Les Névroses (Janet)/Deuxième Partie/Chapitre V

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CHAPITRE V

Qu’est-ce qu’une névrose ?


Il était difficile d’analyser un trouble névropathique particulier, mais il est encore plus délicat et plus téméraire de formuler une conception générale à propos de l’ensemble de ces maladies dont tout le monde parle sans les guère comprendre, mais qu’on résume cependant sous le nom général de névroses.

Ce groupe de troubles morbides est formé par les phénomènes les plus bizarre et les plus disparates que l’on ne sait pas comment rattacher les uns aux autres. Leur origine, leur mécanisme nous sont le plus souvent parfaitement inconnus, ils nous paraissent commencer sans raison et finir souvent de même. On dirait que le seul caractère commun de ces phénomènes, c’est qu’ils sont tous également incompréhensibles. Cela ne suffit peut-être pas pour constituer un groupe nosographique intéressant, aussi tous les médecins et tous les physiologistes se sont-ils efforcés depuis longtemps d’introduire un peu d’ordre et de clarté dans ce chaos. Le groupe des névroses s’est bien souvent modifié au cours de l’histoire de la médecine, il a changé sans cesse dans son contenu et dans sa définition générale. Tantôt on y faisait rentrer des symptômes nouvellement découverts, de plus en plus nombreux, tantôt on en retirait des phénomènes considérés autrefois comme névropathiques et qui, mieux interprétés, ne semblaient plus devoir être rejetés dans ce caput mortuum. En même temps on proposait sans cesse, pour résumer et pour caractériser l’ensemble du groupe, les notions les plus diverses et les plus vagues. Il est nécessaire à la fin de cet ouvrage de résumer en peu de mots les principales phases de cette histoire. Les études cliniques et psychologiques, dont nous venons de passer en revue quelques exemples, nous permettront peut-être non pas d’expliquer la nature des phénomènes que les anciens et les modernes appellent névroses, mais de montrer ce qui est commun à la plupart d’entre eux et ce qui a conduit la plupart des cliniciens à les réunir dans un groupe spécial distinct des autres maladies.


1. – Les névroses, maladies extraordinaires.


Le mot de névrose n’existait pas dans l’ancienne médecine. Il a été employé pour la première fois par le médecin écossait Cullen à la fin du XCIIIe siècle. Mais si le nom n’existait pas, le groupe existait en réalité dans l’enseignement médical depuis la plus haute antiquité. Des accidents convulsifs, des paralysies, des spasmes, des douleurs, des insensibilités sont déjà décrits pas les anciens sous bien des noms différents. La médecine du XVIIe et du XVIIIe siècles donnait une grande place à ces affections qu’on baptisait de tant de noms, aux spasmes, aux affections vaporeuses, à la névropathie, à la diathèse nerveuse, à la cachexie nerveuse, à la névrospasmie, à la surexcitabilité nerveuse, à l’hystéricisme, à l’hystérie, etc. Il serait intéressant de savoir ce que ces anciens médecins mettaient exactement sous ces noms. Il est certain que c’était très vague et qu’ils auraient été très embarrassés pour faire l’énumération des maladies qu’ils appelaient « des vapeurs, des affections vaporeuses » et surtout pour indiquer les caractères communs de tous les accidents qu’ils réunissaient sous ce nom. Nous trouvons dans leurs livres les affections les plus disparates, depuis les vraies névroses d’aujourd’hui comme les attaques hystériques jusqu’aux vésanies, aux maladies du foie et aux hémorroïdes. Quel était donc dans leur esprit le caractère qui réunissait ces phénomènes et qui les faisait mettre dans un groupe à part des autres maladies? Au début de leurs livres quelques auteurs imprudents ont bien la prétention de nous donner ce caractère. Dans le premier chapitre du traité célèbre de P. Pomme « sur les affections vaporeuses des deux sexes ou maladies nerveuses, vulgairement appelées maux de nerfs », publié en l’an VII, on lit une définition d’ensemble bien singulière : « Les maladies que j’étudie ne sont pas celles qui dépendent du relâchement des fibres nerveuses ou de leur faiblesse, mais celles qui dépendent de la tension et du racornissement de la fibre nerveuses et qu’il ne nous a pas dit à quoi on le reconnaît, nous ne savons pas pourquoi il faisait rentrer une affection dans ce groupe plutôt que dans celui des troubles en rapport avec le relâchement des fibres. Sa définition théorique et puérile ne nous apprend pas quel était le caractère apparent qui lui servait et qui servait à ses contemporains de critérium pour ranger un symptôme dans un groupe ou en dehors de ce groupe.

Je crois cependant que l’on peut découvrir ce critérium qui, à l’insu de l’auteur lui-même, le guidait dans ce problème de classification; il suffit pour le comprendre de relire la table des matière de ce même ouvrage de Pomme. Nous y voyons énumérées « la maladie extraordinaire de Mme de Bezons,… la maladie extraordinaire de Mme Pécaud,… la maladie extraordinaire de l’évêque de Noyon,… la maladie extraordinaire de Mlle Roux,… l’observation de M. Villeaupuis sur un effet remarquable du raccornissement,… l’effet cruel de la raréfaction de l’air intérieur, le surnagement de Mme de Cligny dans son bain, etc. » Dans cette singulière table des matières on retrouve à toutes les lignes les mots « extraordinaire, remarquable et étonnant », on dirait vraiment un catalogue de musée de phénomènes. Il me semble que l’auteur nous étale avec naïveté l’état de sa pensée et nous donne la définition des « vapeur » beaucoup plus clairement que dans son premier chapitre. Il n’y a pas d’autres caractères communs dans ces descriptions de flux hémorroïdal mêlé à des jaunisses, de convulsions, d’aigreurs, de cécités, de surnagements dans le bain, si ce n’est le sentiment d’étonnement que ces symptômes faisaient naître dans l’esprit du médecin qui était appelé pour les constater et qui n’y comprenait rien. Jamais il ne lui serait venu à l’idée d’appeler « vaporeuse » l’impotence causée par la fracture d’un bras. Il voyait la cause du phénomène et il trouvait alors la maladie très simple, tandis qu’il appelait de ce nom un accident quelconque, même un vomissement quand il n’en soupçonnait pas la raison. Les névroses ont été en somme pendant très longtemps des maladies extraordinaires, c’est-à-dire inexplicable, incompréhensible dans l’état actuel de la science physiologique. Ce groupe de maladies était un tiroir commode où l’on rejetait sans examen tous les faits pour lesquels on n’avait pas de casier déterminé.

