Les Nouveaux progrès de la navigation aérienne

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Les Nouveaux progrès de la navigation aérienne
Revue des Deux Mondes5e période, tome 53 (p. 135-159).
LES NOUVEAUX PROGRÈS
DE LA
NAVIGATION AÉRIENNE

A l’heure actuelle, les records établis par les frères Wright n’ont plus guère qu’un intérêt historique : Latham, Paulhan, Sommer détiennent les records de la vitesse, de la hauteur, de la durée ; des voyages de ville à ville ont été esquissés et, enfin, un aéroplane robuste et léger, simple, peu coûteux, le plus petit de tous, pour l’instant, a franchi, en une demi-heure environ, le 25 juillet 1909, le bras de mer qui sépare l’Angleterre du continent, et ce nouveau triomphe de la science, dû à un Français, mérite bien qu’on lui consacre quelques pages. Mais l’homme audacieux qui a fait à travers les airs ce vol prestigieux, M. Louis Blériot, nous en voudrait, sans aucun doute, si, pour mieux rendre hommage à sa jeune renommée, nous omettions et de parler de ceux qui peuvent être regardés comme ses dignes émules, et de rappeler les noms des pionniers qui, bien avant lui, tentèrent de le précéder dans la voie qu’il vient d’ouvrir. Et enfin cette étude nous paraîtrait incomplète et malhabile, si nous ne rappelions à nos compatriotes qu’au delà des Vosges est un grand peuple qui, lui aussi et à sa façon, travaille sans relâche à faire progresser la navigation aérienne et y réussit assez bien.


I

Qui donc, le 26 juillet dernier, songeait au ballon libre, au ballon sphérique ? M. de la Vaulx, sans doute ; MM. Baudry de Saunier et E. Gautier, peut-être ; c’est tout. Un certain courage eut été nécessaire, au lendemain de la triomphale chevauchée de L. Blériot, — chevauchée, ce nous semble, est le mot propre, pour une foule de raisons que nos lecteurs nous permettront d’énumérer, — pour prendre la défense de l’admirable invention des frères Montgolfier. Que ne disait-on pas de ce pauvre ballon sphérique ! M. Baudry de Saunier, un de ses défenseurs pourtant, lui trouve un grand défaut, car il n’est que gaz, et ce gaz est dangereux. Avec lui, dit-il, on ne sait ni où l’on ira, ni à quelle hauteur on montera, ni à quelle vitesse on marchera : le vent, le soleil, la pluie chassent, soulèvent ou abaissent à leur gré la petite bulle et son tout petit panier d’osier. Puis, quelles que soient la durée du voyage, avec ce malheureux ballon sphérique, le retour en chemin de fer, parfois en patache, s’impose, suprême humiliation pour un conquérant de l’espace ! Tout de même, M. Baudry de Saunier exagère un peu. Le ballon libre n’est pas la bulle inerte qu’il prétend ; cette bulle a une volonté, une âme, logées dans le panier d’osier qu’elle emporte, à savoir le pilote, et si le pilote est prudent, habile et courageux, elle peut aller loin et même arriver à un but bien déterminé.

Ne soyons ni trop absolu, ni trop oublieux. C’est avec un ballon sphérique qu’un homme a pu, le premier par la voie aérienne, se riant de l’Océan et de ses menaces, traverser le Pas-de-Calais ; et cet homme, Blanchard, qui emmenait avec lui l’Américain Jeffries, était un Français. Cet exploit éclatant, le premier du genre, eut lieu le 7 janvier 1785. L’émotion qu’il souleva fut, comme de juste, aussi intense que celle que provoque, aujourd’hui, le raid de L. Blériot. De la ville de Calais, aux environs de laquelle il atteint en venant de Douvres, il reçut le titre de citoyen ; de Louis XVI une pension de 1 200 livres, somme considérable pour l’époque ; enfin des Parisiens, toujours spirituels, le surnom de « Don Quichotte de la Manche. »

Ainsi, le ballon sphérique ne mérite pas notre mépris ; il est, jusqu’à un certain point, maniable et, par suite, utilisable. N’empêche, dit-on, qu’il restera toujours un vagabond, lin fou ! Mais, après tout, l’éloge de la folie n’est pas à faire ! Ce sont ces allures de fou qui font et feront toujours le charme du ballon libre, qui font et feront que les rêveurs, les poètes, les aventureux ne cesseront pas de l’aimer. Nous prétendons même que l’essor d’un ballon, mieux que l’envolée d’un dirigeable ou d’un aéroplane, saisira toujours l’esprit du plus savant comme du plus ignorant. Cette ascension directe, rapide, sans limites, l’altitudine, qui n’a pas, mais semble avoir pour but les régions inconnues de l’éther, aura toujours l’attrait mystérieux d’une vigoureuse protestation contre la tyrannie de la pesanteur qui semblait river à jamais l’humanité à la surface de la planète.

Nous ne voyons pas les aéroplanes inspirer jamais des sensations pareilles. Leur vol n’a rien de séduisant. Comme le dit très bien un de nos écrivains les plus connus, ils feront fuir les oiseaux du ciel, effrayés par ces faux oiseaux créés par l’homme, d’autant plus qu’il se trouvera bien un certain nombre de gens qui, non contens de les détruire sur terre, iront encore les pourchasser dans leur propre élément. Dans quarante ans, ajoute-t-il, le monde sera d’avenu ennuyeux comme une petite ville française au XIXe siècle. La joie de rêver, d’imaginer qu’on pourrait être ailleurs, où l’on n’ira jamais, où l’on serait plus heureux, où les paysages seraient plus beaux, sera évanouie. Pouvant facilement, en quelques heures, passer des banquises du Pôle dans les mers lumineuses du Sud, des sphinx d’Egypte aux cataractes du Niagara, dès l’âge de l’adolescence, on sera dégoûté de tout, ayant tout vu. Eh bien ! à ce moment, il y aura encore, heureusement, pour nous distraire et nous reposer, le ballon sphérique, le ballon libre ! Nous étions sur une place, incommodés par le bruit, la chaleur, la poussière, ahuris par le fracas des véhicules de toute sorte, terrestres ou aériens, se croisant en tous sens devant nous ou au-dessus de nos têtes, ne songeant qu’à nous garer des uns et des autres, et, en quelques minutes, nous pourrons, grâce au ballon libre, échapper au brouhaha des foules, des véhicules, des moteurs, à la fumée, aux mauvaises odeurs, et admirer, à notre aise, les merveilles que, pendant le jour, nous offre l’atmosphère : mirages inattendus, couronnes irisées, arcs-en-ciel éblouissans, — le mot est impropre car, à une certaine hauteur, l’arc se ferme sur lui-même et se transforme en cercle, — l’immense mer des nuages, plus imposante, plus variée d’aspect que l’Océan. Et la nuit, emportés dans l’espace sans secousses, sans oscillations, sans vibrations, sans que le moindre souffle de ‘vent nous vienne désagréablement fouetter le visage, nous pourrons nous abandonner aux plus délicieuses rêveries, ou encore, à la lueur d’une lampe électrique, relire quelques pagres d’un auteur favori, celles, par exemple, qu’a inspirées à Guy de Maupassant un de ses voyages nocturnes en ballon.


La terre n’est plus, la terre est noyée sous des vapeurs laiteuses qui ressemblent à une mer. Nous sommes seuls maintenant avec la lune, dans l’immensité, et la lune a l’air d’un ballon qui voyage en face de nous ; et notre ballon qui reluit a l’air d’une l’une plus grosse que l’autre, d’un monde errant au milieu du ciel, au milieu des astres, dans l’étendue infinie. Nous ne parlons plus, nous ne vivons plus, nous ne pensons plus ; nous allons délicieusement inertes, à travers l’espace. L’air qui nous porte a fait de nous des êtres qui lui ressemblent, des êtres muets, joyeux et fous, grisés par cette envolée prodigieuse, étrangement alertes, bien qu’immobiles. On ne sent plus la chair, on ne sent plus palpiter le cœur, on est devenu quelque chose d’inexprimable, des oiseaux qui n’ont pas même la peine de battre de l’aile.

