Les Nibelungen/37

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Anonyme
Traduction par Émile de Laveleye.
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie (p. 317-331).

XXXVII COMMENT LE MARGRAVE RUEDIGÊR FUT TUÉ

En cette matinée, les hôtes avaient bien combattu. L’époux de Gœtelint vint en la cour, et il vit de tous côtés un terrible carnage. Il en pleura intérieurement, le très loyal Ruedigêr.

— « Malheur à moi, s’écria le guerrier, d’avoir jamais reçu la vie ! Et que personne ne puisse empêcher de si grands désastres ! Bien volontiers j’interviendrais pour rétablir la paix, mais le roi s’y refuserait, car il voit sans cesse croître l’étendue de ses maux. »

Le bon Ruedigêr envoya vers Dietrîch pour demander s’ils ne pourraient pas calmer le courroux du grand roi. Le chef de Vérone lui fit répondre : — « Qui pourrait l’arrêter ! Le roi Etzel ne veut point que quelqu’un s’interpose. »

Un guerrier d’entre les Hiunen voyant Ruedigêr debout, les yeux remplis de larmes (combien il en avait déjà versées !), dit à la reine : — « Voyez, comme il se tient là immobile, celui qui a le plus de puissance auprès d’Etzel,

« Et à qui tout est soumis, le pays et ses habitants. Comment Ruedigêr a-t-il obtenu tant de burgs qu’il a reçus de la munificence du roi ? En ce combat, il n’a pas encore frappé un seul coup digne de louange.

« Il me semble qu’il s’inquiète peu de ce qui se passe ici, depuis qu’il a obtenu tout ce qu’il désirait avoir. On prétend qu’il est plus brave que nul autre ; mais dans ces moments difficiles, cela n’a guère paru. »

L’homme très loyal avait l’âme affligée ; quand il entendit ce discours, il regarda le guerrier en face et pensa : — « Tu le payeras cher. Quoi ! tu dis que je suis lâche ! Tu as prononcé cette parole trop haut dans cette cour. »

Et serrant le poing, il s’élança vers le Hiune et le frappa si violemment qu’à l’instant il l’étendit mort à ses pieds. La détresse du roi Etzel en fut augmentée.

— « Va-t’en, lâche bavard, s’écria Ruedigêr, j’ai assez de peine et de douleur dans le cœur. Comment oses-tu me reprocher que je ne me batte point ? Certes, je devrais haïr ces étrangers,

« Et je leur aurais fait tout le mal que j’aurais pu, si je n’avais conduit ces guerriers ici. Oui, j’ai été leur guide au pays de mon maître. C’est pourquoi mon bras infortuné ne doit point les attaquer. »

Etzel, le grand roi, parla au margrave : — « Comment ! Est-ce ainsi que vous nous aidez, très noble Ruedigêr ? Nous avons déjà tant de morts en ce pays, que point n’était besoin d’en augmenter le nombre ! Vous avez très mal agi. »

L’illustre chevalier répondit : — « Il a insulté à mon courage. Il m’a reproché les honneurs et les biens que j’ai acceptés de vos mains ; aussi il en est arrivé malheur au menteur ! »

Voici venir la reine qui avait vu comment la colère du héros avait frappé le Hiune. Elle le plaignit lamentablement. Ses yeux se remplirent de larmes. Elle dit à Ruedigêr : — « Comment avons-nous mérité, le roi et moi,

« Que tu augmentes encore notre affliction ? Tu nous as toujours dit, noble Ruedigêr, que, pour nous, tu voulais tout exposer, ta vie et ton honneur ? J’entends tous les guerriers te placer bien au dessus des autres.