La première partie du XIXe siècle ne me semble pas avoir beaucoup amélioré la situation. Pinel, qui prétend avoir considérablement réduit le groupe des névroses, énumère encore sous ce nom, dans sa nosographie philosophique de 1807, une foule d’états dont certains ne sont même pas de nature nerveuse et dont la plupart sont descendus aujourd’hui au rang de symptômes de telle ou telle maladie organique. En 1819, dans son article « névrose » du Dictionnaire des science médicales, il énumère parmi les névroses la surdité, la diplopie, l’amau-rose, la paralysie, le pyrosis, le vomissement, la colique, l’iléus, l’hydrophobie, l’hystérie, l’hypocondrie, le tétanos, etc. Vraiment, on peut se demander ce qu’il trouve de commun à tout cela. je crois qu’on peut toujours faire la même remarque, Pinel n’aurait jamais songé à qualifier de névropathique la cécité d’un homme dont l’œil était crevé parce qu’il voyait la destruction de l’œil; mais il appelle névropathique l’amaurose du tabétique parce qu’il n’avait pas vu l’atrophie de la pupille. Quoiqu’il ne le dise pas nettement et que peut-être il ne s’en rende pas compte, c’est toujours le même caractère d’extraordinaire et d’incompréhensible qui réunit tous ces phénomènes par un lieu bien fragile. Cette conception a duré très longtemps et il n’est pas certain qu’elle ne dure pas encore aujourd’hui et qu’elle ne contribue pas à jeter une sorte de défaveur sur ce groupe de maladies. Encore en 1859, des sociétés médicales, comme la Société médico-psychologique, proposaient l’étude « des névroses extraordinaires », comme s’il était raisonnable d’employer ce mot pour l’examen de phénomènes naturels.


2. – Les névroses, maladies sans lésions.


Le traité des maladies nerveuses de Sandras, publié en 1851, ne semble pas réaliser un progrès sensible au point de vue de l’énumé-ration des symptômes considérés comme névropathiques. On retrouve encore dans les névroses de cet auteur le vomissement, la diplopie, l’amaurose, la surdité, les convulsions, les contractures, l’état nerveux, les affections intermittentes périodiques, y compris la fièvre intermittente, l’hystérie, l’éclampsie, le tétanos, l’hydrophobie, les hallucinations, le somnambulisme, la léthargie, la catalepsie, la mélancolie, la nostalgie, la catalepsie, la mélancolie, la nostalgie, l’hypocondrie, le délire passager des passions, certaines intoxications, certaines fièvres, la chorée, et même une certaine paralysie générale, analogue à celle que Beyle et Calmeil avaient fait connaître, mais qui évoluait sans délire. C’est encore, comme on le voit, un amoncellement de symptômes disparates et mal compris. Mais, si nous nous plaçons à un autre point de vue, si nous recherchons l’idée générale que l’auteur se faisait des phénomènes névropathiques, nous voyons apparaître une conception qui est un peu plus précise que la précédente et qui va dorénavant jouer un très grand rôle. Sandras entend par maladies nerveuses « toutes celles dans lesquelles les fonctions du système nerveux sont altérées sans que, dans l’état actuel de nos connaissances, on y puisse reconnaître pour cause première une altération matérielle, locale, nécessaire des organes ». Voici donc une définition qui a l’air un peu plus sérieuse que celle de Pomme, et qui est bien en rapport avec le caractère des études médicales à cette époque.

En effet, les troubles observés sont rattachés nettement à un groupe d’organes bien déterminés, le système nerveux; en outre, on insiste sur un caractère, il est vrai, purement négatif, mais qui, au premier abord, paraît précis, l’absence de lésions visibles de ces organes. Or, nous sommes à l’époque de Laënnec et Trousseau; depuis quelque temps, l’anatomie pathologique avait fait de très grands progrès ; on avait peu à peu pris l’habitude de découvrir à l’autopsie une altération matérielle de tel ou tel organe et on comprenait plus ou moins bien comment cette altération visible avait déterminé les symptômes de la maladie et amené la mort. Or, dans un certain nombre de cas, on avait constaté pendant la vie du malade des désordres en apparence énormes, bien plus grands que ceux qui d’ordinaire trouvaient leur explication à l’autopsie par une lésion visible, et tout justement, dans ces cas, l’autopsie la plus minutieuse avait été négative et le symptôme était resté sans explication. C’était là un fait assez net qui semblait suffisant pour distinguer les névroses des autres maladies. Sans doute, ces deux notions étaient vaguement contenues dans l’ancienne définition de Cullen. Pour lui : « les névroses étaient toutes les affections contre nature du sentiment et du mouvement où la pyrexie ne constitue pas une partie de la maladie et toutes celles qui ne dépendent pas d’une affection topique des organes, mais d’une affection plus générale du système d’où dépendent spécialement le mouvement et la pensée ». Mais ces caractères essentiels n’avaient pas été exposés ni compris avec autant de précision.

