Les Natchez/Livre 8

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Degorge-Cadot (p. 58-66).


LIVRE HUITIÈME


« Les premiers pas du matin s’étaient imprimés en taches rougeâtres dans les nuages de la tempête, lorsque couvert de l’écume des flots j’abordai au rivage. Courant sur les limons verdis, tout hérissés des pyramides de l’insecte des sables, je me dérobe à la fureur du génie des eaux. À quelque distance s’offrait une grotte dont l’entrée était fermée par des framboisiers. J’écarte les broussailles et pénètre sous la voûte du rocher, où je fus agréablement surpris d’entendre couler une fontaine. Je puisai de l’eau dans le creux de ma main, et faisant une libation : — Qui que tu sois, m’écriai-je, Manitou de cette grotte, ne repousse pas un suppliant que le Grand-Esprit a jeté sur tes rivages ; que cette malédiction du ciel ne t’irrite pas contre un infortuné. Si jamais je revois la terre des sassafras, je te sacrifierai deux jeunes corbeaux dont les ailes seront plus noires que celles de la nuit.

« Après cette prière, je me couchai sur des branches de pin : épuisé de fatigue, je m’endormis aux soupirs du Sommeil, qui baignait ses membres délicats dans l’eau de la fontaine.

« À l’heure où le fils des cités, couvert d’un riche manteau, se livre aux joies d’un festin servi par la main de l’abondance, je me réveillai dans ma grotte solitaire. En proie aux attaques de la faim, je me lève : comme un élan échappe à la flèche du chasseur croit bientôt retourner à ses forêts ; près de rentrer sous leur ombrage, il rencontre une autre troupe de guerriers qui l’écartent avec des cris et le poursuivent de nouveau sur les montagnes : ainsi j’étais éloigné de ma patrie par les traits de la fortune.

« À l’instant où je sortais de la grotte, un ours blanc se présente pour y entrer ; je recule quelques pas et tire mon poignard. Le monstre, poussant un mugissement, me menace de ses serres énormes, de son museau noirci et de ses yeux sanglants : il se lève, et me saisit dans ses bras comme un lutteur qui cherche à renverser son adversaire. Son haleine me brûle le visage : la faim de ses dents est prête à se rassasier de ma chair ; il m’étouffe dans ses embrassements ; aussi facilement qu’ils ouvrent un coquillage au bord de la mer, ses ongles vont séparer mes épaules. J’invoque le Manitou de mes pères, et, de la main qui me reste libre, je plonge mon poignard dans le cœur de mon ennemi. Les bras du monstre se relâchent ; il abandonne sa proie, s’affaisse, roule à terre, expire.

« Plein de joie, j’assemble des mousses et des racines à l’entrée de ma grotte : deux cailloux me donnent le feu ; j’allume un bûcher dont la flamme et la fumée s’élèvent au-dessus des bois. Je dépouille la victime ; je la mets en pièces ; je brûle les filets de la langue et les portions consacrées aux génies : je prends soin de ne point briser les os, et je fais rôtir les morceaux les plus succulents. Je m’assieds sur des pierres polies par la douce lime des eaux ; je commence un repas avec l’hostie de la destinée, avec des cressons piquants et des mousses de roche aussi tendres que les entrailles d’un jeune chevreuil. La solitude de la terre et de la mer était assise à ma table : je découvrais à l’horizon, non sans une sorte d’agréable tristesse, les voiles du vaisseau où j’avais fait naufrage.

« L’abondance ayant chassé la faim, et la nuit étant revenue sur la terre, je me retirai de nouveau au fond de l’antre, avec la fourrure du monstre que j’avais terrassé. Je remerciai le Grand Esprit qui m’avait fait sauvage et qui me donnait dans ce moment tant d’avantages sur l’homme policé. Mes pieds étaient rapides, mon bras vigoureux, ma vie habituée aux déserts : un génie ami des enfants, le Sommeil, fils de l’Innocence et de la Nuit, ferma mes yeux, et je bus le frais sumac du Meschacebé dans la coupe dorée des Songes.

« Les sifflements du courlis et le cri de la barnacle, perchée sur les framboisiers de la grotte, m’annoncèrent le retour du matin : je sors. Je suspends par des racines de fraisier les restes de la victime à mes épaules ; j’arme mon bras d’une branche de pin ; je me fais une ceinture de joncs où je place mon poignard, et, comme un lion marin, je m’avance le long des flots.

« Pendant mon séjour chez les Cinq-Nations iroquoises, le commerce et la guerre m’avaient conduit chez les Esquimaux, et j’avais appris quelque chose de la langue de ce peuple. Je savais que l’île de mon naufrage s’approchait, dans la région de l’étoile immobile, des côtes du Labrador : je cherchai donc à remonter vers ce détroit.

« Je marchai autant de nuits qu’une jeune femme qui n’a point encore nourri de premier-né reste dans le doute sur le fruit que son sein a conçu : craignant de tromper son époux, elle ne confie ses tendres espérances qu’à sa mère ; mais aux défaillances de cette femme, annonces mystérieuses de l’homme, à son secret, qui éclate dans ses regards, le père devine son bonheur, et, tombant à genoux, offre au Grand-Esprit son fils à naître.

