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Les Nouvelles Aventures d’Arsène Lupin/I/2

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arsène lupin se serait-il envolé ?
Les Nouvelles Aventures d’Arsène Lupin
par Maurice LEBLANC

LA DAME BLONDE


Arsène Lupin s’échappe, mais Ganimard, dans une nouvelle affaire retentissante, retrouve son tour de main.


II. — l’histoire du diamant bleu.



À sept heures du soir, M. Dudouis, chef de la Sûreté, étonné de n’avoir point de nouvelles, se présenta rue Clapeyron. Il interrogea les agents qui gardaient l’immeuble, puis monta chez Me Detinan qui le conduisit dans sa chambre. Là, il aperçut un homme, ou plutôt deux jambes qui s’agitaient sur le tapis, tandis que le torse auquel elles appartenaient était engagé dans les profondeurs de la cheminée.

— Ohé !… ohé !… glapissait une voix étouffée.

Et une voix plus lointaine, qui venait de tout en haut, répondait :

— Ohé !… Ohé !…

M. Dudouis s’écria en riant :

— Eh bien ! Ganimard, qu’avez-vous donc à faire le fumiste ?

L’inspecteur s’exhuma des entrailles de la cheminée. Le visage noirci, les vêtements couverts de suie, les yeux brillants de fièvre, il était méconnaissable.

— Je le cherche, grogna-t-il.

— Qui ?

— Arsène Lupin… Arsène Lupin et son amie.

— Ah ça ! mais, vous imaginez-vous qu’ils se cachent dans les tuyaux de la cheminée ?

Ganimard se releva, appliqua sur la manche de son supérieur cinq doigts couleur de charbon, et sourdement, rageusement :

— Où voulez-vous qu’ils soient, chef ? Il faut bien qu’ils soient quelque part. Ce sont des êtres comme vous et moi, en chair et en os. Ces êtres-là ne s’en vont pas en fumée.

— Non, mais ils s’en vont tout de même.

— Par où ? par où ? la maison est entourée ! il y a des agents sur le toit !

— La maison voisine ?

— Pas de communication avec elle.

— Les appartements des autres étages ?

— Je connais tous les locataires. Ils n’ont vu personne. Ils n’ont entendu personne.

— Êtes-vous sûr de les connaître tous ?

— Tous. La concierge répond d’eux. D’ailleurs, pour plus de précaution, j’ai posté un homme dans chacun de ces appartements.

— Il faut pourtant bien qu’on mette la main sur eux.

— C’est ce que je dis, chef, c’est ce que je dis. Il le faut, et ça sera, parce qu’ils sont ici tous deux… ils ne peuvent pas ne pas y être. Soyez tranquille, chef, si ce n’est pas ce soir, je les aurai demain… J’y coucherai !… J’y coucherai !…



Sur la piste d’un autre forfait


De fait il y coucha, et le lendemain aussi, et le surlendemain également. Et, lorsque trois jours entiers et trois nuits se furent écoulés, non seulement il n’avait pas découvert l’insaisissable Lupin et sa non moins insaisissable compagne, mais il n’avait même pas relevé le plus petit indice qui lui permît d’établir la plus petite hypothèse.

Et c’est pourquoi son opinion de la première heure ne variait pas.

— Du moment qu’il n’y a aucune trace de leur fuite, c’est qu’ils sont là !

Peut-être, au fond de sa conscience, était-il moins convaincu. Mais il ne voulait pas se l’avouer. Non, mille fois non, un homme et une femme ne s’évanouissent pas ainsi que les mauvais génies des contes d’enfants. Et sans perdre courage, il continuait ses fouilles et ses investigations comme s’il avait espéré les découvrir, dissimulés en quelque retraite impénétrable, incorporés aux pierres de la maison.

Mais le treizième jour, revenant à la Préfecture de police, il rencontra sur le quai des Orfèvres M. Dudouis, qui montait en voiture et qui l’appela :

— Vite, Ganimard, assez de bêtises et de temps perdu. Laissez-moi tranquille avec votre Lupin et votre dame blonde, et travaillons d’un autre côté. Il y a de l’ouvrage. Cocher, 134, avenue Henri-Martin.

— Ah ! dit l’inspecteur, c’est pour l’assassinat de cette nuit ? Folenfant m’en a parlé. Ça n’a pas l’air bien intéressant.

— Beaucoup moins évidemment que vos histoires de Lupin. Mais que ça vous intéresse ou non, l’assassinat du baron d’Hautois a quelque importance.