« Eh bien, je te rappelle l’hommage que ta main m’a juré, quand tu me conseillas, ô chevalier d’élite, d’épouser Etzel Tu me promis de me servir jusqu’à la mort de l’un de nous deux. Ah ! pauvre femme, jamais je ne me suis trouvée en semblable extrémité. »

— « C’est la vérité. Je vous jurai, noble femme, que pour vous j’exposerais et ma vie et mon honneur. Mais je n’ai point juré de perdre mon âme, et c’est moi qui amenai à votre fête ces princes de si illustre naissance. »

Elle reprit : — « Souviens-toi, Ruedigêr, de ta grande fidélité, de ta constance et du serment que tu fis d’être toujours prêt à venger mes outrages et mes malheurs. »

Le margrave répondit : — « Je vous ai rarement refusé quelque chose. » Le puissant Etzel se mit aussi à supplier. Tous deux se jetèrent aux pieds du guerrier. On vit le noble margrave l’âme profondément troublée. Ce très loyal héros parla lamentablement :

— « Malheur à moi, abandonné de Dieu, d’avoir vécu jusqu’à ce jour ! Il faut que je renonce à mon honneur, à ma loyauté et aux vertus que Dieu m’a commandées. Hélas ! Dieu du ciel ! pourquoi la mort ne peut-elle m’enlever ?

« Quel que soit le parti que je repousse ou que j’embrasse, j’aurai mal et très méchamment agi. Et si j’abandonne à la fois la reine et ses frères, tout le monde me le reprochera. Oh ! que celui qui m’a donné la vie, m’éclaire en ce moment ! »

Le roi et la reine aussi le supplièrent avec instances. Il s’ensuivit que maints guerriers perdirent la vie de la main de Ruedigêr et que lui-même succomba. Vous pouvez entendre maintenant comment il périt lamentablement.

Il savait qu’il ne pouvait lui en revenir que dommage et profonde affliction. Ah ! qu’il eût volontiers refusé à la reine et au roi ! Il craignait beaucoup, s’il tuait un de ses hôtes, de devenir odieux à tout le monde.

Il dit au roi, cet homme très hardi : — « Seigneur roi, reprenez tout ce que j’ai eu de vous, terres et burgs ; je n’en veux rien garder ; je préfère aller pieds nus en pays étranger !

« Dépouillé de tout bien, je quitterai vos terres, prenant par la main ma femme et ma fille. Plutôt perdre la vie que de renoncer à ma loyauté. Oui, j’ai mal fait de prendre votre or rouge. »

Le roi Etzel parla : — « Qui donc viendra à mon secours ! Eh bien, Ruedigêr, venge-moi de mes ennemis et je te donnerai un royaume avec ceux qui l’habitent. Roi puissant, tu marcheras à côté d’Etzel. »

Mais Ruedigêr répondit : — « Comment m’engager dans ce combat ? Je les ai invités à entrer sous mon toit ; je leur ai offert amicalement le boire et le manger et je leur ai donné mes présents : puis-je contribuer à leur mort ?

« On croira peut-être que je manque décourage ; mais jamais je n’ai refusé aucun service à ces très nobles princes ou à leurs hommes. Aussi je me repens de l’alliance que j’ai conclue avec eux.

« J’ai donné ma fille à Gîselher, le bon chevalier. Elle ne pouvait en ce monde être mieux mariée sous le rapport des vertus et de l’honneur, de la loyauté et de la richesse. Jamais je ne vis roi animé de si beaux sentiments. »

Alors Kriemhilt prit la parole : — « Très noble Ruedigêr, ayez pitié de nos afflictions à tous deux, au roi et à moi. Pensez bien à ceci, que jamais souverain ne reçut des hôtes qui leur firent autant de mal. »

Le margrave répondit à la noble femme — « Aujourd’hui Ruedigêr doit payer de sa vie le bien que vous et son seigneur lui avez fait. C’est pourquoi il me faut mourir ; cela ne peut durer davantage.

« Je sais qu’en ce jour mes burgs et mes domaines perdront leur maître par la main de ces étrangers ; je recommande à votre bonté ma femme et mon enfant, et les nombreux exilés qui sont à Bechelâren. »

— « Maintenant, que Dieu te récompense, Ruedigêr, » dit le roi. Lui et la reine étaient joyeux, tous deux. « Nous aurons toujours soin de tous tes gens. Mais j’ai foi en mon bonheur, toi-même tu en réchapperas. »

Ruedigêr allait hasarder son âme et son corps. La femme d’Etzel se prit à pleurer. Il dit : — « Je dois accomplir ce que je vous ai promis. Hélas ! ô mes amis, je vais vous combattre malgré moi ! ».