« Je traversai des vallées de pierres revêtues de mousse, et au fond desquelles coulaient des torrents d’eau demi-glacée : des bouquets de framboisiers, quelques bouleaux, une multitude d’étangs salés couverts de toutes sortes d’oiseaux de mer, variaient la tristesse de la scène. Ces oiseaux me procuraient une abondante nourriture, et des fraises, des oseilles, des racines, ajoutaient à la délicatesse de mes banquets.

« Déjà mes pas étaient arrivés au détroit des tempêtes. Les côtes du Labrador se montraient quelquefois par delà les flots au coucher et au lever du soleil. Dans l’espoir de rencontrer quelque navigateur, je cheminais le long des grèves ; mais lorsque j’avais franchi des caps orageux, je n’apercevais qu’une suite de promontoires aussi solitaires que les premiers.

« Un jour j’étais assis sous un pin : les flots étaient devant moi ; je m’entretenais avec les vents de la mer et les tombeaux de mes ancêtres. Une brise froide s’élève des régions du nord, et un reflet lumineux voltige sous la voûte du ciel. Je découvre une montagne de glace flottante ; poussée par le vent, elle s’approche de la rive. Manitou du foyer de ma cabane, dites quel fût mon étonnement lorsqu’une voix, sortant de l’écueil mobile, vint frapper mon oreille. Cette voix chantait ces paroles dans la langue des Esquimaux :

« Salut, esprit des tempêtes, salut, ô le plus beau des fils de l’Océan !

« Descends de ta colline où l’importun soleil ne luit jamais ; descends, charmante Élina ! Embarquons-nous sur cette glace. Les courants nous emportent en pleine mer ; les loups marins viennent se livrer à l’amour sur la même glace que nous.

« Sois-moi propice, esprit des tempêtes, ô le plus beau des fils de l’Océan !

« Élina, je darderai pour toi la baleine ; je te ferai un bandeau pour garantir tes beaux yeux de l’éclat des neiges ; je te creuserai une demeure sous la terre pour y habiter avec un feu de mousse ; je te donnerai trente tuniques impénétrables aux eaux de la mer. Viens sur le sommet de notre rocher flottant. Nos amours y seront enchaînées par les vents, au milieu des nuages et de l’écume des flots.

« Salut, esprit des tempêtes, ô le plus beau des fils de l’Océan !

«Tel était ce chant extraordinaire. Couvrant mes yeux de ma main, et jetant dans les flots une partie de mon vêtement, je m’écriai : — Divinité de cette mer dont je viens d’entendre la voix, soyez-moi propice ; favorisez mon retour. Aucune réponse ne sortit de la montagne, qui vint s’échouer sur les sables à quelque distance du lieu où j’étais assis.

« J’en vis bientôt descendre un homme et une femme vêtus de peaux de loup marin. Aux caresses qu’ils prodiguaient à un enfant, je les reconnus pour mari et femme. Ainsi l’a voulu le Grand-Esprit ; le bonheur est de tous les peuples et de tous les climats : le misérable Esquimau, sur son écueil de glace, est aussi heureux que le monarque européen sur son trône ; c’est le même instinct qui fait palpiter le cœur des mères et des amantes dans les neiges du Labrador et sur le duvet des cygnes de la Seine.

« Je dirige mes pas vers la femme, dans l’espérance que l’homme accourrait au secours de son épouse et de son enfant. L’esprit qui m’inspira cette pensée ne trompa point mon attente. Le guerrier s’avance vers moi avec fureur : il était armé d’un javelot surmonté d’une dent de vache marine ; ses yeux sanglants étincelaient derrière ses ingénieuses lunettes ; sa barbe rousse, se joignant à ses cheveux noirs, lui donnait un air affreux. J’évite les premiers coups de mon adversaire, et m’élançant sur lui je le terrasse.

« Élina, arrêtée à quelque distance, faisait éclater les signes de la plus vive douleur ; ses genoux fléchirent ; elle tomba sur le rocher. Comme le pois fragile qui s’élève autour de la gerbe de maïs, sa fleur délicate se marie au blé robuste et joint ainsi la grâce à la vie utile de son époux ; mais si la pierre tranchante de l’Indienne vient à moissonner l’épi, l’humble pois, qu’une tige amie ne soutient plus, s’affaisse et couvre de ses grappes fanées le sol qui l’a vu naître : ainsi la jeune sauvage était tombée sur la terre. Elle tenait embrassé son fils, tendre fleur de son sein.

« Je rassure l’Esquimau vaincu ; je le caresse en passant la main sur ses bras, comme un chasseur encourage l’animal fidèle qui le guide au fond des bois ; l’Esquimau se relève à demi et presse mes genoux en signe de reconnaissance et de faiblesse. Dans cette attitude, il n’avait rien de rampant à la manière de l’Europe : c’était l’homme obéissant à la nécessité.