Ils arrivèrent à l’hôtel qu’habitait le baron. Le juge d’instruction était en train de reconstituer la scène du crime, et il y avait là beaucoup de personnes, des agents, deux médecins, des domestiques qui remplissaient la chambre et le couloir.

Contrairement à ses habitudes de bon policier que passionne et que stimule le premier examen d’une affaire encore neuve, Ganimard était distrait. L’esprit toujours en proie à la même obsession, il allait et venait au hasard, écoutait sans entendre, regardait sans voir, lorsque, soudain, il avisa, sur une table où l’on avait déposé les pièces à conviction, quelque chose qui le frappa vivement. C’était une poignée de cheveux, des cheveux blonds, mais d’un blond particulier, étincelant comme de l’or. Il demanda à l’un de ses collègues, l’inspecteur Dieuzy :

— Où a-t-on pris cela ?

— Dans la main du mort.

— Dans la main du mort, ces cheveux de femme ! C’est donc une femme qui a tué le baron.

— Oui, la demoiselle de compagnie, la lectrice.

— Elle est arrêtée ?

— Non, elle a disparu.

— Comment ?

— On ne sait pas.

— Mais il faut savoir, s’écria Ganimard, très ému.

Et les yeux ouverts cette fois, les oreilles attentives, il se mit à étudier l’affaire pour son compte.



Où il est question d’un diamant bleu, d’un stylet d’acier et de cheveux d’or.


Ce crime, on s’en souvient puisqu’il est tout récent, est un des drames les plus mystérieux de notre époque. J’en emprunte le récit aux journaux.

« Le général baron d’Hautois, ambassadeur à Berlin sous le second Empire, a été assassiné cette nuit dans l’hôtel qu’il occupait depuis la mort de son frère, et que celui-ci lui avait légué, au no 134 de l’avenue Henri-Martin.

« Affaibli par l’âge et la maladie, il vivait dans la retraite la plus absolue, sous la garde d’une religieuse, la sœur Auguste, et d’une demoiselle de compagnie, Mlle B… plus spécialement engagée comme lectrice.

« Hier soir, en l’absence de la sœur Auguste, Mlle B… s’offrit à passer la nuit sur la chaise-longue du cabinet de toilette. À dix heures, le domestique vint prendre les ordres et se retira, laissant son maître avec Mlle B… qui, à ce moment, lisait à haute voix.

« Ce domestique dormait à peine, lorsque, un peu avant minuit, il fut réveillé par le bruit de la sonnette électrique qui relie sa chambre à celle de M. d’Hautois. Il descendit en hâte et poussa vivement la porte. Au milieu de la pièce, entre la table et l’armoire à glace, gisait le corps de son maître. Mlle B… n’était plus là.

« Il donna aussitôt l’alarme. Le cocher courut chez le commissaire du 16e arrondissement, M. Chevalot, qui, sans plus tarder, fit les premières constatations.

« Une seule blessure avait occasionné la mort, une blessure au cou par où le sang avait giclé violemment, mouchetant de taches noires les livres qui encombraient la table. Mais auparavant une lutte terrible avait dû se produire, comme le montrent le désordre de la pièce, les chaises renversées, un grand flambeau de cristal cassé en mille morceaux. Du reste, le visage du baron conservait une expression d’épouvante folle, et son corps était crispé, recroquevillé sur lui-même.

« Au creux de sa main, à la pointe de ses ongles qu’un effort convulsif avait entrés dans sa chair, on a découvert une poignée de cheveux blonds, des cheveux de femme d’un blond éclatant, lumineux comme des fils d’or. Et, près du cadavre, se trouvait un petit stylet très fin, à lame d’acier et à manche d’ivoire qui, le sang dont il est encore souillé l’indique suffisamment, fut l’instrument du crime.

« Or, ce stylet appartenait à Mlle B… qui s’en servait de façon constante pour découper et marquer les pages du livre en lecture. En outre, les cheveux de Mlle B… sont, paraît-il, de ce blond métallique à reflets d’or. Le doute ne semble donc pas possible, quant à l’auteur de l’assassinat.

