Les Mystères du peuple/XII/1

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Les Mystères du peuple — Tome XII
LA BIBLE DE POCHE

— TROISIÈME PARTIE (Suite et fin) —

LES


MYSTÈRES DU PEUPLE


OU


HISTOIRE D’UNE FAMILLE DE PROLÉTAIRES


À TRAVERS LES ÂGES

LA BIBLE DE POCHE


ou


LA FAMILLE DE CHRISTIAN L’IMPRIMEUR.

1534-1610.

TROISIÈME PARTIE


(suite et fin.)

Henri III, de plus en plus effrayé des violences de la Ligue, mais toujours indécis, songeait parfois à s’appuyer sur les huguenots et à s’allier aux États protestants, l’Angleterre et les Provinces-Unies de Hollande, dont la puissance allait chaque jour grandissant, et il accueillit avec une bienveillance marquée les ambassadeurs de cette république députés vers lui, le 12 février 1585. Le général des jésuites, le pape et Philippe II, instruits des vagues projets de Henri III au sujet d’une alliance avec les pays protestants, sommèrent le duc de Guise d’exécuter le traité secret signé à Joinville, et la Ligue tira l’épée. Le Balafré s’empare de Châlons, et le duc de Mayenne, de Dijon. La noblesse ligueuse de Picardie, conduite par le duc d’Aumale, se rend auprès du vieux cardinal de Bourbon, le conduit à Péronne, centre de la Ligue, et le 31 mars 1585, elle lance son manifeste, déclarant Charles de Bourbon, premier prince du sang et cardinal, appelé à régner dans le cas où Henri III mourrait ou serait déchu du trône. Le Béarnais lance, de son côté, un manifeste où il proteste contre l’exclusion dont il est frappé, maintient le principe de la liberté religieuse, et, de concert avec le prince de Condé, propose au roi de lui remettre toutes les places de sûreté alors au pouvoir des huguenots, à la condition que les ligueurs désarmeront également. Henri III, ainsi placé entre les deux partis, est forcé de se déclarer ouvertement contre les huguenots ou contre les ligueurs ; ceux-ci lui paraissant plus redoutables, car le duc de Guise avait poussé son quartier général jusqu’à Nemours, le roi se rend, le 18 juillet 1585, au parlement de Paris, afin d’y faire enregistrer, en sa présence, la révocation des édits de tolérance accordés jusqu’alors aux protestants. Cette tardive concession de Henri III ne désarme pas les ligueurs ; ils continuent la guerre contre leurs adversaires, guerre acharnée, mêlée de succès et de revers pour les deux partis. Les chefs de la Ligue à Paris forment un comité directeur composé de seize membres, d’où leur resta le nom des Seize. Henri III, quoiqu’il se soit mis à la tête de ses troupes pour combattre Henri de Navarre et Condé, est sommé par les Seize, sous menace de déchéance, « de faire publiquement soumission et adhésion à la Ligue ; — de promulguer les actes du concile de Trente ; — et d’établir le tribunal de l’Inquisition à Paris et dans les principales villes de France. » — Le duc de Guise, afin d’appuyer par sa présence les injonctions de la Ligue, se rend à Paris, malgré la défense du roi, qu’il espère ainsi contraindre à quelque extrémité dont il saura, lui, Guise, profiter ; le 9 mai 1588, il entre dans la capitale, escorté d’une foule de gentilshommes et d’une nombreuse troupe armée. Il est reçu avec enthousiasme par les ligueurs, aux cris de : Vive Guise ! à bas le Valois ! Henri III, haineux, lâche et féroce, pâlit de rage en apprenant l’arrivée du Guisard et l’accueil qu’il reçoit des Parisiens. « Le Balafré est venu ! — s’écrie le digne frère de Charles IX ; — par la mort-Dieu ! il en mourra ! » — Et, mandant aussitôt un colonel corse, Alphonse Ornano, il le charge d’assassiner le duc de Guise. MM. de Bellievre et de Cheverni, conseillers du roi, le conjurent de renoncer à ce meurtre, qui causerait à Paris un soulèvement effroyable. Henri III hésitait, lorsqu’il voit entrer Catherine de Médicis et le duc de Guise. Tant d’audace confond le roi, et s’adressant au Balafré avec hauteur : « — Je vous avais défendu, monsieur, de paraître ici ! — Sire, répondit le duc, feignant la déférence, je suis venu ici pour demander à Votre Majesté justice des calomnies de mes ennemis. — On verra bien si vous avez été calomnié, selon que votre présence causera ou non des troubles dans Paris, » — répond le roi. Le Balafré se retire, convoque les Seize et les principaux ligueurs à l’hôtel de Guise, où il se retranche comme dans une place d’armes. Henri III, de son côté, se retranche dans le Louvre ; et craignant un soulèvement populaire, il ordonne aux Suisses casernés dans les faubourgs d’entrer dans Paris ; le régiment des gardes se joint aux Suisses. Ces troupes prennent position sur les principales places de la Cité. Les Seize et les moines, exaspérés par ces préparatifs menaçants, crient aux armes, soulèvent le populaire ; on élève des barricades dans toutes les rues ; les ligueurs engagent le feu contre les troupes royales aux cris de : Vive Guise ! à bas le Valois ! Les Suisses et les soldats aux gardes sont mis en déroute et massacrés. Le maréchal de Biron, leur commandant, se rend à l’hôtel du duc de Guise et le conjure de faire cesser le massacre des troupes ; le Balafré y consent, sort de son hôtel en pourpoint blanc, une baguette à la main, et se dirige vers la place de Grève. Les acclamations des ligueurs le suivent. « — Il faut conduire M. le duc à Reims et le sacrer roi ! — s’écrient les catholiques les plus exaltés. — Mes amis, c’est assez, c’est trop ! » — répondait le Balafré avec une modestie affectée. Arrivé devant l’hôtel de ville, il demande au peuple la grâce des soldats du roi ; elle est accordée au Guisard. Il retourne à son hôtel, au milieu d’un immense concours de population en armes. Bientôt il voit entrer chez lui Catherine de Médicis ; elle venait intercéder pour son fils. Le Balafré, habile et prudent, n’ambitionnait, quant au présent, que les fonctions des anciens maires du palais des rois fainéants. Il dicte ses volontés à la reine-mère : « Il sera nommé lieutenant général du royaume ; — Henri de Béarn et les autres princes hérétiques seront déclarés exclus de la succession du trône ; — le duc d’Épernon, le maréchal de Biron et autres favoris et familiers de Henri III, bannis du royaume ; — tous les grands offices de l’État confiés à des ligueurs ; — les États généraux convoqués dans un bref délai. » — Catherine de Médicis reporte ces dures conditions à son fils. Celui-ci, épouvanté par le bruit du tocsin et des arquebusades, ne songeait qu’à fuir. Il monte à cheval en toute hâte aux écuries des Tuileries, ainsi que grand nombre de ses dignitaires, de ses conseillers, de ses mignons, et la royale chevauchée tire au large. Les ligueurs occupant le corps de garde de la porte de Nesle, du côté du faubourg Saint-Germain, envoyèrent une volée de coups d’arquebuses et mille injures au roi fuyard, qui galopait sur l’autre rive de la Seine. Ainsi Charles IX avait arquebusé d’un bord à l’autre de la rivière les huguenots qui tâchaient d’échapper au massacre de la Saint-Barthélemy !… Henri III, arrivé sur les hauteurs de Chaillot, s’arrêta pour laisser souffler son cheval, et se retournant vers Paris, qu’il dominait de cette colline : « — Ah ! ville ingrate ! ville maudite ! — s’écria-t-il, — je jure de ne rentrer dans tes murs que par la brèche ! » — Et il se dirigea sur Chartres, suivi du régiment des gardes et des Suisses.

Hélas ! fils de Joel, il faut le dire, la honte au front, la douleur dans l’âme : le peuple de Paris fut complice de la Saint-Barthélemy ! le peuple de Paris fut complice de la Ligue ! Blâmons-le, et, surtout, plaignons-le ! Plongé à dessein, par des prêtres indignes, dans une crasse ignorance, fanatisé par eux jusqu’à la férocité, ce fanatisme, cette ignorance, causèrent son égarement exécrable ! non qu’il eût tort de chasser l’infâme Henri III, l’on a toujours raison de chasser ces rois d’origine étrangère à la Gaule ; mais cette fois, dans sa révolte contre la royauté, le peuple devenait, à son insu, l’aveugle et docile instrument de la compagnie de Jésus, qui, répétons-le, conspirait le démembrement de la France et son asservissement au profit du pape de Rome et du roi d’Espagne, tous deux souverainement dominés par les fils de Loyola.

Henri III, forcé de fuir de Paris devant le soulèvement des ligueurs, ne vit d’autre chance de salut que de se livrer pieds et poings liés à la Ligue, espérant ainsi balancer l’immense influence du Balafré. Il signe à Rouen, le 21 juillet 1588, le pacte de l’Union catholique, renouvelant le serment de son sacre : « — d’employer, même au péril de sa vie, tous les moyens pour exterminer l’hérésie, sans jamais lui accorder ni paix ni trêve ; — ordonnant à ses sujets de prononcer le même serment que lui et de jurer qu’après sa mort ils ne reconnaîtraient comme roi aucun prince hérétique ; — déclarant rebelles et criminels de lèse-majesté les particuliers, les corporations ou villes qui refuseraient d’adhérer à l’union de la sainte Ligue catholique ou s’en sépareraient après l’avoir signée. — De plus, par articles secrets, Henri III s’engageait à envoyer ses troupes contre les huguenots, — à confisquer leurs biens, — à reconnaître le concile de Trente, — à établir l’Inquisition en France. — Il s’engageait à éloigner ses favoris, — à confier au duc de Guise une autorité presque égale à la sienne, en le nommant connétable de France, — enfin à convoquer les États généraux à Blois le 10 octobre 1588. »

Ces États furent en effet réunis à Blois à cette époque ; et en raison des manœuvres et de la pression de la Ligue, presque tous les députés lui appartenaient. Mais il advint ceci : les idées républicaines, propagées d’abord en toute conviction par les protestants, puis par la Ligue, qui s’en faisait à la fois une arme contre Henri III et une amorce pour séduire le populaire, les idées républicaines avaient tellement gagné les esprits, que les États généraux réunis à Blois soulevèrent les questions les plus hostiles, non point seulement à Henri III, mais au principe monarchique lui-même. Ainsi le tiers-état et une fraction de la noblesse affirmaient et déclaraient :

Que la souveraineté appartenait aux États et non au roi.

Qu’il fallait procéder envers le souverain, non par supplications, mais par résolutions.

Enfin, que le roi n’était que le président des États, lesquels ont tout pouvoir[1].