« La femme revient de son évanouissement. Je l’appelle ; elle fait un pas vers nous, fuit, revient et toujours resserrant le cercle, s’approche de plus en plus de son maître et de son mari. Bientôt elle met les mains à terre et s’avance ainsi jusqu’à mes pieds. Je prends l’enfant qu’elle portait sur son dos ; je lui prodigue des caresses : ces caresses apprivoisèrent tellement la mère de l’enfant, qu’elle se mit à bondir de joie à mes côtés. Lorsqu’un guerrier emporte dans ses bras un chevreau qu’il a trouvé sur la montagne, la mère, traînant ses longues mamelles et surmontant sa frayeur, suit avec de doux bêlements le ravisseur, qu’elle semble craindre d’irriter contre le jeune hôte des forêts.

« Aussitôt que l’Esquimau eut reconnu mon droit de force, il devint aussi soumis qu’il s’était montré intraitable. Je descendis la côte avec mes deux nouveaux sujets, et je leur fis entendre que je voulais passer au Labrador.

« L’Esquimau va prendre sur le rocher de glace des peaux de loup marin que je n’avais pas aperçues ; il les étend avec des barbes de baleine ; il en forme un long canot ; il recouvre ce canot d’une peau élastique. Il se place au milieu de cette espèce d’outre, et m’y fait entrer avec sa femme et son enfant : refermant alors la peau autour de ses reins, semblable à Michabou lui-même, il gourmande les mers.

« Un traîneau parti du grand village de tes pères, au moment où nous quittâmes l’île du naufrage, n’aurait atteint le palais de tes rois qu’après notre arrivée aux rivages du Labrador. C’était l’heure où les coquillages des grèves s’entrouvrent au soleil, et la saison où les cerfs commencent à changer de parure. Les génies me préparaient encore une nouvelle destinée : je commandais, j’allais servir.

« Nous ne tardâmes pas à rencontrer un parti d’Esquimaux. Ces guerriers, sans s’informer des arbres de mon pays ni du nom de ma mère, me chargèrent de l’attirail de leurs pêches et me contraignirent d’entrer dans un grand canot. Ils armèrent mon bras d’une rame, comme si depuis longtemps leurs Manitous eussent été en alliance avec les miens, et nous remontâmes le long des rochers du Labrador.

« Les deux époux, naguère mes esclaves, s’étaient embarqués avec nous ; ils ne me donnèrent pas la moindre marque de pitié ou de reconnaissance : ils avaient cédé à mon pouvoir, ils trouvaient tout simple que je subisse le leur : au plus fort l’empire, au plus faible l’obéissance.

« Je me résignai à mon sort.

« Nous arrivâmes à une contrée où le soleil ne se couchait plus. Pâle et élargi, cet astre tournait tristement autour d’un ciel glacé ; de rares animaux erraient sur des montagnes inconnues. D’un côté s’étendaient des champs de glace contre lesquels se brisait une mer décolorée ; de l’autre s’élevait une terre hâve et nue qui n’offrait qu’une morne succession de baies solitaires et de caps décharnés. Nous cherchions quelquefois un asile dans des trous de rocher, d’où les aigles marins s’envolaient avec de grands cris. J’écoutais alors le bruit des vents répétés par les échos de la caverne et le gémissement des glaces qui se fondaient sur la rive.

« Et cependant, mon jeune ami, il est quelquefois un charme à ces régions désolées. Rien ne te peut donner une idée du moment où le soleil, touchant la terre, semblait rester immobile, et remontait ensuite dans le ciel, au lieu de descendre sous l’horizon. Les monts revêtus de neige, les vallées tapissées de la mousse blanche que broutent les rennes, les mers couvertes de baleines et semées de glaces flottantes, toute cette scène, éclairée comme à la fois par les feux du couchant et par la lumière de l’aurore, brillait des plus tendres et des plus riches couleurs ; on ne savait si on assistait à la création ou à la fin du monde. Un petit oiseau, semblable à celui qui chante la nuit dans tes bois, faisait entendre un ramage plaintif. L’amour amenait alors le sauvage Esquimau sur le rocher où l’attendait sa compagne : ces noces de l’homme aux dernières bornes de la terre n’étaient ni sans pompe ni sans félicité.

« Mais bientôt à une clarté perpétuelle succéda une nuit sans fin. Un soir le soleil se coucha, et ne se leva plus. Une aurore stérile, qui n’enfanta point l’astre du jour, parut dans le septentrion. Nous marchions à la lueur du météore dont les flammes mouvantes et livides s’attachaient à la voûte du ciel comme à une surface onctueuse.

« Les neiges descendirent ; les daims, les carribous, les oiseaux mêmes disparurent : on voyait tous ces animaux passer et retourner vers le midi : rien n’était triste comme cette migration qui laissait l’homme seul. Quelques coups de foudre qui se prolongeaient dans des solitudes où aucun être animé ne les pouvait entendre semblèrent séparer les deux scènes de la vie et de la mort. La mer fixa ses flots ; tout mouvement cessa, et au bruit des glaces brisées succéda un silence universel.