Tout souvenir a disparu de nos âmes, tout souci a quitté nos pensées, nous n’avons plus de regrets, de projets ni d’espérances. Nous regardons, nous sentons, nous jouissons éperdument de ce voyage fantastique ; rien que la lune et nous dans le ciel ! Nous sommes un monde vagabond, un monde en marche comme nos sœurs les planètes, et ce petit monde porte des hommes qui ont quitté la terre et l’ont déjà presque oubliée.

Le silence est presque absolu, solennel. Il n’est troublé que par le faible souffle d’une locomotive, par les aboiemens affaiblis de quelques chiens qui sentent qu’il y a quelque chose d’anormal dans le système général des choses, et par le tic-tac discordant des mouvemens des chronomètres de nos enregistreurs.

Nous avons presque froid, car la température est basse et nous sommes immobiles ; nous ne nous plaignons point ; nous ne désirons point que le temps aille plus vite ; nous craignons même que le terme de notre voyage n’arrive trop tôt.


Nos lecteurs trouveraient-ils que cette réhabilitation du ballon sphérique est insuffisante ?

Sans vouloir nous étendre sur les services si nombreux qu’ils ont rendus à la guerre, depuis le siège de Maubeuge jusqu’à la bataille de Moukden, nous leur rappellerons les ascensions célèbres, depuis celles de Gay-Lussac jusqu’à celles du docteur Berson qui, le 31 juillet 1901, a pu atteindre, avec un de ces appareils, l’altitude de 10 500 mètres. Et les ballons-sondes, véritables observatoires volans, où des appareils enregistreurs et la plaque photographique remplacent la science et l’œil de l’homme, dont l’un, appartenant au service météorologique de la Belgique, a pu atteindre l’altitude vertigineuse de 26 000 mètres, ces ballons-sondes, qui nous ont révélé, au moins en partie, le mystère de la superatmosphère, ne sont-ce pas là de véritables ballons libres, dont nous pouvons, sinon diriger la roule, du moins régler la chute au bout d’un intervalle de temps bien déterminé ?

Nous ne voyons pas de longtemps nos aéroplanes nous donner de pareilles satisfactions. Leur demander de s’élever à 26 000 mètres, à 10 000, à 6 000, n’y songeons pas. Alors que le vaillant Spelterini vient de sauter par-dessus le Mont-Blanc (8 août), en passant au-dessus des aiguilles Dru et Verte, à 5 600 mètres d’altitude, — il a déjà sauté, en 1898, par-dessus les Diablerets ; en 1900, par-dessus les Alpes Centrales et le Glœrnischkett ; en 1903, par-dessus le massif qui sépare Zermatt de l’Italie ; en 1904, par-dessus l’Eiger et la Jungfrau ; en 1907, par-dessus le Saint-Gothard ; en 1908, par-dessus le Mont-Rose,, — aucun aéroplane, avec les moteurs dont ils sont dotés, ne pourrait arriver à 1 800 mètres. Le moteur de l’Antoinette VII, qui est de 50 (50 HP), devrait en fournir 70 pour aspirer à une telle altitude. On nous objectera qu’avec un simple monocylindre de 9 HP, M. Fawcett, le 7 août, a pu ‘atteindre la mer de Glace, à 2 000 mètres d’altitude. Mais le sol était là pour supporter la voiture. L’aérostation proprement dite reste donc, et restera toujours, quels que soient les caprices de la mode, un sport, le plus passionnant des sports, sinon le plus utile. Ajoutons que ce mode de voyager est encore un art et même une science qui a ses maîtres, comme elle a eu ses martyrs, et que Spelterini est un de ces maîtres. E. Gautier, qui eut la chance d’être une fois son compagnon de route, l’a vu viser, du haut des nuages, la bonne place pour atterrir, place à peine perceptible pour un œil profane, et y tomber instantanément tout droit, comme une pierre ; « aucun choc, cependant, n’est à craindre. Même par les plus fortes rafales, il s’arrange pour ralentir méthodiquement la chute, au moment psychologique, de telle sorte que la nacelle, après avoir deux ou trois fois effleuré le sol et, telle une balle élastique, rebondit légèrement, se pose et ne bouge plus. C’est fait avec une telle précision, une telle maestria, que les passagers, qui s’étaient suspendus aux cordages à la force du poignet, afin d’amortir la secousse redoutée, ont peine à comprendre que c’est fini et hésitent encore, alors qu’il ne reste plus qu’à dégonfler et à empaqueter le ballon, à reprendre pied sur terre pour se diriger, hélas ! vers la gare la plus proche. »

Les brillantes « performances » de Spelterini avec son aérostat de 2 000 mètres cubes, le Sirius, méritent, ce nous semble, d’être soulignées, même après la traversée de la Manche par M. Louis Blériot, et quoique d’autres, aussi, aient franchi les Alpes en ballon avant Spelterini.


II

Si, en ballon libre, la traversée est relativement aisée de Douvres à Calais, les vents la rendent plus malaisée dans le sens inverse. Ce n’est qu’en 1883, après trois tentatives infructueuses, que Lhoste, grâce à des courans aériens favorables, a pu, sciemment, franchir la Manche de France en Angleterre, — et encore, avait-il choisi Boulogne comme point de départ, afin de rendre plus sûr son atterrissage sur le sol anglais. Lhoste, dans ce voyage, se montra d’une prudence méritoire. Il eut soin de quitter Boulogne par un vent d’est. À 1 000 mètres d’altitude, il rencontra une très faible brise du sud, qui souffla toute la nuit. Ne sachant, à cause de la brume, où il était, il descendit jusqu’à 400 mètres où il fut repris par le vent d’est. Il remonta alors à I 600 mètres où il rencontra un courant sud-ouest. Par mesure de précaution, redescendant encore une fois sur la mer, il aperçut Douvres et eut la chance de rencontrer, à ce moment, un courant d’est qui le conduisit vers la terre. Il franchit la côte anglaise à une altitude de 300 mètres et atterrit enfin aux environs de New-Rommay. Mais il serait facile de compter sur les doigts le nombre de ceux qui ont réussi à refaire un pareil voyage, et Lhoste lui-même périt l’année suivante, avec son ami Mangot, en voulant renouveler sa tentative. Depuis, aucun dirigeable n’a risqué ce voyage, — ce qui ne prouve rien contre ce système de locomotion aérienne, sinon qu’il n’a pas osé. Il était réservé au plus lourd que l’air d’accomplir cette prouesse, que semblaient faciliter et sa vitesse, et surtout le peu de résistance relative qu’il présente au vent, mais que le moteur à explosion, dont la maladie de cœur originelle n’est pas encore guérie, rendait quand même hasardeuse et périlleuse.

On ne peut nier que l’Institut, en désignant L. Blériot comme un des deux lauréats du prix Osiris, n’ait eu la main heureuse, ce qui, d’ailleurs, n’a rien d’étonnant de sa part. Comme a dit un de ses membres en complimentant l’éminent successeur des Blanchard et des Lhoste : — « Il semble qu’en vous décernant le prix Osiris, l’Académie des Sciences ait placé sur votre front un Ta Marcellus eris prophétique et que le destin soumis se soit fait un devoir de réaliser sa prédiction. » — Et pourtant, en réalité, c’est le passé plutôt que l’avenir que la docte compagnie entendait couronner, car L. Blériot se distingue des aéronautes célèbres que nous venons de citer et s’élève fort au-dessus d’eux, — qu’on nous pardonne le jeu de mots, — par ce fait que, tout en étant un homme de sport, il est aussi un ingénieur éminent.

