Les Nuits d’Orient/Autre nuit d’Orient/3

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 334-341).
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En Angleterre, il n’est malheureusement plus permis à l’imagination de se faire ministérielle, comme au temps de Shéridan et de Fox. La sagesse, la logique, la force, la justice et le bon sens siégent gravement aujourd’hui sur les fauteuils du cabinet de Saint-James et en excluent la fantaisie. C’est peut-être une faute, dans ce pays trop sérieux, qui a donné naissance aux créations les plus originales, les plus folles, les plus charmantes du monde aux Joyeuses Femmes de Windsor ; au Songe d’une nuit du milieu de l’été ; à Robinson Crusoë, à la Boucle de cheveux, enfin au Voyage de Gulliver ; ce chef-d’œuvre de philosophie qui a supprimé Kant et engendré Micromégas. Il y a quelques années, un noble pair, un homme de génie, lord Ellemborough, qui s’est couvert de gloire dans l’Inde, voulut faire de l’imagination et de la fantaisie, avec les fameuses portes de bois de sandal, et vous savez ce qui lui est arrivé. Les méthodistes de la Compagnie des Indes dénoncèrent l’illustre général comme païen, et le firent destituer. À Besika, lord Dundas avait une superbe occasion d’imiter lord Ellemborough, en commandant des fouilles pour rapporter les fameuses Portes-Scées à la galerie nationale de Charing-Cross ; mais il a reculé devant l’anathème des méthodistes. L’acte aurait été cette fois beaucoup plus païen que celui de lord Ellemborough, car Homère est plus païen que Brama.

Ainsi, ces marins anglais, fils de Shakespeare, de Pope, de Shéridan, de Swift, de Daniel Foë et de tous les grands poëtes de l’imagination et de la folie sublime, ont passé tous les jours et toutes les nuits d’un midsummer à bord de leurs vaisseaux, dans les ennuis mortels d’une station immobile, sans avoir essayé de suivre leur illustre poëte Dryden sur la terre de Virgile ; sans avoir traduit en action, et mieux encore que Dryden, un épisode du second livre ; sans avoir simulé un combat homérique devant les ruines de Troie ; sans avoir rebâti le tombeau d’Achille au cap Sigée, devant Besika ! Qu’ont-ils fait, ces marins pendant de si longs jours, stériles ? Virgile a répondu Pontum adspectabant ! et ils avaient pourtant assez de loisirs pour faire ce qu’Andromaque a su accomplir toute seule sur les rives de l’Épire ; ils pouvaient rebâtir une petite Troie, une imitation de Pergame : Parvam Trojani… simulata Pergama ; ils auraient pu s’écrier, comme Énée, devant cette copie, devant ce château de cartes :

…Arentem Xanthi cognominerivum
Agnoso, Scææque amplector limina portæ !

Comment se fait-il que le noble sir Hector Greig, gouverneur de Malte, n’ait pas conseillé à ses nombreux amis de rebâtir en miniature la ville d’Hector, en attendant l’après-dernier ultimatum de Saint-Pétersbourg ! La société royale de Londres n’existe donc plus ? Cette illustre compagnie, qui a payé l’œuvre prodigieuse de Raffles sur les monuments de Java ; qui a subventionné le travail inouï de Solwyns ; qui a remis en lumière les merveilles ensevelies dans les ténèbres souterraines d’Eléphanta ; qui a payé les fouilles de Doumarleyna, et illuminé de tous les rayons de la gravure anglaise les cryptes d’Elora, les temples de Teh-Tauly et du Dès-Avantar, cette noble académie anglaise ne fait donc plus rien ? Elle passe à l’état d’Académie française ! elle couronne des rosiers vertueux en septembre, voilà tout ! Rien ne l’excuse pourtant ; les savants anglais, qui savent tout, savent bien que douze mille Anglais passeraient leur quartier d’été devant l’original de la traduction de Dryden : pourquoi n’ont-ils pas pris leurs précautions en conséquence ? pourquoi ont-ils laissé échapper la seule occasion d’employer à quelque chose d’utile l’éternelle question d’Orient, de faire enfin pour la Troade ce qu’ils ont fait pour les antiquités du monde indien ?