«Aussitôt mes hôtes s’occupèrent à bâtir des cabanes de neige : elles se composaient de deux ou trois chambres qui communiquaient ensemble par des espèces de portes abaissées. Une lampe de pierre, remplie d’huile de baleine, et dont la mèche était faite d’une mousse séchée, servait à la fois à nous réchauffer et à cuire la chair des veaux marins. La voûte de ces grottes sans air fondait en gouttes glacées ; on ne pouvait vivre qu’en se pressant les uns contre les autres et en s’abstenant, pour ainsi dire, de respirer. Mais la faim nous forçait encore de sortir de ces sépulcres de frimas : il fallait aller aux dernières limites de la mer gelée épier les troupeaux de Michabou.

« Mes hôtes avaient alors des joies si sauvages, que j’en étais moi-même épouvanté. Après une longue abstinence, avions-nous dardé un phoque, on le traînait sur la glace : la matrone la plus expérimentée montait sur l’animal palpitant lui ouvrait la poitrine, lui arrachait le foie, et en buvait l’huile avec avidité. Tous les hommes, tous les enfants se jetaient sur la proie, la déchiraient avec les dents, dévoraient les chairs crues ; les chiens, accourus au banquet, en partageaient les restes et léchaient le visage ensanglanté des enfants. Le guerrier vainqueur du monstre recevait une part de la victime plus grande que celle des autres ; et lorsque, gonflé de nourriture, il ne se pouvait plus repaître, sa femme, en signe d’amour, le forçait encore d’avaler d’horribles lambeaux qu’elle lui enfonçait dans la bouche. Il y avait loin de là, René, à ma visite au palais de tes rois et au souper chez l’élégante ikouessen.

« Un chef des Esquimaux vint à mourir ; on le laissa auprès de nous, dans une des chambres de la hutte où l’humidité causée par les lampes amena la dissolution du corps. Les ossements humains, ceux des dogues et les débris des poissons, étaient jetés à la porte de nos cabanes ; l’été, fondant le tombeau de glace qui croissait autour de ces dépouilles, les laissait pêle-mêle sur la terre.

« Un jour nous vîmes arriver sur un traîneau, que tiraient six chiens à longs poils, une famille alliée à celle dont j’étais l’esclave. Cette famille retourna bientôt après aux lieux d’où elle était venue ; mon maître l’accompagna et m’ordonna de le suivre.

« La tribu d’Esquimaux chez laquelle nous arrivâmes n’habitait point, comme la nôtre, dans des cabanes de neige ; elle s’était retirée dans une grotte dont on fermait l’ouverture avec une pierre. Comme on voit, au commencement de la lune voyageuse, des corneilles se réunir en bataillons dans quelque vallée, ou comme des fourmis se retirent sous une racine de chêne, ainsi cette nombreuse tribu d’Esquimaux était réfugiée dans le souterrain.

« Je fis le tour de la salle, pour chercher quelques vieillards qui sont la mémoire des peuples : le Grand-Esprit lui-même doit sa science à son éternité. Je remarquai un homme âgé dont la tête était enveloppée dans la dépouille d’une bête sauvage. Je le saluai en lui disant : « Mon père ! » Ensuite j’ajoutai : — Tu as beaucoup honoré tes parents, car je vois que le ciel t’a accordé une longue vie. En faveur de mon respect pour tes aïeux, permets-moi de m’asseoir sur la natte à tes côtés. Si je savais où une douce mort a déposé les os de tes pères, je les aurais apportés pour te réjouir.

« Le vieillard souleva son bonnet de peau d’ours, et me regarda quelque temps en méditant sa réponse. Non, le bruit des ailes de la cigogne qui s’élève d’un bocage de magnolias dans le ciel des Florides est moins délicieux à l’oreille d’une vierge que ne le furent pour moi les paroles de cet homme, lorsque je retrouvai sur ses lèvres, dans l’antre des affreux Esquimaux, le langage du prêtre divin des bords de la Seine.

« — Je suis fils de la France, me dit le vieillard : lorsque nous enlevâmes aux enfants d’Albion les forts bâtis aux confins du Labrador, je suivais le brave d’Iberville. Ma tendresse pour une jeune fille des mers me retint dans ces régions désolées, où j’ai adopté les mœurs et la vie des aïeux de celle que j’aimais.

« Tel que dans les puits des savanes d’Atala on voit sortir des canaux souterrains l’habitant des ondes, brillant étranger que l’amour a égaré loin de sa patrie, ainsi, ô Grand-Esprit ! tu te plais à conduire les hommes par des chemins qui ne sont connus que de ta providence. René, on trouve les guerriers de ton pays chez tous les peuples : les plus civilisés des hommes, ils en deviennent, quand ils le veulent, les plus barbares. Ils ne cherchent point à nous policer, nous autres sauvages : ils trouvent plus aisé de se faire sauvages comme nous. La solitude n’a point de chasseurs plus adroits, de combattants plus intrépides ; on les a vus supporter les tourments du cadre de feu[1] avec la fortitude des Indiens mêmes, et malheureusement devenir aussi cruels que leurs bourreaux. Serait-ce que le dernier degré de civilisation touche à la nature ? Serait-ce que le Français possède une sorte de génie universel qui le rend propre à toutes les vies, à tous les climats ? Voilà ce que pourrait seule décider la sagesse du père Aubry, ou du chef de la prière qui corrigea l’orgueil de mon ignorance.