N’était-ce pas implicitement affirmer le gouvernement républicain que de réduire la royauté de droit divin à cette position subalterne, ainsi que l’avait tenté courageusement Étienne Marcel au quatorzième siècle ? Ces attaques contre le principe monarchique, formulées par les États de Blois, furent accompagnées des blâmes les plus véhéments contre la dilapidation des deniers publics et les prodigalités de la cour. Les États déclarèrent fermement leur résolution de ne point accorder de nouveaux subsides sans garantie de leur bon emploi. Henri III, courroucé, mais alarmé de ces hostilités, crut y voir, et il se trompait, non la tendance générale de l’esprit public, mais une manœuvre du duc de Guise ; aussi, dans l’espoir de la déjouer, il profita de la réunion des États pour réitérer son adhésion à la Ligue, et prononça un discours fort habile, qu’il termina en disant : « que l’hérésie eût été déjà complètement exterminée en France, s’il n’eût été prévenu et empêché par l’ambition démesurée de quelques-uns de ses sujets. » C’était désigner clairement le duc de Guise, assis au pied du trône. Le lendemain, le Balafré fit sommer le roi, par l’archevêque de Lyon, « de retrancher de l’impression de son discours la phrase susdite, qui pouvait réveiller les discordes passées. » Henri III, frémissant de colère, céda devant cette menace, la phrase contre le duc de Guise fut supprimée lors de l’impression de ce discours. Le roi, au moment où l’on discutait la question des subsides, fit demander par son chancelier vingt-sept millions pour subvenir à ses dépenses. — Les États refusèrent d’allouer cette somme. Le roi fit dire à ces récalcitrants : « — qu’il se courroucerait grandement si l’on exigeait le rabais des tailles et si on lui refusait les vingt-sept millions. » — Les États persistèrent dans leurs refus et dans leurs réductions, menaçant de se retirer si l’on n’avait égard à leurs réclamations. Henri III dut céder encore, et l’assemblée voulut bien, « — sur l’extrême nécessité du roi mis à la besace, lui octroyer provisoirement six vingt mille écus, — et encore à la condition que cette somme serait en partie employée à la guerre contre les huguenots. »

Le roi, exaspéré par tant d’humiliations, les attribuait aux menées du Guisard, et bientôt, pour combler la mesure, il apprit que le Balafré comptait achever à Blois l’entreprise tentée à Paris lors de la journée des Barricades, mais empêchée par la fuite du roi ; en un mot, les États généraux devaient confirmer d’une façon irrévocable la nomination du duc de Guise aux fonctions de connétable (fonctions qu’il tenait seulement jusqu’alors du bon plaisir royal) ; ensuite de quoi le nouveau maire du palais, investi d’un pouvoir sans bornes, cloîtrerait Henri III, exilerait Catherine de Médicis et proclamerait bientôt la déchéance des Valois. Le frère de Charles IX résolut de prévenir les desseins de son adversaire en le faisant assassiner, ainsi qu’il en avait eu déjà le projet ; le meurtre fut débattu au conseil royal et résolu après ces paroles de Henri III : « — Mettre le Guisard en prison serait tirer un sanglier aux filets qui pourrait être plus puissant que nos cordes, tandis qu’en le tuant, il ne nous fera plus de peine. Homme mort ne guerroie plus ! »

(Moi, Antonicq Lebrenn, j’ai lu dans un livre de ce temps-ci le récit d’un témoin oculaire de la mort du duc de Guise ; ce récit, le voici :)

« Le lundi 22 de ce mois, le duc de Guise, se mettant à table pour dîner, trouva sous sa serviette un billet portant qu’il prit garde, qu’on était sur le point de lui jouer un mauvais tour. — Le duc écrivit au crayon de sa main sur le billet : — L’on n’oserait, — et jeta le papier sous la table. — Le vendredi 23 décembre, — le roi manda de bon matin au duc de Guise et au cardinal son frère qu’ils vinssent au conseil, afin de s’entretenir de choses importantes. — Ils y vinrent et trouvèrent les gardes renforcées, ce à quoi toutefois ne prenant pas garde, les deux frères passèrent outre. Et quoique le duc eut reçu le matin même un nouvel avis de se tenir sur ses gardes, il mit l’avis dans sa pochette en disant : — Voilà le neuvième avis d’aujourd’hui. — Le duc de Guise entra donc dans la salle du conseil, habillé d’un habit de couleur grise très-léger pour la saison. On vit l’œil du côté de sa balafre pleurer, et il saigna par le nez quelques gouttes de sang. Il envoya l’un de ses pages quérir un autre mouchoir, et il eut, un instant après, comme un affaiblissement, interprété par beaucoup de personnes comme suite de ses excès de la nuit, qu’il avait passée avec une dame de la cour. Sur ce, le roi manda près de lui le duc, par Revol (l’un des serviteurs d’État), qui le trouva serrant dans un drageoir d’argent des fruits confits dont il venait de manger quelques-uns, à cause de son affadissement de cœur ; et à l’instant, le duc se rendit chez le roi. S. M. avait laissé dans sa chambre huit des plus déterminés des quarante-cinq gentilshommes de sa garde, et se retira dans un cabinet donnant sur le jardin, avec le colonel Ornano ; — douze autres des quarante-cinq furent placés en réserve dans un second cabinet ; d’autres enfin sur les degrés d’un escalier dérobé. M. d’Entrague alla requérir un des chapelains du roi de dire messe : pour le bon succès d’une entreprise de S. M. au regard du salut de la France. Comme le duc entrait dans le cabinet du roi, l’un des quarante-cinq, Monséri, lui saisit le bras droit (au duc) et lui porta un coup de poignard dans la poitrine ; Sainte-Maline, autre garde, frappa en même temps le duc par derrière, et trois ou quatre autres lui sautèrent au corps, s’accrochèrent à ses jambes et l’empêchèrent de lever son épée. Il était si grand et si puissant, que, criblé de coups, étouffé par le sang de ses blessures, il entraîna ceux qui le tenaient d’un bout du cabinet à l’autre, et se débarrassant de leurs mains par un suprême effort, il s’avança vers Loignac, le chef des meurtriers, les poings fermés ; Loignac le repoussa d’un coup de fourreau d’épée, et le duc alla tomber mort au pied du lit du roi, qui, sortant de son réduit, Loignac lui ayant crié que c’était fait, contempla le cadavre, disant : — Nous ne sommes plus deux… Je suis roi maintenant ! — Et le regardant encore : — Mon Dieu ! comme il est grand ! Il paraît encore plus grand mort que vivant ! — Et le roi donna un coup de pied dans le visage du mort, ainsi que le défunt Balafré avait jadis donné un coup de pied dans le visage du cadavre de M. de Coligny. — Le cardinal de Guise, assis au conseil avec l’archevêque de Lyon, entendant le bruit et la voix du duc criant : Merci à Dieu ! entre les coups de dague et d’épée, voulut se lever en disant : — Voilà qu’on tue mon frère ! — Mais les maréchaux d’Aumont et de Retz, mettant l’épée à la main, empêchèrent le cardinal et l’archevêque de sortir, leur disant : — Vous êtes morts si vous bougez ! — Ils furent tous deux conduits prisonniers en un galetas ; et le lendemain, le cardinal fut aussi égorgé à coups de dague, par ordre du roi. Le soir, les corps des deux Guise furent dépecés, par ordre de S. M., dans une salle basse du château, puis brûlés et mis en cendres, de peur que le peuple de Paris n’en fît des reliques. Le roi, le meurtre du Balafré accompli, se rendit chez la reine sa mère, afin de l’instruire du fait, car elle l’ignorait. — Madame, — lui dit-il en entrant, — je me suis rendu roi
 de France ; j’ai fait mourir le roi de Paris. — La reine-mère d’abord garda le silence de la surprise, et dit ensuite : — Vous avez fait mourir M. de Guise !… C’est bien coupé… mais, mon fils, saurez-vous recoudre[2] ? »

Vous le voyez, fils de Joel, prompt ou tardif, le châtiment vengeur atteint toujours le crime ! François de Guise, le boucher de Vassy, le catholique géniteur du pacte infernal des triumvirs, ce germe sanglant de la Saint-Barthélemy, François de Guise, le grand assassin des huguenots, est à son tour assassiné par Poltrot, devant Orléans, et laisse un fils digne de lui, Henri de Guise le Balafré. Celui-ci est chargé d’organiser le guet-apens nocturne et le massacre de la Saint-Barthélemy. Il court à l’hôtel de l’amiral de Coligny, que, la veille, il avait déjà tenté de faire tuer d’un coup d’arquebuse ; le corps de l’héroïque vieillard, percé de coups, est jeté sur le pavé par l’écuyer de Henri de Guise, et ce jeune homme crosse du pied le visage auguste de ce cadavre… Seize ans après, le Balafré est à son tour assassiné dans un guet-apens, et à son tour Henri III crosse du pied le visage de son ennemi expirant !… Enfin, peu de jours après ce royal meurtre, qu’un autre meurtre vengera bientôt, Catherine de Médicis termine sa vie souillée de crimes (5 janvier 1589). De ces crimes, quel était le mobile ? — Capter le parti catholique ; — exterminer les huguenots ; — affermir le trône des Valois, profondément ébranlé par la réforme… — La vieille reine meurt, et en mourant, elle voit le parti huguenot, plus vivace que jamais, lutter, combattre avec un redoublement d’énergie… la vieille reine meurt, et en mourant, elle entend demander à grands cris, par les catholiques, la déchéance ou la mort de son fils, le dernier des Valois… En effet, à la nouvelle du meurtre du duc de Guise, la Ligue demande avec fureur la déchéance ou la mort de Henri III ; et contre lui, Paris s’insurge de nouveau. Les prêtres refusent l’absolution à ceux qui reconnaissent ce prince pour leur souverain légitime, sa déchéance est proclamée par la Sorbonne. Cependant le Parlement proteste ; ses membres sont mis, le 16 janvier, à la Bastille, et les Seize instituent un nouveau parlement ; grand nombre de villes proclament également la déchéance de Henri III. Le 12 février, le duc de Mayenne, frère du Balafré, se rend à Paris ; il y est reconnu chef de la Ligue et mis à la tête du conseil général de l’Union catholique. Le roi, épouvanté de ce déchaînement populaire, tente et effectue un rapprochement avec Henri de Béarn, qui, tenant toujours la campagne à la tête de l’armée protestante, battait souvent et rudement les ligueurs. La Ligue catholique, malgré ses faux semblants républicains, masque de circonstance, était toujours l’exécrable parti de l’étranger, le parti du pape et de Philippe II, le parti du démembrement de la France au profil de l’Espagne, le parti de l’asservissement de la France au profit de Rome, où se dressait, bien au-dessus du trône pontifical, le spectre du général des jésuites. Henri de Béarn et les chefs protestants agirent donc avec sagesse, avec patriotisme, en s’unissant aux troupes royales afin de vaincre d’abord le parti de l’étranger ; viendrait ensuite pour les huguenots l’heure de faire justice de Henri III, cet assassin couronné, qui n’eût dû régner qu’à Gomorrhe ! L’armée royale et l’armée protestante, unies sous les ordres du Béarnais, battent les ligueurs devant Senlis ; marchent sur Paris, s’emparent du pont de Saint-Cloud, le 31 juillet 1589, et y établissent leur quartier général. Mais le 1er août de cette même année (1589), le châtiment vengeur atteignait une fois de plus le crime… l’assassin du duc de Guise est à son tour assassiné… Le moine Jacques Clément, exalté par les prédications du clergé, qui poussait au meurtre du dernier des Valois, planta son couteau dans le ventre de Henri III. J’ai lu dernièrement (moi, Antonicq Lebrenn, qui écris ces lignes) le récit de cet assassinat ; le voici :