On le vit quitter le roi, l’âme affligée. Il alla non loin de là trouver ses guerriers et leur dit : — « Vous allez vous armer, ô mes fidèles. Malgré moi il me faut combattre les vaillants Burgondes. »

Ils ordonnèrent aussitôt qu’on allât chercher leurs armes. Heaumes et boucliers furent apportés par leurs gens de suite. Bientôt les fiers étrangers connurent la funeste nouvelle.

Ruedigêr et cinq cents de ses hommes s’étaient armés. En outre, marchaient avec lui douze chefs, qui voulaient obtenir le prix du courage au plus fort de la mêlée. Ils ne savaient pas que la mort fût si près d’eux.

On vit s’avancer Ruedigêr, le heaume en tête. Les hommes du margrave portaient des épées bien acérées, et au bras leurs boucliers larges et brillants. Le joueur de viole les aperçut ; ce fut pour lui une peine amère.

Le jeune Gîselher vit venir son beau-père, le casque attaché. Comment pouvait-il supposer qu’il ne vint pas avec des intentions bienveillantes ? Le noble prince en eut l’âme joyeuse.

« Quel bonheur ! s’écria Gîselher, la bonne épée, que nous nous soyons fait en chemin de tels amis. Par ma femme nous avons acquis de grands avantages. Sur ma foi, je suis heureux que ce mariage se soit fait. »

— « J’ignore ce qui peut ainsi vous réjouir, dit le ménestrel. Où avez-vous jamais vu s’avancer tant de guerriers, le heaume en tête, l’épée à la main, dans une intention de paix et d’accommodement ? Ruedigêr veut mériter à nos dépens ses burgs et ses terres. »

Avant que le joueur de viole eût achevé ce discours, le noble Ruedigêr était devant le palais. Il déposa à ses pieds son bon bouclier. Il ne pouvait plus offrir à ses amis ni ses services ni ses salutations.

Le noble margrave jeta ces mots dans la salle : — « Maintenant, vaillants Nibelungen, il faut songer à vous défendre. Vous deviez jouir de mon amitié, et à présent vous devez repousser mes attaques. Naguère nous étions amis, et en ce moment je dois renoncer à cette alliance. »

Cette nouvelle terrifia ces hommes affligés, car nul d’entre eux ne fut satisfait de devoir combattre celui auquel ils étaient dévoués. Ils avaient déjà reçu tant de rudes assauts de leurs ennemis !

— « Veuille le Dieu du ciel, dit Gunther, la vaillante épée, que vous puissiez encore faire miséricorde et nous montrer cette amitié sur laquelle nous comptions. Je me confie en vous ; non, vous ne ferez point ce que vous avez dit. »

— « Je ne puis agir autrement, dit l’homme intrépide ; je dois vous combattre car je l’ai promis. Défendez-vous donc, héros valeureux, si votre vie vous est chère. La femme du roi Etzel ne veut point m’en dispenser. »

— « Vous nous provoquez trop tard, dit le roi illustre. Dieu vous récompensera, très noble Ruedigêr, du dévoûment et de l’affection que vous nous avez montrés, si vous voulez persévérer dans vos sentiments affectueux à notre égard. « Si vous nous laissez la vie, nous tous servirons toujours pour la bienveillance que vous nous aurez montrée. Pensez aux superbes présents que vous nous fîtes, très noble Ruedigêr, quand vous nous conduisîtes au pays d’Etzel, chez les Hiunen.

Ruedigêr, le bon chevalier, dit : — « Ah ! que je voudrais encore pouvoir vous donner pleine mesure de mes dons, ainsi que j’en avais l’espérance. Alors je ne serais exposé à aucun reproche. »

— « Arrêtez noble Ruedigêr, dit Gêrnôt, car jamais seigneur n’accueillit ses hôtes aussi amicalement que vous nous avez reçus. Vous en recevrez la récompense, si nous conservons la vie. »

— « Plût à Dieu, très noble Gêrnôt, dit Ruedigêr, que vous fussiez aux bords du Rhin et moi mort, conservant mon honneur, puisque je suis obligé de vous combattre. Jamais guerriers étrangers n’ont été si maltraités par leurs amis. »

— « Seigneur Ruedigêr, dit Gêrnôt, que Dieu vous récompense de vos riches présents. Oh ! votre mort m’affligerait, car avec vous périraient tant de vertus et de courage ! Je porte ici l’arme que vous m’avez donnée, bon chevalier.