« Les motifs du crime sont plus obscurs. Le portefeuille du baron n’ayant pas été touché, on pourrait supposer que le vol est étranger à l’affaire. Mais le nom même du général baron d’Hautois rend cette hypothèse inadmissible. Qu’on se rappelle, en effet, l’histoire ou plutôt, — puisque la série de ses aventures à travers le monde ne paraît pas terminée, — qu’on se rappelle la première histoire du diamant bleu, — le diamant bleu, joyau de la couronne royale de France, donné par S. A. R. le prince de X… à Mme de B… et, à la mort de celle-ci, racheté par le baron d’Hautois en mémoire de la brillante mondaine qu’il avait passionnément admirée.

« Le diamant bleu aux mains du baron, la clef du mystère n’est-elle pas là ? Et si, comme il est tout permis de le croire, le diamant bleu ne se retrouve point, ne peut-on dire que le crime de la rue Saint-Dominique est expliqué ? »

Il ne l’était nullement, et ces extraits d’un journal du lendemain montrent bien l’incertitude des résultats obtenus.

« L’énigme se complique. Trois points principalement déconcertent la police et le parquet. D’abord, quel est le motif du crime ? Contrairement à ce qui a été dit, le diamant bleu n’a pas été volé ! Il était, il est encore au doigt, à l’index du baron d’Hautois, le chaton retourné en dedans, ce qui a pu faire croire qu’il n’y avait là qu’un simple agneau d’or. Mais Antoinette Bréhat, — c’est le nom de la demoiselle de compagnie, — Antoinette Bréhat connaissait évidemment l’existence de la bague. Alors, pourquoi ne l’a-t-elle pas prise ? Doit-on supposer qu’en voyant le baron appuyer sur la sonnette électrique elle ait perdu la tête et se soit enfuie sans penser au diamant bleu ?

« Cette version n’est guère probable, car, entre le signal de la sonnerie et l’instant où le domestique a pénétré dans la chambre, il s’est écoulé tout au plus trois minutes. Or, à ce moment, le baron gisait sur le tapis, inanimé, et loin du bouton d’appel. Il faudrait donc, ou bien que M. d’Hautois eût sonné pendant la lutte, ce qui est impossible, vu que le signal fut long, ininterrompu, et nullement saccadé, — ou bien qu’il eût sonné avant, ce qui est également impossible, vu que la lutte, l’assassinat, l’agonie et la fuite n’ont pu se dérouler dans ce court espace de trois minutes.

« Par conséquent, seule, Antoinette Bréhat était en mesure de sonner. Mais alors, — et c’est là le second problème, — qui l’empêchait, ayant le temps de sonner, de prendre le temps d’enlever le bijou du doigt de sa victime. ? Et pourquoi d’ailleurs a-t-elle sonné ?

« Enfin, troisièmement, par où s’est-elle enfuie ? Le cocher affirme que, quand il s’est rendu chez le commissaire, il a dû tirer le verrou qui barrait la porte du vestibule, et décrocher la chaîne de sûreté tendue d’un battant à l’autre. En outre, toute la nuit du crime, il a plu. Pourtant, dehors, sur le sable mouillé du petit jardin qui précède l’hôtel, aucun vestige de pas.

« Dans ces conditions, il est difficile de prévoir la réponse que pourra faire la police aux différents problèmes qui lui sont posés. L’unique certitude, c’est que le crime a été commis par Antoinette Bréhat. Mais qui est cette Antoinette Bréhat ? Il y a une dizaine de jours, elle se présentait à la sœur Auguste, qui, sur la seule foi de sa bonne mine et de ses propos réservés, l’engageait au service du baron. De certificats, la sœur Auguste l’avoue, il ne lui en fut pas réclamé.

« Dans la chambre qu’elle occupait, on n’a trouvé que du linge marqué aux initiales A. B., deux robes et un chapeau achetés au Louvre, beaucoup de romans, la plupart français, quelques-uns anglais, allemands ou espagnols, et non traduits, — mais point de papiers. »

Telle est, brièvement racontée, l’affaire de l’avenue Henri-Martin. Je n’entrerai pas dans de plus amples détails, pour cette excellente raison qu’elle n’en comporte pas un de plus. Si compliquées qu’elles soient, les énigmes proposées dans ces diverses aventures sont très précises. Elles se composent de faits inexplicables, mais de faits peu nombreux. Les éléments du procès sont étranges, mais rares. On voit ce qu’il y a, on constate ce que les yeux peuvent constater, et c’est tout. Si l’on suit une piste, aussitôt, à droite, à gauche, devant soi, derrière soi, c’est l’obscurité, l’inconnu.



Une vente sensationnelle. — qui l’emportera, la comtesse ou le financier ?