Quelques années après l’ouvrage de Sandras, en 1863, paraît, dans le tome IV des Éléments de pathologie médicale de Requin, le remarquable travail d’Axenfeld sur les névroses. Ce travail est repris et complété par M. Huchard et forme le grand traité des névroses de 1883. à de certains points de vue, ce travail est un grand progrès, le terrain est largement déblayé, beaucoup de symptômes, considérés autrefois comme névropathiques, sont rattachés à des maladies mieux connues et le nombre des névroses est notablement réduit. Ainsi, l’ataxie locomotrice, que Duchenne lui-même et d’autres auteurs, comme Trousseau, considéraient encore comme une névrose, est interprétée, grâce aux travaux de Romberg, de Charcot, de Vulpian, et rattachée aux maladies de la moelle. Il n’y a plus que six névroses : l’état nerveux, la chorée, l’éclampsie, l’épilepsie, la catalepsie et l’hystérie. Mais la conception générale de la névrose ne fait guère de progrès, quoique les auteurs, dans une longue dissertation et par d’excellents arguments que j’aurai à répéter, démontrent l’insuffisance des caractères précédemment invoqués, ils finissent par les reprendre à peu près sans modification. « Les névroses sont, pour eux, des états morbides, le plus souvent apyrétiques, dans lesquels on remarque une modification exclusive ou du moins prédominante de l’intelligence, de la sensibilité ou de la motilité ou de toutes ces facultés à la fois, états morbides qui présentent cette double particularité de pouvoir se produire en l’absence de toute lésion appréciable et de ne pas entraîner par eux-mêmes des changements profonds et persistants dans la structure des parties ». C’est, en somme, la même définition; l’intervention de l’intelligence, de la sensibilité et de la motilité sert ici simplement à préciser qu’il s’agit d’un trouble du système nerveux et le reste de la formule consiste à dire qu’il n’y a pas de lésion connue.

Depuis, le mouvement a continué dans le même sens; quelques maladies nouvelles ou plutôt quelques groupes de symptômes nouvellement découverts, et, par conséquent, mal compris, sont rattachés au groupe des névroses. Brochin, dans l’article « Névrose » du dictionnaire de Dechambre, en 1878, ajoute la paralysie agitante de Parkinson; Grasset, dans la quatrième édition de son Traité des maladies nerveuses, en 1894, ajoute, non seulement la maladie de Parkinson, mais le goître exophtalmique de Basedow. M. Raymond, dans ses derniers articles de 1907, veut bien y ajouter la psychasténie que j’ai décrite en 1905, et qui, d’ailleurs, ne fait que résumer sous un seul nom beaucoup de syndromes déjà compris dans les névroses ou les psychoses. Mais le plus souvent les auteurs n’ajoutent pas au domaine des névroses, ils le diminuent, au contraire. Beaucoup de phénomènes primitivement appelés névropathiques sont successivement rattachés aux diathèses, aux maladies infectieuses, aux intoxications, aux compressions, irritations, traumatismes, portant sur les nerfs à leur émergence cérébrale ou rachidienne, ou à un point quelconque de leur trajet. C’est ainsi, par exemple, que le tétanos, si longtemps considéré comme un type de névrose, devient une maladie infectieuse en rapport avec le bacille de Nicolaïef; que l’angine de poitrine devient une maladie des artères coronaires, etc.

On peut donc dire qu’il a un progrès incontestable dans l’énumé-ration des névroses et dans leur délimitation; mais si l’on considère le groupe restant, j’avoue que je ne trouve plus aucun progrès dans la recherche de son caractère général et de sa définition. Brochin dit toujours la même chose : « Les névroses sont toutes les maladies constituées par un troubles intéressant spécialement les fonctions nerveuses et ne dépendant nécessairement d’aucune lésion anatomiquement appréciable ». Hack-Tuke, dans son Dictionnaire de médecine de 1892, fait des névroses « un désordre fonctionnel du système nerveux qui, autant que nous le savons à présent, n’est en relation avec aucune lésion organique constante ». M. Raymond, en 1907, dit encore : « Sous ce nom générique de névroses, on est convenu de désigner certaines affections du système nerveux sans lésion organique appréciable par nos procédés actuels d’investigation ».

Eh bien! pouvons-nous être satisfait de cette conception? Déjà Axenfeld et M. Huchard, en 1883, montraient fort bien qu’elle n’a aucune valeur, elle n’en a pas gagné depuis. Comme ils le disaient très bien, l’attribution au système nerveux, en l’absence de lésions connues, est extrêmement vague. Le système nerveux intervient absolument dans toutes les fonctions, aussi bien viscérales que motrices ou sensitives; on ne précise rien en disant qu’il y a un trouble nerveux, quand on ne dit pas lequel. On a bien essayé de préciser, en n’admettant dans les névroses que les troubles de l’intelligence, de la sensibilité et du mouvement; mais alors on supprime sans raison un très grand nombre de faits considérés comme névropathiques, toutes les névroses viscérales. La difficulté principale se trouve dans la seconde partie de la définition : l’absence de lésion n’est qu’un caractère purement négatif. Il n’aurait quelque valeur que si on avait le courage de déclarer définitive cette absence de lésions; ce serait, en effet, un groupe de maladies bien spécial que celui des maladies sans aucune espèce de fondement organique; mais c’est là une absurdité que personne n’a jamais osé dire. Tout le monde admet que des altérations organiques aujourd’hui encore insoupçonnées sont nécessaires dans les névroses aussi bien que dans les maladies nerveuses organique. « Les névroses sont des maladies à lésions ignorées plutôt que des maladies sans lésions », disait M. Raymond; mais alors ce caractère peut disparaître du jour au lendemain et la classe tout entière des névroses est à la merci d’une découverte histologique. Qui vous assure que cette lésion, que l’on découvrira un jour, sera la même pour tous les symptômes que vous rangez actuellement dans un même groupe? Si l’unité de votre groupe ne dépend aujourd’hui que de l’ignorance de la lésion, elle peut disparaître complètement devant la découverte de lésions multiples dont vous acceptez la possibilité. Du moment que l’on ne prévoit rien à propos de la légion que l’avenir mettra en évidence, on peut imaginer que diverses lésions seront découvertes pour les divers symptômes que nous rangeons actuellement dans l’hystérie. Les éléments, qui composent aujourd’hui cette maladie, se dissocieront alors pour être rattachés les uns à une maladie, les autres à une autre. Déclarer que l’unité de la classe des névroses ne repose que sur notre ignorance de la lésions, c’est admettre, en réalité, que cette unité n’existe pas et que ce groupement de symptômes dépend uniquement du hasard, d’une ignorance égale pour tous. Comme le disaient très bien Axenfeld et Huchard, « si vous récusez tous les états pathologiques qui dépendent d’une altération des solides ou des liquides, que restera-t-il pour constituer la classe des névroses? Il restera un amalgame de faits qui se ressemblent par un seul point, c’est que leur nature nous échappe, un amas d’états morbide essentiels, c’est-à-dire existant, parce qu’ils existent; il restera, en un mot, notre ignorance élevée à la hauteur d’un caractère nosologique ».


