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Les Nuits d’Orient/Histoire de ce qui n’est pas arrivé/5

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 55-64).
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Dans ces pays, les grandes nouvelles suivent le cours des fleuves et la ligne des vallées, et traversent, d’échos en échos, des espaces immenses avec une mystérieuse rapidité.

Les peuples s’émurent en apprenant qu’une armée d’Occident, faible de nombre et forte d’audace, s’avançait vers l’Inde pour détruire et conquérir. On prêcha la guerre sainte depuis le mont Imaüs jusqu’au golfe de Canthy, sur toute cette ligne de montagnes, qui sont les racines de la presqu’île du Bengale. Les défenseurs arrivèrent de partout ; il en vint des bords de l’Indus, du Caboul, du Lora, du Ravi, du Serledy, de l’Helmend, de tous les fleuves où s’abreuvaient les soldats d’Alexandre, au siècle de Taxile et de Porus ; ces peuplades guerrières, toujours divisées, mais réunies cette fois par des intérêts communs, composaient la plus étrange et la plus formidable des armées. Presque tous ces guerriers avaient conservé l’arc et la flèche, comme aux batailles de Noor-Jehan et de Jehangire, et ces armes étaient terribles dans leurs mains[1]. On les voyait descendre comme des torrents de bronze fluide, du haut des montagnes, sur les vallées et les plaines, avec l’intention évidente de couper à l’armée française les routes d’Hyderabad et de la refouler à la mer. Les chefs, montés sur des éléphants, régularisaient le désordre de cette multitude, en agitant des guidons rouges au sommet de ces animaux. Derrière les premières lignes, le gros de l’armée, fidèle sans doute à d’antiques instructions de guerre, se dessinait en phalange macédonienne, et ressemblait de loin à une immense pyramide d’airain, renversée sous le choc des éléphants, qui la tenaient immobile sous leurs pieds, arrondis comme des tours.

Le paysage de cette solitude avait gardé le caractère sauvage et sublime des premiers jours de la création. Les montagnes, les collines, les plaines, les torrents, les rivières, se confondaient, sous des perspectives infinies, en faisant éclater partout de gigantesques massifs d’arbres séculaires, ou en s’émaillant sur les terrains unis, d’un tapis éblouissant de fleurs inconnues ou d’euphorbes, de cactus, d’aloës, de nopals, de roseaux et d’une foule de plantes vigoureuses, que le soleil d’un jour dessèche et que la rosée d’une nuit rend au soleil du lendemain, avec une prodigalité inépuisable, pour embellir un désert.

Un large torrent, tombé des cimes du Néhoul, stagne dans la plaine et forme une vaste presqu’île dont le terrain rocailleux domine sur trois points des berges escarpées, et trois fossés naturels remplis d’une eau profonde. C’est là que Bonaparte a retranché ses soldats comme dans une place forte. La langue de terre qui lie cette presqu’île à la campagne est défendue par une batterie toute couverte de feuilles d’aloës. Murat est à la tête de la cavalerie ; Junot commande son escadron de dromadaires ; Kléber et Desaix doivent diriger les mouvements des fantassins. Eugène et Berthier chevauchent à côté de Bonaparte. Le soleil indien se lève et révèle aux soldats d’Occident toutes les merveilles de cette nature puissante, qui va devenir, après la victoire, leur mère d’adoption.

« Soldats, dit Bonaparte, à la nouvelle de notre expédition, le roi du Mysore, notre ami, a espéré en nous, et ses ennemis marchent à travers le Bengale pour nous combattre et nous arrêter. Il faut d’abord vaincre cette horde de barbares, et dans quelques jours, nous serons à Hyder-Abad, sur la riche terre de Golconde. Cette journée verra la bataille de la barbarie contre la civilisation ; notre canon va faire écrouler les portes de bronze de l’Inde ; elles ont résisté à la lance d’Alexandre, elles tomberont devant vous. Sous vos regards, Dieu étale en ce moment un splendide échantillon des richesses du monde nouveau qu’il vous destine. Soldats, faites encore une œuvre digne de ce soleil qui vous regarde, et l’Orient est à vous ! »

Et appelant Eugène, Bonaparte lui dit :

— Donnez mes ordres partout aux chefs de corps. Ces Indiens défendent leur pays. Ils sont dans leur droit. Nous sommes dans le nôtre aussi en nous défendant. Laissons-nous attaquer par eux. Ne faisons pas feu les premiers.