« — 1er août 1589. — Le mardi de ce mois, un jeune religieux, prêtre de l’ordre de Saint-Dominique, dit Jacobin, né à Sorbonne, à quatre lieues de la ville de Sens, en Bourgogne, âgé de vingt-trois à vingt-quatre ans, nommé Jacques Clément, partit de Paris le matin, se fit conduire chez le roi, où il eut entrée par M. de la Guesle, procureur général au parlement de Paris ; il était environ huit heures du matin. Le roi, averti qu’il y avait là un moine qui désirait lui parler, était assis sur sa chaise percée, sans autre vêtement qu’un manteau sur les épaules. Il entendit ses gardes repousser le moine, de quoi le roi se courrouça, disant qu’on fît entrer ce frère, car si on le rebutait, il s’en irait répéter dans Paris que le roi chassait les moines et ne les voulait point voir. Incontinent le jacobin entra, ayant son couteau tout nu dans sa manche, se présenta au roi, lequel finissait d’attacher ses chausses, et lui présenta une lettre de la part du comte de Brienne, alors prisonnier à Paris, ajoutant (le jacobin) que, outre du contenu de la lettre, il était chargé de dire à Sa Majesté quelque chose d’importance en secret. Le roi, ne pensant qu’aucun meschef pût lui advenir de la part de ce chétif petit moine, commanda que ceux qui se trouvaient là se retirassent, et commença de lire la lettre que lui avait baillée le moine ; celui-ci, voyant le roi attentif à lire, tira de sa manche un couteau, en donna droit dans le ventre du roi, au-dessous du nombril, et si avant, qu’il laissa le couteau au trou, lequel couteau le roi retira aussitôt à grand-force et en donna un coup de la pointe sur le sourcil gauche du moine, en s’écriant : — Ah ! le méchant moine ! il m’a tué ! Qu’on le tue ! — Auquel cri étant vitement accourus ses gardes et autres, ceux qui se trouvèrent les plus près massacrèrent ce petit assassin de jacobin aux pieds du roi ; et sur ce que plusieurs estimaient que c’était quelque soldat déguisé, cet acte étant trop hardi pour un moine, le meurtrier fut reconnu pour ce qu’il était, à savoir : pour un vrai moine, dont on devait se garder de tous côtés comme d’une méchante bête. Le mercredi, 2 août, le roi mourut, à deux heures après minuit. L’on ouvrit son corps, et l’on reconnut que la blessure était de celles dont l’on ne réchappe point. Son corps fut embaumé et mis en plomb ; puis le roi de Navarre proclamé roi de France en l’armée comme héritier légitime de la couronne[3]. »

Ainsi finit la branche des Valois, rameau pourri de cette vieille et exécrable souche : la royauté franque, transplantée de Germanie en Gaule par la violente conquête de Hoold-Wig (Clovis), ce meurtrier, ce pillard béni et sacré par l’Église de Rome. Hélas ! fils de Joel, depuis dix siècles et plus qu’elle opprime la Gaule asservie, cette race de rois d’origine étrangère, cherchez combien il est de souverains éclairés, humains, amis de leurs peuples et justement honorés dans l’histoire ?… Cherchez aussi combien de souverains nuls, imbéciles, fous ou scélérats, cloués au pilori de l’histoire ! et dites de combien les méchants l’emportent sur les bons ?… Cherchez un règne… un seul… et des meilleurs, où le pays n’ait pas été troublé, déchiré, dévasté par la guerre civile ou étrangère ? un règne… un seul… et des meilleurs, où le peuple des villes et des campagnes n’ait été écrasé par la lourdeur des impôts et révolté de leur iniquité ?… Alors, vous comprendrez mieux encore pourquoi tant d’esprits sont, en ce siècle-ci, partisans de la religion nouvelle et du gouvernement républicain, maintenant si florissant en Hollande. Les peuples sont las d’être héréditairement légués comme un troupeau de bétail à ces lignées royales, si prolifiques en idiots ou en monstres. Courage, fils de Joel, courage, tout le prédit, tout l’annonce, ils s’approchent, ces temps promis par Victoria-la-Grande, ces temps de délivrance où le double joug de l’Église et de la royauté sera pour toujours brisé, ces temps glorieux où la république des Gaules fédérées s’abritera sous son antique drapeau rouge[4], surmonté du coq symbolique… Vigilance et vaillance !

Le meurtre de Henri III fut salué par la Ligue et par le clergé avec un enthousiasme frénétique. L’on vit alors combien étaient mensongères les apparences républicaines dont le parti de Rome et de l’Espagne masquait ses projets parricides. Un livre publié peu de temps après la mort du dernier Valois (le Traité de la juste autorité des républiques chrétiennes sur les rois impies) dit expressément ceci : « — Les protestants ont raison d’affirmer qu’il est permis de tuer les tyrans ; ils n’ont tort que dans l’application. L’exemple de la juste application est dans l’action, tout à fait divine, de Jacques Clément. — Chacun a le droit de tuer un roi hérétique, comme on a le droit de tuer tout autre hérétique. — Le calviniste a cela de contraire au bien, que les plébéiens y sont sur le pied d’égalité avec les nobles ; les ministres méprisent la noblesse et veulent réduire la France en une république populaire comme la Suisse. »

Les huguenots n’attendaient pas cette déclaration du véritable caractère de la Ligue pour s’unir contre le parti de l’étranger avec les catholiques royalistes restés fidèles à la patrie et qui, après la mort de Henri III, reconnurent Henri de Béarn comme légitime héritier du trône, sous le nom de Henri IV. Ce Béarnais, vaillant soldat, grand capitaine, esprit droit, politique habile, point hypocrite, ayant du moins la cynique sincérité de ses vices, bonhomme au fond, à moins qu’il ne s’agit de braconniers ou de certains rivaux en amour, auxquels cas il devenait inexorable, ce Béarnais, joueur comme un lansquenet, outrageusement luxurieux, était du reste le plus rusé, le plus madré des Gascons. Il ne vit jamais dans les religions qu’il abjura ou renia que des expédients politiques, ne se souciant pas plus au fond de la messe que du prêche ; mais, il faut le dire à sa louange, ferme partisan de la liberté de conscience. Il promulgua la déclaration suivante le 4 août 1589.

« Nous, Henri, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, promettons et jurons foi et parole de roi de maintenir et conserver en notre royaume la religion catholique, etc.

» Que cependant, il ne sera fait aucun exercice d’autre religion que la catholique, sinon ès villes et lieux où il se fait à présent… 
 jusqu’à ce que autrement il ait été avisé par une paix générale et par les États généraux.

» Que les villes, places et forteresses qui seront réduites en notre obéissance seront commises par nous au gouvernement de nos bons sujets catholiques… sauf celles qui, par les édits, ont été réservées à ceux de la religion réformée (une place forte par bailliage).

» Que tous offices et gouvernements venant à vaquer ailleurs que dans les villes et places fortes qui sont au pouvoir de la religion réformée, il sera pourvu à ces offices par des personnes catholiques. »

Le rusé Gascon parvenait ainsi à satisfaire à peu près les exigences des catholiques du parti national et celles des protestants. Il était pour l’heure huguenot, ayant, depuis qu’il commandait les armées protestantes, abjuré le catholicisme, qu’il avait, à sa honte éternelle, embrassé peu de temps après la Saint-Barthélemy. Il promit aux catholiques de son armée de revenir de nouveau à l’Église de Rome, lorsqu’il serait suffisamment instruit et touché de la grâce d’en haut… et il disait en riant aux protestants de l’armée que, « — pour certain, ni l’instruction, ni la grâce ne lui viendraient jamais. » — Quoique sans nulle créance en sa foi religieuse, huguenots et catholiques, devant des extrémités terribles, durent se ranger autour de Henri IV ; il portait le drapeau de la France, opposé au sinistre drapeau de la Ligue, où se lisait écrit en traits de sang : Espagne, — Démembrement de la France, — Rome, — Inquisition, — Jésuites.

Henri IV, après sa déclaration du 4 août, reçoit les serments des chefs de l’armée royale et des troupes protestantes ; mais la Ligue refuse de reconnaître le pouvoir de ce roi hérétique, les moines prêchent l’assassinat contre lui, font appel à un nouveau Jacques Clément, et le premier est glorifié, canonisé par les catholiques. Le Béarnais, après une attaque infructueuse contre Paris, marche sur la Normandie. Dieppe lui est livré moyennant argent ; il commence ainsi à racheter des ligueurs, au moins autant qu’à reconquérir sur eux, chaque ville, chaque province de son royaume, à des prix énormes, ne payant pas comptant, le trésor était à sec, mais s’engageant par billets royaux. Le duc de Mayenne vient, à la tête de dix mille hommes, attaquer Dieppe le 16 septembre 1589 ; il est complètement battu à la bataille d’Arques. Encouragé par cette victoire, Henri IV, à la fin d’octobre, met de nouveau le siège devant Paris. Le 1er novembre, les faubourgs Saint-Germain, Saint-Michel et Saint-Jacques sont emportés d’assaut ; mais, manquant de grosse artillerie, le Béarnais ne peut poursuivre son succès et opère sa retraite devant l’armée catholique, traverse la Beauce, s’empare de plusieurs villes ou les achète, et entre à Tours le 21 novembre. Ce même jour, le duc de Mayenne se fait proclamer roi à Paris par le Parlement, sous le nom de Charles X. L’ambitieuse visée de la maison de Lorraine est enfin satisfaite : un Guisard monte sur le trône de France ; royauté d’un jour achetée au prix d’un demi-siècle de guerres religieuses. En 1590, le cardinal Gaétan, légat du pape, est reçu à Paris par la Ligue avec acclamation ; ce saint homme venait engager les Parisiens à une résistance désespérée, leur promettant de prochains secours de l’Espagne. Le Béarnais, après plusieurs batailles gagnées, décide du sort de la campagne en taillant en pièces, à Ivry (14 mars 1590), l’armée du duc de Mayenne ; celui-ci échappe à grand-peine à la déroute et arrive à Saint-Denis, où le légat du pape et Mendoza, ambassadeur de Philippe II, viennent le trouver afin de se concerter avec lui au sujet de la défense de Paris, et assurent les ligueurs de la prochaine arrivée d’une armée espagnole, sous le commandement du duc de Parme. Henri IV se rend sous les murs de Paris, et établit le blocus de cette ville. Pendant le siège, les ligueurs font de nombreuses processions, en invoquant le secours du ciel. Le légat du pape et l’ambassadeur d’Espagne engagent la Ligue à s’opiniâtrer dans la défense de la ville ; le légat reçoit des chefs catholiques le serment de vaincre ou de mourir, au nom du Saint-Père, leur souverain spirituel, ensuite de quoi le légat les bénit et leur garantit l’appui du Tout-Puissant. Malgré cette bénédiction apostolique, malgré la garantie de l’appui du Tout-Puissant, une effroyable disette décime Paris ; deux cent mille habitants renfermés dans les murs de cette ville souffraient les tortures de la faim. On mangea d’abord les animaux ; cette ressource épuisée, on pila des ardoises que l’on délaya dans l’eau. On fit plus : on déterra les os des morts, on les réduisit en poudre dont on fit une sorte de brouet. Une femme, riche de trente mille écus, fit saler par sa servante ses deux enfants, morts de faim, et mourut elle-même après avoir essayé de se sustenter avec cette horrible nourriture. Les crapauds, les couleuvres, les bêtes immondes, envahissaient les maisons désertes ou rampaient sur les cadavres dont les rues étaient remplies… Hélas ! Paris catholique expiait cruellement la Saint-Barthélemy ! Henri IV allait s’emparer de la ville, lorsque, pour la seconde fois, il dut lever le siège devant l’armée du duc de Parme, venu au secours des ligueurs, à la tête des soldats de Philippe II. Dans les provinces, la Ligue continue de batailler contre les protestants, les royalistes et les nationaux, toujours avec l’appui de l’étranger, pour la plus grande gloire de l’Église de Rome et au plus grand profit de l’Espagne. Le pape redouble d’anathèmes et envoie en France le nonce Landriano, chargé de deux monitoires fulminant l’excommunication contre Henri IV et le déclarant hérétique, relaps, persécuteur de l’Église, privé de tous ses royaumes et de tous ses domaines en ce monde, et éternellement damné dans l’autre ; le Béarnais rit dans sa barbe et enjoint à son parlement, siégeant à Tours, de riposter aux monitoires de Grégoire XIII en les déclarant nuls, abusifs, scandaleux et séditieux.