Un latiniste anglais du plus haut mérite, un ingénieux commentateur d’Horace, le célèbre John Bond, a établi qu’un seul fleuve coulait devant Ilium, le Scamandre. Le révérend Philipps, de l’université d’Oxford, a engagé à ce sujet une vive polémique ; il a soutenu qu’il avait trois fleuves, le Xante, le Simoïs et le Scamandre. Un troisième savant est survenu et a prouvé qu’il n’y en avait que deux, le Scamandre et le Simoïs ; un quatrième, William Gilbert, a nié ces trois affirmations dans la Revue d’Édimbourg, et a juré sur l’honneur, comme touriste, qu’il n’y avait jamais eu une goutte d’eau douce dans le voisinage d’Ilium, et que le terrain était sec comme le sommet d’Arthur’s Hill au mois d’août. Voilà donc une question d’Orient très-perplexe et fort difficile à résoudre. Si on demande, en Angleterre, au premier savant venu où se trouve l’île antipode sur laquelle le capitaine Cook s’inclina pour ne pas heurter son front contre la grande arche de London-Bridge, plaisanterie sublime ! ce savant vous répondra tout de suite l’île océanique, placée sous le pont de Londres, se rencontre au cinquantième degré de latitude et au cent soixante-seizième de longitude, et à quatre degrés de l’île de Bounty. Ainsi, nous sommes très-bien fixés sur les antipodes, mais on se dispute encore sur le Scamandre et le Simoïs, à quelques yards de Besika, où stationnent douze mille Anglais et deux mille élèves de l’université d’Oxford !

Une note d’une édition de Dryden (1786) laisse supposer que la ville de Troie était bâtie sur une hauteur ; cette assertion est fondée sur ce vers de Virgile :

Trojaque nunc staret, Priamique arx alta maneret.

La note ajoute que toutes les villes fortes n’étaient jamais bâties en plaine dans les siècles héroïques. Si la note a raison, il est difficile d’admettre qu’Achille ait pû traîner trois fois, derrière son char, le cadavre d’Hector autour des murs d’Ilium ; les accidents de terrain auraient contrarié cette course au clocher, au point de la rendre impossible, surtout s’il y avait eu trois rivières brochant sur les collines et les vallons. Voilà un doute encore très-facile à expliquer, par égard pour la mémoire de Dryden. La société royale de Londres doit avoir, je pense, à Besika, des représentants qui seront descendus à terre, dans les doux loisirs que le prince Menschikoff leur a faits, et auront étudié le terrain. Si la ville de Priam était bâtie sur une colline, comme Dryden le croit, la mémoire du noble Achille sera lavée d’une grave calomnie, vieille de quatre mille ans. Le même éclaircissement venu de Besika, entre deux ultimatum, rendra un égal service à une autre mémoire illustre, en détruisant une calomnie peut-être plus atroce. Hector, le brave Hector est accusé d’avoir pris la fuite devant Achille, comme un conscrit, et d’avoir, toujours en courant, suivi trois fois la circonférence des remparts d’Ilium pour éviter le javelot du fils de Thétis. Lord Byron, travaillant pour son propre compte, fit un jour une expérience tout à fait anglaise : il traversa à la nage le détroit d’Abydos à Sestos pour voir si Léandre n’avait pas menti. — En arrivant, dit-il, je trouvai la fièvre, et ne trouvai pas Hero. Il est fâcheux que lord Byron n’ait pas continué ses expériences dans la Troade. Oh ! s’il eût été à Besika, comme douze mille de ses compatriotes, il aurait fait courir trois fois, à ses frais, le plus agile des matelots autour des ruines, des collines ou de l’emplacement d’Ilium. Il est vrai que, dans cette guerre homérique de dix ans, les dieux se mettaient toujours de la partie et jouaient un rôle dans les deux armées. Avec les prodiges on explique tout, et lord Byron aurait compris que les héros olympiens d’Homère ne pouvaient pas être soumis à une expérience physique, comme le simple mortel, le nageur d’Abydos.