Eugène partit, et Murat accourut au galop et dit à Bonaparte :

— J’attends vos ordres pour prendre la charge ; ce ne sera pas long. Ces Indiens sont dans l’enfance de l’art…

— Joachim, lui dit Bonaparte, le nombre est toujours une force. Ils sont là plus de cent mille, tous braves et fanatiques. Cent mille hommes résolus à se faire tuer pour leur pays et leur religion sont toujours dangereux. Si nous voulons les vaincre, ne les méprisons pas. Attendez mes ordres, Joachim.

Murat s’inclina devant cette parole de sagesse et courut reprendre son rang de bataille. En passant devant Kléber, il lui dit :

— Décidément ce Bonaparte est plus grand que nous.

— Je te l’ai déjà dit, répondit Kléber ; son plan de bataille est compris. Un général ordinaire se serait laissé envelopper. Il connaît toujours son terrain, lui, même dans les pays qu’il ne connaît pas. On dirait qu’il a fait construire cette presqu’île, la nuit dernière, par des ingénieurs.

— Quel beau champ de bataille reprit Murat on dirait qu’il l’a fait construire aussi ; voilà des ennemis superbes à voir ! des monstres demi-nus, avec toutes les nuances du bronze ; il semble que nous allons nous battre avec les gens de l’enfer ! À la bonne heure ! voilà du nouveau ! J’étais ennuyé des uniformes grotesques de nos ennemis du Nord ; avec leurs habits absurdes, un tableau de bataille est une caricature épique passée au sang. Nous avons un jeune peintre, qui me disait tout à l’heure : — Enfin, me voilà délivré des gibernes, des shakos, des buffleteries, des briquets et des guêtres ! Ces atroces noms sont aussi durs à la bouche qu’au pinceau. Quel est le barbare qui les a inventés ! ce n’est ni un peintre, ni un poëte, à coup sûr ! ce doit être un savant.

Une tempête de cris semblables aux rugissements de tous les tigres du Bengale suspendit l’entretien frivole de Murat et de Kléber.

C’était le prélude de l’attaque ; on vit aussitôt des nuées d’Indiens se ruer sur les bords de la presqu’île, et l’air, jusqu’à ce moment silencieux, fut déchiré par les flèches et les balles des carabines. L’armée française resta immobile et ne répondit pas. Les soldats étaient protégés par un massif rempart de chênes tropicaux, de boababs et de palmiers ; aucun ordre n’arrivant du chef, les artilleurs tenaient la lance haute, les cavaliers laissaient les sabres au fourreau, les fantassins gardaient le port d’armes. Flèches et balles sifflaient toujours, au milieu d’un ouragan de cris fauves et de huées stridentes, qui, d’échos en échos, se perdaient dans les profondes vallées, en réveillant les monstres de l’Inde, endormis depuis le lever du soleil.

Le silence de notre armée répondait toujours à ce fracas de l’Asie-Majeure insurgée contre l’Occident, et les soldats ne donnaient aucun signe d’impatience, quoique cette bataille leur parût étrange dans toutes ses dispositions ; ils avaient foi en leur chef ; cela suffisait ; la victoire était au bout. Jamais, d’ailleurs, Bonaparte n’avait montré aux siens une figure plus sereine et plus calme ; le jeune héros abordait enfin la réalité de son grand rêve oriental. Né dans les rayons du midi, comme Alexandre, Annibal et César, il vivait dans son atmosphère, il s’entourait de ses paysages, il respirait l’air de sa vie ; car ce n’était point pour les pâles et froides batailles du Nord que l’aiglon s’était élancé du tiède vallon natal d’Ajaccio ; il aurait épuisé bientôt sa force militaire dans les marches à travers les neiges, dans les veilles des nuits humides, dans les froides aurores des bivouacs, dans les revues pluvieuses, dans tous ces prosaïques fléaux qui donnent à la guerre une physionomie stupide, éteignent ses auréoles et enrhument ses héros. Ce qu’il fallait au jeune Bonaparte, c’était bien ce ciel bien de l’Inde, ce soleil de la vie, ces ombres des grandes solitudes, ces fleuves remplis d’étincelles, ces océans splendides, cette puissante nature qui entoure l’homme d’un vêtement lumineux, et infuse en lui un peu de cette généreuse sève qui coule dans la tige du palmier et les veines du lion.