Les Seize avaient écrit, le 20 septembre de cette année, à Philippe II, par l’intermédiaire du jésuite Matthieu, surnommé le Courrier de la Ligue. Dans cette lettre, « — ils remerciaient le roi d’Espagne des secours qu’il envoyait aux bons catholiques, l’assurant que leurs souhaits et leurs vœux les plus ardents étaient de le voir tenir le sceptre de la France et régner sur eux, ou bien qu’il établît en France quelqu’un de sa postérité, ou bien encore qu’il se choisît un gendre, que les catholiques recevraient pour roi, avec joie et amour ; ils désignaient, à ce sujet, au choix de Philippe II, le jeune duc de Guise, fils du Balafré. » — La missive était signée : Martin, docteur en théologie ; — Sanguin, chanoine de la cathédrale ; — Hamilton, curé de Saint-Côme[5]. Cette lettre infâme restera le monument éternel des exécrables vœux du parti catholique, aveugle instrument des jésuites. Dieu juste ! qui donc, sinon les disciples de Loyola, cet autre Espagnol, pouvait inspirer à des Français la pensée de demander pour roi Philippe II, l’ennemi implacable de la France ! ce monstre dont le fanatisme féroce épouvantait le monde ! Philippe II, le meurtrier de son fils don Carlos ! L’anarchie, le chaos, étaient alors en France à leur comble ; il y avait alors quatre rois, chacun intronisé par ses partisans : — Henri IV, — Charles X ( le duc de Mayenne), — le jeune cardinal de Bourbon, — et le duc de Guise (fils du Balafré), chef des plus fougueux des Seize. En 1592, Henri IV, après des succès balancés par des défaites, entre en Champagne et prend Épernay. En 1593, Philippe II cède à l’appel des catholiques et envoie en ambassade solennelle à Paris le duc de Frias réclamer, au nom de son maître Philippe II, la couronne de France en faveur de l’infante d’Espagne, née d’Elisabeth de France, fille aînée du roi Henri II. Au moment d’accomplir ce grand forfait, ce parricide : livrer la mère-patrie à Philippe II, une fraction du parti catholique éprouve un remords tardif ; la Ligue, divisée sur cette question, commence de tomber en dissolution. Paris, la France entière, depuis si longtemps surexcités, fanatisés par le clergé, éprouvaient alors cette prostration qui succède aux fièvres ardentes ; la misère était horrible dans toutes les classes. Cinquante années de guerres religieuses avaient couvert la France de ruines ; et sauf le clergé, toujours inexorable dans sa haine, ou quelques fougueux ligueurs, tous les partis aspiraient à la paix.

Le Béarnais et ses deux excellents conseillers, Duplessis-Mornay et Sully, trop habiles pour ne pas remarquer ces symptômes de lassitude des factions, en profitèrent habilement. Les brillantes qualités militaires du Béarnais, son extrême habileté politique, sa joyeuse humeur, son apparente bonhomie, et l’absence de tout autre prétendant national à la couronne, lui ralliaient alors la majorité des catholiques anciens ligueurs ; mais, à aucun prix, ils n’auraient consenti à reconnaître l’autorité d’un roi hérétique. Ils firent donc savoir au Béarnais que, s’il embrassait de nouveau, mais irrévocablement cette fois, la religion catholique, il aurait leur concours et régnerait sur la France. Le rusé Gascon, comptant toujours conserver l’appui des protestants en leur concédant le libre exercice de leur religion, et d’ailleurs aussi peu soucieux de la messe que du prêche, voyant enfin, après tout (c’est peut-être là son excuse), le moyen de mettre terme, par une momerie, aux maux de la guerre civile, qui depuis si longtemps désolaient le pays, consentit à cœur joie de redevenir catholique. Il mande près de lui l’archevêque de Bourges et d’autres prélats, afin, dit-il, d’être éclairé par eux sur les mystères de la foi… La lumière, on le devine, ne se fit point attendre ; quelques heures d’entretien avec ces princes de l’Église suffirent à l’instruction religieuse du Béarnais ; soudain illuminé, dit-il, par la grâce d’en haut, il promit d’abjurer solennellement l’hérésie. Le lendemain même de cette pieuse conférence à la suite de laquelle l’esprit saint l’avait illuminé, le joyeux compère écrivait à sa maîtresse Gabrielle d’Estrées :

« J’arrivai au soir de bonne heure, et fus importuné de Dieu gard jusqu’à mon coucher. Nous croyons que la trêve se conclut aujourd’hui. Pour moi, je suis, à l’endroit des ligueurs, de l’ordre de saint Thomas (qui croyait ce qu’il touchait). Je commence ce matin à parler aux évêques, outre ceux que je vous mandai hier. L’espérance que j’ai de vous voir demain retient ma main de vous faire de plus longs discours. Ce sera dimanche que je ferai le saut périlleux… Bonjour, mon cœur, venez demain de bonne heure, car il me semble qu’il y a déjà un an que je vous ai vue. Je baise un million de fois les belles mains de mon ange et la bouche de ma chère maîtresse !…..........Henri.

» Saint-Denys, ce 23 juillet 1593. »

Le saut périlleux, c’était l’abjuration ; cette jonglerie, l’adroit Gascon l’exécuta, le dimanche 25 juillet 1593, avec sa souplesse habituelle. Il se rendit en grande pompe à la basilique de Saint-Denis, à la tête d’un long cortège. Les portes de l’église étaient fermées ; Henri IV frappe ; elles s’ouvrent. Sous le grand portail se tenait l’archevêque de Bourges, officiant, environné de sept évêques et d’un nombreux clergé. « — Qui êtes-vous ? — demanda l’archevêque au Béarnais, lorsqu’il mit le pied sous le porche. — Je suis le roi. — Que demandez-vous ? — Je demande à être reçu au giron de l’Église catholique, apostolique et romaine. — Agenouillez-vous, sire, et faites votre profession de foi. »

Et le madré compère de répondre en riant dans sa barbe grise : « — Je proteste et jure, devant la face du Dieu tout-puissant, de vivre et mourir dans la religion catholique, de la protéger et défendre envers et contre tous, au péril de mon sang et de ma vie, renonçant à toutes hérésies contraires à icelle. »

Ceci dit, le royal néophyte reçut la bénédiction, communia, pria, fit largement les choses, assista le soir à vêpres, à complies, au sermon, et termina cette apostolique journée en allant passer la nuit chez sa maîtresse, la belle Gabrielle. Les protestants, ayant reçu des engagements secrets de Henri IV au sujet de la religion, croyaient, et ils ne se trompaient pas, que, sous son règne, la liberté de conscience serait scrupuleusement respectée ; cependant, grand nombre de huguenots, plaçant les devoirs de l’honneur et de la conscience au-dessus de la politique, blâmèrent, avec une légitime indignation, la nouvelle apostasie du Béarnais. Grâce à cette apostasie, à ce saut périlleux, comme il disait, il entra dans Paris, dont il acheta d’ailleurs chèrement les clefs au comte de Cossé-Brissac, gouverneur au nom de la Ligue, et fut par lui introduit dans la ville. La Ligue avait commis tant d’excès, les Parisiens avaient tant souffert de la famine et de la guerre, enfin, par un revirement soudain de l’esprit public, Rome et l’Espagne inspiraient alors tant d’aversion, que Henri IV fut accueilli dans Paris avec joie. Le légat du pape et l’ambassadeur de Philippe II sortirent de Paris par capitulation. La reddition de la capitale entraîna la soumission de presque toutes les villes qui tenaient encore pour la Ligue, soumission que le Béarnais dut payer à des prix énormes, ainsi que celle du duc de Guise, fils du Balafré, du duc d’Aumale et autres chefs ligueurs. La compagnie de Jésus, le pape et Philippe II, voyant la ruine de leurs projets sur la France, espérèrent que l’assassinat de Henri IV, de qui le pouvoir contenait tant de factions diverses, pourrait replonger le pays dans un chaos de désastres profitables au Saint-Père, au roi très-catholique Philippe II et aux fils de Loyola ; d’où il suit que ces bons pères armèrent benoîtement le bras d’un nouveau Jacques Clément. Le 27 novembre, Henri IV, arrivant d’Amiens, entrait dans la chambre de Gabrielle d’Estrées ; un jeune homme de dix-huit ans, qui s’était glissé parmi les gens de la suite du roi, tenta de le poignarder, mais le blessa seulement à la lèvre. L’assassin, arrêté, confessa sur-le-champ se nommer Jean Châtel et être élève des Jésuites de la rue Saint-Jacques. Il avait espéré obtenir le paradis en tuant le roi afin de rendre service à l’Église ; cette pensée, ajoutait-il, lui était venue en entendant les révérends pères, ses professeurs, établir la légitimité de ce meurtre. L’élève de la compagnie de Jésus fut tiré à quatre chevaux, et ses doux maîtres, par arrêt du 29 décembre, furent invités à déguerpir de France, dans un délai de quinze jours, comme corrupteurs de la jeunesse, perturbateurs du repos public, etc., etc.

Le rachat des villes tenant pour la Ligue et la soumission des chefs catholiques avaient coûté à Henri IV la promesse de sommes énormes ; il lui fallut s’acquitter le chiffre de ces achats et le nom des achetés a circulé dans le public. Voici une copie de cette pièce, dont l’original a été écrit de la main du Béarnais :

« À M. de Lorraine et autres, selon son traité et promesses secrètes, 3,768,825 liv. ; — à M. de Mayenne et autres, 3,580,000 l. ; — à M. de Guise, prince de Joinville, 3,888,000 liv. ; — à M. de Nemours, 378,000 liv. ; — à M. de Mercœur, pour Blavet, Vendôme et Bretagne, 4,295,530 liv. ; — à M. d’Elbœuf, pour Poitiers, 970,000 liv. ; — à M. de Villars, pour la Normandie, 3,477,000 liv. ; — à M. d’Épernon, 496,000 liv. ; — pour la réduction de Marseille, 406,000 liv. ; — à M. de Brissac, réduction de la ville de Paris, 1,695,400 liv. ; — à M. de Joyeuse, pour Toulouse, 1,470,000 liv. ; — à M. de la Châtre, pour Orléans et Bourges, 898,000 liv. ; — à M. de Villeroy et son fils, pour Pontoise, 476,000 l. ; — à M. de Bois-Dauphin, 670,000 l. ; — à M. de Balagny, pour Cambrai, 828,000 liv. ; — à MM. de Vitry et Médavid, 380,000 liv. ; — Vidame d’Amiens, d’Estourmel et autres, pour Amiens, Abbeville, Péronne, 1,260,000 liv. ; — à Belin, Jofreville, pour Troyes, Nogent, Vitry, Rocroy, Chaumont, 830,000 liv. ; — pour Vexelay, Mâcon, Mailly et places de Bourgogne, 457,000 liv. ; — à Canillac, pour la ville de Puy, 547,000 liv. ; — pour Montpesat, Montespan et villes de Guyenne, 390,000 liv. ; — pour les traités de Lyon, Vienne, Valence, 636,800 liv. ; — pour Dinan, Baudoin et Bevilliers, 34,000 liv. Total : — trente-deux millions cent quarante-deux mille livres[6]. »

Il fallait, pour réaliser cette somme et d’autres plus considérables encore, recourir à de nouveaux impôts ; cependant, les ressources des cités étaient épuisées par les pilleries d’une foule de chefs militaires. Absolus dans les commandements qu’ils exerçaient en province, ils renouvelaient les horreurs de la féodalité, pressurant, torturant les gens des villes et des campagnes pour leur arracher leur dernier sou. Aussi, en 1594, le Poitou, la Saintonge, le Limousin, la Marche, le Périgord, l’Agénois, le Querci, se soulèvent en masse ; les paysans refusent de payer les tailles, les dîmes, les droits féodaux, se ruent à coups de fourche sur les gens de guerre, les gens du fisc et les seigneurs, qui croquaient le pauvre monde, — disait Jacques Bonhomme. Et ce cri de : Aux croquants ! aux croquants ! devient son cri de révolte ; puis, plus tard, cette appellation de croquant qu’il donnait à ses ennemis lui resta en signe de mépris. Henri IV ordonna sagement à plusieurs gouverneurs royaux d’employer la persuasion et de promettre la réforme des abus, afin de mettre terme à cette nouvelle Jacquerie. Dans d’autres provinces, les gouverneurs employèrent la force pour dissiper les réunions de croquants ; mais, dans ces luttes, les révoltés ne furent pas toujours vaincus, tant s’en faut, et l’on dut compter avec eux. En Guyenne, en Gascogne, des assemblées populaires de trente à quarante mille croquants se rassemblèrent dans la forêt d’Abzac, et, délibérant en armes, députèrent à Henri IV des envoyés chargés de lui représenter les excès des gens de guerre et des seigneurs ; le Béarnais promit d’aviser à leur requête. M. de Matignon, gouverneur de Guyenne, proposa aux plus fougueux d’entre les croquants, et ils acceptèrent, des enrôlements contre l’Espagne et contre les dernières bandes de ligueurs qui brigandaient encore en certaines provinces, et ces soulèvements s’apaisèrent.