Ses essais ne datent pas de très loin, mais il s’est montré plus méthodique que ne le prétendent certains aviateurs. Il avait commencé (1900) par imaginer une machine à ailes battantes qui, naturellement, construite en petit, donna, comme toujours, d’assez bons résultats, puis, naturellement aussi, quand on passa aux grandes dimensions, ne lui valut que des déboires. il allait abandonner l’aviation lorsque M. E. Archdeacon, que de plus en plus on peut regarder comme l’âme de la renaissance de cette science en France, lui persuada que l’avenir était dans le vol plané, et non ailleurs. A eux deux, ils construisirent un Blériot III, grand biplan, inspiré par les dessins d’O. Chanute et des frères Wright, et qui, remorqué sur la Seine par un canot à pétrole, parvint à se détacher de l’eau, mais qu’un coup de vent fit capoter. Toutefois l’élan est donné. Le biplan ne lui réussissant pas, L. Blériot se tourne hardiment du côté des monoplans. Le premier, le Canard, doué d’une très grande vitesse, arrive à quitter le sol, mais une fausse manœuvre le fait « piquer du nez » et il s’écrase (1907). Aussitôt, Blériot combine une forme plus simple, inspirée de Langley : deux couples d’ailes disposées en tandem et de petites dimensions, puisque leur surface totale ne dépasse pas 16 mètres carrés. Au premier essai, en juillet 1907, avec un moteur de 24 HP, Blériot réussit son premier vol, sur un parcours d’environ 80 mètres. Enhardi par ce succès, il prend un moteur de 60 HP qui l’enlève à 25 mètres de haut, mais le laisse en panne au bout de 300 mètres de parcours. L’aviateur tombe à pic, mais ne brise que ses ailes et son châssis — un des nombreux exemples que l’on peut citera l’appui de la thèse suivant laquelle ce genre de sport n’est pas aussi dangereux qu’on pourrait le croire. — Nouvelle chute avec le Blériot VII, dont les ailes arrière, rendues mobiles, servaient de gouvernail horizontal, à peu près comme dans le modèle actuel. Après ces deux incidens, notre inventeur, on le comprend, se préoccupe surtout d’amortir les chutes : il augmente la voilure et en change la disposition. A l’arrière, un simple empennage ; à l’avant, deux grandes ailes s’étalant sur 25 mètres et munies d’ailerons : l’oiseau se dessine ; il pèse 500 kilogrammes et porte un moteur de 40 HP. Avec le Blériot X, l’aviateur effectue, le 31 octobre 1908, le voyage de Toury à Artenay et retour. Un instant, raconte l’Illustration, ému par les prouesses des Wright, il revient au biplan. Mais il retourne bientôt à son type favori et entîn apparaît le Blériot XI, le vingt et unième appareil de la série de ses essais, type légèrement modifié des appareils précédens, qui vole 50 minutes à Juvisy, effectue le 13 juillet dernier, en 56 minutes, le voyage d’Etampes à Orléans (40 kilomètres) et, enfin, en 28 minutes, traverse le Pas-de-Calais.

En somme, sauf les tâtonnemens inévitables du début et une défaillance d’un instant, sans écouter les critiques, sans se laisser détourner de son chemin par les succès dignes d’éloges de ses concurrens, sans être découragé par des chutes réitérées, et par l’avortement apparent de ses projets, Blériot est arrivé au but grâce à la confiance qu’il a toujours eue dans le monoplan, c’est-à-dire dans le système de machine volante qui, sans l’imiter servilement, se rapproche le plus de l’oiseau. Sont-ce de profondes méditations, de longues recherches théoriques qui avaient mis dans sa tête que le monoplan est l’aéroplane de l’avenir ? Non : « Je fais de la pratique, dit-il, je ne fais pas de théorie. » Il a procédé simplement par intuition, comme font tous les inventeurs.

Nous parlions, il n’y a qu’un instant, des critiques qui lui furent adressées. Ceux de nos lecteurs qui ont lu l’article consacré à l’Aviation dans la Revue du 1er janvier dernier, doivent se rappeler qu’à cette époque, — si rapprochée et qui nous parait déjà si lointaine, — les techniciens, surtout les techniciens américains, tenaient en piètre estime le système monoplan. S’ils voulaient bien admettre que le monoplan a pour lui un pouvoir portant plus considérable, — car un biplan, dès que, pendant la marche, les angles d’incidence dépassent 15 degrés, se masque légèrement, — son instabilité leur paraissait un défaut capital, si l’on veut, disaient-ils, lui donner de la stabilité en abaissant suffisamment le centre de gravité, gare aux balancemens qui, tout comme les cahots d’une voiture mal suspendue, entraîneront des pertes de vitesse et rendront la machine inhabitable. Quelques-uns faisaient observer que les multiplans, en raison de la facilité avec laquelle leur construction peut-être ramenée à celle d’une « forme de pont, » par des liaisons bien établies et peu nombreuses, jouissent d’une supériorité incontestable au point de vue de la légèreté et de la solidité. D’autres s’attachaient à démontrer que la stabilité d’une machine volante du type multiplan croît suivant la racine carrée du nombre de ses plans : par exemple, à surface égale, un tétraplan est deux fois plus stable qu’un monoplan. D’autres encore, après avoir démontré que, pour qu’un monoplan possède la même stabilité qu’un tétraplan, il faut que son centre de gravité soit placé deux fois plus bas par rapport au centre de poussée, — les lecteurs sont priés de se rapporter à l’article déjà cité, — hantés par la terreur des mouvemens de balançoire dont nous venons de parler, en déduisaient l’infériorité relative et définitive du système. Mais tout cela n’a guère d’importance : des balancements, ni Blériot ni Latham n’en ont jamais eu cure. Il est vrai que la présence de la queue dont ils ont eu soin de pourvoir leurs instrumens les déchargeait, pour une bonne part, de cette préoccupation.

Toutefois, une remarque d’O. Chanute, que les remous du vent, dans un monoplan, agissent, sur la masse concentrée autour du centre de gravité, par un bras de levier qui, toutes choses égales d’ailleurs, est plus grand que pour un multiplan, nous paraît un argument sans réplique. Plus on le médite, plus il devient formidable, surtout avec les vitesses imprimées actuellement aux aéroplanes. Que L. Blériot s’est montré sage et avisé, en ne faisant point de théorie ! S’il eût creusé cet argument, il en serait encore à tenter le passage de la Marne ! Cela veut-il dire, cependant, que l’argument d’O. Chanute n’ait pas la force que nous lui prêtons ? Non, la traversée de Calais à Douvres ayant eu lieu par beau temps. Mais, tout de même, cet argument n’a qu’une valeur relative : il ne fait que prouver la supériorité du multiplan sur le monoplan, il ne condamne pas ce dernier. N’existe-t-il pas, d’ailleurs, des monoplans, les mouettes qui se conduisent fort bien par le gros temps ? Ces oiseaux qui n’ont jamais lu Chanute, disposent, pour voler, leurs ailes en V très obtus, et ils volent.

Comment finira cette controverse entre les partisans du multiplan et ceux du monoplan, l’avenir nous l’apprendra. Il se pourrait qu’il donnât raison aux deux écoles, et qu’on finît par reconnaître que les deux systèmes se valent, en ce sens qu’on doit user de l’un ou de l’autre suivant les circonstances et suivant les besoins. N’insistons pas davantage.

Revenons à L. Blériot et, d’abord, essayons de donner une idée de son aéroplane.