Ainsi encore, à moins d’un prodige, si la ville de Troie était sur une hauteur, on ne peut admettre le cheval d’Ulysse et d’Epéus. Un cheval de bois grand comme une montagne, instar montis, monté sur des roues, pedibus rotarum subjiciunt lapsus, avec des cordes au cou, stuppea vincula collo, et qu’on traînerait par le cou au sommet du Mont-Valérien, nous paraîtrait un prodige assez étonnant. Même en plaine, ce tour de force serait assez merveilleux. Mais l’intervention des divinités comme machinistes n’est jamais admise dans des opérations semblables. Virgile ne parle pas des dieux à propos du roulage du cheval de bois ; il dépeint ce transport comme une chose fort naturelle et que lord Byron peut mettre à l’essai. Prenez un cheval haut comme une montagne, un hobby-horse, grand comme Saint-Paul de Londres, par exemple ; mettez un régiment dans ses cavernes, cavernæ ; remplissez-le d’armes, fœta armis, et laissez-le debout sur ses quatre pieds gigantesques, puis essayez de fixer quatre roues sous ses sabots ; liez une corde à son cou, et traînez-le de la plaine de Saint-Denis jusqu’au milieu de la ville : je crois que le tour ne réussira pas, comme l’imitation dé Léandre au détroit d’Abydos. N’importe ! ce conte bleu du cheval est bien amusant, et Virgile y a déployé tant d’esprit et de mélodies italiennes, que nous croyons tous aux quatre roues ajoutées après coup par les menuisiers troyens sous les pieds d’une montagne de bois quadrupède.

Je présume que vous avez vu au moins le Scamandre, ce fleuve vainqueur de Vulcain. Il prenait sa source au pied du mont Ida, et se jetait dans l’Hellespont, au cap Sigée. Si le Scamandre existe encore, s’il n’est pas mort hydrophobe, vous pouvez le voir de Besika très-aisément avec une lunette d’approche. Alexandre le Grand l’a vu et il a récité sur ses rives un chant d’Homère. Voilà un héros qui se connaissait en question d’Orient ! Ce divin Macédonien avait toutes les affaires du monde sur les bras, mais il trouvait chaque jour un loisir pour s’occuper de travaux poétiques. Il n’avait qu’un seul livre dans sa bibliothèque de voyage, un Homère, relié en lames d’or ! Se trouvant aussi un jour à Besika en station avec sa flotte et méditant sa course vers le Granique, il fit d’abord avec Parménion un pèlerinage pieux au cap Sigée ; il pleura sur le tombeau d’Achille, et, tous ses devoirs de poëte remplis, il fonda une ville, Alexandrie de Troade, et continua sa marche vers la Propontide pour trancher avec son épée le nœud gordien de la seconde question d’Orient. Devant Besika, vous avez cette Alexandrie, et sans doute vous avez visité cette terre que le roi de Macédoine a fécondée en passant, et qui depuis a repris sa stérilité première :

Arebant herbæ et victum seges ægra negabat,


disait Virgile en la voyant ; et il faudrait si peu de chose aujourd’hui pour la couvrir de riches récoltes, a fructu frumenti, vini et olei, comme disait David avant Virgile, son fils aîné. Voici l’hiver, et peut-être, après une si longue station, vous n’auriez rien pu faire, ni pour l’utile ni pour l’agréable, sur les domaines d’Alexandre le Grand, d’Homère, d’Achille, de Virgile et d’Hector ; la vigie de l’amiral va signaler bientôt le départ ; vous allez crier avec le poëte, sur les mêmes lieux :

Vela damus, vastumque cavâ trabe currimus æquor.


Vous allez revoir au retour ces charmantes filles de l’Archipel, qui vous avaient recommandé les intérêts de leur père, Naxos, Donyse, Olearon, Paros et les Cyclades flottantes :

Bacchalamque jugis Naxon viridemque Donysam,
Olearon, niveamque Paron, et sparsa et per æquor
Cycladas…

La plume me tombe des doigts, je suis honteux de coudre de la prose gauloise à ces vers divins : on croirait entendre un orgue de Barbarie après un chant du cor de l’ouverture de Sémiramis.

FIN.