La tentative d’assassinat dont il avait failli être victime éclaira Henri IV sur les desseins implacables du parti ultramontain. Le Saint-Père et le très-catholique Philippe II, inspirés par la compagnie de Jésus, avaient mis le poignard à la main de Jean Châtel. Aussi le Béarnais accomplit-il un acte politique, national et populaire en déclarant la guerre à l’Espagne, le 17 janvier 1595 ; et à la journée de Fontaine-Française, le 30 mai de la même année, il remporte une première victoire sur les Espagnols, commandés par le connétable de Castille. Bientôt la Bourgogne se détache de la Ligue, et l’année suivante, les ducs de Mayenne et de Joyeuse, ainsi que presque tous les anciens chefs de l’Union, concluent un traité de paix avec Henri IV, traité payé au poids de l’or, comme tous ceux de même nature ; d’où il suit que ces forcenés catholiques, se souciant de la catholicité aussi peu que le Béarnais s’en souciait lui-même, ne songeaient qu’à grossir leur escarcelle. Enfin, la Ligue est presque complètement dissoute ; seul, le duc de Mercœur continuait la lutte dans une partie de l’Armorique, afin de se faire chèrement acheter la paix. Henri IV, en 1598, se rend en Bretagne, afin d’achever la pacification de cette province, marie César de Vendôme (l’un de ses nombreux bâtards) à la fille du duc de Mercœur, cimente ainsi la soumission de ce seigneur ; les dernières agitations de la Ligue sont apaisées. Le Béarnais se rend à Nantes et y signe, le 30 avril 1598, le fameux édit de Nantes. Cet édit accordait enfin la liberté de conscience aux huguenots. Ils n’avaient d’ailleurs été nullement troublés dans l’exercice de leur culte depuis l’avènement de Henri IV au trône ; mais ils demandaient instamment que leurs droits fussent solennellement reconnus et garantis par un acte public. Voici le texte de ce traité ; sa sagesse, sa tolérance, honorent le Béarnais et ses deux conseillers habituels, Sully et Duplessis-Mornay, tous deux huguenots, grands hommes de bien et grands citoyens.

« Nous, Henri, roi de France et de Navarre, etc., etc.

» Maintenant qu’il plaît à Dieu commencer de nous faire jouir de quelque repos, nous avons estimé ne pouvoir le mieux employer qu’à pourvoir à ce que son saint nom puisse être adoré et prié par tous nos sujets, et s’il ne lui a plu encore permettre que ce soit en la même forme de religion, que ce soit au moins d’une même intention et avec telle règle, qu’il n’y ait point pour cela de trouble ou de tumulte entre eux ; nous nous sommes donc, pour cela, décidé à donner à nos sujets, sur cette matière, une loi générale, claire, nette, absolue, un édit perpétuel, irrévocable.

» — Les prétendus réformés ont la liberté d’aller habiter par tout le royaume, sans être astreints à rien faire contre leur conscience. — Le libre exercice de leur culte est rétabli ou maintenu dans toutes les villes où il se trouvait établi en 1596-1597, et dans celles où il avait été accordé par l’édit de 1577 ; — plus, dans une ville ou bourg par bailliage.— Le libre exercice du culte est accordé à tous possesseurs de fiefs de haute-justice ou plein-fief de haubert, pour eux, leurs familles et tous ceux qu’ils voudront recevoir ; — aux possesseurs de simples fiefs, pour eux, leurs familles, leurs amis, jusqu’au nombre de trente seulement. — Les protestants seront reçus partout dans les collèges, les écoles, les hôpitaux, et pourront fonder des écoles et des collèges et publier les livres de leur religion, dans les villes où leur culte est autorisé. — Ils seront partout admissibles à toutes charges et emplois, et ne seront astreints, en entrant aux charges, à des cérémonies ou à des formes de serment contraires à leur conscience ; — ils auront un lieu de sépulture en chaque ville ou bourg. — Il est interdit d’enlever les enfants à leurs parents pour les faire changer de religion. — Les parents auront droit de pourvoir, par testament, à l’éducation de leurs enfants — Les exhérédations pour fait de religion ne seront pas valables. — Une nouvelle chambre de l’Édit sera instituée dans le parlement de Paris pour juger tous les procès où les protestants seront intéressés — Les protestants se désisteront de toutes pratiques, négociations, intelligences, dedans et dehors le royaume ; leurs conseils provinciaux se dissoudront. — Ils ne lèveront plus de cotisations annuelles sans l’aveu du roi. — Le roi donnera une somme annuelle pour l’entretien des ministres du culte réformé[7]. »

Fils de Joel, vous souvient-il des paroles prononcées, au commencement de ce siècle-ci (en l’année 1534), par notre aïeul Christian l’imprimeur, lors de la première assemblée des réformés dans une carrière de Montmartre ?

« — Un arrêt de dix lignes, consacrant pour chacun la liberté d’exercer son culte, sans offenser la croyance d’autrui, conjurerait les maux affreux des guerres religieuses que je prévois, — disait Christian l’imprimeur ; — mais cet arrêt si juste, si simple, ne sera jamais volontairement rendu par les rois, dominés qu’ils sont par l’Église de Rome, leur complice éternelle, qui, seule, les sacre, les consacre aux yeux du peuple, affirme la sainteté de leur droit divin et hébète, dégrade ou fanatise les hommes au profit de l’autel et du trône, à moins que le trône ne prétende primer l’autel… auquel cas, l’Église soulève les peuples contre les rois ! Non ! non ! pas d’illusion ! il en sera fatalement de la liberté religieuse ainsi qu’il en a été de toutes nos libertés depuis des siècles : il nous faudra la conquérir comme nous avons conquis les autres, par l’insurrection, par la lutte, par l’épée, au prix de notre sang et de celui de nos enfants. Eux et nous, hélas ! nous assisterons, je le prévois, à de longues et terribles guerres civiles ; et pourtant elles seraient épargnées à l’humanité, si François Ier rendait aujourd’hui un arrêt de tolérance, qui sera tôt ou tard imposé par la force à l’Église et à la royauté. »

Les prévisions de Christian l’imprimeur, basées sur la connaissance du passé inscrit dans nos annales, se sont réalisées. C’est en 1598, après soixante-six ans de persécutions, de guerres, de massacres, de ruines, de forfaits jusqu’alors inouïs, que, tour à tour imposée aux rois par la force et reniée par eux des qu’ils croyaient le péril conjuré, la liberté religieuse a été enfin proclamée, affirmée d’une manière irrévocable (espérons-le du moins), par Henri IV, nourri depuis son enfance dans la foi protestante, et, conséquemment, le seul roi qui put être sincère en promettant de respecter, de maintenir les droits de l’Église réformée.

La Ligue fut dissoute, mais grâce à d’énormes sacrifices pécuniaires ; il fallut y pourvoir, ainsi qu’aux nécessités de la guerre avec l’Espagne et aux détestables prodigalités du Béarnais envers ses innombrables maîtresses, sans parler de son goût forcené pour les jeux de hasard, où il perdait des sommes considérables. Il confia l’administration des finances à Sully, homme intègre, ordonné, esprit droit, rigide et calculateur, dévoué au bien public et résolu de le poursuivre avec l’inflexibilité de son caractère entier. Chargé par le roi de s’enquérir personnellement de l’état des finances, il trouva partout le désordre, la rapine organisée par les gens du fisc, les gouverneurs ou autres, qui emboursaient le plus clair du revenu des impôts ; Sully trancha inexorablement dans le vif de ces plaies honteuses ; s’il n’allégea que de peu le poids écrasant des taxes, il parvint du moins à faire rentrer intégralement leur produit dans le trésor public et l’employa au service du pays. Sully blâma souvent avec sévérité les folles dépenses du Béarnais, qui prodiguait l’or de la France à ses courtisanes et aux bâtards qu’elles procréaient. Il légitimait ces fruits de l’adultère avec une naïveté d’impudeur, avec un cynisme, qui sembleraient incroyables, impossibles, si l’acte de légitimation de l’un des bâtards de ce prince ne prouvait à quel degré d’aberration du sens commun et du sens moral peuvent atteindre les rois les plus favorablement doués ! Quoi d’étonnant ? enivrés de leur toute-puissance, foulant aux pieds les lois qui régissent le commun et se croyant d’une espèce supérieure au vulgaire des hommes, ils proclament honorables et dignes des faits indignes et déshonorants aux yeux de tous. Lisez, fils de Joel, et vous ne vous étonnerez pas de ce que l’idée républicaine, toujours progressant, ait continué de couver dans un grand nombre d’esprits, même sous le règne du Béarnais, excellent roi si on le compare à ses devanciers.

« Henri, par la grâce de Dieu, roi de France et de Navarre, à tous présents et à venir, salut.

» Nous estimons pouvoir véritablement dire avoir, autant que nul de nos prédécesseurs, travaillé pour le bien de l’État, ce qui nous a fait espérer que cette vertu et force sera héréditaire à tous les nôtres, et que tout ce qui proviendra de nous naîtra et croîtra avec cette intention envers l’État ; c’est pourquoi nous avons d’autant plus désiré d’avoir lignée et en laisser après nous à ce royaume ; et puisque Dieu n’a pas encore permis que nous en ayons en légitime mariage, nous avons voulu, en attendant qu’il lui plaise nous donner des enfants qui puissent légitimement succéder à cette couronne, chercher à en avoir d’ailleurs en quelque lieu digne et honorable qui soient obligés d’y servir, comme il s’en est vu d’autres de cette qualité qui ont bien mérité de l’État. Pour cette occasion, ayant reconnu les très-grandes grâces et perfections, tant de l’esprit que du corps, qui se trouvent en la personne de notre très-chère et bien-aimée la dame Gabrielle d’Estrées (épouse du sieur de Liancourt), nous l’avons, depuis quelques années, recherchée à cet effet (d’avoir des enfants) ; et ladite dame, après nos longues poursuites et ce que nous y avons apporté de notre autorité, ayant condescendu à nous obéir et complaire et ayant plu à Dieu de nous donner d’elle un fils, nous avons résolu, en l’avouant et reconnaissant notre fils naturel, lui accorder nos lettres de légitimation. — Pour ces causes, avons, de notre certaine science, pleine puissance et autorité royale, avoué, dit et déclaré par ces présentes, signées de notre main, ledit César notre fils naturel, et icelui légitimé et légitimons, etc., etc., dérogeant, de notre grâce spéciale, à toutes ordonnances qui pourraient être à ce contraires.

» Henri[8]. »...............................