3. – Les névroses, maladies psychologiques.


Malgré cette insuffisance de la définition générale des névroses, beaucoup d’observateurs continuaient à sentir dans cet amoncellement de symptômes hétérogènes une certaines unité que les formules précédentes ne dégageaient pas. Sans doute on se trompait souvent en rattachant tel ou tel phénomène au groupe des névroses et peu à peu certains symptômes devaient être éliminés. Mais ces erreurs et ces corrections mêmes prouvaient bien que dans l’esprit des médecins un groupe de faits avait des caractères particuliers qui ne se confondaient pas avec ceux des autres maladies. Aussi, à côté des travaux de l’ana-tomie pathologique, d’autres études se développèrent depuis quelques années et tentèrent d’aborder le problème d’un autre côté.

Depuis le début du XIXe siècle, les aliénistes avaient commencé l’analyse de l’état mental de leurs malades et avaient expliqué quelques-uns de leurs troubles par des modifications dans l’exercice des fonctions psychologiques. Des neurologistes furent conduits à essayer la même étude sur les troubles des individus considérés comme névropathes. Hack-Tuke par exemple, dans son livre célèbre sur le corps et l’esprit en 1872, montre qu’un très grand nombre de symptômes appelés névropathiques, des trouble de la motilité, de la sensibilité, des fonctions viscérales, pouvaient être en rapport avec des phénomènes mentaux. D’autre part, des psychologues, à la recherche d’expériences sur les phénomène de l’esprit furent attirés par l’étude de ces mêmes malades et montrèrent que beaucoup de leurs désordres devenaient plus simples, présentaient plus d’unité quand on les considérait sous leur aspects mental plutôt que sous leur aspect physique. Enfin les études singulières des anciens magnétiseurs ont conduit tout doucement aux études sur l’hypnotisme et sur la suggestion, et celles-ci ont encore montré que des idées, des senti-ments, des émotions pouvaient déterminer un très grand nombre de troubles en apparence corporels. Ces différentes influences semblent avoir été convergentes et dans les périodes les plus récentes les études sur les névropathes sont devenues de plus en plus des études psychologiques.

Il était alors tout naturel que ce nouveau point de vue jouât un rôle dans la conception d’ensemble de la maladie. Beaucoup d’auteur les ont appelées des maladies par imagination, ou des maladies par émotion. M. Bernheim et ses disciples, en abusant du « suggestion », ont confirmé cette idée que les névroses sont caractérisées par des troubles mentaux et surtout par des troubles suggestifs : des définitions de ce genre se trouvent de tous côtés. Il me semble que l’auteur qui a poussé le plus loin cette notion et qui s’en est servi pour formuler le plus nettement une définition des névroses est M. Dubois, de Berne, en 1904. Il propose d’appeler ces maladies psychonévroses et soutient qu’elles sont caractérisées par un fait capital, l’intervention de l’esprit, des représentations mentale dans tous leurs symptômes.

Qu’il y ait beaucoup de vérité dans cette nouvelle définition, qu’elle soit beaucoup plus juste et plus précise que les précédentes, j’aurais mauvaise grâce à le contester, car j’écrivais moi-même en 1889 dans mon livre sur l’automatisme psychologique (p. 120, 452) que les maladies nerveuses méritaient bien plutôt d’être appelées des maladies psychologiques. L’intervention de l’esprit dans tous les accidents n’est plus un caractère purement négatif, une simple ignorance, comme l’absence de lésion à l’autopsie, c’est un caractère positif, réel et assez spécial à la maladie que l’on considère. Il est certain que des phénomènes psychologiques (je ne dirai pas toujours, comme M. Dubois, des représentations) jouent un grand rôle dans la plupart des troubles névropathiques les plus nets : tout ce petit livre l’a mis sans cesse en évidence. Les symptômes dans lesquels ces troubles psychologiques sont ou plutôt paraissent absent sont précisément les symptômes névropathiques les plus douteux. Il est certain aussi que ce caractère sépare à peu près nettement les névroses d’un certain nombre d’autres maladies. On reconnaîtra volontiers que des fractures, des entorses, des abcès, des infections, ne sont guère influencés par des phénomènes psychologiques. Ceux-ci les accompagnent presque toujours plus ou moins, mais ils jouent un faible rôle dans leur évolution. Cette définition dont on pourrait d’ailleurs préciser la formule conserve donc à mon avis une grande valeur.

J’hésite cependant à m’arrêter aujourd’hui à une définition des névroses analogue à celle que je proposais en 1889 et à dire simplement que ce sont des maladies dans l’évolution desquelles interviennent d’une manière prépondérante des troubles psychologiques. Une définition de ce genre présente d’abord quelques difficultés au point de vue du langage médical : on a beau répéter les déclaration de principes au début de toutes ces études, on a beau dire que l’on considère les phénomènes psychologiques comme des manifestations de l’activité cérébrale il y aura toujours des adversaires qui feront semblant de ne pas comprendre et qui accuseront ces interprétations cliniques de métaphysique spiritualiste. Il est évident que l’on pourrait ne pas s’arrêter à ces préjugés; mais il est cependant mauvais de sortir brutalement, sans nécessité absolue, du langage médical usuel quand il s’agit de maladies communes étudiées par tous les médecins.