Je passai la saison des neiges dans la société du vieillard demi-sauvage à m’instruire de tout ce qui regardait les lois ou plutôt les mœurs des peuples au milieu desquels j’habitais.

« L’hiver finissait ; la lune avait regardé trois mois, du haut des airs, les flots fixes et muets qui ne réfléchissaient point son image. Une pâle aurore se glissa dans les régions du midi et s’évanouit : elle revint, s’agrandit et se colora. Un Esquimau, envoyé à la découverte, nous apprit un matin que le soleil allait paraître : nous sortîmes en foule du souterrain pour saluer le père de la vie. L’astre se montra un moment à l’horizon, mais il se replongea soudain dans la nuit, comme un juste qui, élevant sa tête rayonnante du séjour des morts, se recoucherait dans son tombeau à la vue de la désolation de la terre : nous poussâmes un cri de joie et de deuil.

« Le soleil parcourut peu à peu un plus long chemin dans le ciel. Des brouillards couvrirent la terre et la mer. La surface solide des fleuves se détacha des rivages ; on entendit pour premier bruit le cri d’un oiseau ; ensuite quelques ruisseaux murmurèrent : les vents retrouvèrent la voix. Enfin les nuages amassés dans les airs crevèrent de toutes parts. Des cataractes d’une eau troublée se précipitèrent des montagnes ; les monceaux de neiges tombèrent avec fracas des rocs escarpés : le vieil Océan, réveillé au fond de ses abîmes, rompit ses chaînes, secoua sa tête hérissée de glaçons, et, vomissant les flots renfermés dans sa vaste poitrine, répandit sur ses rivages les marées mugissantes.

« À ce signal les pêcheurs du Labrador quittèrent leur caverne et se dispersèrent : chaque couple retourna à sa solitude pour bâtir son nouveau nid et chanter ses nouvelles amours. Et moi, me dérobant par la fuite à mon maître, je m’avançai vers les régions du midi et du couchant, dans l’espoir de rencontrer les sources de mon fleuve natal.

« Après avoir traversé d’immenses déserts et vécu quelques années chez des hordes errantes, j’arrivai chez les Sioux, hommes chéris des génies pour leur hospitalité, leur justice, leur piété et pour la douceur de leurs mœurs.

« Ces peuples habitent des prairies entre les eaux du Missouri et du Meschacébé, sans chef et sans loi ; ils paissent de nombreux troupeaux dans les savanes.

Aussitôt qu’ils apprirent l’arrivée d’un étranger, ils accoururent et se disputèrent le bonheur de me recevoir. Nadoué, qui comptait six garçons et un grand nombre de gendres, obtint la préférence ; on déclara qu’il la méritait comme le plus juste des Sioux et le plus heureux par sa couche. Je fus introduit dans une tente de peaux de buffle, ouverte de tous côtés, supportée par quatre piquets et dressée au bord d’un courant d’eau. Les autres tentes, sous lesquelles on apercevait les joyeuses familles, étaient distribuées çà et là dans les plaines.

« Après que les femmes eurent lavé mes pieds, on me servit de la crème de noix et des gâteaux de malomines. Mon hôte, ayant fait des libations de lait et d’eau de fontaine au paisible Tébée, génie pastoral de ces peuples, conduisit mes pas à un lit d’herbe recouvert de la toison d’une chèvre. Accablé de lassitude, je m’endormis au bruit des vœux de la famille hospitalière ; aux chants des pasteurs et aux rayons du soleil couchant, qui, passant horizontalement sous la tente, fermèrent avec leurs baguettes d’or mes paupières appesanties.

« Le lendemain je me préparai à quitter mes hôtes ; mais il me fut impossible de m’arracher à leurs sollicitations. Chaque famille me voulut donner une fête. Il fallut raconter mon histoire, que l’on ne se lassait point d’entendre et de me faire répéter.

« De toutes les nations que j’ai visitées, celle-ci m’a paru la plus heureuse : ni misérable comme le pêcheur du Labrador, ni cruel comme le chasseur du Canada, ni esclave comme jadis le Natchez, ni corrompu comme l’Européen, le Sioux réunit tout ce qui est désirable chez l’homme sauvage et chez l’homme policé. Ses mœurs sont douces comme les plantes dont il se nourrit ; il fuit les hivers, et, s’attachant au printemps, il conduit ses troupeaux de prairie en prairie : ainsi la voyageuse des nuits, la lune, semble garder dans les plaines du ciel les nuages qu’elle mène avec elle ; ainsi l’hirondelle suit les fleurs et les beaux jours ; ainsi la jeune fille, dans ses gracieuses chimères, laisse errer ses pensées de rivage en rivage et de félicité en félicité.

« Je pressais mon hôte de me permettre de retourner à la cabane de mes aïeux. Un matin, au lever du soleil, je fus étonné de voir tous les pasteurs rassemblés. Nadoué se présente à moi avec deux de ses fils, et me conduit au milieu des anciens : ils étaient assis en cercle à l’ombre d’un petit bocage d’où on découvrait toute la plaine. Les jeunes gens se tenaient debout autour de leurs pères.