En résumé, fils de Joel, vous le voyez, rien de plus clair : le Béarnais n’a point d’enfants de sa femme légitime, il veut en avoir d’ailleurs, et ayant reconnu la grande perfection d’esprit et de corps réunie dans sa bien-aimée Gabrielle d’Estrées, il l’a recherchée à cet effet, quoique mariée à un autre ; et comme il a plu à Dieu de faire naître un fils de ce double adultère, le bon sire légitime ce bâtard, révoquant, au nom de son autorité royale, toute loi qui s’oppose à cette légitimation. Ce fut ainsi que cinq autres bâtards, qu’il plut à Dieu de donner successivement à Henri IV, furent légitimés, en janvier 1595, — mars 1507, — janvier 1603, — mars 1608 et novembre 1609. — Nombrer exactement le nombre des maîtresses de ce vert galant serait impossible ; il faut se borner à énumérer celles que le cri public a signalées. Elles sont au nombre de trente-quatre. — Dame Marline, — la Grecque Dayelle, — Charlotte de Beaune de Samblançay, — la demoiselle du Rouet, — Tignonville, — la Montaigu, — l’Arnaudine (prostituée du plus bas lieu), — Catherine de Luc, — Fleurette (fille du jardinier du château de Nérac : abandonnée du Béarnais, elle se tua de désespoir), — Françoise de Montmorency, — la Boinville, — la Leclain, — madame de Noirmoutiers, — Diane de Corisandre, — madame de La Roche-Guyon, — Claudine de Beauvilliers (abbesse de Montmartre), — Catherine de Verdun (religieuse à Longchamps), — Gabrielle d’Estrées, — mademoiselle d’Entragues, — la Quélen, — la comtesse de Limaux, — la comtesse de Sourdis, — la marquise de Verneuil, — mademoiselle de Gaise, — madame de Villars, — la comtesse de Moret, — mademoiselle des Essarts, — la Foulebon, — enfin, la princesse de Condé. — Et vous verrez tout à l’heure, fils de Joel, quelles incroyables conséquences ce dernier amour du Béarnais faillit avoir pour la paix de l’Europe.

Henri IV, si longtemps rebelle à la double autorité royale et pontificale, pratiqua, dès qu’à son tour il fut roi, les principes du pouvoir absolu. Voyant dans les Assemblées nationales un pouvoir rival de son autorité, il ne convoqua jamais les États généraux, dont il avait tant de fois réclamé la réunion, alors qu’il s’insurgeait en armes contre Henri III. Cependant, afin de donner l’apparence d’une sanction légale à la levée des impôts, il choisit parmi les trois ordres vingt-quatre prélats, quarante-deux membres de la noblesse, cinquante-deux bourgeois, et manda ces notables à Saint-Ouen afin, selon lui, d’aviser de concert avec eux aux intérêts de l’État. Le madré compère, entre autres gasconnades, dit à ces notables, en affectant la bonhomie et la déférence : « — Je vous ai assemblés afin de recevoir vos conseils, pour les croire, pour les suivre, bref, pour me mettre en tutelle entre vos mains, envie qui, d’habitude, ne prend guère aux rois, aux barbes grises et aux victorieux. » — Ce sont là de nobles et touchantes paroles ; quant à leur sincérité… jugez-en, fils de Joel. Le jour de la convocation des notables, Gabrielle d’Estrées avait désiré assister à la séance, cachée derrière une tapisserie ; le roi lui demanda ensuite : « — quoi lui semblait de son discours à ces bonnes gens. » — Elle répondit qu’il lui semblait surprenant que le roi, à son âge, voulut se mettre en tutelle. « — Ventre Saint-Gris ! — s’écrie le bon compagnon, — il est vrai ; mais j’entends être en tutelle avec mon épée au côté. »

Telles étaient la lourdeur des impôts et les prodigalités du Béarnais, que, choisis, triés, nommés par lui, les notables demandèrent des économies considérables dans les dépenses, proposant d’ailleurs divers moyens de réaliser ces réductions ; parmi ces moyens, les uns étaient excellents et d’une pratique facile, d’autres inexécutables. Sully, non moins jaloux de son autorité en matière de finances, que le roi en ce qui touchait à son pouvoir, conseilla ce prince de charger les notables de rédiger eux-mêmes les édits relatifs aux réformes, espérant dégoûter à jamais ces bonnes gens de leurs velléités réformatrices. Il fallait à cette assemblée, pour mener à bien la tâche qu’elle s’imposait, une foule de renseignements, de chiffres, d’états de recettes et de dépenses que Sully, grâce à mille échappatoires, se garda bien de fournir. Qu’advint-il de ce leurre ? Les notables, empêchés dans leurs travaux, lassés par le mauvais vouloir du ministre, renoncèrent à l’espoir d’alléger les impôts. « — Ces bonnes gens, — dit Sully, — en prenant congé du roi, le supplièrent très-humblement de vouloir les décharger de leur commission, rejoindre tous ses revenus, et ensuite disposer du tout, selon son équité, intelligence et prudence accoutumées, à quoi ils furent reçus après quelques difficultés que fit le roi, en riant dans sa barbe, afin de faire mieux valoir sa marchandise[9]. » — Néanmoins, grâce à l’administration de Sully, qui blâmait sévèrement, mais en vain, les folles dépenses du Béarnais pour ses maîtresses et sa désastreuse passion du jeu, les impôts rentraient dans le trésor public ; la France, à l’aide de ses ressources, put poursuivre sa lutte nationale contre l’Espagne, et, en 1600, entreprendre une nouvelle guerre contre le duc de Savoie, guerre victorieusement terminée en cette même année où Henri IV, après avoir divorcé avec la sœur de Charles IX, si décriée pour ses débordements, épousa Marie de Médicis, fille de François, grand-duc de Toscane. En 1601, un traité de paix conclu avec le duc de Savoie (17 janvier) assure à la France, en échange du marquisat de Saluces, la possession de la Bresse, du Bugey, du Valromey et du pays de Gex. En 1602, le maréchal de Biron et le comte d’Auvergne, fils naturel de Charles IX, sont mis à la Bastille, accusés de conspiration contre Henri IV ; Biron est exécuté, les autres graciés. En 1603, les jésuites, chassés de France après l’attentat de Jacques Clément, poussé au régicide par ces bons pères, sont rappelés en France par Henri IV, quoiqu’il éprouvât une répulsion instinctive à leur égard ; mais, luttant contre ces sinistres pressentiments, il céda, malheureusement pour lui, pour la France, à des obsessions de mille sortes, et le bannissement des jésuites eut son terme… La république des Provinces-Unies, dont l’influence maritime et le développement commercial allaient toujours croissant, est solennellement reconnue, en 1607, par Henri IV ; il considérait l’alliance de cette république protestante comme l’un des puissants moyens d’action qui devaient concourir à réaliser un plan gigantesque depuis longtemps élaboré, caressé par Sully, et en partie accepté par le Béarnais. Il s’agissait du complet remaniement de l’Europe et de l’établissement de la république chrétienne universelle, en opposition à la monarchie catholique universelle, rêve incessant de Philippe II, à laquelle devait succéder, dans la pensée secrète de la compagnie de Jésus, la domination théocratique absolue, spirituelle et temporelle, du Pape de Rome sur l’univers, but suprême de la doctrine d’Ignace de Loyola et des efforts incessants de ses disciples. La république chrétienne, telle que la concevait Sully, devait former une vaste fédération, composée de la France, à demi protestante, et, conséquemment, à demi républicaine ; de l’Angleterre, protestante et déjà presque républicanisée par l’omnipotence de sa chambre des Communes, dont la royauté n’est que l’instrument exécutif (ainsi que le voulait Étienne Marcel, en 1352) ; de la république des sept Provinces-Unies ; de la république des Cantons suisses ; de la république de Venise ; et de toutes les principautés protestantes de la confédération germanique. Chacun des États de la république chrétienne déléguerait des députés à un conseil européen investi du droit souverain de régler pacifiquement et par arbitrage tous les différends, tous les discords, tous les conflits de peuple à peuple, de prince à prince, qui, depuis que le monde est monde, ont soulevé tant de guerres désastreuses pour l’humanité. Sully espérait ainsi, sublime espoir ! fonder, assurer la paix perpétuelle entre les divers États de la république chrétienne et abattre la prépondérance catholique et monarchique de Rome, de l’Espagne et de l’empire des Césars, trinité funeste, depuis tant d’années, au repos, à la grandeur de la France et à la paix de l’Europe. Henri IV, à sa louange éternelle, fut frappé de l’élévation des projets de Sully, et sans en accepter immédiatement les rigoureuses conséquences, il résolut d’entreprendre ce qui, du moins, convenait à son activité politique et militaire, à savoir : la guerre contre l’Espagne et l’Empire, dès que la France aurait contracté une étroite alliance avec les États protestants de l’Europe. Aussi, de 1608 à 1610, grâce aux prodigieux efforts et au génie de Sully, les arsenaux furent remplis d’un matériel de guerre considérable, le trésor public entassa millions sur millions, de nombreuses levées de soldats furent effectuées, tandis que d’habiles négociations garantissaient à la France les alliances indispensables à la gigantesque entreprise de Sully. Rome, l’Espagne et l’Empire tremblèrent ; les jésuites sourirent de l’épouvante de leurs alliés… Il n’y avait, selon les bons pères, aucun motif de s’alarmer ; voici le petit raisonnement des révérends :

— Quel était le promoteur, l’âme de la république chrétienne ?

— Henri IV…

— Or, ne suivait-il pas de là que, si Henri IV mourait subitement, cette vaste entreprise s’évanouirait comme le songe d’un homme de bien ?

— Certes !

— Donc, les bons pères se chargeraient simplement de faire mourir subitement Henri IV.

Vous le voyez, fils de Joel, la logique claire, froide, tranchante, des fils d’Ignace de Loyola va droit au but, comme va droit au cœur le couteau dont ils arment benoîtement leurs disciples. Le Béarnais avait rouvert à point nommé les portes de Paris à la compagnie de Jésus ; les révérends fouillèrent, furetèrent leur ténébreuse école, afin de déterrer un assassin plus ferme, plus sûr de sa main que Jean Châtel… et la république chrétienne serait alors mortellement frappée du même coup que le Béarnais, cet infâme hérétique coupable de l’édit de Nantes… Les bons pères trouvèrent l’assassin qu’il fallait, le dressèrent et le tinrent prêt…

Vers le commencement de l’année 1610, l’armée française était prête à entrer en campagne, le prétexte de la guerre trouvé : il s’agissait de la succession de l’électeur de Clèves, réclamée par plusieurs princes protestants allemands, nouveaux alliés de Henri IV. Mais le fol et honteux amour de ce vert galant pour la princesse de Condé brusqua la rupture des négociations entamées pour la forme, au sujet de la succession de Clèves. Le Béarnais avait alors cinquante-six ans. Sachant que son ami Bassompierre aimait mademoiselle de Montmorency et voulait l’épouser : « — Bassompierre, — lui dit-il ; je veux te parler en ami. Je suis devenu, non-seulement amoureux, mais furieux et outré de mademoiselle de Montmorency ; si tu l’épouses et qu’elle t’aime, je te haïrai… Je suis résolu de la marier à mon neveu Condé. Il est jeune et aime cent fois mieux la chasse que les dames ; je lui donnerai cent mille francs par an pour passer son temps[10]. »

Bassompierre renonce à ses prétentions sur la main de mademoiselle de Montmorency ; elle épouse le prince de Condé. Mais celui-ci, afin de soustraire sa femme aux lubriques poursuites du Béarnais, prend la fuite et conduit la princesse hors de France. Henri IV, exaspéré, assemble son conseil, afin de délibérer sur l’équipée de M. de Condé, assez insolent pour ne vouloir point que son lit conjugal soit souillé par son royal oncle. Malheureusement, Sully, en cette conjoncture ridicule et odieuse, entacha sa mémoire par une lâche servilité. Le Béarnais lui ayant dit, tout courroucé :

« — Monsieur de Sully, le croiriez-vous, M. le prince est parti et emmené sa femme ?

