Les Mystères de Londres/4/26

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Au Comptoir des imprimeurs unis (11p. 145-173).


XXVI


LE DERNIER PAS.


À peine Angus Mac-Farlane eut-il touché la joue du marquis de Rio-Santo qu’il se rejeta violemment en arrière. Il y avait de l’horreur sur son visage, et ses yeux, vaguant dans le vide, devenaient égarés de plus en plus.

— Judas ! Judas ! balbutia-t-il ; j’ai baisé mon frère sur la joue…

Le marquis avait regagné la cheminée et agité une sonnette.

— Faites atteler sur-le-champ, dit-il au groom qui se présenta ; — je veux mon tilbury et mon meilleur cheval.

Le valet sortit. — Quelques minutes après, Rio-Santo descendait le perron d’Irish-House, traînant littéralement le laird après soi.

Au bas du perron, il y avait un élégant tilbury attelé d’une jument dont lord John Tantivy fût devenu amoureux fou à la première vue.

Le noble animal piaffait, durcissant sous son sabot la neige nouvellement tombée et relevant par brusques secousses sa nerveuse encolure.

— Montez, Mac-Farlane, dit Rio-Santo.

Le laird demeura immobile.

Le long de la grille du square, il se fit un mouvement lent et presque imperceptible parmi les hommes qui attendaient là depuis plus de trois heures. Ils se glissèrent doucement, suivant le trottoir adhérent à la grille et se trouvèrent bientôt en face du perron d’Irish-House.

Frank Perceval et Stephen, qui étaient postés plus loin, au delà du coin du petit parc de forme carrée qui tient le milieu du square, traversèrent la chaussée et gagnèrent le trottoir dépendant des maisons. Une fois là, ils s’avancèrent avec précaution vers le tilbury.

Rio-Santo, qui avait fait le tour de l’attelage pour donner une caresse à sa jument favorite, revint en ce moment et reprit le bras du laird en disant :

— Allons, mon frère, allons !

Mac-Farlane arracha brusquement son bras de l’étreinte du marquis et fit un pas en arrière.

— Non, non, non ! dit-il par trois fois ; — qu’importe la voix des rêves ?…

Rio-Santo le regarda fixement.

— Qu’avez-vous donc, Angus ? demanda-t-il ; le temps presse… Ne voulez-vous pas venir avec moi ?

— Je veux… mon frère ! oh ! mon frère Fergus, ayez pitié de moi !… Remontez ce perron… Rentrez !… rentrez bien vite… je vais tout vous dire… Si vous saviez !…

Rio-Santo hésita un instant, — non point qu’il eût l’ombre d’une crainte pour lui-même, mais parce qu’il aimait Angus autant que jadis, et voulait savoir le motif de ce trouble extraordinaire. Mais un incident de ce genre ne pouvait l’arrêter long-temps. Il consulta sa montre et mit le pied sur la marche du tilbury.

— Restez ou venez, mon frère, dit-il, à votre choix ; mais hâtez-vous de choisir, car mes minutes sont comptées.

Angus jeta un regard autour de soi à la dérobée et vit les formes noires avancer de tous côtés et se disposer, par une lente manœuvre, de façon à entourer le tilbury.

Il s’élança sur le marchepied après Rio-Santo.

— Eh bien ! oui, dit-il ; — partons… mais partons, vous dis-je !… Lancez votre cheval… au galop… plus vite que le galop !

Rio-Santo saisit les rênes, et levant la tête pour choisir la direction, il aperçut pour la première fois deux ou trois hommes au beau milieu de la chaussée.

Alors, il eut une vague idée de soupçon.

— Mais allez donc, frère, au nom de Dieu ! criait Angus, dont l’émotion semblait croître.

Le marquis avait eu le temps de jeter autour de lui un regard circulaire.

Il avait vu à droite, à gauche, sur la chaussée, sur les trottoirs, partout enfin, des hommes disséminés et qui semblaient attendre.

— Voilà qui est étrange, murmura-t-il.

— Oh ! mais allez donc, mon frère !… dit Angus, dont tous les membres tremblaient.

Rio-Santo releva les yeux sur lui et vit ses traits décomposés exprimer le paroxysme d’une horrible angoisse.