« Dans cette cruelle extrémité, elle ne m’a jamais fait défaut et sous son tranchant maint guerrier a perdu la vie. Elle est brillante et fidèle, magnifique et bonne. Je pense que plus jamais chef n’offrira un don si riche.

« Si vous ne voulez renoncer à votre dessein, si vous nous attaquez et qu’un des amis que j’ai ici tombe sous vos coups, avec votre épée je vous enlèverai la vie. Alors, Ruedigêr, j’en serai au désespoir, ainsi que votre illustre femme. »

— « Dieu veuille, seigneur Gêrnôt, qu’il en soit ainsi ; que votre volonté s’accomplisse de tout point et que la vie de vos amis soit sauve. Je vous confierai ma femme et ma fille. »

L’enfant de la belle Uote, le prince burgonde, parla : — « Pourquoi agir ainsi, Ruedigêr ? Tous ceux qui m’ont accompagné, vous sont dévoués ; vous avez tort de nous attaquer. Vous allez avant l’heure rendre veuve votre charmante fille.

« Si vous et vos guerriers vous m’attaquez maintenant, vous me récompenserez mal de la confiance que j’ai eue en vous plutôt qu’en tout autre, quand je vous ai demandé votre fille en mariage. »

— « Souvenez-vous de la foi jurée, noble et illustre roi, si Dieu vous sauve d’ici. Ainsi parla Ruedigêr. Que la jeune femme ne pâtisse pas à cause de moi. Au nom de vos propres vertus, conservez-lui votre affection. »

— « Je le ferai volontiers, répondit Gîselher, le jeune ; mais si mes illustres parents qui sont ici doivent mourir de votre main, alors il faudra rompre l’alliance fidèle qui m’unit à vous et à votre fille. »

— « En ce cas, que Dieu ait pitié de nous ! » dit l’homme vaillant. Et tous levèrent leurs boucliers comme pour attaquer les étrangers dans la salle de Kriemhilt. Alors, du haut des degrés, Hagene s’écria à haute voix :

— « Arrêtez un instant, très noble Ruedigêr, ainsi dit Hagene ; mes seigneurs et moi, nous ne vous avons pas encore suffisamment expliqué en quelle extrémité nous sommes. De quel avantage notre mort, à nous étrangers, peut-elle être pour Etzel ?

« Je suis en grand souci, ajouta Hagene : les Hiunen ont haché à mon bras le bouclier que dame Gœtelint m’a donné. Je l’avais porté amicalement dans le pays d’Etzel.

« Que le Dieu du ciel m’accorde de pouvoir posséder encore un aussi bon bouclier que celui que vous avez à votre bras, ô très noble Ruedigêr, et alors je n’aurai plus besoin de haubert dans le combat. »

— « Bien volontiers vous ferais-je don de mon bouclier, si j’osais vous le présenter en présence de Kriemhilt. Mais n’importe ! prenez-le, Hagene, et portez-le à votre bras. Puissiez-vous l’emporter au pays des Burgondes ! »

Quand il offrit si généreusement de lui donner son bouclier, bien des yeux pleurèrent à chaudes larmes. Ce fut le dernier présent que Ruedigér de Bechelàren fit à un guerrier ; depuis ce moment, il n’en fit jamais plus.

Quelque farouche et quelque animé de fureur que fût Hagene, il fut ému de ce don que ce bon héros lui faisait, si près de ses derniers moments. Maints nobles chevaliers se prirent à pleurer avec lui.

— « Que le Dieu du ciel vous rémunère, très noble Ruedigêr, jamais votre pareil n’existera plus, faisant des dons si magnifiques à des guerriers étrangers. Dieu permettra que votre vertu vive à toujours.

« Malheur à moi à cause de cette nouvelle, ajouta Hagene ; nous avions déjà tant de maux à souffrir. Qu’il nous faille encore combattre contre des amis, voilà ce dont je me plains à Dieu. » Le margrave répondit : — « C’est aussi pour moi une profonde douleur. »

— « Je vous tiendrai compte de votre don, très noble Ruedigêr. Quoi que puissent faire à votre égard ces illustres chefs, jamais ma main ne vous touchera dans le combat, quand même vous tueriez tous ceux du pays burgonde. »

À ces mots, le bon Ruedigêr s’inclina courtoisement. On pleurait de toutes parts, c’était pour tous une peine extrême que nul ne pouvait détourner cette pénible lutte avec Ruedigêr. Le père de toute vertu allait mourir.