Les héritiers du baron d’Hautois ne pouvaient que bénéficier d’une pareille réclame. Ils organisèrent avenue Henri-Martin, dans l’hôtel même, sur le lieu du crime, une exposition des meubles et objets qui devaient se vendre à la salle Drouot. Meubles modernes et de goût médiocre, objets sans valeurs artistique… mais au centre de la pièce, sur un socle tendu de velours grenat, protégée par un globe de verre, et gardée par deux agents, étincelait la bague au diamant bleu.

Diamant magnifique, énorme, d’une pureté incomparable, et de ce bleu indéfini que l’eau claire prend au ciel qu’il reflète, de ce bleu que l’on devine dans la blancheur du linge. On admirait, on s’extasiait… et l’on regardait avec effroi la chambre de la victime, l’endroit où gisait le cadavre, le parquet démuni de son tapis ensanglanté, et les murs surtout, les murs infranchissables au travers desquels avait passé la criminelle. On s’assurait que le marbre de la cheminée ne basculait pas, que telle moulure de la glace ne cachait pas un ressort destiné à la faire pivoter. On imaginait des trous béants, des orifices de tunnel, des communications avec les égouts, avec les catacombes…

La vente du diamant bleu eut lieu le 30 janvier. La foule s’étouffait dans la salle et la fièvre des enchères s’exaspéra jusqu’à la folie.

Il y avait là le Tout-Paris des grandes occasions, tous ceux qui achètent et tous ceux qui veulent faire croire qu’ils peuvent acheter, des boursiers, des artistes, des dames de tous les mondes, deux ministres, un ténor italien, un roi en exil qui, pour consolider son crédit, se donna le luxe de pousser, avec beaucoup d’aplomb et une voix vibrante, jusqu’à cent mille francs. Cent mille francs ! il pouvait les offrir sans se compromettre. Le ténor italien en risqua cent cinquante, une sociétaire des Français cent soixante-quinze.

À deux cent mille francs néanmoins, les amateurs se découragèrent. À deux cent cinquante mille, il n’en resta plus que deux, Herschmann, le célèbre financier, le roi des mines d’or, et la comtesse de Crozon, la richissime Espagnole dont la collection de diamants et de pierres précieuses est réputée.

— Deux cent soixante mille… deux cent soixante-dix mille… soixante-quinze… quatre-vingt… proférait le commissaire, interrogeant successivement du regard les deux compétiteurs… Deux cent quatre-vingt mille pour madame… Personne ne dit mot ?…

— Trois cent mille, murmura Herschmann.

Un silence. On observait la comtesse de Crozon. Debout, souriante, mais d’une pâleur qui dénonçait son trouble, elle s’appuyait au dossier de la chaise placée devant elle. En réalité, elle le savait et tous les assistants le savaient aussi, l’issue du duel n’était pas douteuse : logiquement, fatalement, il devait se terminer à l’avantage du financier, dont les caprices étaient servis par une fortune de plus d’un demi-milliard. Pourtant elle prononça :

— Trois cent cinq mille.

Un silence encore. On se retourna vers le roi des mines, dans l’attente de l’inévitable surenchère. Il était certain qu’elle allait se produire, forte, brutale, définitive.

Elle ne se produisit point. Herschmann restait impassible, les yeux fixés sur une feuille de papier que tenait sa main droite, tandis que l’autre gardait les morceaux d’une enveloppe déchirée.

— Trois cent cinq mille, répétait le commissaire… une fois ?… deux fois ?…

Herschmann ne broncha pas. Le marteau tomba.

— Quatre cent mille, clama Herschmann, sursautant, comme si le bruit du marteau l’arrachait de sa torpeur.

Il était trop tard.

On s’empressa autour de lui. Que s’était-il passé ? Pourquoi n’avait-il pas parlé plus tôt ?

Il se mit à rire.

— Que s’est-il passé ? Ma foi, je n’en sais rien. J’ai eu une minute de distraction.

— Est-ce possible ?

— Mais oui, une lettre qu’on m’a remise, et qui m’a troublé sur le moment.

Ganimard était là. Il avait assisté à la vente de la bague. Il s’approcha d’un des garçons de service.

— C’est vous, sans doute, qui avez remis une lettre à M. Herschmann ?

— Oui.

— De la part de qui ?

— De la part d’une dame.

— Où est-elle ?

— Où est-elle ?… Tenez, Monsieur, là-bas… cette dame qui a une voilette épaisse.

— Et qui s’en va ?