— Milord, milord, dit en ce moment un groom en descendant précipitamment les marches du perron ; — ces hommes qui entourent de loin Votre Seigneurie, sont armés ; j’en suis sûr… j’ai vu…

— Oui ! oui ! interrompit Angus ; — passez-leur sur le corps, mon frère… votre cheval est-il bon ?…

Rio-Santo mesura d’un regard rapide le terrain à parcourir et les intervalles laissés libres par ceux qu’on lui désignait comme des ennemis.

— Clary, ma belle Clary ! dit-il doucement.

La jument raidit ses jarrets, releva le col et ramena ses oreilles attentives.

— Clary ! balbutia le laird en mettant sa main sur son cœur qui défaillait.

Rio-Santo tendit les rênes et reprit à demi-voix :

— Hop ! Clary ! hop ! ma belle !

La jument partit, effleurant la neige.

— Clary ! Clary ! répéta le laird. — Ah ! ah ! Clary !… J’avais oublié… Qu’as-tu fait de Clary, Fergus O’Breane ?

Il s’était levé, et arrachant les rênes des mains du marquis, il les tira de toute sa force et au point de faire reculer le tilbury déjà lancé au galop, jusque sous le perron d’Irish-House.

Les hommes apostés par Stephen et Frank, ainsi que les deux jeunes gens eux-mêmes, étaient restés indécis jusqu’à cet instant, attendant vainement le signal convenu entre eux et le laird.

Ils s’ébranlèrent tous à la fois au moment où ce dernier faisait rétrograder la voiture qui se trouva étroitement cernée en un clin d’œil.

— Ah ! mon frère Fergus, reprit Mac-Farlane d’une voix éclatante ; — qu’as-tu fait de Clary ?… et qu’as-tu fait d’Anna ?

Ces plaintes furieuses étaient pour Rio-Santo une énigme.

Sa première idée fut qu’il était entouré d’hommes de police, et que Smith, — ou un autre, — l’avait trahi.

Il demeurait assis, tranquille en apparence, sur les coussins du tilbury, tandis que Mac-Farlane, debout auprès de lui, gesticulait, l’écume à la bouche, et semblait être en proie à un furibond accès de frénésie.

Deux hommes tenaient déjà la bride du cheval.

La lumière des deux lanternes à gaz posées devant le perron d’Irish-House, et entre lesquelles se trouvait maintenant le tilbury, tombaient d’aplomb sur le visage hautain et pâle de M. le marquis de Rio-Santo. Stephen n’eut point de peine à reconnaître en lui le magnifique étranger de Temple-Church. — Mais, entre l’homme de Temple-Church, son ennemi d’hier, et l’assassin de son père, voué depuis des années à sa vengeance, il y avait toujours cette différence matérielle qui avait déroulé si long-temps les soupçons de Stephen. Le jeune médecin avait maintenant le témoignage du laird, il ne doutait plus ; — mais il cherchait toujours sur ce noble front, que la brusque attaque d’Angus venait de découvrir, un autre témoignage physique, irrécusable : la cicatrice gravée si profondément dans ses souvenirs d’enfant.

Frank de même. — C’était M. le marquis de Rio-Santo qui était là devant lui ; c’était l’homme détesté, le rival heureux, le tyran impitoyable de la pauvre Mary, mais était-ce aussi le bourreau d’Harriet ?

M. le marquis de Rio-Santo, lui, ne faisait nul effort ostensible pour se dégager. Il regardait d’un air de surprise calme ces gens inconnus, ameutés autour de sa voiture, et semblait attendre une explication.

Mais c’est que le visage de M. le marquis de Rio-Santo, si habile à exprimer tous sentiments et toutes nuances de sentiments, savait être à l’occasion un masque discret. Il restait serein et tranquille, mais derrière cette sérénité factice, derrière ce calme, résultat d’un effort désespéré, il y avait une terrible angoisse.

Dans une heure, toutes les forces réunies de la capitale des Trois-Royaumes n’auraient point suffi peut-être à comprimer son redoutable essor ; maintenant quelques hommes pouvaient lui barrer le chemin. — N’est-ce pas assez d’un passant qui met le pied sur la traînée de poudre, ou d’une goutte d’eau mouillant par hasard la mèche qu’on allume, pour prévenir ces chocs gigantesques dont l’ébranlement calculé creuse des gouffres et nivelle les montagnes ; — mais si l’étincelle a touché une fois la mine, quelle armée ou quel déluge pourrait arrêter l’explosion ?

Les derniers événements que nous avons racontés s’étaient succédé, rapides comme la pensée. Il ne s’était pas passé dix secondes entre le changement subit du laird et l’irruption des gens de Stephen Mac-Nab.