Capable d’affronter un vent de 6 à 7 mètres par seconde, car c’est un véritable oiseau planeur, l’appareil a, environ, 8m, 65 d’envergure, et 8 mètres de longueur totale. Le corps est représenté par un fuselage, poutre composée, en frêne et peuplier, avec tirans en cordes de piano, affectant la forme de poisson, le gros bout à l’avant, par conséquent. A la tête, se trouve une hélice Chauvière, de 2m, 08 de diamètre, en bois, deux fois plus solide, par suite de son mode de construction, que ne le serait la même hélice en acier fondu. Sa force de traction, en plein vol, est d’environ 50 kilogrammes. Derrière l’hélice, le moteur, les réservoirs d’essence et d’eau ; puis, avec les organes qui constituent ce qu’on appelle la direction, le pilote, protégé par la toile qui garnit l’avant du fuselage. Les ailes, en toile caoutchoutée, à peu près rectangulaires, de 4 mètres d’envergure chacune, de 1m,80 de profondeur environ, sont gauchissables ; leur angle d’attaque est de 7 à 8 degrés, et elles forment un V très obtus : c’est la disposition adoptée par les oiseaux qui volent par un beau temps. L’ensemble forme une surface sustentatrice de 15 mètres carrés. A l’arrière du fuselage, sous lui et portée par lui, se trouve une queue constituée par deux petites surfaces horizontales rectangulaires fixes, dont le rôle de sustentation est à peu près nul : placées symétriquement par rapport à l’axe de l’appareil, elles supportent le gouvernail de profondeur, formé de deux ailerons à peu près rectangulaires, mobiles autour d’un axe horizontal, placés à gauche et à droite des petites surfaces fixes. Si le tout ne représente pas admirablement une queue d’oiseau, dont la partie centrale est fixe, les parties latérales pouvant seules se relever ou s’abaisser à volonté, il faut renoncer à toute comparaison ! — Le gouvernail de direction, gouvernail vertical, naturellement, sorte de rectangle échancré placé tout à fait à l’arrière du fuselage, complète cet ensemble. Gauchissement et gouvernail horizontal sont commandés par des leviers montés sur cardan ; le gouvernail de direction est commande au pied. Le châssis d’atterrissage, avec ses amortisseurs, est très léger, 30 kilogrammes au plus. Trois roues, dont l’une orientable, portent l’appareil, qui est autonome, c’est-à-dire peut prendre son vol sans rail ni pylône. Pour ceux que cela peut intéresser, ajoutons ce détail, que le centre de gravité de l’appareil n’est qu’à 0m,25 du centre de poussée. Le poids total, avec l’aviateur (80 kilogrammes) et une provision d’essence pour deux heures (30 kilogrammes), atteint 320 kilogrammes. Chaque aile porte ainsi, non pas 30 kilogrammes par mètre carré, comme il a été dit, mais 21 kilogrammes, ce qui est déjà beau, les oiseaux les plus gros ne portant pas plus de 10 à 12 kilogrammes par mètre carré. La vitesse d’origine est de 16 à 17 mètres à la seconde. Quant au moteur, c’est un moteur semi-lourd Anzani, à trois cylindres, d’une puissance de 22 HP qui, en ordre de marche, c’est-à-dire avec 30 kilogrammes d’essence, pèse 100 kilograrnmes, soit 4kg, 5 par cheval simple ; moteur d’automobile savamment allégé, avec radiateur à air, c’est à lui qu’est dû, pour une bonne part, le succès du raid du 25 juillet.

Le hameau des Baraques, aujourd’hui célèbre, est à 2 kilomètres à l’ouest de Calais et à 4 kilomètres de Sangatte, la petite station balnéaire où commencent ces dunes qui bordent le rivage de la mer jusqu’aux extrêmes confins de la Hollande, et au delà. C’est derrière le village, du côté de la terre, que, sous un hangar quelconque, L. Blériot avait abrité son monoplan... et sa fortune. Il dormait profondément lorsqu’on vint l’avertir qu’une accalmie se produisait dans l’atmosphère, violemment troublée la veille. Levé à trois heures du matin, il procéda à un premier essai d’une dizaine de minutes, agréablement surpris par un petit vent frais venant de terre, qui ne pouvait que favoriser son entreprise.

Et à ce propos, qu’on nous permette une parenthèse : comme nous l’avons déjà fait entrevoir, l’Angleterre, par suite de la persistance des vents d’ouest sur la Manche, est, pour un ballon libre venant du continent, plus difficilement abordable que ne l’est le continent pour un ballon venant de la Grande-Bretagne. Mais n’a-t-on pas exagéré la difficulté ? Les aéronautes qui ont tenté de passer en ballon de France en Angleterre n’ont-ils pas cédé trop souvent à la tentation de partir salués par les cris d’une foule enthousiaste ? Et Blériot n’a-t-il pas eu le mérite, qui n’est pas mince, d’abord, de saisir l’occasion aux cheveux, ensuite, se souciant peu d’amuser la multitude, de chercher à hâter, avant tout, une nouvelle conquête de la science ?

Passons.

Le soleil bien et dûment levé, conformément au règlement, — il était exactement 4h, 35, — notre aviateur fait ses adieux, jette ses béquilles, (il s’est assez gravement blessé dans une de ses envolées précédentes), et le voilà franchissant la dune, « sans aucune émotion, sans aucune impression réelle, » a-t-il dit. L’état de l’atmosphère lui est si favorable qu’il n’a nul besoin d’agir sur le gouvernail ou le dispositif du gauchissement. Il lui semble ne pas aller vite. Cela tient, dit-il, à l’uniformité de la mer : tandis qu’au-dessus de la terre, les maisons, les bois, les routes apparaissent et disparaissent comme un rêve, au-dessus de l’eau, la vague, la même vague, semble-t-il, se présente toujours à la vue. Mais, une fois le contre-torpilleur Escopette, chargé de le convoyer, perdu de vue, — que pouvait ce pauvre destroyer, marchant à 25 milles à l’heure, soit 12 mètres à la seconde environ, et qui, à chaque minute, perdait 300 mètres, rappelant un chien qui poursuit un canard sauvage ? — notre aventureux aviateur se sent seul, isolé, noyé dans l’éther. « J’avais mangé mon pain blanc dans la première moitié de la traversée, a-t-il raconté. Ne voulant pas retarder ma marche, j’avais fait mon deuil de l’Escopette. Tant pis. Advienne que pourra ! Pendant une dizaine de minutes, je suis resté seul, isolé, perdu au-dessus de la mer immense, ne voyant aucun point à l’horizon, n’apercevant aucun bateau. Ce calme, troublé seulement par le ronflement du moteur, fut un charme dangereux dont je me rendis fort bien compte. Aussi j’avais les yeux fixés sur le distributeur d’huile et sur le niveau de consommation d’essence. » — Il n’a que trop raison : une panne, c’est la défaite et la mort à peu près inévitable, au milieu de ce bras de mer qui, à ce moment, par une malchance extraordinaire, est désert, et ce n’est pas à la légère qu’à son retour, Anzani, le félicitant, termina par ces paroles : « Je vous remercie d’avoir confié votre existence à mon moteur. » — « Ces dix minutes me parurent longues, avoue Blériot, et vraiment, je fus heureux d’apercevoir vers l’est une ligne grise qui se détachait de la mer et qui grossissait à vue d’œil. Nul doute, c’était la côte anglaise. J’étais presque sauvé. Je me dirige vers cette montagne blanche. Mais le vent et la brume me prennent. Je dois lutter avec mes mains, avec mes yeux. Mon appareil obéit docilement à ma pensée. Je le dirige vers la falaise, cependant que je ne vois plus Douvres. Ah ! diable ! où suis-je donc ? »

Pourquoi ne pas avoir emporté de boussole, pourrait-on dire ? En cette occurrence, en effet, elle eût peut-être servi ; mais, d’une façon générale, tout mouvement horizontal pouvant se décomposer en deux autres, l’un dans la direction du méridien, l’autre perpendiculairement, si la boussole donne bien la direction de la première composante, elle nous laisse ignorer la direction de la seconde, la dérive. Au-dessus de la terre » passe encore ! avec une carte bien faite, on s’en tire. Mais au-dessus de la nier !