— Oui.

Ganimard se précipita vers la porte et aperçut la dame qui descendait l’escalier. Il courut. Un flot de monde l’arrêta près de l’entrée. Dehors il ne la retrouva pas.

Il revint dans la salle, aborda Herschmann, se fît connaître, et l’interrogea sur la lettre. Herschmann la lui donna. Elle contenait, écrits au crayon, à la hâte, et d’une écriture que le financier ignorait, ces simples mots :

« Le diamant bleu porte malheur. Souvenez-vous du baron d’Hautois. »

Six mois après, au château de Crozon, en Picardie, on volait à la comtesse la bague au diamant bleu. Résumons cette curieuse affaire dont nous avons tous suivi les amusantes et dramatiques péripéties, et sur laquelle il m’est enfin permis de jeter quelque lumière.

Le soir du 10 août, les hôtes de M. et Mme de Crozon étaient réunis dans le salon du magnifique château qui domine la baie de Somme. On fit de la musique. La comtesse se mit au piano et posa sur un petit meuble, près de l’instrument, ses bijoux, parmi lesquels se trouvait la bague du baron d’Hautois.

Au bout d’une heure le comte se retira, ainsi que ses deux cousins, les d’Andelle, et Mme de Réal, une amie intime de la comtesse de Crozon. Celle-ci resta seule avec M. Bleichen, consul autrichien, et sa femme.

Ils causèrent, puis la comtesse éteignit une grande lampe située sur la table du salon. Au même moment, M. Bleichen éteignait les deux lampes du piano. Il y eut un instant d’obscurité, un peu d’effarement, puis le consul alluma une bougie, et tous trois gagnèrent leurs appartements. Mais, à peine chez elle, la comtesse se souvint de ses bijoux et enjoignit à sa femme de chambre d’aller les chercher. Celle-ci revint et les déposa sur la cheminée. Le lendemain, Mme de Crozon constatait qu’il manquait une bague, la bague au diamant bleu.

Elle avertit son mari. Leur conclusion fut immédiate : la femme de chambre étant au-dessus de tout soupçon, le coupable ne pouvait être que M. Bleichen.

Le comte prévint le commissaire central d’Amiens qui ouvrit une enquête et discrètement, organisa la surveillance la plus active pour que le consul autrichien ne pût ni vendre ni expédier la bague.

Jour et nuit des agents entourèrent le château.

Deux semaines s’écoulèrent sans le moindre incident. M. Bleichen annonce son départ. Ce jour-là une plainte est déposée contre lui. Le commissaire intervient officiellement et ordonne la visite des bagages. Dans un petit sac dont la clé ne quitte jamais le consul, on trouve un flacon de poudre de savon ; dans ce flacon, la bague !

Mme Bleichen s’évanouit. Son mari est mis en état d’arrestation.

On se rappelle le système de défense adopté par l’inculpé. Il ne peut s’expliquer, disait-il, la présence de la bague que par une vengeance de M. de Crozon. « Le comte est brutal et rend sa femme malheureuse. J’ai eu un long entretien avec celle-ci et l’ai vivement engagée au divorce. Mis au courant, le comte s’est vengé. »

Entre l’explication du consul et celle de ses hôtes, toutes deux également possibles, également probables, le public n’avait qu’à choisir. Aucun fait nouveau ne fit pencher l’un des plateaux de la balance. Un mois de bavardages, de conjectures et d’investigations n’amena pas un seul élément de certitude.

Ennuyés par tout ce bruit, impuissants à produire la preuve évidente de culpabilité qui eût justifié leur accusation, M. et Mme de Crozon demandèrent qu’on leur envoyât de Paris un agent de la Sûreté capable de débrouiller les fils de l’écheveau. On envoya Ganimard.



Une enquête qui fait grand honneur à l’inspecteur principal.

Ganimard n’est pas un de ces policiers de grande envergure dont les procédés font école, et dont le nom restera dans les annales judiciaires.

Il lui manque ces éclairs de génie qui illuminent les Dupin, les Lecoq et les Holmes. Mais il a d’excellentes qualités moyennes, de l’observation, de la sagacité, de la persévérance, et même de l’intuition, une intuition un peu confuse, qui ne sait pas relier les faits entre eux. Son mérite est de travailler avec l’indépendance la plus absolue. Rien, si ce n’est peut-être l’espèce de fascination qu’Arsène Lupin exerce sur lui, rien ne le trouble ni ne l’influence.


la visite des bagages

Il arriva donc sans idée préconçue, et reprit l’enquête à son début comme s’il ignorait tout ce qui avait été fait et tout ce qui avait été dit. Mais il ne tarda pas à s’apercevoir qu’on ne l’avait demandé que dans l’espérance qu’il fournirait, et très rapidement, la preuve si longtemps attendue. Au lieu de trouver des auxiliaires, il se heurtait à des gens que les événements avaient exaspéré jusqu’au parti pris, violent et irréfléchi.