Mais il y a, à mon avis, une autre difficulté de fond beaucoup plus considérable. Une définition de ce genre s’applique à peu près à tous les accidents névropathiques, quoiqu’elle présente des difficultés quand il s’agit des troubles circulatoires. Mais il n’est pas du tout évident qu’elle s’applique uniquement à des névroses et qu’elle ne soit pas infiniment trop large. Il y a énormément de maladies dans lesquelles les phénomènes psychologiques jouent un grand rôle et que personne ne songe à considérer comme des névroses. Un individu qui, à la suite d’une hémorragie cérébrale, a perdu la parole, présente bien de grands troubles psychologiques, un paralytique général, un dément précoce, ou tout simplement le vulgaire gâteux des asiles ont aussi des troubles psychologiques d’une importance colossale, vont-ils être des névropathes?

M. Dubois (de Berne) ne semble pas embarrassé : « Dans les névroses, dit-il, les troubles de la vie psychologique ne sont plus simplement secondaires et déterminés par une altération primaire du tissu cérébral comme dans la paralysie générale; l’origine du mal est au contraire psychique et c’est l’idéation qui crée ou entretient les désordres fonctionnels ». J’avoue que je ne comprend pas du tout cette phrase de M. Dubois et que je la trouve même en contradiction avec les lignes qu’il écrivait précédemment. Est-ce qu’il admet par hasard que les troubles de l’idéation des névropathes soient absolument primitifs et indépendants de toutes altération cérébrale? Mais il vient de dire le contraire, il a écrit dix lignes plus haut : « que nous pourrions peut-être réussir à déceler les altérations cellulaires accompagnant ce trouble idéationnel des névropathes, nous nous retrouvons exactement dans les mêmes conditions que dans l’étude du paralytique général. En réalité, les troubles organiques du cerveau dans l’état actuel de notre science ne sont ni antérieurs, ni postérieurs aux troubles psychologiques; ils leur sont simultanés et cela dans les deux cas, qu’il s’agisse des lésions connues de la paralysie générale ou des lésions inconnues des névroses. Refuser cette proposition, c’est sortir d’une discussion médicale et entrer dans des problèmes de métaphysique, intéressants sans doute, mais tout à fait en dehors de la question. M. Dubois dira peut-être que lorsqu’il parle de désordres fonctionnels créés par l’idéation il entend parler de désordres non cérébraux mais périphériques portant sur les membres et les viscères. Dans ce cas également, les deux maladies considérées sont identiques, des troubles des membres et des viscères peuvent être consécutifs aux troubles psychologiques aussi bien chez les déments que chez les névropathes.

En un mot je ne comprends pas l’argumentation de M. Dubois sur la priorité des troubles psychologiques comme caractéristique des névroses. Les définitions précédentes sont beaucoup trop vagues et s’étendent à toutes sortes d’altérations des fonctions cérébrales, à toutes les insuffisances mentales, à toutes les aliénations qui sont tout à fait indépendantes de que nous entendons par névroses.


4. – Les névroses, maladies de l’évolution des fonctions.


Il est difficile de donner une meilleure définition des névroses, car il s’agit là d’une notion très générale qui touche aux problèmes les plus insolubles relatifs à la vie et à la pensée. Il faudrait pour en parler avec quelque précision aborder ces curieuses études de philosophie médicale qui séduisaient tant les grands médecins d’autrefois et qui ne sont plus guère à la mode aujourd’hui. Je dois me borner à indiquer quelques réflexions qui se dégagent des analyses faites dans ce volume à propos de quelques symptômes névropathiques. En premier lieu, à mon avis, le mot de « fonctions », l’idée de maladie fonctionnelle doit entrer dans la conception générale des névroses. Comme l’observent depuis quelque temps plusieurs auteurs et en particulier M. Grasset, nous sommes trop hypnotisés depuis un siècle par l’anatomie pathologique et nous pensons beaucoup trop anatomiquement. Il faut en médecine penser physiologiquement et avoir toujours présent à l’esprit la considération des fonctions beaucoup plus que la considération des organes, car en réalité ce sont les fonctions qu’on nous demande de rétablir. Cela est surtout important quand il s’agit de troubles névropathiques qui portent toujours sur des fonctions, sur des systèmes d’opérations et non pas isolément sur un organe.

En second lieu, quand on parle de névroses, il faut se décider à distinguer dans la fonction diverses parties hiérarchiquement superposées, car il est évident que dans les troubles névropathiques une fonction n’est jamais détruite d’une manière définitive dans son ensemble. Il me semble nécessaire de distinguer dans toute fonction des parties inférieures et des parties supérieures. Quand une fonction s’exerce depuis longtemps elle contient des parties qui sont très anciennes, très faciles et qui sont représentées par des organes très distincts et très spécialisés. Dans la fonction de l’alimentation, par exemple, il y a les sécrétions digestives qui existent depuis l’époque des premiers animaux, qui sont représentées par des glandes bien isolées et qui fonctionnent très facilement, à la suite de réflexes très élémentaires; ce sont là les parties inférieures de la fonctions. Mais je crois qu’il y a aussi dans toute fonction des parties supérieures consistant dans l’adaptation de cette fonction à des circonstances plus récentes, beaucoup moins habituelles, qui sont représentées par des organes beaucoup moins différenciés. Il est évident par exemple que dans l’alimentation il y a la préhension des aliments qui se fait chez l’hom-me par la bouche, par les mains, c’est-à-dire par des organes qui peuvent servir à beaucoup moins simples et beaucoup moins réguliers que ceux de la sécrétion des glandes gastriques.