« Nadoué prit la parole et me dit : — Chactas, la sagesse de nos vieillards a examiné ce qu’il y avait de mieux pour la nation des Sioux. Nous avons vu que le Manitou de nos foyers n’allait point avec nous aux batailles, et qu’il nous livrait à l’ennemi, car nous ignorons les arts de la guerre. Or, vous avez le cœur droit, l’expérience des hommes a rempli votre âme d’excellentes choses : soyez notre chef, défendez-nous ; régnez avec la justice. Nous quitterons pour vous les coutumes des anciens jours ; nous cesserons de former des familles isolées ; nous deviendrons un peuple : par là vous acquerrez une gloire immortelle.

« Or voici ce que nous ferons : vous choisirez la plus belle des filles des Sioux. Chaque famille vous offrira quatre génisses de trois ans avec un fort taureau, sept chèvres pleines, cinquante autres donnant déjà une grande abondance de lait, et six chiens rapides qui pressent également les chevreuils, les cerfs et toutes les bêtes fauves. Nous joindrons à ces dons quarante toisons de buffle noir pour couvrir votre tente. En voyant vos grandes richesses, nul ne pourra s’empêcher de vous réputer heureux. Que les génies vous gardent de rejeter notre prière ! Votre père n’est plus, votre mère dort avec lui. Vous ne serez qu’un étranger dans votre patrie. Si nous allions vous maudire dans notre douleur, vous savez que le Grand-Esprit accomplit les malédictions prononcées par les hommes simples. Soyez donc touché de notre peine et entendez nos paroles.

« Frappé des flèches invisibles d’un génie, je demeurai muet au milieu de l’assemblée. Rompant enfin le silence, je répondis : — O Nadoué que les peuples honorent ! je vous dirai la vérité toute pure. Je prends à témoin les Manitous hospitaliers du foyer où je reçus un asile que la parole du mensonge n’a jamais souillé mes lèvres : vous voyez si je suis touché. Sioux des savanes, jamais l’accueil que j’ai reçu de vous ne sortira de ma mémoire. Les présents que vous m’offrez ne pourraient être rejetés par aucun homme qui aurait quelque sens ; mais je suis un infortuné condamné à errer sur la terre. Quel charme la royauté m’offrirait-elle ? Craignez d’ailleurs de vous donner un maître : un jour vous vous repentiriez d’avoir abandonné la liberté. Si d’injustes ennemis vous attaquent, implorez le ciel, il vous sauvera, car vos mœurs sont saintes.

« Ô Sioux ! puisqu’il est vrai que je vous ai inspiré quelque pitié, ne retenez plus mes pas ; conduisez-moi aux rives du Meschacebé : donnez-moi un canot de cyprès : que je descende à la terre des sassafras. Je ne suis point un méchant que les génies ont puni pour ses crimes ; vous n’avez point à craindre la colère du Grand-Esprit en favorisant mon retour. Mes songes, mes veilles, mon repos, sont tout remplis des images d’une patrie que je pleure sans cesse. Je suis le plus misérable des chevreuils des bois : ne fermez pas l’oreille à mes plaintes.

« Les bergers furent attendris ; le Grand-Esprit les avait faits compatissants. Quand le murmure de la foule eut cessé, Nadoué me dit : — Les hommes sont touchés de vos paroles, et les génies le sont aussi. Nous vous accordons la pirogue du retour. Mais contractons d’abord l’alliance : rassemblons des pierres pour en faire un haut lieu, et mangeons dessus.

« Or cela fut fait comme il avait été dit : le Manitou de Nadoué, celui des Sioux, celui des Natchez, reçurent le sacrifice. L’alliance accomplie et trouvée parfaitement belle par les pasteurs, je marchai avec eux pendant six jours pour arriver au Meschacebé ; mon cœur tressaillait en approchant. Du plus loin que je découvris le fleuve, je me mis à courir vers lui ; je m’y élançai comme un poisson qui, échappé du filet, retombe plein de joie dans les flots. Je m’écriai en portant à ma bouche l’eau sacrée :

« — Te voilà donc enfin, ô fleuve qui coules dans le pays de Chactas ! fleuve où mes parents me plongèrent en venant au monde ! fleuve où je me jouais dans mon enfance avec mes jeunes compagnons ! fleuve qui baignes la cabane de mon père et l’arbre sous lequel je fus nourri ! Oui, je te reconnais ! Voilà les osiers pliants qui croissent dans ton lit aux Natchez, et que j’avais accoutumé de tresser en corbeilles ; voilà les roseaux dont les nœuds me servaient de coupe. C’est bien encore le goût et la douceur de ton onde, et cette couleur qui ressemble à celle du lait de nos troupeaux.

« Ainsi je parlais dans mon transport, et les délices de la patrie coulaient déjà dans mon cœur. Les Sioux, doués de simplicité et de justice, se réjouissaient de mon bonheur. J’embrassai Nadoué et ses fils ; je souhaitai toutes sortes de dons à mes hôtes et, entrant dans ma pirogue chargée de présents, je m’abandonnai au cours du Meschacebé. Les Sioux rangés sur la rive me saluaient du geste et de la voix ; moi-même je les regardais en faisant des signes d’adieu, et priant les génies d’accorder leur faveur à cette nation innocente. Nous continuâmes de nous donner des marques d’amour jusqu’au détour d’un promontoire qui me déroba la vue des pasteurs ; mais j’entendais encore le son de leurs voix affaiblies, que les brises dispersaient sur les eaux, le long des rivages du fleuve.