Le cercle de bronze vivant se rétrécissait devant la presqu’île, où l’armée de Bonaparte était retranchée, comme dans une citadelle. Les chefs indiens s’avançaient sur les berges, et leurs éléphants donnaient des signes d’inquiétude, et refusaient de traverser à la nage une eau profonde, qui cachait des piéges et protégeait un ennemi redoutable, parce qu’il était inconnu à leurs instincts et à leurs traditions de famille. Le soleil, presque arrivé au zénith, incendiait la plaine et changeait en fournaise ardente le creux des vallons ; l’armée des barbares épuisait ses forces dans ses attaques inutiles contre un invisible ennemi, et cherchait, sur un terrain arrosé de ses sueurs, la brèche ou l’issue que les eaux profondes ne défendaient pas. Un immense cri de joie annonça enfin la découverte ; le secret de la presqu’île était trahi ; une phalange massive dirigea sa pointe vers la langue de terre, et le sol tremblait sous les pas réguliers de tant d’hommes, précédés par une légion d’éléphants, qui ouvraient un passage, en trouant, avec leurs défenses et leurs trompes, les masses inextricables de verdure dont se hérissait le désert. Bientôt le seul chemin de la presqu’île fut envahi et disparut sous une marée montante de bronze animé ; une confiance superbe entraînait les Indiens vers ce mystère irritant, couvert par les grands arbres, et redoutable encore par son silence ; les premiers éléphants allongeaient déjà leurs trompes sur le premier retranchement, que voilait un amas ténébreux de tiges et de feuilles d’aloës. Les cris avaient cessé. On entendait un bruit sourd, semblable à l’ondulation d’un tremblement de terre, et le chant d’une multitude d’oiseaux, seuls habitants de ces déserts depuis le jour de la création.

Tout à coup l’artillerie éclate comme le tonnerre de l’Occident, et enseigne un fracas inconnu aux échos de cette solitude ; les premiers éléphants répondent par des mugissements sourds, et, saisis d’une terreur folle, ils se replient sur la phalange indienne et roulant, comme des blocs de rocher, écrasent tout sur leur passage et portent le désordre dans les rangs. Les clairons sonnent la charge. Murat se dresse de toute sa hauteur sur son cheval, fait tournoyer son damas, fait luire mille éclairs au soleil, se précipite sur les brèches ouvertes par les éléphants, et entraîne ses cavaliers, comme un vol d’hippogriffes ; les tambours battent ; les fanfares jouent l’air de la Caravane ; l’armée crie Vive la France ! aux frontières de l’Inde ; les artilleurs emportent les canons au galop : Junot s’élance avec son escadron de Syrie, comme au Mont-Thabor ; Kléber et Desaix ébranlent les bataillons des fantassins ; Bonaparte rayonne partout, et montre, de la pointe de son épée, les deux plus grandes choses de l’Asie : le soleil et le Bengale, comme pour dire à tous : Votre guide est là-haut, et votre conquête est là !

Il y eut sans doute, — et Bonaparte l’avait prévu, quelque chose de surnaturel dans cette presqu’île endormie sous son ombre et son silence, et qui, soudainement réveillée, vomissait sur la route de l’Inde, ces bataillons, ces cavaliers, ces artilleurs qui renversaient les éléphants sur les angles des phalanges, et couvraient de cadavres cette solitude où le sang humain n’avait jamais coulé. On aurait dit que l’armée d’Occident avait le pouvoir d’emprunter au ciel le secret de ses orages en se voilant d’une nuée sombre et morne, pendant quelques heures, en la déchirant ensuite avec ses éclairs pour laisser tomber partout la foudre et la mort. Les Indiens fuyaient en désordre du côté des montagnes, et leurs chefs, emportés par leurs éléphants vers les forêts de l’horizon, ne pouvaient plus donner leurs ordres ou arborer les signaux. L’artillerie légère suivait dans son vol tous les sillons de terrain uni, et remplissait le désert de ses éclats et de son épouvante ; Murat et Junot, lancés à la poursuite des Indiens, auraient franchi les limites des antiques royaumes de Porus, si le tambour ne les eût rappelés sur les rives de la presqu’île, au moment où Bonaparte disait à ses généraux :