Comme l’écrivait, il y a quelque jours, dans l’Eclair, un de nos officiers de marine, pour naviguer en toute sécurité et arriver en temps voulu à l’endroit voulu, il faut savoir à chaque instant non seulement où l’on est, mais encore dans quelle direction on se déplace et avec quelle vitesse. Ces trois élémens sont aisés à déterminer à bord d’un bâtiment, par le fait qu’on se trouve dans un milieu sensiblement immobile, l’eau. Les courans mettent bien un peu d’aléa dans le problème ; mais, sur les côtes d’Europe du moins, ils sont connus, indiqués par des cartes spéciales, et changent de sens régulièrement à chaque marée : il suffit d’en tenir compte pour corriger à bon escient les deux élémens, direction et vitesse, donnés par les instrumens usuels, le compas et le loch. Tout au contraire, l’aéroplane volant au-dessus de la mer se trouve dans un milieu extrêmement mobile, l’air, dont les mouvemens propres sont beaucoup plus rapides que ceux de l’eau : les grands vents atteignent 30 à 40 mètres à la seconde, tandis que les plus forts courans de pleine mer ne dépassent pas 2 à 3 mètres, — et l’aviateur n’a aucun moyen de mesurer la direction et la vitesse du vent qui l’entraîne. Quant à faire le point à son bord, ou à celui d’un dirigeable, c’est un problème non encore résolu. Résultat : l’aéroplane, au lieu de suivre une route correspondant à sa vitesse et à son cap, se déplace suivant la composante de sa propre vitesse et de celle du vent, cette dernière restant absolument indéterminée. Or, la vitesse d-u vent est loin d’être négligeable par rapport à la vitesse propre de l’aéroplane. Précisons, et voyons ce qui arriverait si, dans l’état actuel des choses, on voulait envoyer un aéroplane de Cherbourg à Portsmouth pour vérifier la présence de l’escadre anglaise dans ce dernier port, et rapporter ensuite ce renseignement aux autorités maritimes de l’arsenal français. Admettons que la vitesse de la machine volante soit de 50 nœuds (90 kilomètres à l’heure). La distance à parcourir étant de 70 milles (130 kilomètres), l’engin fera la traversée en une heure et demie environ. Mais supposons qu’au sortir de Cherbourg un vent de 10 mètres à la seconde, soit 20 nœuds, vent de force moyenne, se lève à l’Ouest. Emporté dans l’est par ce vent à la vitesse de 20 nœuds, et sans s’en douter, l’aviateur, gouvernant au compas, volera directement au nord, dans la direction de Portsmouth. Après 1 heure et demie, il se trouvera bien sur les côtes anglaises, mais à 30 milles (55 kilomètres) dans l’est de Portsmouth. Il manquera donc son atterrissage et atteindra, au lieu de l’arsenal ennemi, un point inconnu de la terre britannique. S’il a une parfaite connaissance de la côte, il pourra reconnaître son erreur et remettre le cap à l’Ouest, jusqu’à ce qu’il plane sur Portsmouth. Mais, dans ces conditions, au lieu d’une navigation régulière et sûre, l’aviateur sera amené à faire un véritable voyage de découvertes. Que si l’engin parvient, après une longue recherche, à planer sur Portsmouth et à recueillir les renseignemens demandés, au retour il se retrouvera en présence des mêmes difficultés, augmentées même du fait que Cherbourg est à l’extrémité d’une presqu’île et qu’une déviation latérale de 50 ou 60 kilomètres lui fera fatalement manquer le Cotentin. En résumé, son voyage, au lieu de présenter des garanties de succès analogues à celles que présente une traversée ordinaire, ne pourra réussir qu’avec le concours du hasard et de la chance. Or, à la guerre, il ne faut pas compter sur la chance, mais sur la malchance. Donc 9 fois sur 10, l’aéroplane ne remplira pas sa mission et errera sur la mer comme un aveugle, jusqu’à ce que le manque d’essence le fasse tomber.

Conclusion : à l’heure actuelle, l’aéroplane ne peut être d’aucun service pour une guerre navale. On ne doit prévoir son emploi qu’entre deux points suffisamment rapprochés pour que l’aviateur puisse voir en même temps le point de départ et le point d’arrivée. Dans ces conditions, l’aéroplane marin ne peut pas être considéré comme un engin autonome : c’est, tout simplement, un cerf-volant intelligent lié à son point d’attaché par la portée limitée de sa propre vue, et qu’un obscurcissement fortuit de l’atmosphère, l’apparition d’un banc de brume, peut, d’un instant à l’autre, mettre en perdition. Toute besogne d’éclairage lui est donc interdite, — un bâtiment éclaireur devant être au plus haut point un bâtiment se mouvant vite et bien, — et l’on peut considérer son rôle comme, dès à présent, limitée une action offensive au cours du combat naval lui-même, lorsque les escadres ennemies seront en vue l’une de l’autre. Encore faudra-t-il attendre pour une semblable utilisation que les aéroplanes soient assez puissans pour transporter des explosifs, et qu’ils soient absolument sûrs de leur manœuvre. Ils devront, en effet, s’élancer du pont du bâtiment qui les transporte avant l’ouverture du feu, planer au-dessus de l’ennemi avec une précision suffisante pour que leurs projectiles ne manquent pas ce but mobile, revenir se poser sur leur navire, et cela, quelles que soient les évolutions et la vitesse des bâtimens, la force et la direction de la brise, le roulis et le tangage.

Voilà la vérité sur le rôle que les aéroplanes peuvent être appelés à jouer pour le moment, du moins dans une guerre purement navale. Quant à leur rôle militaire sur terre, toujours dans l’état actuel des choses, ce ne peut être que celui d’éclaireur à courte distance, les dirigeables, grâce à leur vaste rayon d’action, sur les champs de bataille comme dans les ports de guerre, étant chargés des grandes explorations. Le reste n’est que roman.

Mais revenons à notre héros.

« Soudain, raconte-t-il, audaces fortuna juvat, — trois bateaux s’offrent à ma vue ; des remorqueurs, des paquebots ? Peu importe ! — c’étaient des destroyers escortant dix sous-marins qui, devançant l’escadre anglaise, se rendaient à Cowes pour la visite du Tsar. — Ils paraissent se diriger vers un port. Je suis leur direction. Des marins, des matelots m’envoient des hourras enthousiastes. J’ai presque envie de leur demander la route de Douvres. Hélas ! je ne parle pas anglais.

« Je longe la falaise du Nord au Sud, mais le vent, contre lequel je lutte, reprend de plus belle. Une anfractuosité de la côte se présente à ma droite, un peu avant le château de Douvres. Une joie folle s’empare de moi. Je m’y dirige, je m’y précipite. Je suis au-dessus de la terre ! J’en éprouve à nouveau une douce émotion. Mais sur le sol un homme agite désespérément un drapeau tricolore. Je viens vers terre et j’aperçois le rédacteur du Matin, le bon Fontaine qui, seul, dans la grande plaine, s’égosille. Ah ! le brave garçon !

« Je veux atterrir ; le remous est violent. Dès que j’approche du sol, un tourbillon me soulève. Je ne puis rester plus longtemps dans les airs. Le vol avait duré trente-trois minutes ; c’était suffisant. Au risque de tout causer, je coupe l’allumage. Et maintenant, au petit bonheur ! Le châssis reçoit un peu de mal, il se casse un peu, l’hélice est faussée. Ma foi, tant pis ! Je venais de traverser la Manche... »

Il était alors 5 h. 43. En réalité, le vol n’avait pas duré 33 minutes, mais 38 : M. Franz Reichel, le hardi compagnon de Spelterini dans son beau voyage du 8 août, bon juge en pareille matière, et qui était à bord de Ï’Escopette, le certifie. Ce temps est d’ailleurs normal. Le Blériot XI fait du 16 mètres à la seconde ; pendant la première moitié de la traversée, pendant 20 kilomètres, par conséquent, — la distance de Calais à Douvres est de près de 40 kilomètres, — il a été favorisé par un vent arrière de 5 à 6 mètres à la seconde. Ainsi, il a effectué ce trajet de 20 kilomètres en 16 ou 17 minutes environ. Il lui a donc fallu au moins 21 minutes pour la seconde partie de la traversée où, en butte à un vent du sud-ouest, il a eu d’abord vent de côté, puis, sur la côte anglaise, pendant 6 à 7 kilomètres, en longeant la falaise, des environs de Deal jusqu’à Douvres, vent debout. Remarquons, en passant, qu’il eût pu atterrir dans la baie de Saint-Margaret.