Mais on peut monter plus haut encore, il y a à mon avis une partie tout à fait supérieure dans chaque fonction, c’est celle qui consiste dans son adaptation à la circonstance particulière qui existe au moment présent, au moment où nous devons l’employer, dans l’adapta-tion plus où moins complète à l’ensemble des phénomènes extérieurs et intérieurs dans lesquels nous sommes placés à ce moment même. Pour reprendre le même exemple, la fonction de l’alimentation doit s’exercer en ce moment, quand je dois prendre des aliments sur cette table, au milieu de certaines personnes nouvelles, c’est-à-dire desquelles je ne suis pas encore trouvé dans cette circonstance, en portant un costume spécial et en soumettant mon corps et mon esprit à des rites sociaux tout à fait particuliers. C’est toujours au fond la fonction de l’alimentation, mais on voudra bien remarquer que l’acte de dîner en ville n’est pas tout à fait le même phénomène physiologique que la simple sécrétion du pancréas.

Cette distinction et ces degrés se retrouvent à mon avis dans toutes les fonctions, aussi bien dans les fonctions de la marche que dans les fonctions de l’écriture, aussi bien dans les fonctions de la miction que dans les fonctions sexuelles. La physiologie peut ne pas s’en préoccuper car elle n’étudie que la partie organisée, régulière, simple, de la fonction et le physiologiste rirait bien si on lui disait que dans l’étude de l’alimentation il doit tenir compte du travail qui consiste à manger en portant un habit noir et en parlant à sa voisine. Mais la médecine ne peut pas s’en désintéresser, parce que la maladie ne nous consulte pas et qu’elle ne porte pas toujours sur les parties de la fonction que nous connaissons le mieux.

Sans doute il y aura des maladies simples de la fonction, si le malade ne marche pas parce qu’il a cassé son péroné ou s’il ne s’alimente pas parce qu’il a un cancer du pylore. Ici c’est la partie ancienne et simple de la fonction qui est lésée et la lésion porte sur un organe bien distinct. Mais la maladie peut porter sur les parties supérieures de la fonction, sur celle qui sont encore en formation, en organisation : il y a des individus qui ne marchent pas, quoique leurs jambes et même leur moelle épinière soient intactes, ou qui ne s’alimentent pas quoique leur estomac et tous les organes inférieurs de l’alimentation puissent parfaitement fonctionner. Certains malades ne perdent que cette partie supérieure de la fonction de l’alimentation qui consiste à manger en société, à manger dans des circonstances nouvelles et complexes, à manger en prenant conscience de ce que l’on fait. Quoique le physiologiste ne soupçonne pas que ces phénomènes fassent partie de l’exercice des fonctions sexuelles dans l’humanité, il y a une pathologie des fiançailles et une pathologie du voyage de noces. C’est justement sur cette partie supérieure des fonctions, sur leur adaptation aux circonstances présentes que portent les névroses et cette notion doit entrer dans leur définition.

Cette conception d’une partie supérieure de la fonction seule atteinte dans les névroses peut être exprimée d’une autre manière. On sait bien en général que l’évolution des êtres vivants existe, on veut bien en tenir compte quand on considère les longues périodes du passé; mais le médecin et le physiologiste n’ont pas l’habitude d’en tenir compte en étudiant l’homme actuel. Ils le considèrent comme immuable, comme figé, ils semblent croire que l’homme ne met en œuvre que des fonctions anciennement acquises et définitivement inscrite dans son organisme. C’est là une illusion, peu à peu le point de vue changera et on comprendra qu’il faut tenir compte de l’évolution et de l’évolution actuelle à propos de tous les phénomènes de la vie. Certains auteurs, comme M. Gustave Le Bon, ne nous parlent-ils pas déjà de l’évolution de la matière et ne nous montrent-ils pas que les physiciens et les chimistes s’arrêtent devant des phénomènes inexplicable parce qu’ils considèrent la matière comme inerte? À plus forte raison faut-il tenir compte de l’évolution dans les actions de l’être qui évolue le plus, dans l’interprétation de la conduite de l’homme.

Chaque homme évolue continuellement de deux manières : en premier lieu il doit accomplir à chaque instant de sa vie et plus fortement à certaines périodes un développement individuel qui, de la naissance à la mort, transforme incessamment son activité, en second lieu il participe sans cesse à l’évolution de la race qui se transforme plus rapidement qu’on ne le croit au milieu des incessantes modifications du milieu social. Aussi une certaine partie de toutes le fonctions humaines, la partie la plus élevée, est-elle toujours en voie de transformation : les phénomènes de la volonté, ou du moins une partie d’entre eux, la perception de la réalité changeante, la formation des croyances ne sont comparables qu’à des phénomènes de développement organique. Il faut les rapprocher non des mécanismes du cœur ou du poumon, mais des phénomènes par lesquels l’embryon évolue et se transforme en construisant des organes qui n’existaient pas encore. Dans les parties qui président à ces actes le cerveau ne fonctionne pas seulement comme le cœur qui se borne à mettre en œuvre un organe déjà construit, il se forme lui-même continuellement. Jusqu’au dernier jour de la vie le cerveau continue l’évolution embryonnaire et la conscience manifeste de cette évolution.

Les névroses sont des maladies qui portent sur cette évolution, parce qu’elle portent sur la partie de la fonction qui est encore en développement et sur elle seule : on devrait les rattacher au groupe des maladies de développement. Tous les accidents névropathiques nous ont apparu comme des troubles dans la partie la plus élevée d’une fonction, dans son adaptation actuelle à des circonstances nouvelles extérieures ou intérieures. En outre, on constate très facilement que les névroses apparaissent presque toujours aux âges où la transformation organique et morale est la plus accentué : elles débutent presque toujours à la puberté, elles s’aggravent au moment du mariage, à la mort des parents ou des intimes, après tous les changements de carrière ou de position. C’est-à-dire qu’elles se manifestent au moment où l’évolution individuelle et sociale devient le plus difficile.