Point n’est besoin d’expliquer que le laird, chancelant d’esprit et ne trouvant point dans son cerveau troublé une ferme base où asseoir ses idées, avait subi à l’improviste et au beau milieu de ses pensées de vengeance, les effets de cette puissance dominatrice que M. le marquis de Rio-Santo exerçait partout autour de soi. Il avait oublié sa haine pour ne se souvenir que de cette tendresse fraternelle et presque passionnée qui le liait à Fergus O’Breane. — Mais le nom de Clary, résonnant à son oreille, avait rompu le charme.

Il s’était souvenu de sa colère, et ce retour avait eu lieu avec d’autant plus de violence que le laird avait été plus près de perdre l’occasion de punir et de se venger.

Il se faisait un complet silence autour de la voiture arrêtée. — La porte d’Irish-House s’était ouverte ; sur le perron étaient rangés huit ou dix grooms en livrée qui regardaient.

Le laird tenait d’une main les rênes ; de l’autre il serrait le revers de la redingote de Rio-Santo.

Il haletait et ne pouvait plus parler.

Rio-Santo le repoussa doucement.

— Messieurs, dit-il d’une voix qui vibra, calme et sonore au milieu du silence, — j’ai nom don José-Maria Telles de Alarcaon, marquis de Rio-Santo. Je suis grand de Portugal de première classe et chargé d’une mission diplomatique près le gouvernement anglais. Si vous êtes des gentlemen, je vous prie, après cette explication que je ne vous devais pas, de lâcher la tête de mon cheval et de me faire place ; — si vous êtes des hommes de police, je vous somme de vider le pavé, vous tenant quittes de toute excuse pour cette insulte brutale et contraire au droit des gens.

Nul ne bougea parmi les hommes qui faisaient cercle sur la chaussée, mais Frank et Stephen quittèrent à la fois le trottoir et vinrent se placer l’un à droite, l’autre à gauche du marquis.

— Il n’y a pas assez long-temps, dit Frank d’une voix sous laquelle bouillait sa colère, — que M. de Rio-Santo et moi nous sommes vus de près, pour que j’aie besoin de lui décliner mes noms et titres…

Le marquis se pencha pour mieux voir.

— L’Honorable Frank Perceval ! murmura-t-il avec amertume ; — on dit que les gens à qui l’on fait l’aumône de la vie deviennent d’implacables ennemis… que me voulez-vous, monsieur ?

— Je veux vous demander compte, milord, répondit Frank qui se contenait à peine, — d’un crime lâche et sans nom.

Il s’éleva sur la pointe des pieds et prononça tout bas :

— Je suis le frère d’Harriet Perceval, milord.

— Et l’amant malheureux de Mary Trevor, ajouta ironiquement le marquis ; — je vous déclare, monsieur, que je n’ai point eu l’honneur de connaître milady votre sœur.

— C’est vrai, dit Frank ; vous l’avez tuée sans la connaître.

Il y avait dans cette laconique accusation un accent si profond de haine sans borne et à la fois d’amère douleur, que le marquis allait demander des explications lorsqu’il sentit une main se poser sur son bras.

Il se retourna et se trouva en face de Stephen.

— Moi, je suis le fils de Mac-Nab, dit seulement ce dernier.

Rio-Santo tressaillit de la tête aux pieds. — Mac-Nab ! mon frère Mac-Nab ! prononça lugubrement le laird ; — sang pour sang !… Je suis content d’avoir fait ce que j’ai fait !

Il y eut un court moment de silence. — Le marquis semblait changé en statue. Son regard immobile se fixait lourdement en avant…

Qui pourrait dire ce qui se passait en cet homme à cette heure suprême ! Il avait travaillé vingt ans, surmonté des obstacles que d’autres eussent réputés infranchissables ; il avait remué le monde ! — Et maintenant, au dernier pas, un précipice…

Se disait-il que ce châtiment était justice et que ses crimes seuls s’élevaient contre lui ?

Ou bien se disait-il que Dieu le punissait de sa clémence, qu’il avait sauvé par deux fois la vie de ce frère qui le trahissait, et aussi épargné l’existence de ces deux hommes qui demandaient son sang ?…

Il n’eut pas long-temps du reste pour réfléchir.