Ce voyage téméraire, exécuté à la française, « avec l’intrépidité qui a toujours caractérisé notre race, » — c’est un Anglais qui l’a écrit, — eût d’ailleurs manqué de tout certificat britannique, si les douaniers de Douvres n’étaient intervenus pour mettre Blériot en règle avec les lois du pays, d’où le certificat ci-dessous :

« Je soussigné certifie que j’ai examiné Louis Blériot, maître d’un navire (monoplan) récemment arrivé de Calais, et qu’il appert des réponses orales dudit maître aux questions posées qu’il n’y a pas eu à son bord durant le voyage de maladies infectieuses nécessitant la détention du navire et qu’il est en conséquence libre de continuer son voyage. »

Passons le plus rapidement possible sur les félicitations que ce raid audacieux, et réussi, a valu à son auteur. Toutefois, mentionnons en premier lieu celles de la compagnie qui lui avait décerné, à peu près un mois auparavant, le prix Osiris et dont le président, dans la séance du 26 juillet, s’exprimait comme il suit : « Nous n’avons pas été étonnés de lui voir réussir la périlleuse traversée de la Manche. Mécanicien et pilote de grande audace, M. Blériot possède là deux qualités maîtresses qui se trouvent rarement réunies chez le même homme. Son succès est très instructif pour l’avenir des aéroplanes, et portera à améliorer les monoplans qui, en cette occurrence, ont fait preuve d’une très grande souplesse. »

En second lieu, rappelons la dépêche de Nadar : « Reconnaissance émue pour la joie dont votre triomphe vient de combler l’apôtre antédiluvien du plus lourd que l’air (en 1853), avant que ses quatre-vingt neuf ans soient sous terre. »

Et, enfin, n’oublions pas les réflexions de W. Wright à propos de cet exploit : « Je ne suis pas autrement surpris, a-t-il dit, du résultat obtenu par M. Blériot ; je l’avais vu voler lors de mon séjour en France, je connaissais son appareil, et je le pensais capable de franchir la Manche. Il avait déjà sur terre, à travers des pays unis, c’est vrai, accompli des parcours plus longs. C’est pourquoi la réussite de M. Blériot ne m’a pas étonné outre mesure, pas plus du reste que l’échec de M. Latham, car je crois que celui-ci n’a pas un aéroplane suffisant ; et des deux systèmes, je préfère celui de M. Blériot. Mais si vous me demandez mon sentiment sur les voyages en aéroplane, croyez bien que je considère qu’il est plus difficile de voler au-dessus de la terre que de traverser un bras de mer. On peut, certes, sur les flots, avoir à lutter quelquefois contre un vent assez fort, mais il est ordinairement régulier, tandis que, lorsque vous voyagez au-dessus des agglomérations, vous devez demander à un appareil volant beaucoup plus de stabilité à cause des remous causés par les replis du terrain, les maisons, les rideaux d’arbres, bref les obstacles de toutes sortes au-dessus desquels l’aviateur doit évoluer. »

On a cru voir, dans ces mots, percer une pointe de jalousie, W. Wright s’étant récusé lorsque, il y a quelques mois, on lui proposait de traverser la Manche. Qu’on les lise avec attention, et on y découvrira plutôt un indice de la rivalité d’écoles dont il a été question plus haut.

Une pierre commémorative indiquera, aux Baraques, l’endroit d’où est parti le Blériot XI, — elle sera à quelques kilomètres du monument élevé à Blanchard, dans la forêt de Guines ; — une autre, à Douvres, le point où il a atterri. Une troisième, et c’est justice, sera élevée, sur la pelouse de Bagatelle, à l’endroit où se sont faites, en public, sur le continent, les premières envolées d’aéroplanes exécutées par Santos-Dumont, les 23 octobre et 12 novembre 1906. Applaudissons à ces marques de reconnaissance et d’admiration, et n’écoutons pas les mauvaises langues qui voudraient nous persuader que l’Etat projette la commande d’un tableau où l’on verrait Blériot recevant à sa descente l’accolade de M. Fontaine, enveloppé, sur la falaise anglaise, dans les plis du drapeau national.


Si une expérience réussie apprend toujours quelque chose, il est rare qu’il n’en soit pas de même d’une expérience manquée. C’est le cas des deux tentatives d’Hubert Latham.

Laissons de côté les détails relatifs au premier vol, accompli le 19 juillet avec l’Antoinette IV, bien qu’on puisse dire qu’il a entr’ouvert la voie. Observons, cependant, que lorsque, à la suite d’un arrêt du moteur, à quelques kilomètres de la côte française, l’appareil tomba, il flotta, ce qui prouve au moins la grande stabilité des monoplans... sur l’eau, surtout quand on a eu soin de les munir de réservoirs d’air. Latham, on le sait, tranquille et souriant, assis haut sur son siège, pour éviter le bain de pieds fumait une cigarette en attendant les secours. Et que nos lecteurs veuillent bien ne pas croire, de notre part, à une plaisanterie de mauvais goût, lorsque nous parlons de la stabilité des monoplans sur l’eau. Qu’ils veuillent bien réfléchir à ce qui serait arrivé, à l’aviateur assez osé pour entreprendre la traversée avec un biplan, en pareil cas ? Pris dans le fouillis inextricable des montans et des tirans, un miracle seul eût pu le sauver, tandis que Blériot ou Latham, assis dans le baquet qui leur sert de siège, entre les deux ailes, devaient avoir leurs mouvemens libres, par conséquent une chance de plus de sauver leur vie. Du reste, les machines qu’a pilotées Latham, ne diffèrent guère, en gros, du Blériot XI que par la présence, à leur queue, d’un empennage vertical qui a pour effet d’assurer la stabilité de route et de faciliter les virages. Voici, d’ailleurs, les données les plus intéressantes de l’Antoinette VII, avec laquelle Latham a effectué sa seconde tentative :

Envergure : 14 mètres. Longueur totale : 12 mètres. Fuselage de 10 mètres de long, en forme de pirogue, ayant, à l’avant, un bordé en bois, entoilé à l’arrière. Poids total de l’appareil (pilote et provision d’essence de 45 kilogrammes pour trois heures compris) : 600 kilogrammes. Surfaces portantes gauchissables : 32 mètres carrés. — Ces surfaces portantes ou ailes sont un défi à la science, car leur maître-couple est au milieu ; mais elles sont légères, donnent, par conséquent, d’excellens résultats et, par suite de leur forme, sont interchangeables, ce qui n’est pas un mince avantage. — Angle d’attaque : 6°. Distance du centre de gravité au centre de poussée : 0m, 10. Vitesse : 22 mètres. — Il est certain que Latham détient, en ce moment, le record mondial de la vitesse. — Poids du moteur (moteur Levavasseur) en ordre de marche, avec radiateur à eau et provision d’essence pour trois heures : 150 kilogrammes. Puissance du moteur : 50 HP, ce qui met le cheval à 3 kilogrammes, à 2kg, 2 si l’on ne tient pas compte de la provision d’essence. Diamètre de l’hélice : 2m, 20. — L’hélice, en acier et en aluminium, est en prise directe et tourne, comme le moteur, à 1 050 tours à la minute, environ. — Force de traction pendant la marche en palier : 85 kilogrammes environ. Le radiateur, dont la construction repose sur le principe de la paroi froide, mérite une mention spéciale avec ses longs tubes d’aluminium, très légers, appliqués parallèlement le long du corps de l’oiseau, c’est-à-dire le long du fuselage.