Du haut du palais, Volkêr le ménestrel parla : — « Puisque mon compagnon Hagene a fait trêve avec vous, mon bras aussi vous respectera fidèlement. Ah ! vous l’avez bien mérité, quand nous sommes arrivés en votre pays.

« Très noble margrave, vous porterez pour moi ce message. La margrave m’a donné ces bracelets d’or rouge, pour m’en parer à cette fête. Vous les pouvez voir vous-même à mon bras et en témoigner. »

— « Plût à Dieu tout-puissant, dit alors Ruedigêr, que la margrave vous eût encore donné davantage. Soyez certain que je remplirai votre message auprès de ma femme bien-aimée, si jamais je la revois. »

Quand il lui eut fait cette promesse, Ruedigêr leva son bouclier. Son âme s’enflamma, et, sans tarder plus longtemps, il se jeta sur les étrangers en vaillant guerrier. Le puissant margrave porta maints coups rapides.

Tous deux, Volkêr et Hagene, se tinrent sur les plus hauts degrés, ainsi que l’avaient promis ces deux bonnes épées. Mais Ruedigêr trouva devant la porte tant de vaillants combattants, qu’il commença la lutte avec grands soucis.

Gunther et Gêrnôt, dans un dessein meurtrier, le laissèrent pénétrer dans la salle. Ils avaient des sentiments de héros. Gîselher se tint à l’écart mais non sans regret. Il espérait encore en la vie ; c’est pourquoi il évitait Ruedigêr.

Les hommes du margrave s’élancèrent sur les ennemis et on les voyait suivre leur maître avec le plus grand courage. Ils portaient à la main leurs épées tranchante, qui hachèrent maints heaumes et maints superbes boucliers.

Les guerriers fatigués portèrent cependant à ceux de Bachelâren des coups rapides et terribles, qui les atteignirent jusqu’aux os, à travers les cottes de mailles. Ils accomplirent de prodigieux exploits dans la mêlée.

La vaillante troupe avait pénétré dans la salle. Volkêr et Hagene bondirent à sa rencontre. Sauf au seul chef, ils ne donnaient trêve à personne. Sous les atteintes de leurs bras terribles, le sang découlait à travers les casques.

On entendait dans la salle retentir d’une façon effrayante le choc des épées. Sous les coups, les garnitures des boucliers tombaient brisées, et les riches pierreries s’éparpillaient dans le sang. La bataille était si acharnée que jamais il n’y en aura plus de pareille.

Le prince de Bechelâren marchait de ci et de là, comme un guerrier qui sait faire valoir sa force dans la mêlée. Ce jour-là Ruedigêr prouva bien qu’il était un héros vaillant et digne de louange.

les deux chefs Gêrnôt et Gunther se tenaient fermes, et dans le combat ils donnèrent la mort à plus d’un combattant. Gîselher et Dancwart ne se ménageaient guère, et par eux plus d’un vit arriver sa dernière heure.

Ruedigêr montrait qu’il était très fort, brave et parfaitement armé. Ah ! que de héros il abattit ! Ce que voyant un Burgonde sentit la colère s’emparer de lui. La mort du noble Ruedigêr en fut hâtée.

Le vaillant Gêrnôt interpela le héros ; il dit au margrave : — « Vous ne voulez pas laisser échapper un seul de mes hommes, très noble Ruedigêr. Cela me contriste démesurément ; je ne puis le supporter plus longtemps.

« Puisque vous m’avez enlevé un si grand nombre de mes amis, votre présent pourra vous causer du dommage. Tournez-vous de mon côté, homme très noble et très brave ; je veux, du mieux que je pourrai, mériter le don que vous m’avez fait. »

Avant que le margrave parvint jusqu’à lui, plus d’une cotte de mailles fut teinte de sang. Ils s’élancèrent l’un vers l’autre, ces deux hommes avides de gloire. Chacun d’eux parait les coups terribles qui lui étaient destinés.