« Maintenant chaque heure me rapprochait de ce champ paternel dont j’étais absent depuis tant de neiges. J’en étais sorti sans l’expérience, dans ma dix-septième lune des fleurs ; j’allais y rentrer dans ma trente-troisième feuille tombée et plein de la triste connaissance des hommes. Que d’aventures éprouvées ! que de régions parcourues ! que de peuples les pas de mes malheurs avaient visités ! Ces réflexions roulaient dans mon esprit, et le courant entraînait ma nacelle.

« Je franchis l’embouchure du Missouri. Je vis à l’orient le désert des Casquias et des Tamarouas, qui vivent dans les républiques unies ; au confluent de l’Ohio, fils de la montagne Allegany et du fleuve Monhougohalla, j’aperçus le pays des Chéroquois, qui sèment comme l’Européen ; et des Wabaches, toujours en guerre avec les Illinois. Plus loin je passai la rivière Blanche, fréquentée des crocodiles, et l’Akensas, qui se joint au Meschacebé par la rive occidentale. Je remarquai à ma gauche la contrée des Chicassas, venus du Midi, et celle des Yazous, coureurs des montagnes ; à ma droite je laissai les Sélonis et les Panimas, qui boivent les eaux du ciel et vivent sous des lataniers. Enfin je découvris la cime des hauts magnolias qui couronnent le village des Natchez. Mes yeux se troublèrent, mon cœur flotta dans mon sein : je tombai sans mouvement au fond de ma pirogue, qui, poussée par la main du fleuve, alla s’échouer sur la rive.

« Bocages de la mort, qui couvrirez bientôt de votre ombre les cendres du vieux Chactas ! chênes antiques, mes contemporains de solitude ! vous savez quelles furent mes pensées quand, revenu de l’atteinte du génie de la patrie, je me trouvai assis au pied d’un arbre et livré à une foule curieuse qui s’empressait autour de moi. Je regardais le ciel, la terre, le fleuve, les sauvages, sans pouvoir ni parler, ni déclarer les transports de mon âme. Mais lorsqu’un des inconnus vint à prononcer quelques mots en natchez, alors, soulagé et tout en pleurs, je serre dans mes bras ma terre natale, j’y colle mes lèvres comme un amant à celles d’une amante, puis me relevant :

« — Ce sont donc là les Natchez ! Manitou de mes malheurs, ne me trompez-vous point encore ? Est-ce là la langue de mon pays que je viens d’entendre ? Mon oreille ne m’a-t-elle point déçu ? »

« Je touchais les mains, le visage, le vêtement de mes frères. Je dis à la troupe étonnée : « Mes amis, mes chers amis, parlez, répétez ces mots que je n’ai point oubliés ! Parlez, que je retrouve dans votre bouche les doux accents de la patrie ! O langage chéri des génies ! langage dans lequel j’appris à prononcer le nom de mon père, et que j’entendais lorsque je reposais encore dans le sein maternel ! »

« Les Natchez ne pouvaient revenir de leur surprise : au désordre de mes sens, ils se persuadèrent que j’étais un homme possédé d’Athaënsic, pour quelque crime commis dans un pays lointain ; ils songeaient déjà à m’écarter, comme un sacrilège, du bois du temple et des bocages de la mort.

« La foule grossissait. Tout à coup un cri s’élève ; je pousse moi-même un cri en reconnaissant les chefs compagnons de mon esclavage dans ta patrie, et, en m’élançant dans leurs bras, nous mêlons nos pleurs d’amitié et de joie… « Chactas ! Chactas ! » C’est tout ce qu’ils peuvent dire dans leur attendrissement. Mille voix répètent : « Chactas ! Chactas ! Génies immortels, est-ce là le fils d’Outalissi, ce Chactas que nous n’avons point connu, et qu’on disait enseveli au sein des flots ! »

« Telles étaient les acclamations. On entendait un bruit confus semblable aux échos des vagues dans les rochers. Mes amis m’apprirent qu’arrivés à Québec sur le vaisseau, après mon naufrage, ils retournèrent d’abord chez les Iroquois, d’où ils vinrent, après trois ans, conter mes malheurs à mes parents et à mon pays. Leur récit achevé, ils me conduisirent au temple du Soleil, où je suspendis mes vêtements en offrande. De là, après m’être purifié et avant d’avoir pris aucune nourriture, je me rendis au bocage de la Mort pour saluer les cendres de mes aïeux. Les vieillards m’y vinrent trouver, car la nouvelle de mon retour avait déjà volé de cabane en cabane. Plusieurs d’entre eux me reconnurent à ma ressemblance avec mon père. L’un disait : « Voilà les cheveux d’Outalissi. » Un autre : « C’est son regard et sa voix. » Un troisième : « C’est sa démarche, mais il diffère de son aïeul par sa taille, qui est plus élevée. »

« Les hommes de mon âge accouraient aussi, et, à l’aide de circonstances reproduites à ma mémoire, ils me rappelaient les jours de notre jeunesse ; alors je retrouvais sur leur visage des traits qui ne m’étaient point inconnus. Les matrones et les jeunes femmes ne pouvaient rassasier leur curiosité ; elles m’apportaient toutes sortes de présents.