— Sire, je ne m’en étonne point, — répondit le ministre ; — je l’avais bien prévu et vous l’avais bien dit. Si vous eussiez cru le conseil que je vous donnais, il y a quinze jours, vous eussiez mis M. de Condé à la Bastille, où vous le trouveriez maintenant, et je vous l’eusse bien gardé[11]. »

Et voilà, fils de Joel, comment la fatale influence de la royauté finit par avilir, par dégrader les plus honorables caractères ! L’iniquité commise pour satisfaire aux détestables passions de celui-là que les gens de cour appellent bassement leur maître, n’est plus, à leurs yeux, une iniquité ; afin de le servir, ils se rendent coupables d’actes dont ils auraient horreur si ces actes devaient leur profiter ! Le Béarnais, peu satisfait de la réponse de Sully, qui ne concluait à rien, demande à M. le président Jeannin son avis. « — Sire, — répondit le président, — Votre Majesté doit, sans tarder, sans hésiter dépêcher un capitaine de ses gardes du corps après madame la princesse, afin de tâcher de la ramener, ainsi que M. de Condé, et ensuite dépêcher des envoyés chez les souverains des États auxquels madame la princesse serait allée, puis menacer ces souverains de leur faire la guerre, en cas qu’ils ne remissent pas entre les mains desdits envoyés le prince et la princesse. »

Autre exemple de cette fatale servilité forcément imposée à leurs familiers par les rois, habitués de se croire au-dessus des lois éternelles de la morale et de la justice, et faisant partager cette créance à leur entourage : le président Jeannin, négociateur habile, homme de mœurs honnêtes en son particulier, conseille naïvement à son maître de poursuivre jusqu’à l’étranger, dans leur refuge hospitalier, le prince et sa femme, qu’il a voulu soustraire à la lubricité de Henri IV. Le détestable avis du président Jeannin fut d’ailleurs suivi.

« — Le roi dépêcha le lendemain M. de Praslin, tant vers M. le prince que vers l’archiduc d’Autriche. M. de Praslin trouva encore le prince et madame la princesse à Landrecies, avec lesquels n’ayant pu traiter pour leur retour, il passa à Bruxelles, où il vit M. l’archiduc d’Autriche, auquel il déclara les menaces du roi. L’archiduc, animé par les persuasions du marquis Spinola, reçut dans ses États M. le prince et madame la princesse de Condé, et les garda dans le pays, ce qui fit enfin résoudre le roi à exécuter le grand dessein. »

Ce grand dessein était la déclaration de guerre à l’Empire et à l’Espagne, afin de tenter l’établissement de la république chrétienne. Henri IV, impatient d’aller reprendre la princesse de Condé à Bruxelles, lieu de son refuge, rompit toutes les négociations entamées au sujet de la succession de l’électeur de Clèves ( premier motif ou prétexte de la guerre), et fit déclarer à l’archiduc d’Autriche que, résolu de porter secours à ses amis et confédérés du duché de Clèves, il traverserait, de gré ou de force, les États autrichiens. Cette menace équivalait à une déclaration d’hostilités. Les troupes françaises devaient entrer en campagne à la fin de mai 1610 ; vers le milieu de ce mois, Henri IV céda aux obsessions de sa femme, Marie de Médicis, qui le conjurait de la faire sacrer avant qu’il partît pour l’armée. Cette reine, quoiqu’elle eût un fils du Béarnais (ce fils régna sous le nom de Louis XIII), craignait que son royal époux ne voulût demander le divorce, afin de se livrer sans contrainte à sa passion forcenée pour la princesse de Condé. Il semblait à Marie de Médicis que son sacre la sauvegarderait de ce divorce tant redouté. Elle n’était d’ailleurs guère plus fidèle au Béarnais que ne lui étaient fidèles ses nombreuses maîtresses ; il vivait en mauvaise intelligence avec elle et avait difficilement consenti à la nommer régente durant la guerre ; régence, du reste, dérisoire : le conseil souverain, choisi par le roi, se composant de quinze membres délibérant à la majorité des voix, l’influence de Marie de Médicis se réduisait à son vote personnel. Henri IV consentit enfin, presque malgré lui, au sacre de la reine, car, chose étrange, ce sacre éveillait en lui de sinistres et invincibles pressentiments.

« — Hé, mon ami ! — disait-il à Sully, — que ce sacre me déplaît ! Le cœur me dit qu’il m’arrivera quelque malheur ! — Puis, rêvant et battant de ses doigts sur l’étui de ses lunettes, il se relevait, d’assis qu’il était, et frappant sur ses cuisses : — Pardieu ! je mourrai dans cette ville et n’en sortirai jamais ! Ils me tueront ! ils n’ont d’autre remède en leur danger que ma mort ! — Ceci était à l’adresse de Rome, de l’Empire et de l’Espagne. Malgré les pressentiments du roi, la reine fut sacrée et couronnée à Saint-Denis, le jeudi 13 mai 1610. Le lendemain, 14, le roi, après dîner, voulut aller rendre visite à M. de Sully, malade et logé à l’Arsenal. Le roi était au fond d’un grand carrosse, dont tous les panneaux étaient ouverts ; à côté de lui était le duc d’Epernon, vis-à-vis de lui, le marquis de Mirabeau et le comte de Liancourt ; les maréchaux de Lavardin et de Roquelaure étaient assis à la portière de droite ; le duc de Montbazon et le marquis de La Force à la portière de gauche. — Le carrosse du roi fut arrêté à l’entrée de la rue de la Ferronnerie par un embarras de charrettes ; les pages et les valets de pied quittèrent leur poste et entrèrent dans le cimetière, pour couper au court et rejoindre plus loin le carrosse, auprès duquel il ne resta que deux valets. L’un se baissait pour rajuster les cordons de son soulier, lorsqu’un homme de grande taille et de forte corpulence, ayant la barbe rouge, les cheveux noirs, les yeux gros et enfoncés dans la tête, et nommé François Ravaillac (depuis le Louvre il suivait le carrosse du roi, le manteau pendant sur l’épaule gauche, le couteau en main et son chapeau dessus pour le cacher), mit un pied sur une borne, l’autre sur les rayons de la rue, et profitant du moment où M. le duc d’Épernon lisait une lettre, attentivement écoutée par le roi, le meurtrier le frappa d’un grand coup de couteau. — Je suis blessé ! — s’écria le roi en levant le bras gauche pour se défendre. Mais l’assassin redoubla d’un second coup, qui traversa le cœur et tua roide Henri IV. Ceci s’était passé si rapidement, qu’aucun des seigneurs présents dans le carrosse ne purent secourir le roi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

» Neuf jours après la mort du roi, le mardi 25 mai, il y eut prise entre M. de Léoménie et le père Cotton, en plein conseil, auquel père Cotton Léoménie dit que c’était lui voirement et sa société de jésuites qui avaient tué le roi… Le même jour, sur les plaintes portées à la cour par l’archevêque d’Aix sur ce que Ravaillac, interrogé sur le régicide par lui commis, avait répondu conformément aux maximes des jésuites Mariana, Becanus et autres, qui ont écrit qu’il est permis de tuer les tyrans, ladite cour a donné un arrêt qui ordonne qu’à la diligence du doyen de la Faculté de théologie, ladite Faculté sera prochainement assemblée pour délibérer sur la confirmation du décret d’icelle, du 13 décembre 1413, portant qu’il n’est pas loisible à aucun, pour quelque prétexte que ce soit et occasion qui puisse être, d’attenter aux personnes sacrées des rois[12]. »

La mort de Henri IV, ainsi que se l’étaient promis les bons pères de la compagnie de Jésus en armant l’assassin, conjura le danger dont Rome, l’Empire et l’Espagne se voyaient menacés par cette grande guerre… guerre sainte… trois fois sainte… celle-là ! Elle avait pour but : l’établissement de la république chrétienne et la paix perpétuelle de l’Europe… Ce nouveau meurtre, commis à la voix des fils de Loyola, eut, en ce siècle-ci, pour le malheur des peuples, d’incalculables conséquences ! Mais, tôt ou tard, le bien, le juste, triomphent du mal et de l’iniquité ; donc, fils de Joel, jamais de défaillance ! Voyez d’ailleurs cette nouvelle preuve de la marche irrésistible de l’esprit humain : au commencement du siècle dernier, Ignace de Loyola fonde sa compagnie ; il veut, et, après lui, elle veut enchaîner le monde au pouvoir unique, absolu, spirituel et temporel du pape de Rome ; l’accomplissement de cette œuvre est poursuivie par les jésuites avec un art infernal, par des moyens monstrueux. La plupart des nations frémissent, s’épouvantent, à ce point qu’au commencement de ce siècle-ci, un citoyen illustre, Sully, propose à son roi, qui l’accepte, le projet d’une vaste confédération protestante et républicaine, seule capable de combattre, de vaincre Rome, dont l’Espagne et l’Empire étaient les instruments et devaient être plus tard absorbés par un pouvoir théocratique absolu, selon la secrète pensée de la compagnie de Jésus. Ces bons pères ont pu tuer Henri IV d’un coup de couteau, ils n’ont pu tuer l’idée de Sully ; elle vivra, elle triomphera, parce qu’elle est conforme à la justice éternelle, qui veut la dignité, le bonheur, la liberté de l’homme. Oui, un jour, la république universelle brisera pour jamais le double joug de l’Église de Rome et de cette royauté franque qui, depuis dix-huit siècles et plus, opprime la Gaule conquise et asservie ! 



Cejourd’hui, 29 septembre 1610, moi, Antonicq Lebrenn, dans la soixante et unième année de mon âge, j’achève ici, dans notre métairie de Karnak, ce récit sommaire des événements accomplis en France depuis 1573, époque à laquelle nous avons quitté La Rochelle. Ma sœur Thérèse et son mari Louis Rennepont habitent toujours la vieille cité protestante ; ils viennent chaque année nous voir ici. Mon beau-frère, lors de plusieurs voyages qu’il a faits à Paris, s’est fréquemment trouvé en relations avec plusieurs huguenots très-bien informés des affaires publiques ; ses entretiens avec eux, des extraits de divers livres publiés sur les hommes et les choses du dernier siècle et du commencement de celui-ci ont fourni à Louis Rennepont des matériaux qu’il me destinait. Ainsi, j’ai pu, dans ma solitude, retracer brièvement et fidèlement les faits les plus remarquables des règnes de Charles IX, de Henri III et de Henri IV.