Sans s’émouvoir, il continua de s’informer et d’interroger. Presque aussitôt il dut mettre les domestiques hors de cause, mais les invités lui inspirèrent une défiance plus durable, et il se renseigna sur leurs moyens d’existence et leur moralité. Qu’était-ce que ces messieurs d’Andelle, et pourquoi avaient-ils quitté le château ? Et Mme de Réal ?

À la fin, le comte, impatienté, s’écria :

Mme de Réal est une amie de ma femme. Voici son adresse : hôtel des Rives d’Or, à Monte-Carlo. Quant à mes cousins d’Andelle, ce sont les plus honnêtes gens du monde. Et, maintenant, parlons du sieur Bleichen, ou restons-en là.

Et comme Ganimard insistait, il lui tourna le dos.

Durant quatre jours l’inspecteur fureta, potina, se promena dans le parc, eut de longues conférences avec la bonne, avec le chauffeur, les jardiniers, les employés des bureaux de poste voisins, visita les appartements qu’occupaient le ménage Bleichen, les cousins d’Andelle et Mme de Réal. Puis, un matin, il prit congé de ses hôtes et s’exprima ainsi :

— Je ne puis rien dire de définitif, car, au fond, je ne sais rien. Il y a dans tout cela des points incompréhensibles. Mais j’ai recueilli des indices de la plus haute importance et qui m’obligent à suivre une piste tout à fait nouvelle. Il me faudra peut-être une semaine…

— Soit, fit le comte. Vendredi prochain nous retournons à Paris. Le samedi, nous vous attendrons.



Une conversation qui ne manque pas d’intérêt.


Le vendredi, à leur arrivée, M. et Mme de Crozon trouvaient ce télégramme, envoyé de Bordeaux :

« Vous prie venir demain onze heures préfecture police. — Ganimard. »

À onze heures exactement, leur automobile s’arrêtait au quai des Orfèvres, et, tout de suite, le vieux policier les conduisit dans le bureau du chef de la Sûreté.

— Eh bien ! Ganimard, s’écria M. Dudouis, quand on se fut assis, qu’avez-vous d’intéressant à nous dire ? Nous vous écoutons.

Ganimard hésita, puis prononça en cherchant ses mots :

— J’ai désiré que cet entretien eût lieu ici parce que j’apporte des conclusions… ou plutôt une opinion… qui n’est pas conforme…

— Parlez net : nous apportez-vous des preuves ?

— Non.

— Alors ?

— Alors, j’affirme que M. Bleichen n’est pour rien dans le vol de la bague.

— Oh ! oh ! fit M. Dudouis, l’affirmation est grave.

Très maître de lui, le comte déclara :

— Nul plus que nous ne souhaite l’innocence de M. Bleichen, mais cette innocence n’aurait-elle pas besoin d’être établie sur des faits précis ?

— C’est plutôt, répliqua le policier, sa culpabilité qu’il faudrait établir. Or, il résulte de mon enquête que M. Bleichen n’ignorait aucune des mesures vexatoires qui furent prises contre lui. Toute cette surveillance, exercée soi-disant de la façon la plus discrète, fut au contraire maladroite et brutale. Par conséquent, est-il admissible qu’un homme, sous le coup d’une accusation aussi formelle, ne se débarrasse pas de l’objet qu’il a volé, avant d’affronter une perquisition dont l’issue n’est pas douteuse ?

— Comment l’aurait-il pu, épié, traqué comme il l’était ?

— On peut toujours ! La nuit, on ouvre sa fenêtre et on jette la bague à trente mètres de sa chambre. On la cache dans un coin quelconque du château, bref on fait n’importe quoi, mais on ne se laisse pas pincer d’une façon aussi stupide.

Après un silence, le comte demanda :

— Est-ce à cette… découverte que se bornent vos efforts ?