« La sœur de ma mère existait encore, mais elle était mourante : mes amis me conduisirent auprès d’elle. Lorsqu’elle entendit prononcer mon nom, elle fit un effort pour me regarder ; elle me reconnut, me tendit la main, leva les yeux au ciel avec un sourire, et accomplit sa destinée. Je me retirai l’âme en proie aux plus tristes pressentiments en voyant mon retour marqué par la mort du dernier parent que j’eusse au monde.

« Mes compagnons d’esclavage me menèrent à leur hutte d’écorce ; j’y passai la nuit avec eux. Nous y racontâmes sur la peau d’ours beaucoup de choses tirées du fond du cœur, de ces choses que l’on dit à un ami échappé d’un grand danger.

« Le lendemain, après avoir salué la lumière, les arbres, les rochers, le fleuve et toute la patrie, je désirai rentrer dans la cabane de mon père. Je la trouvai telle que l’avaient mise la solitude et les années : un magnolia s’élevait au milieu, et ses branches passaient à travers le toit ; les murs crevassés étaient recouverts de mousse et un lierre embrassait le contour de la porte de ses mains noires et chevelues.

Le Jongleur (Grand-Prêtre) des Natchez.

« Je m’assis au pied du magnolia, et je m’entretins avec la foule de mes souvenirs. — Peut-être, me disais-je, selon ma religion du désert, est-ce ma mère elle-même qui est revenue dans sa cabane, sous la forme de ce bel arbre !

« Ensuite je caressais le tronc de ce suppliant réfugié au foyer de mes ancêtres, et qui s’en était fait le génie domestique pendant l’ingrate absence des amis de ma famille. J’aimais à retrouver pour successeur sous mon toit héréditaire, non les fils indifférents des hommes, mais une paisible génération d’arbres et de fleurs : la conformité des destinées, qui semblait exister entre moi et le magnolia demeuré seul debout parmi ces ruines, m’attendrissait. N’était-ce pas aussi une rose de magnolia que j’avais donnée à la fille de Lopez, et qu’elle emporta dans la tombe ?

« Plein de ces pensées qui font le charme intérieur de l’âme, je songeais à rétablir ma hutte, à consacrer le magnolia à la mémoire d’Atala, lorsque j’entendis quelque bruit. Un sachem, aussi vieux que la terre, se présente sous les lierres de la porte : une barbe épaisse ombrageait son menton, sa poitrine était hérissée d’un long poil semblable aux herbes qui croissent dans le lit des fleuves ; il s’appuyait sur un roseau ; une ceinture de joncs pressait ses reins ; une couronne de fleurs de marais ornait sa tête ; un manteau de loutre et de castor flottait suspendu à ses épaules ; il paraissait sortir du fleuve, car l’eau ruisselait de ses vêtements, de sa barbe et de ses cheveux.

« Je n’ai jamais su si ce vieillard était en effet quelque antique sachem, quelque prêtre instruit de l’avenir et habitant une île du Meschacebé, ou si ce n’était pas l’ancêtre des fleuves, le Meschacebé lui même. « Chactas, me dit-il d’un son de voix semblable au bruit de la chute d’une onde, cesse de méditer le rétablissement de cette cabane. En disputeras-tu la possession contre un génie, ô le plus imprudent des hommes ? Crois-tu donc être arrivé à la fin de tes travaux, et qu’il ne te reste plus qu’à t’asseoir sur la natte de tes pères ? Un jour viendra que le sang des Natchez… »

« Il s’interrompt, agite le roseau qu’il tenait à la main, me lance des regards prophétiques, tandis que, baissant et relevant la tête, sa barbe limoneuse frappe sa poitrine. Je me prosterne aux pieds du vieillard ; mais lui, s’élançant dans le fleuve, disparaît au milieu des vagues bouillonnantes.

« Je n’osai violer les ordres de cet homme ou de ce génie, et j’allai bâtir ma nouvelle demeure sur la colline où tu la vois aujourd’hui. Adario revint du pays des Iroquois ; je travaillai avec lui et le vieux Soleil à l’amélioration des lois de la patrie. Pour un peu de bien que j’ai fait, on m’a rendu beaucoup d’amour.

« J’avance à grands pas vers le terme de ma carrière ; je prie le ciel de détourner les orages dont il a menacé les Natchez, ou de me recevoir en sacrifice. À cette fin je tâche de sanctifier mes jours, pour que la pureté de la victime soit agréable aux génies : c’est la seule précaution que j’aie prise contre l’avenir. Je n’ai point interrogé les jongleurs : nous devons remplir les devoirs que nous enseigne la vertu, sans rechercher curieusement les secrets de la Providence. Il est une sorte de sagesse inquiète et de prudence coupable que le ciel punit. Telle est, ô mon fils ! la trop longue histoire du vieux Chactas. »

  1. Les tourments que l’on fait subir aux prisonniers de guerre.