Enfin on arrive encore à la même notion générale en observant les modifications que les diverses névroses déterminent chez tous les malades quand elles se prolongent longtemps. Ces individus semblent avoir cessé d’évoluer; ils restent perpétuellement au point de leur vie où la maladie les a saisies et les a figés. Les parents répètent sans cesse en parlant de leur fils : « Ce garçon a trente ans, mais, en réalité, nous ne pouvons pas le croire : il a gardé l’attitude, les manières, les idées, le caractère qu’il avait à dix-sept ans quand il commença à être malade, on dirait que moralement il n’a pas grandi ». Les malades eux-mêmes s’étonnent de cet écoulement du temps qui ne les a pas transformés, qui semble n’avoir laissé sur eux aucune impression. L’observation nous a montré d’ailleurs qu’une certaine amnésie continue est un caractère commun de la plupart de ces phénomènes névropathiques. Le grand caractère des névroses c’est que l’esprit ou, si l’on veut, la partie supérieure des diverses fonctions n’évolue pas ou évolue mal. Si on veut bien entendre par ce mot « évolution » ce fait qu’un être vivant se transforme continuellement pour s’adapter à des circonstances nouvelles, qu’il est sans cesse en voie de développement et de perfectionnement, les névroses sont des troubles ou des arrêts dans l’évolution des fonctions.

Cette conception des névroses, qui semble vague, parce que le groupe lui-même des névroses, en général, a des limites fort vagues, me paraît avoir au moins autant de valeur que les définitions précédentes, car elle renferme évidemment les caractères exacts auxquels les précédentes définitions faisaient allusion. En rattachant les névroses au développement individuel et social, qui est si peu connu, on donne suffisamment satisfaction à ce sentiment d’étonnement qui poussait les premiers auteurs à considérer les névroses comme extraordinaires. En parlant des parties les plus élevées de chaque fonction, de celles qui sont encore en transformation, on sous-entend qu’il s’agit de phénomènes siégeant surtout dans le système nerveux, car c’est dans le système nerveux que s’élaborent et se perfectionnent les fonctions nouvelles des êtres vivants. Ensuite, on explique, à mon avis, assez bien pourquoi ces troubles du système nerveux sont mal localisés et sont difficilement perceptibles pour l’anatomiste. L’ana-tomie, en effet, étudie surtout et nécessairement les organes anciens, bien délimités, identiques chez tous les hommes, en un mot, les organes des fonctions parvenues à l’état stable; elle ne peut pas connaître les organes futurs, ceux qui n’existent encore qu’en germe, en formation, et qui, par conséquent, ne sont ni nettement perceptibles, ni bien délimités, ni identiques chez tous les hommes. L’anatomiste ne sait pas toujours donner la raison des arrêts de développement, surtout lorsqu’il n’étudie qu’on organe isolé; il ne peut pas toujours dire pourquoi tel individu est resté petit et pourquoi tel autre est devenu grand. Enfin ces troubles névropathiques sont souvent accompagnés de perturbations psychologiques, comme nous l’avons vu dans les dernières définitions. Cela est encore tout naturel, puisque par définition la conscience accompagne les phénomènes encore nouveaux, mal organisés, avant qu’ils ne deviennent des réflexes automatiques. En un mot, toutes les idées intéressantes, contenues dans les définitions précédentes des névroses, trouvent également leur expression dans la conception que je propose.

Je crois qu’en plus cette conception générale ne présente pas les mêmes inconvénients, n’est pas exposée aux mêmes objections que les définitions précédentes. Un symptôme névropathique n’est plus un symptôme merveilleux en lui-même et isolément, ce qui n’était guère scientifique, il participe simplement au caractère mystérieux de tout un groupe de faits biologiques, comme cela arrive dans toutes les explications des sciences. Les névroses ne sont plus non plus des maladies sans lésions d’une manière absolue et définitive; on découvrira peut-être quelque jour des modifications de certains organes dont dépendent les arrêts de développement. Déjà maintenant, comme je le disais, l’anatomie n’est tout à fait impuissante sur ce point que si elle considère isolément l’organe arrêté dans son évolution; déjà on rattache, dans certains cas, quelques troubles de l’évolution à des modifications des organes sexuels ou des glandes à sécrétion interne. Si une découverte de ce genre donnait l’explication de l’hystérie, cette découverte ne supprimerait pas la maladie, ne détruirait pas la séparation que nous avons établie entre les névroses et les affections organiques. Ces autres affections seraient déterminées par une lésion propre atteignant l’organe ancien de la fonction, les névroses seraient déterminées par une autre catégorie de lésions portant souvent sur des organes éloignés et déterminant par contre-coup l’arrêt de l’évolution de la fonction.

Enfin, cette conception me paraît surtout remédier aux lacunes de la définition purement psychologique des névroses. Elle admet fort bien, comme on l’a vu, l’importance de ce caractère psychologique, mais elle n’écarte pas a priori du cadre des névroses des troubles d’évolution qui ne seraient pas en rapport avec des phénomènes de conscience. Elle a surtout l’avantage de permettre une distinction facile entre les névroses et les maladies psychologiquement qui ne sont pas névropathiques. Tout les faits psychologiques ne sont pas constitués par des opérations de volonté présente , de croyance, d’attention à des perceptions nouvelles, en un mot, par ces phénomènes supérieurs dont nous parlons sans cesse. Il y a des mécanismes psychologiques comme des mécanismes organiques, anciennement organisés et assez stables, des souvenirs anciens, des associations d’idées, des habitudes, des tendances, des sentiments, des instincts. Très souvent les troubles mentaux portent sur ces mécanismes psychologiques anciens, effaçant les souvenirs d’une manière définitive, détruisant les habitudes, les sentiments, les instincts et ne permettant jamais leur réapparition dans aucune circonstance, ni sous aucune forme subconsciente ou automatique. C’est ce qui, si je ne me trompe, est caractéristique des états démentiels. Un paralytique général, un dément précoce ne sont pas complètement arrêtés dans leur développement, ils continuent à percevoir et même à vouloir, au moins dans certains cas; mais ils présentent des lacunes profondes et irrémédiables dans leurs associations d’idées, leurs jugements, leurs sentiments, leur conduite. Sans doute, le diagnostic peut être difficile dans tel ou tel cas particulier; mais au point de vue théorique, on conçoit très bien la différence qui existe entre les détériorations des fonctions anciennes caractéristiques des démences et les arrêts d’évolution caractéristiques des névroses. Au moins un certain nombre d’objections, celles que nous venons de faire aux définitions anciennes, peuvent être évitées, en considérant les névroses à ce point de vue.