— Non, monsieur. Le surlendemain du vol, les hasards d’une excursion en automobile ont mené trois de vos invités jusqu’au bourg de Crécy. Tandis que deux de ces personnes allaient visiter le fameux champ de bataille, la troisième se rendait en hâte au bureau de poste et expédiait une petite boîte ficelée, cachetée selon les règlements, et déclarée pour la valeur de cent francs.

M. de Crozon objecta :

— Il n’y a rien là que de naturel.

— Peut-être vous semblera-t-il moins naturel que cette personne, au lieu de donner son nom véritable, ait fait l’expédition sous le nom de Rousseau, et que le destinataire, un monsieur Beloux, demeurant à Paris, ait déménagé le soir même du jour où il recevait la boîte, c’est-à-dire la bague.

— Il s’agit peut-être, interrogea le comte, d’un de mes cousins d’Andelle ?

— Il ne s’agit pas de ces messieurs.

— Donc de Mme de Réal ?

— Oui.

La comtesse s’écria, stupéfaite :

— Vous accusez mon amie Mme de Réal ?

Mme de Réal, répliqua posément Ganimard, n’est que votre amie occasionnelle, Madame, et non pas votre amie intime, comme les journaux l’ont imprimé, ce qui a écarté d’elle les soupçons. Vous ne la connaissez que depuis cet hiver. Or, je me fais fort de vous démontrer que tout ce qu’elle vous a raconté sur elle, sur son passé, sur ses relations, est absolument faux, que Mme Blanche de Réal n’existait pas avant de vous avoir rencontrée, et qu’elle n’existe plus à l’heure actuelle.

— Cependant l’adresse qu’elle m’a laissée : hôtel des Rives d’Or ?

— Une lettre que j’ai envoyée à cette adresse m’a été retournée avec la mention : « destinataire inconnu. »

Et Ganimard ajouta :

— Une simple question, Madame : avez-vous écrit à Mme de Réal depuis son départ ?

— Non, il était convenu que j’attendrais une lettre d’elle.

— J’ai bien peur que vous ne l’attendiez toujours. Autre chose : vous connaissiez Mme de Réal au moment de la vente du diamant bleu ?

— Oui.

— Elle assistait à cette vente ?

— Oui, mais de son côté. Nous n’étions pas ensemble.

— Elle vous avait engagée à acheter la bague ?

La comtesse rassembla ses souvenirs.

— Oui… en effet… je crois même que c’est elle qui m’en a parlé la première…

Il y eut un instant de silence, puis M. Dudouis repartit :

— Et après ?

— Après ? fit Ganimard.

— Oui, après… Toute cette histoire est très curieuse, mais en quoi s’applique-t-elle à notre cas ? Si Mme de Réal a pris la bague, pourquoi l’a-t-on retrouvée dans la poudre dentifrice de M. Bleichen ? Que diable ! quand on se donne la peine de dérober le diamant bleu, on le garde. Qu’avez-vous à répondre à cela ?

Ganimard se tut. M. Dudouis insista :

— Voyons, Ganimard, il est certain que cette objection vous a frappé. D’ailleurs, moi qui vous connais à fond, depuis le début de cet entretien j’ai l’impression que vous nous cachez quelque chose. Soyez catégorique. Quelle est votre idée de derrière la tête ?



Décidément Ganimard est hanté par les cheveux d’or d’une certaine dame.

Ganimard se leva, visiblement embarrassé, marcha de droite et de gauche dans la pièce ; puis, s’arrêtant devant M. Dudouis, il débita, d’un ton qui s’affermissait peu à peu :

— C’est vrai, chef, il y a quelque chose… Si j’hésite, c’est qu’on me blague toujours là-dessus… on dit que je vois Arsène Lupin dans tout et au fond de tout. Dieu sait pourtant que, cette fois, l’animal était loin de ma pensée.

— Comment ! s’exclama M. Dudouis, abasourdi, voilà qu’Arsène Lupin a volé le diamant bleu !

— Je ne dis pas cela, je ne le dis pas, balbutia Ganimard décontenancé… Non, ce n’est pas précisément Arsène Lupin…

— Alors, qui ?

— La dame blonde.

— La dame blonde, qu’est-ce que vous me chantez ?

— Oui, chef, s’écria Ganimard, recouvrant subitement son aplomb sous l’influence d’une foi ardente ; oui, l’amie d’Arsène Lupin, la dame blonde qui enlève Mlle Gerbois, la ramène au 25 de la rue Clapeyron et disparaît avec Arsène Lupin, — la dame blonde qui, sous le nom d’Antoinette Bréhat, assassine le général baron d’Hautois, — la dame blonde, enfin, qui, sous le nom de Mme de Réal dérobe la bague au diamant bleu !