— Monsieur, dit Stephen avec froideur, veuillez descendre, s’il vous plaît ; vous comprendrez que toute résistance serait désormais folie, et qu’il vaudra mieux pour vous nous épargner la triste nécessité d’employer la violence.

Les grooms et laquais du marquis étaient tous Anglais. Ils contemplaient la scène avec un très beau flegme et ne s’émouvaient pas beaucoup plus que s’il se fût agi du grand Turc. On les voyait échelonnés sur le perron, avec leurs vestes écarlates. Deux ou trois d’entre eux portaient de longues cannes dont on eût pu faire arme au besoin. — Nous affirmons que si une pauvre balayeuse des rues irlandaise eût embarrassé le chemin par mégarde, les vaillants serviteurs l’eussent chargée à fond et mise en fuite.

— Taisez-vous, mon neveu Mac-Nab ! s’écria le laird dont le désordre augmentait ; — vous parlez mal !… Ah ! quand on hait, il faut haïr beaucoup… Il a tué votre père !… Il a enlevé mes deux filles !…

— Moi !… voulut interrompre le marquis ?

— Clary et Anna !… toutes deux !… toutes deux ! ah ! Il me faut de la violence, à moi !… Ah !…

Il se rua en criant sur Rio-Santo, et le saisit à la gorge.

Durant un instant, une lutte confuse s’établit, dans laquelle on ne distinguait qu’imparfaitement les mouvements des deux adversaires. Mac-Nab et Perceval s’élancèrent à la fois pour’interposer.

À ce moment Rio-Santo, qui venait de dégager sa gorge des étreintes insensées du laird, releva la tête. — Son œil brillant renvoyait, étincelants, les rayons du gaz ; — un rouge sombre et uniforme, résulta des efforts d’Angus ou de la colère, avait remplacé la mate pâleur des traits du marquis ; — ses sourcils étaient froncés, et, sur le fond empourpré de son front, une ligne livide, profondément tranchée, courait du sourcil à la naissance des cheveux.

Frank et Stephen poussèrent un double cri.

— La cicatrice !

Mais ce n’était jamais pour peu que Rio-Santo fronçait le sourcil. — On avait perdu de vue ses mouvements durant une seconde : une seconde lui suffit.

Le laird, violemment renversé, vint tomber dans les bras de Stephen, et une voix impérieuse s’éleva :

— Lâchez la bride, sur votre vie !

Les deux hommes qui retenaient le cheval n’obéirent point. Deux détonations retentirent coup sur coup.

— Hop, Clary ! hop, ma belle ! dit le marquis.

La jument docile obéit au frein, libre désormais, car les deux hommes avaient roulé dans la neige.

Le tilbury partit comme un trait. Clary avait distancé, aux dernières courses d’Epsom, le fameux Tippo-Saëb, sur lequel Sa Seigneurie le comte de Chesterfield avait parié et gagné trois contre un durant deux saisons.

— Cent guinées à qui l’arrêtera ! cria Stephen exaspéré en s’élançant sur les traces de Rio-Santo.

Donnor d’Ardagh brandit un long couteau qu’il tenait à la main.

— Oh ! Votre Honneur, dit-il, Donnor va l’arrêter pour rien… Le lord a un bon cheval, c’est sûr, mais l’on pave à l’entrée de Belgrave-Street, et les lords ne remarquent pas ces choses-là… Il va être obligé de revenir. Si la petite voiture me passe sur le corps, Votre Honneur, je pense que vous aurez soin de l’enfant qui est dans Saint-Gilles.

Donnor était déjà loin. Il arriva au coin de Belgrave-Street bien avant tous les autres, et au moment où le marquis, arrêté par l’obstacle indiqué, revenait au grand galop pour enfiler l’autre côté du square.

On le vit se précipiter tête première. — La course du tilbury ne se ralentit point. Seulement Donnor, cramponné au brancard, se laissait traîner et ne lâchait point prise, malgré les efforts du marquis.

Au bout d’une centaine de pas, Clary broncha.

— Hop, ma belle ! dit Rio-Santo.

Clary bondit en avant, puis broncha encore.— Au bout de dix pas, elle s’abattit, morte.

Donnor se coucha, épuisé, dans la neige, en poussant un long cri de victoire. — Il était parvenu à mettre son couteau tout entier dans le ventre de la jument.

— Oh ! Votre Honneur ! dit-il à Stephen qui accourait ; — je n’avais encore fait rien qui vaille pour payer le pain que vous m’avez donné et les habits de la petite fille !