Mais leurs épées étaient si tranchantes que rien ne pouvait les arrêter. Ruedigêr, le bon chevalier, atteignit Gêrnôt à travers son casque dur comme un roc, et le sang coula à flots. Mais cet excellent et valeureux guerrier le lui rendit avec usure.

Il brandit haut en ses mains l’épée qu’il avait reçue de Ruedigêr, et quoique blessé à mort, il en porta un coup si terrible que, traversant l’épais bouclier, elle tomba sur la visière du casque. L’époux de Gœtelint devait en mourir.

Non, jamais don plus magnifique ne reçut pire récompense. Tous deux frappés réciproquement par la main l’un de l’autre, Gêrnôt et Ruedigêr, tombèrent dans la mêlée. Quand il vit cette terrible catastrophe, la colère s’empara de Hagene.

Le héros de Troneje parla : — « Un affreux malheur nous est arrivé. Nous avons fait en ces hommes une si grande perte, que jamais nous ne la réparerons, et leurs gens et leurs pays non plus. Maintenant, que les guerriers de Ruedigêr en portent la peine. »

De part et d’autre, il n’y eut plus de merci. Beaucoup, tombés sans blessures, auraient pu facilement échapper. Mais telle était la presse, en cette mêlée, que sans être atteints, ils se noyaient dans le sang.

— « Hélas ! mon frère est tué en ce jour ! Ah ! le malheur nous frappe de tous côtés. Je regretterai toujours le noble Ruedigêr. La perte est pour les deux partis, et notre affliction est immense. »

Quand le jeune Gîselher vit son frère mort, il réduisit ceux qui étaient entrés dans la salle à une suprême détresse. La mort recueillait en hâte ceux qui lui étaient dévoués. Pas un de ceux de Bechelâren n’en réchappa.

Gunther et Gîselher, ainsi que Hagene, Dancwart et Volkêr, ces bonnes épées, vinrent là où les deux hommes étaient étendus, et ces héros se prirent à pleurer.

— « La mort nous frappe cruellement, dit Gîselher, le jeune. Maintenant, cessons de pleurer et exposons-nous au vent, afin que, fatigués du combat, nous puissions rafraîchir nos cottes de mailles. Je crains que Dieu ne nous laisse plus longtemps la vie. »

Les guerriers étaient épuisés ; les uns s’assirent, les autres s’appuyèrent sur leurs boucliers. Les héros de Ruedigêr gisaient à terre morts. Le bruit du combat était apaise. Le silence dura si longtemps qu’Etzel s’en irrita.

— « Malheur ! s’écria la femme du roi, Ruedigêr ne nous a pas servis assez fidèlement, pour faire tomber nos ennemis sous ses coups. Il leur permettra de rentrer au pays des Burgondes.

« À quoi nous sert, roi Etzel, que nous ayons donné au héros tout ce qu’il a désiré ? Maintenant il a mal agi. Celui qui devait nous venger, veut faire la paix. » Volkêr répondit à ces paroles, le très beau guerrier :

— « Hélas ! noble femme du roi, il n’en est pas comme tu le prétends. Si j’osais dire qu’une aussi grande dame en a menti, je dirais que vous avez prononcé sur le compte de Ruedigêr des mensonges diaboliques. Lui et ses guerriers ont été tristement déçus touchant la paix.

« Il a exécuté si vaillamment les ordres du roi, que lui et sa suite sont tombés morts ici. Maintenant, Kriemhilt, regarde autour de toi : à qui vas-tu donner tes ordres ? Ruedigêr, le héros, vous a servis jusqu’à sa dernière heure.

« Si vous ne voulez pas me croire, on vous le fera voir. » Alors, afin de lui briser le cœur, on apporta le héros, la tête fendue, là où le roi pouvait l’apercevoir. Jamais les fidèles d’Etzel n’éprouvèrent plus grande affliction.

Quand ils virent apporter le corps du margrave, nul écrivain ne pourrait ni décrire, ni raconter les effroyables gémissements que les hommes et les femmes poussèrent en ce moment, l’âme en proie au désespoir.

Le désespoir d’Etzel n’était pas moindre. Le puissant roi poussait des cris de douleur semblables au rugissement du lion. Ainsi faisait aussi sa femme. Ils se lamentèrent effroyablement sur la mort du bon Ruedigêr.