— Des preuves, des preuves, exigea M. Dudouis.

— Je n’en ai qu’une, répondit Ganimard en sortant de son portefeuille un papier qu’il déplia ; la voici : ce sont quelques cheveux d’Antoinette Bréhat, arrachés par le baron et recueillis dans la main du mort. J’arrive de Bordeaux, où habite maintenant la fille de M. Gerbois ; elle a reconnu la couleur des cheveux de la dame blonde. La comtesse éclata de rire.

— Pardonnez-moi, mon cher Monsieur Ganimard, mais c’est vraiment trop drôle : mon amie, Mme de Réal, est brune !

L’inspecteur ne se démonta pas et répliqua :

— Après l’assassinat du baron d’Hautois, alors que l’on possédait contre elle une arme aussi terrible qu’une poignée de ses cheveux, il aurait été fou de conserver cette couleur qui l’eût immanquablement dénoncée. Elle a changé, tout simplement. Une semaine plus tard, Madame, vous entriez en relations avec une Mme de Réal dont les cheveux étaient bruns et qui n’est autre que la dame blonde.

— La preuve ? dit à son tour la comtesse.

Mme de Réal a eu l’imprudence — les élèves d’Arsène Lupin n’atteignent pas à la perfection de leur maître — de laisser au château un flacon d’odeur, sans étiquette, il est vrai, et vide, mais encore assez imprégné de son odeur, pour que Mlle Gerbois puisse y distinguer le parfum de cette dame blonde, qui fut sa compagne de voyage durant deux semaines.



Le problème est insoluble, donc arsène lupin est le coupable.


Cette fois la comtesse parut ébranlée. Son mari ne disait rien. Ce fut le chef de la Sûreté qui, après une minute de réflexion, prit la parole et conclut :

— Il y a dans tout cela des coïncidences assez bizarres, je l’avoue. Mais, en supposant que vos hypothèses soient justes, Ganimard, le mystère n’en est que plus indéchiffrable. Premièrement, votre dame blonde assassine le baron d’Hautois et ne vole pas la bague au diamant bleu, qu’il lui était facile d’enlever. Deuxièmement, elle réussit dans les circonstances les plus difficiles à voler la bague de Mme de Crozon, et voilà qu’elle s’ingénie, à travers mille autres obstacles, à remettre ladite bague dans le flacon d’un consul autrichien. Comment expliquez-vous une telle anomalie ?

Ganimard répondit ingénument :

— Je ne l’explique pas, chef, pas plus que je n’explique la manière dont le diamant bleu a été dérobé à la comtesse, puis introduit dans le flacon de M. Bleichen, et c’est justement parce que je ne trouve pas d’explication que je crois être en présence d’Arsène Lupin.

M. Dudouis réprima un mouvement d’impatience. Le nom seul de Lupin l’exaspérait.

— Il faudra pourtant bien, s’écria-t-il, qu’on arrive à le mâter, ce monsieur-là, un jour ou l’autre.

— Ce sera plutôt l’autre, murmura Ganimard.

L’entretien était terminé. Accompagnés de l’inspecteur, M. et Mme de Crozon redescendirent les escaliers et traversèrent la cour. Au moment de monter dans son automobile, la comtesse, qui semblait soucieuse, se retourna vers le policier et lui dit à brûle-pourpoint :

M. Ganimard, vous serait-il désagréable que je sollicite l’aide de Herlock Sholmès ?

Il fut un peu déconcerté.

— Mais non… seulement… je ne comprends pas bien…

— Voilà… tous ces mystères m’agacent. Je veux voir clair. Alors j’ai pensé qu’en m’adressant au célèbre détective…

— Vous avez raison, Madame, prononça l’inspecteur avec une loyauté qui n’était pas sans quelque mérite, vous avez raison ; le vieux Ganimard n’est pas de force à lutter contre Arsène Lupin. Herlock Sholmès y réussira-t-il ? Je le souhaite, car j’ai pour lui la plus grande admiration. Cependant… cependant… En tout cas soyez sûre, Madame, que mon concours lui est entièrement assuré.

— Vous connaissez son adresse ?

— Oui, Parker street, 219.

Le soir même, le comte et la comtesse de Crozon, après avoir retiré leur plainte contre M. Bleichen, écrivirent à Herlock Sholmès.