Comme conclusion de ces réflexions, je puis donc dire que le groupe des névroses, malgré les diverses aventures qu’il a traversées, n’est pas absolument arbitraire et inutile. Sans doute le progrès de la science en modifiera souvent la composition et lui rattachera ou lui enlèvera tour à tour divers symptômes : mais il restera un groupe de phénomènes qui conservera une unité particulière et qui formera longtemps encore soit une maladie unique, soit des maladies voisines les unes des autres. Les névroses sont des maladies portant sur les diverses fonctions de l’organisme, caractérisées par une altération des parties supérieures de ces fonctions, arrêtées dans leur évolution, dans leur adaptation au moment présent, à l’état présent du monde extérieur et de l’individu et par l’absence de détérioration des parties anciennes de ces mêmes fonctions qui pourraient encore très bien s’exercer d’une manière abstraite, indépendamment des circonstances présentes. En résumé, les névroses sont des troubles des diverses fonctions de l’organisme, caractérisés par l’arrêt du développement sans détérioration de la fonction elle-même.

Ces notions générales sur l’ensemble des névroses sont plus philosophiques que médicales; dès qu’il s’agit de diagnostiquer et de traiter un symptôme névropathique précis, il est nécessaire de revenir à son analyse psychologique. Il me semble seulement indispensable de ne pas se laisser égarer par ces caractéristiques psychologiques qui deviennent essentiels dans telle ou telle névrose particulière jusqu’à faire de ces maladies des rêveries et des caprices du sujet et jusqu’à oublier leur véritable aspect pathologique. Les névroses sont avant tout des maladies de tout l’organisme arrêté dans son évolution vitale; c’est ce que le médecin ne doit jamais méconnaître. Sans doute, elles ne détruisent que rarement la vie du sujets, mais elles la diminuent certainement. Cette diminution de la vie, déjà manifeste chez l’individu, devient évidente dans la famille qui, par l’intermédiaire des névroses, marche à la dégénérescence et à la disparition. Ce caractère pathologique des névroses apparaît aussi dans leur origine; l’hérédité, sous la forme d’athristisme ou d’intoxication diverses, ou de dégénérescence mentale des parents, en est le plus souvent le point de départ. La mauvaise hygiène physique et morale de l’enfance, les infections diverses, les intoxications alimentaires, les épuisements déterminés par divers surmenages, les émotions qui ne sont que des surmenages causés par des adaptations imparfaites et trop rapides à des circonstances difficiles qui provoquent l’apparition des névroses sont aussi des causes trop réelles d’affaiblissement de la vitalité de l’individu.

À ce moment et à ce moment seulement, après ces altérations physiologiques générale, se manifestent des troubles psychologiques, parce que les fonctions psychologiques sont les plus élevées et les plus sensibles de l’organisme. Le premier aspect de cette diminution vitale est une névrose peu grave encore et fort banale que l’on peut désigner par le terme vague de neurasthénie ou, si l’on veut éviter certains malentendus, de nervosisme. Dans le nervosisme, certaines opérations supérieures, certains actes, certaines perceptions sont déjà supprimées ou altérées; mais ces suppressions sont irrégulières, elles apparaissent tantôt à propos d’une opération psychologique, tantôt à propos d’une autre, suivant que ces opérations deviennent momentanément les plus difficiles. À la place de ces opérations supérieures se développent de l’agitation physique et mentale, et surtout de l’émotivité. Celle-ci n’est, comme j’ai essayé de le démontrer, que la tendance à remplacer les opérations supérieures par l’exagération de certaines opérations inférieures et surtout par de grossières agitations viscérales.

Si la maladie se développe, elle prend diverses formes particulières, suivant que certaines opérations supérieures sont plus régulièrement et plus constamment supprimées que certaines autres. Nous n’avons étudié, dans cet ouvrage, que deux exemples des formes que peuvent prendre les diverses névroses. L’une nous a paru être la psychasténie, quand la dépression accompagnée d’agitation portait surtout sur la volonté, sur l’attention, sur la fonction du réel; l’autre était l’hystérie, quand l’insuffisance accompagnée de dérivations portait surtout sur la perception personnelle, sur la construction de la personnalité. Pour comprendre ces formes particulières que prennent les névroses, pour essayer de les transformer, il devient alors nécessaire de décrire avec soin les symptômes psychologiques, de les distinguer les une des autres et de leur donner des noms précis. C’est à ce point de vue que je me place pour tirer la conclusion la plus intéressante des études encore bien insuffisantes qui ont été faites sur les névroses. Si le côté médical de ces maladies ne doit pas être négligé, les symptômes psychologiques doivent aussi être analysés avec autant de soin et de précision que les symptômes physiologiques. Tous les observateurs sont aujourd’hui convaincus qu’il faut distinguer avec précision des réflexes cutanés ou tendineux, des réflexes inférieurs ou supérieurs, qu’il est puéril de confondre sous le même nom des amaigrissements et des atrophies, des tics et des spasmes, des secousses émotives et du clonus; il faut se décider à comprendre qu’on ne doit pas davantage employer à tort et à travers les mots « démonstration, persuasion, suggestion, association, idée fixe, obsession, etc, », qu’il faut distinguer dans les troubles de l’esprit les idées fixes de telle ou telle espèce, les diverses formes de la conscience, les divers degrés de la dissociation psychologique.

Cette précision du langage permettra seule de reconnaître nos erreurs inévitables, de comprendre mieux les malades, et de faire faire à la psychiatrie des progrès analogues à ceux qu’ont accomplis les études de neurologie. C’est cette analyse psychologique qui sera le point de départ des méthodes de psychothérapie, seules applicables au traitement des névroses, auxquelles j’espère pouvoir consacrer un prochain volume.