de me brûler la cervelle ?… Ce n’est pas même un mensonge… Et puis, au jeu que nous jouons, milord, on n’y regarde pas de si près… Je n’accolerai aucune épithète outrageante au noble nom de Votre Seigneurie ; je… mais la foule ne s’ouvre pas souvent, milord : il faut profiter du moment. Vous entendrez, du reste, comme tout le monde, le mot que je prétends prononcer.

Brian fit un mouvement comme pour s’élancer.

— Arrêtez ! s’écria White-Manor ; — quel mot ?…

— Je crierai : — Pitié mon frère !  !

White-Manor tomba sur ses genoux. De grosses gouttes de sueur roulaient le long de ses tempes.

— Pitié ! prononça-t-il en un râle déchirant ; — c’est moi qui vous demande pitié !