Depuis bientôt trente-sept ans, j’ai épousé ma chère et digne femme Cornélie Mirant (elle m’a donné mon fils Stephan au bout de dix années de mariage). Nous avons vécu ici, dans notre métairie, près des pierres sacrées de Karnak, et non loin de Craig’h, colline élevée où, selon notre légende, était bâtie la demeure de notre aïeul Joel au temps de Jules César et d’où l’on découvre au loin la mer et l’île de Sèn, retraite sacrée des druidesses. Chaque jour je ressens le bonheur d’être revenu, moi et les miens, au berceau de notre famille. Mon oncle Joséphin le franc-taupin est resté près de nous jusqu’à la fin de sa longue carrière, il est mort le 12 novembre 1589, environ cinq ans après la naissance de notre bien-aimé fils Stephan, qu’il a bercé sur ses genoux, ainsi qu’il avait bercé mon père Odelin et moi-même, en nous chantant sa chanson favorite :

« Un franc-taupin un arc de frêne avait
» Tout vermoulu, à corde renouée, etc., etc. »

Louis Rennepont, mon beau-frère, exerce toujours à La Rochelle sa profession d’avocat. Le dernier de ses fils, Marius Rennepont, a désiré embrasser la carrière de marin commerçant, et afin de s’instruire dans sa profession, il s’est embarqué fort jeune sur un navire marchand commandé par l’un des amis du capitaine Mirant. Celui-ci, à notre grand chagrin, est mort en l’année 1593 ; la même année, nous avons perdu notre vieil ami, maître Barbot, le chaudronnier de l’île de Rhé. J’avais conservé des relations amicales avec le colonel de Plouernel, devenu chef de cette ancienne et puissante maison depuis qu’il avait hérité de son frère aîné et du fils de celui-ci, tués tous deux à la bataille de La Roche-la-Belle, dans les rangs de l’armée royale, tandis que mon père et moi nous combattions sous Coligny. Le colonel de Plouernel nous a loué, pour quatre-vingt-dix-neuf ans, notre métairie, dépendant du manoir de Mezléan, douaire de sa femme. Peu de temps avant qu’il mourût, nous sommes allés, sur son invitation, visiter le vieux château de Plouernel, où notre aïeul Den-Braô le maçon a été enseveli vivant, ainsi que d’autres serfs, de crainte qu’ils ne révélassent l’existence de l’issue souterraine du donjon construit par eux, ce donjon où le fils de Den-Braô, Fergan-le-Carrier, est allé chercher son fils, enfant, destiné aux maléfices d’Azénor-la-Pâle, maîtresse de Neroweg VI, sire de Plouernel, surnommé Pire-qu’un-loup. Il ne reste de ce manoir féodal que des ruines imposantes. Le grand-père du colonel avait, lors des premiers temps du règne de François Ier, fait construire un magnifique château, dans le style de la renaissance, au pied de la montagne escarpée à la cime de laquelle était placé, comme un nid de vautour, le manoir féodal. Les sombres ruines du donjon sont l’un des points de vue les plus pittoresques du vaste parc qui entoure le moderne château de Plouernel, bâti avec une somptuosité royale. Nous avons admiré la bibliothèque fondée par le colonel, et où il a rassemblé une curieuse collection de tous les ouvrages publiés en faveur de la réforme religieuse du seizième siècle, et dont la plupart sont inspirés de l’esprit républicain. Il nous a fait lire aussi un écrit adressé par lui à son fils sous forme de conseils ; cet écrit nous a profondément touchés, en nous rappelant que mon père Odelin avait autrefois communiqué à La Rochelle au colonel de Plouernel, dont il était l’ami, celles des légendes de notre famille ayant trait à ces luttes durant lesquelles les fils de Joel se sont, à travers les âges, rencontrés, les armes à la main, avec les fils de Neroweg. Le colonel racontait ces événements à son fils, en les abrégeant, mais en leur conservant leur caractère énergique. En l’instruisant de ces luttes séculaires entre nos deux familles et des terribles et légitimes représailles des opprimés contre les oppresseurs, le colonel de Plouernel voulait prouver à son fils l’origine inique et sanglante de la puissance de sa maison, et le provoquer à réparer, à expier cet odieux passé en se montrant toujours équitable, humain, secourable envers ses vassaux, descendants des Gaulois conquis, ainsi que les Neroweg de Plouernel descendent des Franks conquérants. Le fils du colonel, élevé dans de pareils principes et devenu, comme son père, un grand homme de bien, est resté fidèle à la religion réformée ; mais, après sa mort, son fils (ainsi que je l’ai su plus tard) a abjuré le protestantisme, et devenu héritier des biens immenses de sa maison en Bretagne, en Auvergne et en Beauvoisis, il est allé vivre à la cour de Louis XIII, dont il est devenu l’un des plus brillants seigneurs ; et, de mon vivant, il n’est jamais revenu à son château, régi, ainsi que ses vastes domaines, par les baillis de la seigneurie de Plouernel et de Mezléan. Lors d’un voyage que j’ai fait au port de Vannes, j’ai rencontré un voyageur arrivant d’Allemagne à bord d’un bâtiment luxembourgeois ; il m’a appris la mort du prince Karl de Gerolstein, issu de l’une des branches de notre famille plébéienne et descendant de Gaëlo, l’un des compagnons de guerre du vieux Rolf, le chef des pirates normands. Le prince Karl a laissé un fils, héritier de sa principauté ; il est resté, comme son père, fidèle à l’Église réformée.

Notre existence s’est écoulée ici paisible et heureuse ; nous cultivons notre champ, il suffit à nos besoins. Mon Stephan, aujourd’hui âgé de dix-sept ans, m’aide dans mes travaux. Il est d’un caractère doux, timide, craintif, quoique né d’une mère aussi virile que l’est la sienne. Il vivra, je l’espère, tranquillement ici, à moins que les discordes civiles, qui déjà menacent la minorité de Louis XIII, ne viennent troubler la Bretagne. Je continuerai (grâce aux renseignements que me fournira mon beau-frère Louis Rennepont) d’inscrire chaque année dans nos annales les faits nouveaux qui seront à ma connaissance ; mais je dois clore ici ce récit de la bible de poche, commencé par mon grand-père Christian l’imprimeur, sous le règne de François Ier, règne funeste qui vit la fondation de la compagnie de Jésus et les premières persécutions contre les réformés, ces persécutions atroces dont Hêna, sœur de mon père et de fra-Hervé-le-Cordelier, fut victime, ainsi que Ernest Rennepont, moine augustin, appelé en religion frère Saint-Ernest-Martyr, brûlé vif, comme Hêna, après avoir rompu ses vœux monastiques, afin de s’unir à elle et d’embrasser la religion nouvelle.

Ce récit, commencé par mon aïeul Christian, a été achevé par moi, Antonicq Lebrenn, en cette année 1610, après le meurtre de Henri IV, qui mit fin aux guerres religieuses de l’autre siècle par la promulgation de l’édit de Nantes, et qui, selon les conseils du grand Sully, voulait opposer la république chrétienne à la tyrannie universelle du pape de Rome, but suprême des fils d’Ignace de Loyola.

De Loyola qu’il vous souvienne, fils de Joel ! si notre famille doit, après ma mort et celle de Stéphan, se perpétuer à travers les âges ! Oui, de Loyola qu’il vous souvienne ! N’oubliez pas ce registre mystérieux, tenu par le provincial de chaque province, où la compagnie de Jésus inscrit le nom de ceux-là, si obscurs qu’ils soient, qu’elle regarde comme les ennemis déclarés de l’Église de Rome, livre redoutable que chaque génération de jésuites transmet à celle qui lui succède, et où figure déjà le nom de notre aïeul Christian, le nom de mon père Odelin, mon nom à moi, sans doute, et celui de Rennepont, depuis que le neveu de frère Saint-Ernest-Martyr a, comme lui, embrassé le protestantisme, et que son fils, Louis Rennepont, est devenu notre parent. Vous le savez, malgré son obscurité, notre famille a mérité l’anathème d’Ignace de Loyola. Pourquoi ? Parce que notre légende plébéienne, commencée au temps de la conquête des Gaules et continuée de siècle en siècle, pouvait devenir (selon la note écrite de la main du fondateur des jésuites et transcrite par Christian), pouvait devenir, si elle était jamais imprimée, un livre dangereux, en cela qu’il inspirerait l’exécration des forfaits des papes et des rois. N’oubliez pas enfin que déjà nos annales nous ont été une fois dérobées par le jésuite Lefèvre, qui voulait les anéantir, par ordre de son maître ; et elles étaient détruites sans le dévouement de Joséphin le franc-taupin.

Veillez donc avec vigilance sur ce dépôt sacré, sur ce pieux legs de tant de générations éteintes. Il se compose aujourd’hui, 29 septembre 1610, des manuscrits et des reliques suivantes, dont mon fils Stephan sera le légataire :

La petite faucille d’or de Hêna, la vierge de l’île de Sèn ; — la clochette d’airain qui tinta au cou de l’un des taureaux de guerre de Joel, le brenn de la tribu de Karnak ; — le carcan de fer que portait au cou Sylvest, devenu esclave des Romains ; — la croix d’argent de Geneviève, qui vit supplicier Jésus de Nazareth ; — l’alouette du casque de Scanvoch-le-Soldat, frère de lait de Victoria-la-Grande ; — la garde du poignard de fer porté par Ronan-le-Vagre au temps de la conquête des Gaules par Clovis ; — la crosse abbatiale laissée par Amael, compagnon de guerre de Karl-Martel ; les deux pièces de monnaie karolingiennes données à Vortigern par l’une des filles de Charlemagne ; — le fer de flèche retiré de la blessure de Gaëlo par Eidiol, doyen des nautoniers parisiens, lors du siège de Paris par les pirates normands ; — le crâne d’enfant d’Yvon le-Forestier ; — la coquille blanche arrachée de la robe de pèlerin de Neroweg VI, sire de Plouernel, par Fergan-le-Carrier, dans les déserts de la Syrie, au temps des croisades ; — les tenailles de fer qui ont servi à torturer Karvel-le-Parfait lors du massacre des Albigeois ; — le trépied de fer dont fut coiffé Guillaume Caillet, chef des Jacques, dont Mazurek-l’Aignelet épousa la fille ; — le couteau de boucher dont s’est servi un archer anglais pour façonner la croix de bois qui a été donnée à Jeanne Darc, au moment de son supplice, dont Mahiet-l’Avocat d’armes a été témoin ; — enfin, la bible de poche imprimée par Christian, et que sa fille Hêna tenait entre ses mains au moment d’être brûlée vive, en présence de François Ier et de sa cour.

Oh ! fils de Joel ! ces pieuses reliques de notre famille, je les vois à cette heure devant moi, rangées sur le couvercle du coffret contenant nos légendes, parchemins et papiers jaunis par le temps ; je les vois là, devant moi, ces pieuses reliques, en ce moment où j’écris ces lignes, dans ma petite chambre, située sous le comble de la métairie. J’affectionne ce réduit, parce que, de sa fenêtre, je découvre au loin l’Océan, s’enfonçant dans les profondeurs infinies de l’horizon, et plus près de la côte, les rochers de l’île de Sèn, battus par les brisants, tandis que, sur la grève, mon regard plonge à travers les longues avenues des gigantesques pierres de Karnak, toujours debout, et dont le granit a défié tant de siècles, pierres sacrées sur lesquelles se sont arrêtés les yeux de notre aïeul Joel et de sa famille, il y a seize cents ans et plus, de même qu’en ce moment mes yeux s’arrêtent encore sur elles.

Notre antique race gauloise s’est, ainsi que les pierres sacrées de Karnak, perpétuée à travers les âges ; elle a souffert les maux affreux de l’asservissement des Gaules, qui pèse encore aujourd’hui sur nous de tout le poids de la royauté, de la noblesse et de l’Église, leur complice depuis la conquête de Clovis ! Mais courage, fils de Joel, courage ! envisagez l’avenir sans crainte en songeant au passé, symbolisé par ces reliques sacrées. Chacune d’elles vous dit les souffrances de notre race, mais vous dit aussi les pas qu’elle a faits, de siècle en siècle, vers l’affranchissement et la liberté.



fin de la bible de poche.


  1. Pasquier, t. II, col, 361.— Mémoires de Cheverni, p, 490. — Palma-Cayet, introd., p. 76.
  2. Registre-Journal de Henri III, roi de France et de Pologne, p. 269.
  3. Registre-Journal de Henri III, roi de France et de Pologne, p. 301.
  4. Voir vol. II, p. 175. — Le drapeau rouge était le drapeau national des Gaulois.
  5. Journal-Registre de l’Étoile, p. 63.
  6. Notes manuscrites de Henri IV. — Capefigue, t. VII, p. 389.
  7. Dumont, Corps diplomatique, t. V., part. 1, p. 345.
  8. Recueil des anciennes lois françaises, Isambert, t. XV, p. 427.
  9. Œconomie royale de Sully, t. III, p. 71.
  10. Mémoires de Bassompierre, t. I, p. 587.
  11. Mémoires de Sully, t. I, p. 422.
  12. Registre-Journal de Henri IV, roi de France et de Navarre, p. 604.