L’appareil était à Sangatte, à 7 kilomètres à l’ouest de Calais. Pour s’envoler, l’aviateur plaçait sa machine sur les falaises du Cap Blanc-Nez, à 2 kilomètres environ du village ; ces falaises forment une pente assez douce du côté de la terre, ce qui facilitait son élan

Mais arrivons à la seconde tentative de Latham, le 27 juillet.

Vers trois heures de l’après-midi, le temps paraissant tourner au beau, on avertit l’aviateur. A six heures, il part : la machine est impressionnante : on la sent puissante et rapide. On croit au succès. L’aéroplane prend son vol en tournant le dos à la mer, vire, passe près de l’usine du Tunnel et monte, monte à 150 mètres d’abord, à 200 mètres ensuite : Latham sait que les falaises où le roi Lear promenait ses fureurs séniles, ont 100 mètres de hauteur ; il ne veut pas s’exposer à les côtoyer, comme le Blériot XI. Un spectateur qui se trouve à bord de l’Escopette, à 9 kilomètres de la côte anglaise, voit un petit point noir se mouvoir ; puis, peu à peu, ce point grossit, on distingue d’abord une ligne, puis l’aile et le corps de l’oiseau. Le spectacle est grandiose.

La Paix ! Les spectateurs qui sont à bord du contre-torpilleur ne pressentent qu’une chose, c’est qu’un jour ou l’autre, en temps de guerre, il faudra s’attendre à chaque instant à recevoir sur la tête, venant d’un dirigeable ou d’un aéroplane, 80 à 100 kilogrammes, de mélinite, de quoi faire sauter un cuirassé. On se battait sur terre et sous terre, sur l’eau et sous l’eau : on se battra bientôt dans les airs.

Cependant, Latham se rapprochant de plus en plus du navire, on distingue le fuselage, on perçoit même les mouvemens du gauchissement. Le destroyer, malgré sa vitesse, est bientôt dépassé. Il semble, à un moment donné, que l’appareil plane au-dessus de Douvres, et qu’il continue son vol vers l’intérieur de l’Angleterre. On ne doute plus du succès, et l’on s’apprête à le voir atterrir, ou disparaître à l’horizon. Troublant effet de perspective ! Brusquement, à 6 h. 21, l’oiseau décrit un arc de cercle très large. On le voit descendre, s’abattre comme un aigle frappé à mort en plein vol ; l’eau jaillit ; Latham est tombé à la mer, à 1 800 mètres de la côte anglaise, alors que la foule massée sur les jetées de Douvres, le voyant arriver, s’apprêtait à lui faire une chaleureuse ovation. Instantanément, les vaisseaux de la flotte anglaise de l’Atlantique, mouillée aux environs du port, dépêchent des embarcations ; d’autres navires font de même. Mais un canot de l’Escopette recueillait l’aviateur à son bord, trois minutes après sa chute. Une panne du moteur, pour la seconde fois, venait de l’arrêter.

Que nous apprennent surtout les expériences manquées de Latham ? Trois choses :

1° Que les monoplans « atterrissent, » nous l’avons déjà fait observer, aussi bien sur l’eau que sur terre, mieux peut-être ; 2° Qu’à l’heure actuelle, l’aviateur, comme le fait remarquer M. P. Souvestre, est le témoin impuissant des plus faibles défaillances de son moteur ; qu’il reste désarmé en face de ses fantaisies. En effet, qu’un fil d’allumage vienne à se détacher peu à peu, il devra assistera ce désastre sans pouvoir rien faire pour y remédier ! Il semble donc nécessaire, désormais, de s’arranger pour lui adjoindre un mécanicien, dont le rôle sera de surveiller le moteur ; 3° Enfin...

...Pour une fois, M. E. Archdeacon nous permettra de ne pas être de son avis, quand il soutient que l’Académie des Sciences aurait dû partager le prix Osiris entre M. L. Blériot, M. G. Voisin et M. Levavasseur, le constructeur célèbre du moteur extra-léger des Antoinette. L’Institut, selon nous, a bien jugé : il voulait récompenser des aviateurs, et non des constructeurs de moteurs. Que si l’on prétend qu’en matière d’aviation le moteur est tout, soit ! mais, alors, qu’on reporte sur Anzani la gloire de la traversée du 25 juillet.

Toutefois, arrêtons-nous un instant, elle le mérite, sur cette question du moteur extra-léger. D’abord, qu’entend-on par moteur extra-léger ? Nous l’avons déjà dit dans un de nos précédens articles, mais on nous pardonnera de le leur rappeler : un moteur extra-léger est un moteur qui, quoique parfaitement robuste, fournit, abstraction faite de l’essence, le cheval à 2 kilogrammes environ, tandis qu’un moteur tel que celui d’Anzani, qui le fournit, dans les mêmes conditions, à un peu plus de 3 kilogrammes est semi-lourd, et qu’un moteur d’automobile qui, toujours dans les mêmes conditions, le fournit à 5 ou 6 kilogrammes, est un moteur lourd.

Que le moteur extra-léger, un moteur Levavasseur, soit le moteur dont la navigation aérienne, d’une façon générale, ne peut se passer, nous l’avons suffisamment démontré dans nos précédens articles. N’est-il pas le seul avec lequel on puisse espérer atteindre les grandes vitesses nécessaires pour lutter contre le vent, les grandes vitesses qui donneront aux monoplans, en réduisant leur voilure, — ou du moins, en en dissimulant une partie, — toute la stabilité désirable ? — Mais ce moteur n’existe pas, dira-t-on, ou, s’il existe, il n’est pas au point ; deux fois, le moteur Levavasseur, le moteur extra-léger, a trahi Latham ! C’est la troisième conséquence qui semble résulte]-des échecs successifs du courageux aviateur. Une pareille conclusion nous paraît erronée.

Lors de la première chute, le moteur n’a pu être examiné à fond : n’en parlons donc pas. Mais, lors de la seconde, il est parfaitement reconnu que la pluie qui tombait dans le voisinage de la côte anglaise a, seule, déterminé la catastrophe en produisant un court-circuit. Le moteur était donc imparfaitement protégé ? Sans doute, nous sommes prêts à le reconnaître : il y a là un manque de précautions impardonnable. Quand on prétend construire des moteurs devant aller au-dessus de la mer, on doit connaître les choses de la mer... ou l’on s’en remet à l’aveugle. Mais il n’y a pas là un manque de mise au point, et encore moins une preuve de non existence. Nier aujourd’hui cette existence, c’est oublier, de parti pris, que c’est un moteur Levavasseur extra-léger qui a permis : à Santos-Dumont, ses vols de Bagatelle ; à Delagrange, ses vols à Rome et à Milan, en mai et juin 1908 ; à Farman, de remporter le prix Armengaud et d’exécuter son voyage aérien de Châlons à Reims (30 octobre 1908) ; à Blëriot, d’exécuter son voyage de Toury à Artenay (31 octobre 1908), etc., etc., et même ne nous étonnons pas trop si, dans huit jours, au concours de Reims, on voyait un 100 HP Levavasseur enlever une Antoinette quelconque et lui imprimer une vitesse de 100 kilomètres à l’heure, soit 28 mètres à la seconde.

Si le ministre qui a décoré L. Blériot, le matin du 25 juillet 1909, a eu la main très heureuse, il ne l’a pas eue malheureuse, il s’en faut, en accordant, le même jour, la même distinction à l’inventeur, français, du moteur extra-léger, M. Levavasseur.


III

Les Allemands, pour l’instant, ne suivent que d’un peu loin, les derniers progrès du plus lourd que l’air. Patiemment, méthodiquement, ils s’attachent à perfectionner le ballon dirigeable, et ils y arrivent...

Heureux comte Zeppelin ! Son souverain le couvre d’honneurs, et ses compatriotes, non contens de lui refaire sa fortune, engloutie dans ses essais, lui prodiguent sans compter les millions nécessaires pour continuer ses travaux. Aussi ses ballons rigides, dont la première idée par leurs « performances » est due à Schwartz, se distinguent de plus en plus.