— Nous ne demandons pas une victoire complète, mais un passage libre. Il faut prodiguer la terreur et épargner le sang. Ces ennemis, nous ne les reverrons plus. La route du Bengale est dégagée. En avant, soldats nous nous reposerons dans Hyder-Abad !

La formidable armée avait disparu derrière les crêtes, dans les profondeurs des bois et le creux des vallons ; on apercevait encore, dans des massifs de roseaux troués par l’artillerie, quelques éléphants libres qui semblaient réfléchir avant une détermination, et paraissaient disposés à changer de maîtres. Sur les hautes cimes des arbres, on voyait passer des nuées d’oiseaux multicolores, qui, pour la première fois, cherchaient des abris contre un danger inconnu ; et, aux approches de la nuit, on entendit, dans les jungles, des murmures rauques, qui étaient comme les protestations des races félines contre les envahisseurs de l’Occident. De nouveaux maîtres arrivaient sur le domaine des bêtes fauves ; la solitude allait se peupler ; la terre féconde allait s’ouvrir aux semences ; le soleil promettait ses sourires à la moisson. Un drapeau tricolore flottait sur la cime du plus haut palmier, comme sur la tour d’une citadelle, et annonçait que la France prenait possession de l’Asie, et que Bonaparte, par une victoire, obtenue sans verser une goutte de sang chrétien, venait de fonder l’empire du soleil !

On ne s’arrêta pas sur ce champ de bataille ; on se remit en marche le même jour, après l’obstacle vaincu. Nos soldats trouvèrent bientôt devant eux une de ces anciennes routes indiennes, pavées de briques, œuvre d’une civilisation inconnue ; ils marchaient, d’un pas résolu, sous des voûtes de boabdabs, aux bords d’un fleuve sans nom, tous heureux et fiers d’avoir franchi la zone d’Alexandre, et de conquérir un monde convoité par le plus intrépide et le plus intelligent des rois. Grâce aux entretiens de Bonaparte et de ses généraux, entretiens toujours recueillis avec avidité par les soldats, le plus ignorant connaissait la grandeur de l’entreprise, et savait les antiques histoires qui se rattachaient aux grandes conquêtes et aux illustres noms.

Alexandre, disait-on, a mérité le titre de Grand non par ce qu’il a fait, mais par ce qu’il a tenté de faire, et par les exemples laissés. Annibal a noblement accompli une guerre de vengeance ; César a combattu pour le peuple contre les grands ; Alexandre seul n’a pas fait le rêve d’un homme, il a fait le rêve d’un demi-dieu. Annibal et César ont des proportions héroïques, mais humaines ; ils sont les premiers chez les grands vulgaires. L’un n’a vu que l’Italie, l’autre n’a vu que les Gaules ; ils ont beaucoup détruit, et n’ont rien bâti. Alexandre a créé trente villes ; il a creusé des ports ; il a dompté le Nil et l’a soumis à l’irrigation ; il s’est donné, dans l’oasis d’Ammon, l’auréole de fils de Jupiter, pour s’élever au-dessus du reste des hommes, et mériter cette confiance surnaturelle qui lui était si nécessaire dans l’accomplissement de ses travaux divins. Arrêté sur les bords de l’Indus, il a laissé à la porte de l’Inde bien plus, qu’une victoire : il a laissé une idée, une idée féconde, l’espérance de l’Occident ; et vingt siècles après, Bonaparte recueille cette idée, après la prise de Saint-Jean-d’Acre, et, traitant de hochet le globe vide de Charlemagne, il lui préfère le disque du soleil, épanoui en rayons sur les villes du grand Orient.

  1. On peut lire ces guerres du Penjaub et de l’Afghanistan dans l’histoire si curieuse d’Hugh Murray, Historical account of british India.