Le dernier voyage du Zeppelin II, de Francfort à Cologne, le 5 août, ne présente rien d’extraordinaire. Parti à 4 h. 30 du matin, à 10 heures, il traversait la ville de Duren, cité industrielle de moins de 100 000 habitans qui a donné à elle seule, pour la reconstruction de cette machine de guerre, après lu catastrophe de l’an dernier, la jolie somme de 1 250 000 francs, et, à 11 h. 45, était déjà dans son hangar (150 mètres de long, 50 mètres de large, 30 mètres de haut). La Patrie, la Ville de Nancy, le Gross, ballons souples ou semi-rigides, en ont fait autant à quelques kilomètres près. Mais le raid des 29, 30 et 31 mai dernier, du même Zeppelin II, mérite au plus haut point d’être admiré.

A 9 h. 45 du soir, le rigide quittait son hangar de Friedrichshaven, planait au-dessus d’Ulm, atteignait Nuremberg à 8 h. 15, Bayreuth à 10 h. 30, Leipzig à 5 h. 20 du soir (30 mai). L’Empereur s’attendait à le voir venir à Berlin, dont il n’était qu’à 100 kilomètres à 7 heures du soir, mais la violence du vent l’en empêcha : — il a peut-être eu tort de ne pas chercher à le braver, comme il fit le 2 août, aux environs de Bonn, lors de sa première tentative pour se rendre, d’une seule traite, de Francfort à Cologne. — Quoiqu’il en soit, renonçant à atteindre Berlin, il vire, passe sur Halle, à 7 h. 30 du soir, sur Weimar, à 3 h. 30 du matin, à Stuttgard à 9 h. 15, et, manquant de lest, va briser son avant contre un poirier, à Gœppingen, à 10 h. 15 du matin. Il n’en avait pas moins plané pendant 36 heures de suite, parcouru 1 000 kilomètres environ, battant de loin tous les records de durée et de distance, en dirigeable, bien entendu. A Gœppingen, sa perte eût été certaine si l’on n’avait eu soin, lors de sa construction, de le fractionner par des cloisons étanches qui assurent l’intégrité des portions de la machine non lésées. Mais enfin, il ne s’est pas perdu et, par les seuls moyens du bord, il a pu arriver jusqu’à 60 kilomètres de son port d’attache. Là, seulement, on a été forcé de lui fournir du gaz pour lui permettre de regagner son hangar.

Aussi, M. R. Quinton n’exagère pas lorsqu’il dit : « L’Allemagne, dans la lutte pour la conquête de l’air, nous suit de près. » De très près, ajouterons-nous, en admettant même qu’elle ne nous précède pas. Mais faut-il, pour cela, s’émouvoir outre mesure ? Nous ne le pensons pas. Somme toute, il résulte de cet article et des précédens que, dans l’état de choses actuel, dirigeables et aéroplanes, aéroplanes surtout, n’ont pour l’instant, en cas de guerre subite, qu’un rôle assez modeste à jouer. Le colonel Gœdke, le savant écrivain militaire allemand, ne pense pas autrement. Interrogé à propos du raid du 25 juillet :

« Cet exploit, a-t-il répondu, n’a qu’une importance militaire très minime, de même que jusqu’ici l’importance militaire des ballons dirigeables est très limitée. Il est naturellement indéniable que l’on pourra entreprendre un jour, en vue d’une reconnaissance, un semblable vol au-dessus de la Manche, mais, même dans ce domaine, il est si dépendant du vent, du temps et des plus grands hasards, que l’on ne pourra qu’exceptionnellement espérer obtenir par cette voie une nouvelle précieuse ; on ne pourra jamais y compter fermement. Il est à peine besoin de dire qu’on ne pourra évidemment jamais, à l’aide d’aéroplanes » envoyer une armée par delà la Manche. Je crois que les aéroplanes et les dirigeables ont un grand avenir, mais j’estime que beaucoup de perfectionnemens devront y être apportés d’ici là. »

Les peuples qui se croient menacés par les nouveaux progrès de la navigation aérienne ont donc largement le temps de se préparer à toute éventualité. Qu’ils n’oublient pas que le canon n’a pas encore dit son dernier mot et qu’ils prennent modèle sur l’Allemagne, où on s’occupe depuis assez longtemps, déjà, de construire des pièces capables de pulvériser les aéroplanes et d’anéantir les dirigeables. L’usine Krupp a, paraît-il, en ces derniers temps, fabriqué des canons que l’on peut placer sur un affût à deux roues ou sur un charriot automobile, et qui, sous un angle de 60°, lancent leur projectile à une hauteur considérable, 12 à 1 500 mètres, dit-on. Ces projectiles sont explosifs et lumineux, qualité essentielle pour pouvoir suivre leur trajet pendant la nuit et rectifier le tir ; le jour, ce dispositif éclairant fournit une abondante fumée qui remplit le même objet. Des résultats fort intéressans ont été déjà obtenus : plusieurs ballons ont été détruits, non pas seulement par la mise en pièce de l’enveloppe, mais par l’inflammation du gaz intérieur.

Les cris d’alarme poussés par la presse d’Outre-Manche, les objurgations de Lockyer, l’article du Jules Verne anglais, Wells, — article qu’on pourrait intituler : A quoi tient l’infériorité des habitans de la Grande-Bretagne ? — n’ont du reste pas l’importance que beaucoup leur ont attribuée. Nos voisins d’Outre-Manche savent que gouverner, c’est prévoir, et ils veulent, ils exigent que leur gouvernement gouverne ; de là leurs cris, leurs virulentes philippiques. Les déclarations de leur ministre de la Guerre, huit jours après l’exploit du 25 juillet, ont dû leur donner toute satisfaction.

Après avoir fait remarquer que la France ne consacre annuellement que 1 200 000 francs environ aux progrès de l’aéronautique, — l’Italie y a consacré 2 000 000 cette année, — que l’Allemagne en est pour plus de 5 300 000 francs, sans compter les souscriptions publiques (7 à 8 millions environ), M. Haldane annonce que l’Angleterre dépensera, dès cette année, 1 700 000 l’r. pour la navigation aérienne appropriée à la défense nationale, et que, l’année prochaine, on fera plus, car il est de toute importance que l’Angleterre marche de l’avant, — et en avant, a-t-il sûrement pensé, en matière d’aéronautique. Il dit ensuite, et cette seconde partie de sa déclaration est pour nous la plus intéressante, que si les appareils de l’étranger se sont développés au point de vue mécanique, cela ne suffit pas au point de vue militaire, — tous les hommes compétens, on le voit, sont en complet accord ; — que, jusqu’ici, les dirigeables rigides semblent seuls utilisables au point de vue naval, tandis que les dirigeables non rigides paraissent mieux appropriés aux services de l’armée ; mais que ces derniers devront pouvoir s’élever beaucoup plus haut pour les services de reconnaissance, quoique de grands progrès aient été faits au point de vue de leur dirigeabilité. « La traversée de la Manche par M. Blériot, ajoute-t-il, les expériences des frères Wright en Amérique montrent que l’aéroplane pourrait devenir un instrument capable de rendre de grands services ; il n’en est pas encore là (le général Brun a dit la même chose), et si l’armée anglaise était dotée de deux cents aéroplanes des types connus aujourd’hui, elle n’en serait guère plus avancée. Les progrès faits dans l’aéronautique, par l’Allemagne et par la France, ne nous inquiètent pas. Les autres nations avaient bien aussi une avance pour les sous-marins et les automobiles ; or, l’Angleterre est aujourd’hui à la tête des nations pour les sous-marins, et bien près d’y être pour les automobiles... »

Citoyens de la Grande-Bretagne, vos consuls veillent. Dormez en paix !


P. BANET-RIVET.